La Centrafrique dans une situation « prégénocidaire » ?

9 déc

La RCA est la cible depuis des années de groupes rebelles et de bandes de pillards venus des pays voisins (Tchad, Soudan, Ouganda RD Congo notamment). La situation s’est à tel point dégradée ces dernières années que l’on parle désormais d’Etat failli. La RCA, l’un des pays les plus pauvres au monde, dispose de ressources naturelles largement inexploitées et ne revêt pas de réel intérêt stratégique, ce qui a autorisé son effondrement progressif.

         Le 24 mars 2013, la Séléka, une coalition de groupes rebelles venus du Nord de la République centrafricaine mais comptant des combattants à la fois centrafricains, tchadiens et darfouris, prenait le pouvoir, renversant le président François Bozizé. Les motivations essentiellement crapuleuses de la Séléka ont pris un tour religieux depuis le mois de septembre dernier lorsque des milices chrétiennes se sont formées en réaction à ses exactions.

         Le président de transition que la Séléka a porté au pouvoir, Michel Djotodia, a dissous le mouvement à la suite des exactions commises par les membres des différentes forces qui le composaient. Mais les bandes armées semant la terreur dans les rues de la capitale sont toujours légion, leur capacité de nuisance n’ayant pas été altérée par leur intégration à ce que le gouvernement de transition présente comme les nouvelles forces de sécurité centrafricaines. Michel Djotodia joue lui-même un jeu trouble, à la fois débordé et tenu en respect par les bandes de pillards qui l’ont placé au pouvoir. Les autres responsables politiques en poste à l’époque de la prise de pouvoir de Djotodia ont été laissés en place, notamment le premier ministre Nicolas Tiangaye, et sont aujourd’hui visiblement dépassés par une situation qui ne fait qu’empirer et qu’ils n’ont pas activement combattue.

La résolution 2127 et l’opération Sangaris

         Face à la dégradation de la situation, la France a soumis une proposition de résolution au Conseil de sécurité des Nations unies visant à renforcer la Misca, force africaine présente en RCA. Cette résolution autorise également la France à soutenir la Misca militairement, avec la possibilité que cette dernière devienne ultérieurement une force onusienne si les soldats africains ne devaient pas parvenir à gérer la situation. La Misca renforcée doit se déployer pour une période de douze mois, révisable au bout de six mois, et aura un mandat l’autorisant à recourir à la force, un mandat de chapitre VII de la Charte des Nations unies.

         Le premier ministre centrafricain, Nicolas Tiangaye, interlocuteur principal de la communauté internationale depuis le début de la crise et interface avec le président Djotodia, avait lui-même appelé à un vote donnant à la Misca et son appui français un mandat de chapitre VII. Figure militante de la défense des droits de l’homme en Centrafrique, M. Tiangaye semble espérer une sortie de crise orchestrée par la communauté internationale.

         La résolution 2127 a été votée à l’unanimité par le Conseil de sécurité le 5 décembre 2013. Un conseil de défense a été tenu en France le même jour, à l’issue duquel François Hollande a annoncé l’envoi immédiat des troupes visées par la résolution onusienne. Il s’agit ici pour la France d’appuyer une force déjà existante et non d’entrer en premier, ce qui fait une différence notable avec l’opération Serval au Mali.

         L’ONU a menacé de sanctions certains membres de l’ex-Séléka, dont son numéro deux et homme fort, Noureddine Adam. Un embargo sur les armes à destination de Bangui fait également partie de la résolution.

         Le nom donné à l’opération française en Centrafrique, lancée le 5 décembre, est Sangaris. Cette opération est dirigée par le général Francisco Soriano et les troupes qui la composent ont été déployées très rapidement.

         Les troupes françaises ont en effet déjà atteint 1.600 hommes et doivent se stabiliser à ce chiffre pour demeurer sur place jusqu’à ce que la mission soit remplie. Lors d’une conférence de presse en marge du sommet sur la paix et la sécurité en Afrique samedi dernier, François Hollande a annoncé que la mission première des troupes françaises serait de désarmer les milices et de rétablir la sécurité pour permettre la tenue d’élections libres.

         Dès l’annonce du déploiement de renforts français pour épauler la Misca, de nombreux ex-Séléka avaient quitté Bangui. La situation à Bangui semble plus calme depuis samedi matin, la présence des Français dans la ville dissuadant les groupes de s’affronter dans le centre-ville. Mais les violences et massacres continuent dans les faubourgs populaires de Bangui, les soldats français doivent donc maintenant ramener l’ordre dans ces quartiers.

         Les troupes françaises ont entrepris ces derniers jours de se déployer hors de Bangui, notamment à Bossangoa, ville du Nord du pays très touchée par les affrontements.

