La France en voie d’ « afghanisation » au Mali?

Article publié dans la revue en ligne américaine, Huffington Post, édition française du 12 février 2012

 

            Deux tentatives d’attentats-suicides à Gao, les 8 et 10 février 2013, et une première guérilla urbaine, où des militaires français ont prêté main forte aux soldats maliens, font craindre un enlisement de la France au Mali. Faut-il pour autant évoquer une « afghanisation » du conflit ? Si des points de comparaison peuvent être faits entre les deux situations impliquant un effectif comparable, environ 4 000 hommes, de notables différences sont à souligner.

 

            La France accusée de néocolonialisme ?

            A écouter la propagande islamiste relayée par des Etats islamistes, tels la Tunisie ou l’Egypte, la France intervient au Mali au nom de la Françafrique et pour défendre ses intérêts. Presque sur le modèle des Américains ouvrant le feu en octobre 2001 en Afghanistan, sans mandat de l’ONU, par vengeance des attentats du 11 septembre. En Afghanistan, les Etats-Unis, avant mission de l’ONU de décembre 2001 créant la FIAS (Force d’intervention, d’assistance et de sécurité), agissent seuls, avec l’appui de leur allié britannique, en octobre-novembre 2001, contre un Etat, l’Emirat islamique d’Afghanistan, abritant une organisation terroriste, Al-Qaida. En revanche, la France intervient au Mali à la demande expresse de son président par intérim, Diacouna Traoré, le 10 janvier 2013 : après la prise de Mopti la route de Bamako était ouverte. Et ce, en fonction de l’article 51 de la Charte des Nations unies de demande d’aide à un pays tiers, comme la France l’avait déjà fait pour le Zaïre, en 1978, lors de l’affaire de Kolwezi. Certes, on peut rétorquer que dans le « triangle des Bermudes » minéral et énergétique de l’immense Sahara, Paris veut éviter un effet domino mettant en péril avant tout le Niger et ses mines d’uranium. Mais intervenir au Mali, un des pays les plus pauvres de l’Afrique centrale, c’est enfin mettre un terme à la grave menace d’une « zone grise » où l’islamo-fascisme-mafieux grossit en foyer contagieux du terrorisme. La France intervient dans le cadre de la légalité internationale. Elle pourrait cependant se résumer à « Armons-nous et partez ! » de la part des Etats-Unis et de la non-personne européenne, ravis de trouver un champion aux forces prépositionnées en Afrique.

            En effet, dans ses résolutions 2056 du 5 juillet 2012 et 2071 du 12 octobre suivant l’ONU constatait déjà les graves menaces contre la sécurité et la stabilité des Etats de la région du Sahel que faisaient peser l’Aqmi et les groupes Ansar Ed-Dine et du MUJAO (Mouvement pour l’unicité du jihad de l’Afrique de l’Ouest). La résolution 2085, du 20 octobre 2012 prévoyait des sanctions contre les groupes terroristes et précisait que « le temps presse, sur la population du Mali tout entier et la stabilité du Sahel, de l’Afrique en général et de la communauté internationale dans son ensemble ». Le point essentiel de cette résolution, appliquée par les forces françaises à compter du 11 janvier, est une injonction à la communauté internationale d’« aider les autorités maliennes à reprendre les zones du nord de leur territoire ».

 

            Un théâtre d’opérations identique ?

 Comparer le Mali et l’Afghanistan concerne l’isolement continental de deux pays dépourvus de port maritime. Mais, l’immensité saharienne, 4 300 000 km2 pour l’ancien domaine colonial français, n’a que peu de rapport avec le  652 000 km2 de l’Afghanistan. Au Nord Mali, ce n’est pas la guerre pour quelques kilomètres à contrôler sur la route Tagab-Nijrab en Kapisa, mais la guerre aux 100 kilomètres. 40% du territoire afghan sont à plus de 1 500 m d’altitude. En comparaison, le Nord-Malia n’a que des « montagnettes ». Toutefois, elles offrent, comme pour la zone tribale au Pakistan ou le massif de Tora-Bora en Afghanistan, une multitude de caches, ravins, grottes et même tunnels creusés par les islamistes pour y entreposer des armes. Le climat désertique (sud de l’Afghanistan) offre quelques points de similitude qui mettent le matériel à rude épreuve, sachant que dans le cas de l’intervention au Mali ce sont des blindés à bout de souffle (certains Sagaie et VAB (véhicule de l’avant-blindé) ont deux ou trois fois l’âge de leur conducteur). Au Mali, le très rude hiver afghan est remplacé par un ennemi sournois qui empêche les grandes chevauchées, la saison des pluies à compter de juin. Un des attendus de l’intervention française est bien d’ordre climatique, avant que les satellites d’observation et les quelques drones (il resterait seulement deux Harphang en état de marche après l’Afghanistan !) soient fortement gênés par la couverture nuageuse.

