Quelle pertinence pour la notion de la guerre juste ?

 

« Sans doute, l’égalité des biens est juste ; mais ne pouvant faire qu’il soit force d’obéir à la justice, on a fait qu’il soit juste d’obéir à la force ; ne pouvant fortifier la justice on a justifié la force, afin que le juste et le fort fussent ensemble, et que la paix fût, qui est le souverain bien ».  Pascal, Pensées

 

Tenter de différencier une guerre d’une guerre juste est un exercice auquel plus d’un millénaire de pensées n’aboutirent qu’à un constat : le caractère de ce qui est juste est une vue d’esprit éminemment subjective, et par conséquent, un accord unanime quant à une définition précise de la guerre juste, ou tout au moins la détermination de quelle guerre peut être qualifiée de juste, est improbable. L’enjeu, pourtant, est conséquent car il ne s’agit pas moins que de faire gagner à la guerre ses lettres de noblesse en inféodant cette pratique sanguinaire à des principes, des valeurs, voire peut être même à la morale, ce qui relèguerait alors au passé les plus belles fresques de l’art militaire, tel ce matin brumeux du 2 décembre 1805, pour ne consacrer à leur place que les victoires de la justice et du bien.

Pour autant, cette perspective manichéenne qui semble inhérente à la guerre juste est elle encore centrale ?

Historiquement, la notion de guerre juste peut être perçue comme une tradition de pensée ayant pour objet de s’interroger sur les relations entre la guerre et l’éthique. Les plus anciennes traces connues à ce jour remontent à la Chine antique du VIème siècle av. JC et mettent en évidence le rôle des valeurs et conceptions propres à chaque culture. Il ressort de cette période que la morale, lorsqu’elle est alliée à la loi, est appelée à prendre une place significative, c’est à dire qu’elle permet à la fois de faire ce qui est interdit tout en donnant un fort capital de légitimité. Tuer des hommes devient acceptable si c’est un moyen d’en sauver davantage, de même que faire la guerre pour arrêter la guerre ou enfin attaquer un Etat dirigé par un tyran, si c’est l’unique moyen de sauver sa population.

C’est toutefois en Occident que la guerre juste connaît ses plus grands développements. La Grèce antique utilise ce concept, mais sa théorisation et son essor sont surtout l’œuvre de Rome et de la pensée chrétienne. Dans la pensée romaine, une approche duale semble privilégiée. La guerre juste est d’une part perçue comme un outil adéquat pour appuyer le politique[1]. Les écrits de Cicéron, basés sur le collège des prêtres chargé des relations internationales, mettent ici en avant la justesse des guerres défensives (repousser une attaque), voire préventives, et des guerres de représailles (se venger). D’autre part, il réapparaît sous la plume de Sénèque une justification des interventions militaires humanitaires. Renverser un tyran opprimant son peuple est permis dans la mesure où, persécutant sa population et atteignant des degrés tels de dépravation morale, « il ôte à toute entreprise contre lui son caractère sacrilège ».

La pensée chrétienne va quant à elle fournir un effort continu de réflexion s’étalant de l’Antiquité tardive à la période moderne. La religion opère ici une limitation forte du recours à la guerre que Saint Augustin explicite dans La cité de dieu : la paix est un acte de vertu et la guerre est contraire à la paix, donc à la vertu, par conséquent la guerre est forcément un péché. Il faut attendre au XIIIe siècle la Somme théologique de Saint Thomas d’Aquin pour voir ce carcan se relâcher, circonscrire par principe les guerres à la légitime défense, et accepter par exception des guerres offensives pour la réparation d’un préjudice ou la cessation d’une injustice dont souffre un Etat ou une population. Au XVIe siècle, Francisco de Vitoria prolonge cette pensée en donnant au prince le droit naturel de défendre l’univers contre l’injustice et lui permettant donc d’intervenir s’il est avéré que des sujets souffrent des injustices de leur roi. 

Au tournant du XVIIème siècle, l’idée de guerre juste se sécularise. Dans les Provinces-Unies, le juriste et diplomate Grotius opère une synthèse novatrice entre la doctrine de la souveraineté des Etats (issue notamment de Jean Bodin, les six livres de la république) et les sources antiques et chrétiennes de la théorie de la guerre juste. Il en ressort que les Etats sont dans leurs relations soumis au droit naturel, mais à coté, il naît de leur consentement et de leur volonté un « droit des gens positifs », encadré par les principes du droit naturel duquel découle le « droit de la guerre et de la paix ». Selon lui, la guerre est ainsi placée dans une relation hiérarchique où elle se voit doublement subordonnée aux préceptes de la foi puis aux lois des hommes.