 

L’attitude des partenaires internationaux de la France

         Lors du mini-sommet sur la situation en Centrafrique le 7 décembre, en marge du sommet sur la paix et la sécurité en Afrique qui se tenait à Paris, le président français a pu s’entretenir avec ses partenaires sur le dossier. Se trouvaient notamment à ce mini-sommet Ban Ki-moon, le premier ministre centrafricain Nicolas Tiangaye et les dirigeants des pays voisins. Le Secrétaire général de l’ONU a à cette occasion chaleureusement salué l’implication de la France dans la réaction internationale face à la crise.

         De leur côté, les partenaires africains de la France dans cette opération font montre d’un volontarisme certain. La Misca compte 2.500 hommes venus des pays voisins (Gabon, Cameroun, Congo et Tchad) et doit être portée à 3.600 soldats africains, épaulés par un millier de soldats français, dans les prochaines semaines. Il a même été annoncé que la force africaine coordonnée par l’UA devrait atteindre 6.000 hommes, ce qui semble être un objectif de plus long terme.

         La France a obtenu le soutien de l’Union européenne, Hermann von Rompuy ayant notamment témoigné son adhésion à l’action française. L’UE a également annoncé qu’elle entendait soutenir la Misca, notamment financièrement. Le déploiement du battlegroup européen aurait également été évoqué dans les discussions mais ne serait pas à l’ordre du jour, la France n’ayant pas sollicité une telle aide. Le Royaume-Uni va de son côté fournir des avions de transport militaire pour soutenir l’intervention française. L’Allemagne a également proposé son aide à la France en matière de transport aérien.

         Les Etats-Unis sont très réticents au possible basculement de la mission en force de maintien de la paix de l’ONU, considérant que les forces africaines de la Misca pourront gérer seules la situation, dans une logique affichée de sécurisation de l’Afrique par les Africains. Mais le Secrétaire général de l’ONU Ban Ki-moon a fait part de ses préoccupations, affirmant que 6.000 à 9.000 hommes correctement entraînés et équipés seraient nécessaires pour ramener la situation sous contrôle.

 

Une situation sécuritaire et humanitaire alarmante…

         Les affrontements entre chrétiens et musulmans, essentiellement dans la partie Nord du pays, sont très violents et ont fait des milliers de morts et des dizaines des centaines de milliers de déplacés (un dixième de la population centrafricaine selon les dernières estimations). La situation sécuritaire est telle que les journalistes ne sont plus autorisés à s’y rendre ; les comptes-rendus concernant cette partie du pays émanent donc d’ONG de défense des droits de l’homme telles que Human Rights Watch. Les milices d’auto-défense chrétiennes, appuyées par une partie des anciennes forces armées demeurées fidèles au président Bozizé, disposent aujourd’hui des mêmes armes que la Séléka et les combats entre les groupes paramilitaires sont extrêmement violents.

         A Bangui, la situation est également très tendue, des pick-up transportant des combattants de groupes difficilement identifiables paradant et semant la terreur dans la ville. Les restes des forces loyales à l’ancien président Bozizé, alliées avec les milices chrétiennes, s’opposent notamment aux combattants de l’ex-Séléka. Les centaines de corps jonchant les rues de Bangui, évacués par la Croix Rouge, témoignent de ces combats à l’arme lourde. La crainte est qu’une insurrection générale ait lieu à Bangui contre l’ex-Séléka, avec pour résultat des pogroms contre la population musulmane considérée par les chrétiens comme proche et complice de la Séléka. Les agences des Nations unies se sont dites particulièrement préoccupées par la dégradation de la situation humanitaire en Centrafrique, qui pourrait entraîner davantage encore de déplacements de population et une aggravation du chaos ambiant.

         L’Etat centrafricain ne survit depuis mars que grâce à l’aide très substantielle fournie par la République du Congo de Denis Sassou Nguesso, et un redressement même relatif de la situation d’ici aux élections générales annoncées pour 2015 semble très improbable. La situation sécuritaire empêche la plupart des ONG humanitaires qui étaient précédemment présentes d’œuvrer en Centrafrique. Les deux dernières qui sont restées sont MSF et le CICR, ce qui est insuffisant pour faire face à la crise.

         Des ONG de défense des droits de l’homme comme Human Rights Watch font état depuis plusieurs mois d’attaques et de pillages systématiques contre des villages, notamment au Nord, et du recours par les bandes armées à des enfants de moins de 15 ans pour des tâches diverses en lien avec les attaques (transporter le matériel, les armes, participer aux attaques, etc.). De nombreuses mises en garde ont été lancées par ces acteurs pour prévenir de la possibilité de la mutation du conflit en guerre interreligieuse et de la sanctuarisation terroriste de la partie nord du territoire, ce qui semble une menace réelle. Les razzias visant les populations villageoises, principalement les non-musulmanes, ainsi que les pillages et agressions sont en effet très fréquents. Les forces de sécurité et les représentants des autorités étatiques et locales sont inexistants, faisant de la RCA une zone de non-droit où le chaos ne trouve aucune entrave.