            Si l’obstacle du relief est prégnant au Mali dans ses parties septentrionales, il ne constitue point un obstacle ailleurs, ou, comme lors des multiples interventions françaises au Tchad, notamment en 1969-1972 qui constitue un modèle de contre-guérilla victorieuse, les colonnes blindées françaises peuvent intervenir, sous couvert des aéronefs, comme des escadres en plein désert. La vulnérabilité de l’adversaire qui s’est « gavé » de matériels lourds en pillant les arsenaux libyens s’en trouve accrue. D’où sa propension à fuir à l’aide de pick-up lourdement chargés vers ses refuges de l’Adrar, ou à tout tenter pour maintenir l’insécurité par la guérilla urbaine en refusant le combat frontal.

 

            Une même guérilla ?

            Les erreurs  initiales commises par les islamistes sont multiples. Tout d’abord, comme les taliban en 2001 disposant du matériel laissé par le régime Najibullah et les Soviétiques, les islamistes ont tenté une guerre classique en fonçant sur Mopti et Konna. Mais ce conflit symétrique, qu’ils pensaient emporter face aux faibles forces maliennes, tourne rapidement à leur désavantage dès l’intervention française. On bascule alors dans un conflit asymétrique opposant une force régulière, aux puissants moyens, à des adversaires pratiquant le harcèlement et l’embuscade.

            La deuxième erreur a été de croire qu’ils pouvaient agir en toute impunité dans les régions qu’ils avaient conquises. Comme les taliban au temps du cauchemar (surtout pour les femmes) de l’Emirat islamique d’Afghanistan de septembre 1996 à octobre 2001, en instaurant la charia, ils se sont coupés de la population malienne, par ailleurs choquée de voir Tombouctou, la ville des 333 saints de l’Islam, saccagée. En fait, les islamistes, hors membres du MNLA (Mouvement national de libération de l’Azawad), sont des étrangers, comme les djihadistes l’étaient en Afghanistan. Ils ne peuvent agir « comme des poissons dans l’eau », parce que la population les subi. Elle n’a pas de sympathie pour ces « fous de Dieu » liés à toutes sortes de trafics (otages, héroïne, armes…). En outre, ils apparaissent comme une injure au vieil islam tolérant malien. Les mafieux d’Aqmi et consorts ignorent l’âme malienne. Ce peuple divers, pauvre et accueillant, par ses musiciens mandingue ou les statuettes en bronze des Dogon, a une culture à la fois millénaire et fortement ancrée dans la modernité.

            L’erreur la plus flagrante a été de croire qu’ils disposaient, comme les taliban au Pakistan, d’une profondeur stratégique. Certes, dans l’immensité saharienne, bien des groupes pourront longtemps jouer aux gendarmes et aux voleurs, mais le succès de l’offensive française, épaulée par des Tchadiens et des guides touaregs vers Kidal et Tessalit (prise le 8 février), s’explique par le fait que les islamistes ne peuvent plus disposer aussi aisément de l’arrière-cour, immense, du Sahara algérien. La frontière de 1 400 km est partiellement contrôlée par l’armée algérienne. On peut remercier le borgne le plus célèbre des islamo-mafieux, le dissident de l’Aqmi, Moktar ben Moktar d’avoir attaqué le site gazier d’In Amenas, les 16 et 19 janvier 2013 (plus le 27 janvier, dans la région de Bouira, à 125 km au sud-est d’Alger, attaque d’un gazoduc par un autre groupe islamique). Malheureusement pour les otages occidentaux liquidés froidement par les islamistes, cette attaque a eu le mérite de précipiter l’Algérie dans la guerre. Un peu sur le modèle du Pakistan, l’Algérie jouait un double jeu jusqu’au drame d’In Amenas : autorisation de survol de son espace aérien pour les avions français, mais aide logistique aux groupes qu’elle avait aidés à former, Ansar ed-Dine et le MUJAO. C’est le propre de la politique du pire. Tout autant que le Mali, l’Algérie n’a aucun intérêt à ce que les 5 000 000 de Touareg du Sahara se fédèrent. Tamanrasset, au cœur du Hoggar algérien, est un de leurs sanctuaires. De sorte que les aspirations du peuple touareg, encouragées par la création, le 2 juillet 2011, du Sud Soudan, preuve que l’on pouvait remettre en cause de frontières issues de la colonisation, se sont vues confisquées dès lors qu’en 2012 le MNLA a eu le dessous à Kidal, Gao et Tombouctou face aux groupes islamistes. Mieux valait pour Alger, Aqmi et consorts plutôt qu’un seul front touareg remettant en question le pactole tiré des hydrocarbures sahariens…

