La paix sous contrat : la privatisation militaire américaine dans la guerre de Bosnie

Des « écorcheurs » du Moyen Age aux « chimères » ou « virus » contemporains, en passant par les « Affreux » de la Guerre Froide, la pratique du mercenariat renvoie dans l’imaginaire collectif français à une image floue et négative. Cette perception est toutefois récente. Conséquente de l’affirmation de l’Etat-Nation, elle date de l’époque révolutionnaire, où la « Nation en armes » remplace les corps de mercenaires, associés à la monarchie.

Il est donc important de se dissocier de cette perception pour tenter d’analyser de manière objective la forme contemporaine –soit entrepreneuriale –du mercenariat. L’étude des origines du processus de privatisation militaire est par ailleurs nécessaire pour expliquer le retour massif à cette pratique.

Une de ces origines est la guerre de Bosnie, peu connue pour ce phénomène mais pourtant théâtre de recours à une société militaire privée (SMP) par les Etats-Unis et élément déclencheur de la vague de privatisation militaire massive de la défense américaine. S’étalant sur quatre années marquées par l’échec successif des moyens mobilisés par la communauté internationale, le conflit est réglé en l’espace de seulement cinq mois grâce à l’assistance d’une quinzaine d’officiers supérieurs et généraux américains opérant à travers la firme MPRI. Représentative de l’évolution entrepreneuriale du mercenariat à partir de la fin des années 1980, cette dernière se démarque des pratiques mercenaires traditionnelles. Ses activités dans la guerre de Bosnie révèlent un potentiel stratégique et la fiabilité des SMP pour les autorités étatiques étatsuniennes ; elles démontrent leur capacité d’intégration aux normes démocratiques et renseignent sur les modalités d’un usage efficace de la privatisation militaire.

La guerre de Bosnie-Herzégovine est l’archétype d’une situation de vide sécuritaire dans laquelle prolifèrent les SMP après la fin de la Guerre Froide. La Bosnie-Herzégovine et la Croatie sont en effet, de 1991-1992 à 1995, le théâtre de conflits permanents dans un environnement marqué par l’absence de gouvernance locale et par une médiation internationale faible, incapable d’apporter une réponse militaire susceptible de mettre un terme aux conflits.

La situation n’est toutefois pas tenable pour les pays occidentaux. Face aux conséquences potentielles sur l’OTAN d’une désunion durable avec ses membres européens et sous la pression d’évolutions politiques internes, les Etats-Unis adoptent, à partir de la fin 1994, une posture plus interventionniste. La tâche est pourtant délicate et doit suivre trois vecteurs incontournables. Il s’agit d’abord de réussir à imposer aux Serbes de Bosnie le plan Invincible. Il faut cependant pour cela utiliser la force mais sans mettre en danger les troupes de la Force des Nations Unies, la FORPRONU. Enfin, la situation politique interne aux Etats-Unis conditionne un tel plan à sa réalisation rapide et sans l’engagement de nouvelles forces. Cela revient, pour Washington, à établir les conditions nécessaires à la paix, mais sans les réaliser par des moyens militaires américains.

La solution adoptée par l’administration Clinton est le recours à la firme MPRI (Military Professional Resources Incorporated). La stratégie américaine prenant appui sur la Croatie, le gouvernement croate signe avec MPRI deux contrats en septembre 1994. La Croatie parvient alors, au cours d’une offensive spectaculaire (opération Storm) s’étalant sur cinq mois, à retourner la situation militaire, dominée depuis 1991 par les Serbes. Provoquant en même temps le plus grand déplacement de populations de l’histoire européenne depuis la Seconde Guerre mondiale, elle associe également la firme à des soupçons de responsabilité dans les atrocités perpétuées. La nature des activités de MPRI doit donc être établie avec la plus grande exactitude possible.

Cette firme, une des principales SMP du marché, est spécialisée dans le conseil militaire et tire sa réputation de caractéristiques uniques lui permettant de jouer un rôle particulier dans les relations internationales. Créée en 1987 par huit officiers généraux de l’armée américaine, elle a peu en commun avec les « Affreux » de la Guerre Froide. Exclusivement issu de l’élite militaire américaine, son personnel offre aux clients de la firme une expertise de haute qualité et des liens privilégiés avec le Pentagone. Se limitant au conseil, la firme n’accomplit aucune opération de combat. Le trait distinctif de MPRI, et central dans le cas présent, est le professionnalisme et la loyauté envers la politique étrangère de Washington, lui permettant de travailler en étroite collaboration avec les Départements d’Etat et de la Défense.

Or il semble que la firme ait agit, fidèle à sa réputation, dans les « salles de cours ». L’analyse de l’évolution de l’efficacité militaire croate depuis le début du conflit conduit à considérer comme moins susceptible la participation de la firme aux niveaux tactique et stratégique. La présence d’une diaspora ayant été entrainée dans les écoles militaires occidentales, l’héritage militaire des Oustachis puis des groupes armés dissidents du régime communiste de Yougoslavie ont légué des connaissances tactiques à l’armée croate. Celle-ci se révèle, dès les premiers mois du conflit, capable de mener des opérations tactiques efficaces, comme dans la reprise de la ville de Pakrac au printemps 1991. De plus, des indices laissent penser que l’armée croate dispose d’une vision stratégique avant le contrat avec MPRI. Le réarmement et la réorganisation d’une force de plus de 250 000 personnels, en temps de guerre, ainsi que certaines opérations, comme la prise du pont de Maslenica, suggèrent une certaine efficacité croate au plan stratégique.