… dont la qualification de « prégénocidaire » est abusive

         La communauté internationale s’alarme de la situation qui prévaut en Centrafrique, allant jusqu’à parler de contexte « prégénocidaire ». Certains vont jusqu’à parler d’un génocide en germe en Centrafrique, comme le directeur de l’OCHA, du fait des attaques conduites par les groupes armés des deux bords contre les populations civiles. Les représentants internationaux présents à l’ONU veulent sans doute éviter un fiasco à la rwandaise, ce qui explique le vote relativement rapide de la résolution et le feu vert donné au déploiement français.

         Le 21 novembre, Laurent Fabius, ministre français des Affaires étrangères, a lui-même affirmé que la Centrafrique était « au bord du génocide » afin de pousser la communauté internationale à réagir. Il a évoqué le manque de moyens médicaux, la pénurie alimentaire, la mortalité infantile et les pillages à l’appui de son propos.

         Cela ne saurait pourtant en aucun cas équivaloir à un « prégénocide » ou a fortiori à un génocide. On se trouve en effet en RCA face à des massacres ciblés de civils par des bandes armées sur des bases ethniques et religieuses, mais ces massacres ne sont pas le résultat d’une planification préalable et méthodique par un appareil étatique solide.

         La qualification de crime de génocide répond à certains critères clairement définis dans la Convention sur la prévention et la répression du crime de génocide de 1948 et dans la résolution 96 de l’Assemblée générale des Nations unies qui l’a précédée. L’exigence d’un plan d’extermination conçu par les plus hautes autorités du groupe « génocidaire » fait partie de ces critères, le génocide étant considéré comme un « crime de droit des gens » qui peut être perpétré par « des personnes privées, des fonctionnaires ou des hommes d’Etat ».

         Il s’agit donc de ne pas confondre crime de génocide et crimes de guerre ou crimes contre l’humanité. La décomposition actuelle du pouvoir centrafricain, notamment l’absence totale de contrôle du gouvernement sur le territoire, l’absence de relais administratifs locaux, l’effondrement et la criminalisation des organes de sécurité de l’Etat, tout indique qu’en l’état actuel des choses les crimes commis en Centrafrique ne sauraient constituer un génocide.

         L’ombre du génocide rwandais de 1994 est pourtant convoquée à l’envi par les décideurs politiques et commentateurs traitant de la crise centrafricaine. Cela constitue une comparaison séduisante mais abusive. La Centrafrique n’est pas le Rwanda. Par-delà la communauté d’appartenance des deux pays à l’aire géographique de l’Afrique centrale, les contextes socio-politiques sont très différents.

         Le Hutu Power du début des années 1990 au Rwanda avait une emprise totale sur la société, un maillage de contrôle politique très serré ayant été tissé sur les collines rwandaises depuis l’arrivée au pouvoir de Kayibanda en 1959 puis Habyarimana en 1973. C’est cet encadrement qui a permis la formation et l’entraînement des milices paysannes, la distribution d’armes, la mise en place de la mention ethnique sur les cartes d’identité ou encore constitution de listes de Tutsi à exterminer.

         Dans le cas centrafricain, le gouvernement en place et son « armée » sont des émanations d’une rébellion hétéroclite et sont arrivés aux affaires il y a seulement quelques mois. Leur manque d’emprise sur la société et le territoire centrafricains, ainsi que le manque de cohésion au sein même de l’ex-Séléka, ne les mettent pas en position de perpétrer un génocide à l’heure actuelle.

         Cette précision sémantique est importante, puisque le terme de « génocide » ne doit pas être employé dans le seul but de mobiliser l’opinion internationale, au risque sinon de le galvauder et de provoquer la confusion. Il faut en effet sortir du piège qui fait du qualificatif « génocidaire » et de ses dérivés les parangons à partir desquels les crimes de masse sont appréhendés et la réaction internationale évaluée.

         Dans le cas qui nous occupe, il est clair que la situation sécuritaire et humanitaire actuelle en RCA, les violations massives des droits de l’homme et les crimes contre l’humanité qui y sont perpétrés suffisent à justifier une intervention internationale, sans avoir à convoquer la notion inadaptée de génocide. Il faut maintenant espérer que la force franco-africaine parviendra à ramener l’ordre et à éviter que le pays ne sombre définitivement dans le chaos et ne devienne un sanctuaire pour le terrorisme international. 

Agathe Plauchut

Diplômée de Sciences Po Aix et du Master II en 2013.

Doctorante en histoire contemporaine.

Chercheuse associée au sein du Centre de recherche de l’Armée de l’air française.

Auteure de L’ONU face au génocide rwandais, L’Harmattan, 2012.

 

SOURCES : United Nations Office for the Coordination of Humanitarian Affairs (OCHA), Centre d’actualités de l’ONU, Conseil de sécurité de l’ONU (communiqués et résolutions), Assemblée générale de l’ONU (résolutions), Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide,  Human Rights Watch (actualités et rapports), International Crisis Group, organes de presse : Jeune Afrique, Le Monde, Le Figaro, BBC World Service, RFI, New York Times.

 

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