Singapour dans son environnement régional : hegemon ou modèle ?

Etudes géostratégiques rend ici compte d’une conférence  offerte par Jean-Louis Margolin à Sciences Po le 18 janvier 2013. Maître de conférence à l’AMU et directeur de l’IrAsia, Jean-Louis Margolin est connu pour ses travaux sur la violence de masse en Asie. L’armée de l’Empereur : violences et crimes du Japon en guerre 1937-1945 a notamment été couronnée du prix Augustin Thierry lors des derniers RDV de l’Histoire. Jean-Louis Margolin est également un spécialiste de Singapour.

Cité-Etat de 5 millions d’habitants située à l’extrême sud de la péninsule malaise, Singapour est aujourd’hui une grande puissance économique et dispose du commerce extérieur le plus important de toute l’Asie du sud-est. Son PIB par habitant la place au même rang que les pays développés. Pourtant, à son indépendance en 1965, Singapour souffre de sous-développement économique et de menaces tant internes qu’externes sur sa viabilité comme Etat.

La menace interne repose principalement sur l’hétérogénéité de sa population : 75 des habitants sont d’origine chinoise, 15 % d’origine malaise et 10 % en provenance du sous-continent indien, notamment des Tamouls. Depuis son indépendance, Singapour est dans un rapport de force (démographique et territorial) avec ses voisins. La Malaisie et l’Indonésie jouent sur les potentielles tensions interethniques qui ont mené à deux reprises à des violences en 1964 et 1969. Au contraire, le pouvoir singapourien mène une politique depuis l’indépendance pour tâcher d’étouffer ces tensions internes. Des ministres d’origine malaise sont systématiquement désignés par exemple. L’accession du général Soeharto au pouvoir en 1967 en Indonésie rapproche cependant les deux Etats au nom de l’anticommunisme.

En effet, sur le plan géopolitique, les années 1960 se caractérisent par les fortes tensions de guerre froide (guerre du Vietnam) qui structurent les rapports dans la région. Singapour se place donc dans une perspective très hostile au communisme, pourchasse les militants du parti qui est interdit sur son territoire. Cette politique est cependant rendue compliquée par l’origine chinoise d’une grande partie de la population qui peut entretenir des liens avec la Chine populaire.

Depuis 1959, Singapour est marquée par une remarquable stabilité politique. Les Britanniques dotent alors Singapour d’une Constitution et Lee Kuan Yew est élu Premier ministre. Son parti, le People’s Action Party, a occupé le pouvoir sans discontinuer depuis lors. Actuel troisième Premier ministre seulement de l’histoire de Singapour, le fils de Lee Kuan Yew, Lee Hsien Loong, incarne  cet autoritarisme singapourien, reconduit régulièrement depuis 2004 par la population lors d’élections. Le People’s Action Party souffre d’un léger effritement de son pouvoir avec environ 61 % des voix lors des dernières élections législatives. Ce pouvoir est largement assis sur la réussite économique du pays mais aussi sur le contrôle total des médias (hors réseaux sociaux).

 

De 1965 à la fin des années 1980, la « lutte pour la survie » de la cité-Etat :

 

Au moment de la décolonisation britannique, Lee Kuan Yew propose le rattachement à la Malaisie qu’il obtient en 1963. En 1965, Singapour est obligée de quitter la fédération malaise. L’une des originalités réside donc dans cette indépendance non désirée, indépendance par expulsion de la Malaisie.

Sans armée, Singapour doit très rapidement construire un outil de défense dans ce contexte local et régional difficile. Cette urgence de la situation explique le recours à des conseillers militaires privés israéliens. Depuis, les relations dans l’industrie de l’armement, le secteur de la Défense, mais plus largement les secteurs technologiques, sont importantes entre l’Etat hébreu et Singapour. Les conseillers militaires quittent cependant progressivement Singapour à partir du milieu des années 1970.

La cité-Etat doit mener une diplomatie de la faiblesse, afficher une grande prudence face à ses mastodontes de voisins, beaucoup mieux armés qu’elle. Quand les conseillers militaires israéliens achèvent leur mission, le rapport de force militaire s’est globalement inversé. Plus exactement, Singapour a développé la stratégie de la « crevette empoisonnée ». La Malaisie et l’Indonésie pourraient envahir, « croquer » Singapour mais y laisseraient des forces suffisamment importantes, seraient suffisamment intoxiquées pour que cela les en dissuade. Particularité dans la région (avec le nord Vietnam), Singapour adopte un service militaire de longue durée sur le modèle israélien. Singapour recherche également des protecteurs : membre du Commonwealth depuis 1965, la cité-Etat est également à l’origine des accords de défense des Cinq Puissances avec l’Australie, la Nouvelle-Zélande, la Malaisie et le Royaume-Uni. Dans le cadre de la guerre froide et du lien noué avec l’Australie (ANZUS), les Etats-Unis sont également présents. Le choix pro-américain est clairement affiché à partir de 1967 par Singapour tout en s’efforçant de maintenir des liens (notamment économiques) avec le nord Vietnam ou avec la Chine (succursale de la Bank of China à Singapour). En fait, Singapour recherche le meilleur équilibre possible entre les puissances, s’inscrivant ainsi l’héritage culturel des Britanniques

La « lutte pour la survie » de Singapour signifie l’acceptation par ses voisins. C’est pourquoi Singapour qui construit dès l’origine son développement sur une économie extravertie, très ouverte aux capitaux étrangers, souhaite développer des relations économiques avec ses voisins. Ceux-ci doivent être un outil de pacification. Fondée sur un anticommunisme commun en 1967 avec l’Indonésie, la Malaisie, les Philippines et la Thaïlande, l’ASEAN est au service du développement économique de ses membres mais en fonction de leurs intérêts nationaux et non avec un idéal supranational.