Le second auteur explicitant la guerre juste est Elmer de Vattel au travers de son ouvrage majeur Le Droit des gens, Principes de la loi naturelle appliquée à la conduite et aux affaires des nations et des souverains. Son apport est fondamental car il aborde une voie nouvelle ; depuis les traités de Westphalie, les relations internationales se conçoivent entre entités souveraines, traitant d’égales à égales du fait de leur statut d’Etat. L’égalité entre les belligérants sonne le glas de l’ancienne perception où la guerre restait emprunte de justice (punir un ennemi injuste). Le formalisme tend alors à prendre le pas sur le manichéisme et à faire apparaître un nouveau paradigme, celui de la guerre régulière, dans les formes.

Cette étape marque donc la fin de la période du justum bellum[2], où la guerre juste ne peut avoir d’autres objectifs que la paix et la justice, et le début de celle du liberium jus ad bellum, où les Etats, puissances souveraines, mènent indépendamment leur politique, tant intérieure qu’extérieure. Le pouvoir discrétionnaire de recourir à la guerre s’impose dans la mesure où c’est l’Etat, juge et parti, qui détermine seul « la justesse et la justice de la cause qu’il a de faire la guerre ». L’évolution de la guerre juste à la guerre justifiée a toutefois produit un accroissement des causes légitimes faisant perdre à ces dernières toute valeur limitative. Il faut ainsi attendre la réglementation conventionnelle de la guerre par les conventions de Genève et de La Haye et surtout la Première Guerre Mondiale pour que le recours à la force armée soit restreint. Commence alors le début d’une troisième période, celle du jus ad bellum, marquée de la volonté de refouler la guerre en encadrant le recours à la force au moyen de normes et d’institutions. Il est désormais fait interdiction aux Etats de recourir à la force armée et il est instauré un mécanisme de sécurité collective (la Société Des Nations). Le système évolue de sorte à se figer vers celui de la Charte des Nations Unies avec pour objectif premier le maintien de la paix, ce qui opère à nouveau une forte limitation normative du recours à la guerre[3] ; soit en cas de légitime défense, soit sous l’égide de l’ONU pour prévenir ou circonscrire une menace contre la paix.

En sciences politiques, la guerre juste peut être appréhendée plus schématiquement comme une doctrine d’action, limitant la mise en œuvre et le déroulement des guerres au nom de certains principes. Brian Orend la décrit comme formant « un ensemble d’idées et de valeurs relatives à la justification morale d’une guerre. Elle propose une série de règles morales que les sociétés doivent appliquer au début, au cours et à la fin d’une guerre »[4]. Dans cette optique théorique, est considérée comme guerre juste toute guerre répondant aux conditions du jus ad bellum (droit avant la guerre), du jus in bello (droit pendant la guerre) et enfin du jus post bellum (droit après la guerre).

Le jus ad bellum comprend la juste cause[5], l’intention droite, la déclaration publique par une autorité légitime, le dernier recours, les chances de succès et la proportionnalité[6].

Le jus in bello impose le respect des conventions internationales sur les armes prohibées, la discrimination combattant – non combattant, la proportionnalité[7], le respect des prisonniers de guerre, le refus des moyens mala in se (perfifie, traitrise…) et l’absence de représailles.

Le jus post bellum prévoit la proportionnalité[8], la publicité des événements, la discrimination[9], des peines justes et licites, la compensation et la réhabilitation.

Cette énumération met en perspective la dichotomie qui existe entre les théoriciens pouvant être qualifiés de « moralistes » et les « réalistes ». L’étude historique de la guerre juste a montré la césure qui s’est faite au tournant du XVIIIème siècle entre la guerre juste et la guerre justifiée, puis, l’ascendant qu’a pris la seconde sur la première. La guerre est de nos jours pensée comme un attribut du politique, indépendant de la morale, de même que la guerre juste n’est plus appréhendée comme un dogme regroupant certains types de guerre et les élevant à un rang sacré.  L’archétype de la guerre juste serait, dans son principe, une guerre licite, c’est à dire conforme au droit international, comme le prévoit le système onusien. Faute d’être licite, et donc prétendant à être juste « par exception », la guerre devrait alors respecter le jus ad bellum, le jus in bello et le jus post bellum[10].