L’armée croate souffrant par contre de lacunes au niveau opérationnel, MPRI aurait apporté son expertise à ce seul niveau, de deux façons. Elle aurait d’abord transmis à l’armée croate une conception doctrinale de l’armée américaine. Cette approche opérationnelle reposait sur Airland Battle, dont le principal théoricien était alors le président de la firme. MPRI aurait également permise, dans le cadre de la mise en place de cette approche, la coordination des forces terrestres croates avec les forces aériennes de l’OTAN. L’organisation atlantique, paralysée par la présence de la FORPRONU, ne pouvait procéder à un usage effectif de sa puissance aérienne sans une force efficace sur le terrain, avec laquelle elle pouvait agir en étroite coordination. L’apport de MPRI aurait ainsi accru à la fois l’efficacité militaire de l’armée croate et celle de l’OTAN.

(Situation militaire avant la reprise de la Krajina, territoires en rouge occupés par la VSK, l’armée serbe de Krajina)

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(Opération « Storm » de reprise de la Krajina par les forces croates, août 1995)

Le bilan militaire du recours à MPRI dans le premier conflit yougoslave doit être envisagé sous plusieurs angles. Il représente un potentiel intéressant de gestion des conflits armés. S’il s’avère être flexible, adaptable aux exigences d’une situation spécifique, il est également rapide, financièrement attrayant et licite au regard des instruments juridiques auxquels il est soumis. Le recours à une firme semble pouvoir renverser une situation militaire sans avoir à assumer les risques et les coûts de l’engagement d’une armée nationale.

Il met néanmoins en évidence un danger en matière de contrôle de la force armée. Sans qu’il soit possible d’établir un lien direct entre la firme et les déplacements de population, l’efficacité de l’offensive permet aux troupes croates de procéder à des atrocités envers les populations civiles. Le risque réside donc dans la perte de contrôle de la force armée. Cette dernière peut répondre aux préoccupations des gouvernements locaux, leur donnant ainsi les moyens de réaliser leurs objectifs, quels qu’ils soient.

Cependant, même sur ce point, les activités de MPRI apportent des enseignements surprenants. La firme n’aurait pas été seulement employée dans un cadre strictement militaire, mais également diplomatique, et aurait ainsi été au centre de l’évolution diplomatique initiée par les Etats-Unis à partir de 1994. A court terme, MPRI est utilisée comme élément d’échange en vue d’obtenir des concessions croates en vue d’obtenir la création de la Fédération croato-musulmane (toujours en place). Elle permet également un contrôle étroit des forces croates par les Etats-Unis. Une perte de contrôle de ces dernières aurait entravé toute démarche de paix. Le contrôle de l’offensive croate, débouchant sur les accords de Dayton, a ainsi été principalement réalisé par MPRI.

En outre, à moyen terme, la firme est réemployée dans le cadre de la diplomatie américaine consistant à faire de la Croatie un allié pivot des Etats-Unis dans les Balkans. Elle contracte deux nouveaux contrats avec le gouvernement croate pour la démocratisation des relations civilo-militaires. Selon de nombreux rapports, ces contrats ont été exécutés avec efficacité et sont en partie responsables de l’entrée de la Croatie dans l’OTAN en 2008 et de la signature du traité d’adhésion à l’Union Européenne en 2012.

Le bilan du recours à MPRI dans la guerre de Bosnie révèle un certain nombre de retombées potentiellement positives du recours aux SMP, aussi bien militaires que diplomatiques. En conclusion, la clé de l’efficacité de la privatisation militaire repose sur l’articulation des spécificités de la firme avec les circonstances particulières de la situation et la nature des objectifs poursuivis par la partie contractante et l’Etat émetteur de la firme. Seule une concordance de l’ensemble de ces éléments serait en mesure d’écarter les risques posés par cette pratique. Dans un environnement sécuritaire en mutation, exigeant de plus en plus adaptabilité, minimisation de la prise de risque et économies budgétaires, l’expérience croate est positivement interprétée par les Etats-Unis : employé avec précaution, le phénomène de privatisation militaire est en mesure d’apporter une réponse appropriée dans une situation complexe.

Maxime Pour,

diplômé de Sciences Po Aix et moniteur du master II (2012-2013)

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1 commentaire

  1. Je vous conseille la lecture du Laboratoire n°9 de l’IRSEM « La formation des armées étrangères » et notamment la partie rédigée par Georges-Henri Bricet des Vallons, le meilleur spécialiste universitaire des SMP, sur les programmes externalisés par les USA et notamment sur la formation de l’armée bosniaque par MPRI en 1996. C’est le retour d’expérience le plus complet sur le sujet.

    http://www.defense.gouv.fr/irsem/page-d-accueil/vient-de-paraitre/laboratoire-de-l-irsem-n-9-2012

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