Le dernier élément de la construction du modèle singapourien dans cette période est la recherche de la prospérité. L’ouverture aux investissements étrangers et à l’installation de multinationales passe donc par une lutte très ferme contre le danger communiste interne (emprisonnement administratif pour des périodes indéterminées sans pratique de la torture physique et sans exécution capitale) et une implication très forte de l’Etat dans ce développement capitaliste. En réalité, l’économie est mixte avec des sociétés sous contrôle de l’Etat et/ou en partenariat avec des grands groupes étrangers.

 

Des années 1990 à nos jours : de la décennie prodigieuse au bon élève de la classe en Asie

 

Dans le contexte euphorique de la victoire sur le communisme et de la « fin de l’histoire », la diplomatie singapourienne devient moins défensive. Elle est au cœur des dynamiques régionales, avec un rôle dans la normalisation de la situation au Cambodge en 1991. La cité-Etat plaide ensuite pour l’entrée du Vietnam (1995) et du  Laos (1997) dans l’ASEAN. Singapour se présente alors comme un modèle pour les autres Etats de la région. Ce modèle repose notamment sur le concept de « défense totale » alliant un régime autoritariste avec des institutions de type démocratique et un haut degré de développement économique. Celui-ci s’accélère avec une économie de service (portuaire et aéroportuaire notamment) offrant toujours le modèle d’une économie mixte.

Singapour se présente même comme un contre-modèle face au développement de la démocratie occidentale assise sur les valeurs des droits humains. Cette période est sans doute celle où les relations avec les Etats-Unis sont les moins chaleureuses de son histoire (présidence Clinton notamment). La cité-Etat défend l’idée qu’il y aurait un modèle asiatique spécifique.

La diplomatie de Singapour agit dans toutes les directions. En 1989, elle est active dans la création du « Davos asiatique », la Coopération économique Asie-Pacifique avec l’Amérique du Nord, le Japon et la Nouvelle-Zélande. Le secrétariat de l’association est d’ailleurs installé à Singapour. En 1992, elle approuve la transformation de l’ASEAN en zone de libre-échange et propose en 1995 la mise en place de l’ASEAN+3, c’est-à-dire de l’ouverture de discussions économiques avec le Japon, la Chine et la Corée du sud. Lors du sommet de Singapour en 1997, le groupe propose un forum d’échanges avec l’UE, la Réunion Asie-Europe. Enfin, en 1996, la cité-Etat organise les premières rencontres interministérielles sur la mise en place de l’OMC.

A travers l’économie, Singapour réorganise en réalité ses rapports avec les voisins asiatiques dans la nouvelle configuration mondiale de l’après-guerre froide. En 1993, Singapour accueille ainsi les premières négociations directes entre Taïwan et la Chine.

 

            Dans les années 2000, la configuration régionale connaît de nouveaux bouleversements avec l’émergence très rapide des ambitions mondiales de la Chine et avec la montée de la problématique d terrorisme. Sur ce second point, les liens avec les Etats-Unis se renforcent. Seule Washington est considérée comme crédible pour équilibrer le rapport de force avec Pékin en Asie du sud-est. Singapour offre donc de nouvelles installations aux porte-avions américains. 200 militaires américains sont d’ailleurs en stationnement permanent sur cette base navale. Menacée par le terrorisme (plusieurs tentatives sont déjouées de justesse), Singapour renforce les coopérations policières et militaires avec l’Indonésie et la Malaisie. La piraterie connaît également un pic au début des années 2000 dans le détroit de Malacca avec un degré de complicité plus ou moins affirmé des garde-côtes indonésiens. C’est pourquoi Singapour investit dans des vedettes rapides et s’active pour une coopération resserrée mais sans mise en place d’une force multinationale.

            Singapour s’est donc imposé comme un modèle de référence en Asie du sud-est par sa stabilité politique, le succès de sa politique économique et une politique étrangère d’équilibre des puissances. Quelques interrogations peuvent cependant être signalées, comme les premières difficultés liées à l’immigration. Celle-ci est très strictement encadrée pour la main d’œuvre (carte de séjour de 3 ans, pas d’ouverture de droits sociaux et pas de possibilité de mariage avec un citoyen singapourien). Ce traitement en contraste avec le statut très protecteur des nationaux singapouriens est à l’origine des premières émeutes en décembre 2013.

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