L’intérêt que la science politique porte à la guerre juste s’explique par le fait que cette dernière, loin d’être une argutie développée par quelques penseurs s’opposant sur ce qui est juste et moral, est une nécessité. En effet, la violence a été, est et sera un fait de société, qui, au niveau infra-étatique est régulée par le contrôle de l’Etat, mais qui, au niveau interétatique est laissée au bon vouloir des différents acteurs dans une communauté internationale anarchique. Or, la guerre, en tant que « différend entre des Estats ou des Princes souverains qui ne se peut terminer par la justice et qu’on ne vuide que par la force »[11], appelle à un encadrement car, si elle a « pour finalité la victoire, le meurtre n’en demeure pas moins sa conséquence, sinon sa condition ». La guerre, si elle constitue jusqu’au XIXème siècle un procédé courant des relations entre Etats, reste un phénomène dont la « dernière caractéristique est d’être sanglante, car lorsqu’elle ne comporte pas de destructions de vies humaines, elle n’est qu’un conflit ou qu’un échange de menaces »[12].

La définition de Furetière permet de mettre en avant le fait que la guerre commence là où la justice s’arrête, et souligne par conséquent le besoin d’encadrement de cette pratique immorale selon certains, amorale pour d’autres. Au delà de sa capacité à réguler les conflits, la théorie de la guerre juste se présente également comme un formidable outil de mobilisation. Elle permet de faire jouer les mécanismes de légitimation et par répercussion d’avoir un impact psychologique non négligeable sur la population. 

Le premier effet majeur de cette théorie s’exerce à l’encontre des buts fixés chez chacun des belligérants. En ce sens elle est le pendant de la propagande car elle contribue à rassembler la nation (l’arrière) en vue des buts que l’Etat s’est fixé puis elle décrédibilise également les objectifs de l’adversaire. Ce discours de justification et de légitimation de la cause défendue est produit chez les deux Etats s’affrontant. Or, la principale conséquence de cette sublimation des buts et des valeurs est de créer un discours hautement dogmatique, sacralisant les intérêts de son pays et criminalisant ceux de l’adversaire. Dans l’absolu, cette pratique présente l’avantage majeur de rassembler la nation entière derrière un seul et même but. Néanmoins, elle colporte également le risque d’un appel à punir au nom de principes moraux, vestige de la tradition manichéenne, voyant dans celui qui s’oppose à ces buts et valeurs un ennemi, et in fine voyant dans l’ennemi un criminel.

Carl Schmitt fut un des premiers à dénoncer cette logique pernicieuse qui reste néanmoins mise en œuvre par tous les Etats pour justifier la guerre en fonction de leurs intérêts. Son apophtegme « qui dit humanité veut tromper » montre clairement l’instrumentalisation que font les Etats des causes à haute valeur symbolique. Le danger final est alors double ; d’une part, les Etats vont tendre à ne voir les choses que de leur unique position, c’est à dire que la nation est unie pour défendre sa cause, qui est et ne peut qu’être la bonne (cas des innombrables différents frontaliers où guerres et minorités forment un mélange détonnant) d’autre part, l’ennemi, en tant qu’entité anormale et hostile qui prône un discours dangereux car concurrent, doit être neutralisé dans ses buts. Là encore la guerre juste reproduit la dichotomie classique bien/mal, gentil/méchant qui participe activement à structurer les esprits de sorte que les limites des guerres classiques tendent à disparaître, peu à peu effacées dans un affrontement où le fanatisme est le nouveau maître mot (le cas des guerres aux soldats politisés, comme les SS, ou bien celui des fanatiques religieux dans les guerres saintes est à cet égard édifiant).

La légitimation de l’emploi de toute forme de puissance ainsi que la guerre totale entre les deux entités sont alors les risques principaux.