            Enfin, sans disposer de l’aura d’une longue résistance au nom de l’intégrité d’une nation qui ne se pense comme telle que devant un envahisseur sur le modèle afghan, les islamistes ont tenté de faire croire qu’ils agissaient dans l’intérêt des Touareg. Cette question est complexe, les Touareg ne sont pas seuls au Sahara, comme les Songhaï du Mali. Rêvent-ils nécessairement d’un Etat comme le souhaite une partie du MNLA ? Ne s’agit-il pas plutôt d’une autonomie (solution d’un Etat fédéral malien ?)ou une reconnaissance et de leur culture et des injustices dont ils ont souvent été victimes, notamment au Mali (guérilla de 1963 à 1991). Et ce, afin de profiter, eux aussi, des promesses de développement fondé sur les richesses encore inexploitées du Nord-Mali ? Si les taliban peuvent revendiquer un combat ethnique fondé sur l’identité pachtoune des deux côtés de la frontière afghano-pakistanaise, il n’en est pas de même au Sahara tant la situation est complexe. De plus, les Touareg du Niger ne sont pas ceux de l’Adrar…

 

            Vers un enlisement à l’afghane ?

            Battus en rase campagne, lâchés par une partie des Touareg qu’ils pensaient acquis à leur cause totalitaire, les islamistes en fuite face à la poursuite rayonnante de type napoléonien pratiqués par les aéronefs et les colonnes françaises, n’ont, pour l’heure, que l’arme de la guérilla urbaine. Ils se servent de ce qui était prévisible : les mines. Lors de la prise de l’aéroport de Tombouctou, les paras du 2e REP trouvent dans la tour de contrôle 90 kg d’explosifs reliés, sorte d’EEI (engin explosif improvisé) évoquant l’Afghanistan et ses douloureux souvenirs (plus de 70% des pertes de la coalition). On savait qu’autour de Gao les islamistes avaient déjà miné des pistes. Preuve en a été faite dès les premières victimes civiles à compter de la première semaine de février. Servant d’écoles du terrorisme, Al-Qaida et l’Aqmi ont formé nombre d’artificiers dans les camps de la Somalie à la Mauritanie. En disposant de la « caverne d’Ali Baba », l’arsenal de Kadhafi, ouverte en 2011, les islamistes ont sans doute des réserves importantes. Au retour d’Afghanistan, il est fort probable que les sapeurs-démineurs français retrouvent le plein emploi au Mali, même si, selon le vœu de Laurent Fabius, le plus rapidement possible, les contingents africains de la MISMA (Mission africaine de soutien au Mali) doivent prendre le relais.

            Les islamistes cherchent le pourrissement, qu’un « dommage collatéral » français dû à un tir touchant aussi des civils condamne l’intervention et force les Français à s’isoler. D’où l’utilisation d’une dernière arme imitée des exemples afghan et pakistanais : les attentats-suicide. On comprend mieux, dès lors, la hâte des Français à détruire le plus vite possible les camps d’entraînement. Or cette menace devenue réalité profite des très faibles effectifs engagés et de la pénurie d’effectifs et de matériels des Maliens et des contingents africains (hormis les 2 000 Tchadiens, passés maîtres dans la guerre du désert). On bute à ce propos sur le même obstacle qu’en Afghanistan, pour « sécuriser » le terrain, le quadriller, il faut des hommes. Sur les 1 400 km où ils se sont déployés, les lignes d’étape des Français sont à présent vulnérables et la guerre risque de durer…

 Jean-Charles Jauffret, professeur des Universités et titulaire de la chaire « Histoire militaire » à Sciences Po Aix

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Google

Vous commentez à l’aide de votre compte Google. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s