Le second effet majeur concerne plus spécifiquement l’arrière, il s’agit du façonnement des opinions. L’impact psychologique de la guerre juste est un atout considérable car en donnant à la nation une cause à défendre et en auréolant cette dernière d’une valeur quasi hiératique, l’Etat est assuré de posséder un soutien puissant et inébranlable (tout au moins dans les premiers temps de la guerre). Ce mécanisme peut très bien être perçu au travers de la problématique des interventions militaires humanitaires. Aller secourir une population sous le joug d’un tyran sanguinaire représente l’archétype d’une juste cause d’intervenir. Toutefois, une analyse plus fine de ces différentes interventions tend à révéler une certaine instrumentalisation de ces événements. Les Etats sont conscients de la puissance du discours humanitaire, construit à la manière d’une tragédie[13], peu souhaitable voire inacceptable, laquelle est élevée au rang d’image  qui « maniée avec art, (…) possède vraiment la puissance mystérieuse que leur attribuaient jadis les adeptes de la magie. Elles provoquent dans l’âme des multitudes les plus formidables tempêtes, et savent aussi les clamer »[14]. Gustave Le Bon estime ainsi que les mots doivent leur puissance aux images qu’ils évoquent, et ce indépendamment de leur signification réelle. Or, une fois que ces images ont imprégnées les « idées des peuples », la légitimité de la cause portée à la connaissance de la population est assurée.

La guerre juste se présente ainsi comme un instrument indispensable du politique. De par les conséquences que cette théorie est en mesure de produire, elle demeure le principal facteur de mobilisation d’une population. Depuis la seconde guerre mondiale et le développement sans précédent des moyens de télécommunication et d’information, les Etats ont pris la mesure de ce formidable potentiel et savent ainsi habilement manier tous les événements catalysant les sentiments des peuples. Le phénomène de l’« humanité imaginaire », décrit par Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, traduisant une solidarité des peuples non plus nationale mais globale, c’est à dire recevant dans la majorité des cas le discours humanitaire de façon favorable, en est une parfaite illustration.

 

 Simon Baumert, étudiant de Master II en 2013-2014.

Ouvrages de référence :

Monique Canto-Sperber, L’idée de guerre juste, PUF, 2010, 128p

Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, La guerre au nom de l’humanité, tuer ou laisser mourir, Paris, PUF, 2012, 624p

Christian Nadeau et Julie Saada, Guerre juste, guerre injuste. Histoire, théories et critiques , Paris, PUF, 2009, 153p

Michael Walzer, Guerres justes et injustes, Belin, 1999, 496p


[1] Castignani Hugo, « L’impérialisme défensif existe-t-il ? Sur la théorie romaine de la guerre juste et sa postérité », Raisons politiques, n°45 février 2012, p 35-58.

[2] Geslin Albane, « Du justum bellum au jus ad bellum : glissements conceptuels ou simples variations sémantiques ? », Revue de métaphysique et de morale, 2009, n° 64, p 459-468.

[3] Même si ces guerres ne sont que très rarement reconnues, l’ONU, du fait du droit des peuples à disposer d’eux même, a reconnu le droit à la lutte armée pour la libération nationale.

[4]Brian Orend, The morality of war, Peterborough, Broadview Press, 2006, p.4.

[5]Depuis les années 1990, les violations graves et massives des droits et libertés fondamentales de l’Homme sont devenues centrales.

[6] La réponse de l’Etat doit être adéquate, la guerre constitue alors, dans une logique graduelle, le dernier palier.

[7] Ne pas causer de maux superflus, les actions menées sont strictement nécessaires.

[8] Dans les compensations exigées, la ligne directrice doit être celle du compromis, de la situation acceptable par toutes les parties, et corrélativement le refus d’une situation hégémonique pour le vainqueur.

[9] Responsables politiques – exécutants – population civile.

[10] Les deux hypothèses, si elles se distinguent au point de vue de leur licéité (accord ou refus de la part du conseil de sécurité des Nations Unies) n’en sont pas pour autant exclusives ; une guerre licite est tenue de respecter les critères de la guerre juste.

[11] Selon la définition d’Antoine Furetière dans son « Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots françois, tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts » de 1690.

[12]Bouthoul Gaston, La guerre, Que Sais-je, 1969, p 34.

[13]Le Petit Robert 2011, tragique ; 2/. « inspirant une émotion intense par son caractère effrayant ou funeste »

[14] Le Bon Gustave, Psychologie des foules, 1895, p 114.

 

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