QUEL JEU POUR LA RUSSIE EN UKRAINE ?

« La Russie est un pays de façades » écrivait le marquis de Custine dans La Russie en 1839, récit de ses pérégrinations au pays des Tsars, alors en pleine discussion entre occidentalistes et slavophiles. Mais cette réflexion de Custine revêt une actualité particulière, au regard de la montée des tensions en Crimée et de la position relativement inflexible de la Russie. Face aux provocations, à l’escalade des tensions et à la montée du rapport de force, la Russie de Poutine représente-elle une menace sérieuse ou bien n’est-elle qu’ « un pays de façades » ?

S’il est une constante dans la diplomatie russe, c’est bien la façon de se penser comme un empire et les héritages tsariste et soviétique sont encore prégnants dans la conception que se font les responsables politiques russes de la place et du rôle de la Russie sur la scène internationale. La chute de l’URSS, la crise économique de 1998 et les guerres de Tchétchénie ont profondément affaibli la puissance russe et l’influence de Moscou sur la scène internationale, qui s’attelle désormais à constituer une vaste empire eurasien en confortant sa zone d’influence et en préservant d’étroites relations asymétriques avec ses voisins. Pour Vladimir Poutine, héraut du « renouveau de la puissance russe », il s’agit d’agréger des Etats qui seraient liés par la culture slave au sein d’une même union économique, voire monétaire, et politico-militaire. Après l’échec de la CEI, la mise en œuvre de l’Organisation du traité de sécurité collective (2002) et de la Communauté économique eurasiatique/ Eurasec (2000) visaient à reprendre le processus d’intégration de l’espace post-soviétique et à raffermir les relations entre la Russie et ses voisins immédiats, d’Asie centrale notamment. Toutefois, certaines lignes de fractures subsistaient, essentiellement en Europe et dans le Caucase, et se résumaient à deux problématiques essentielles :

-         l’ancrage délibérément occidental de ces pays d’une part, manifesté dans les pays baltes et la Pologne dès le début des années 1990 par l’ouverture des négociations d’adhésion à l’OTAN et à l’Union européenne, en Ukraine à compter de la Révolution orange de 2004 et en Géorgie avec la Révolution des roses en 2003,

-         la question des revendications nationalistes qui s’affirmaient d’autre part, principalement en Tchétchénie, en Ossétie et en Ingouchie.

A cela enfin, s’ajoutait l’atlantisme affiché et revendiqué d’une majorité de pays d’Europe centrale et orientale qui favorisa une politique est-européenne de l’administration Bush qui froissa autant qu’inquiéta la diplomatie russe.

Pour plusieurs raisons, l’Ukraine, et plus particulièrement la Crimée, constitue un enjeu majeur pour la Russie. Historiquement, c’est à Kiev que naquit la nation russe chrétienne lorsque fut fondé le monastère de la Laure des Grottes en 988. Stratégiquement, la base navale de Sébastopol est importante pour la marine russe, qui dispose par celle-ci d’un port libre de glace toute l’année et où stationne la flotte russe de la mer Noire, et qui profite de cette présence militaire pour asseoir l’influence russe sur la Crimée. Importante certes mais néanmoins pas d’un intérêt vital puisque le port de Novorossisk doit, à terme, abriter la majeure partie de la flotte russe de la mer Noire.  Economiquement enfin, la Russie représente un tiers du total des exportations ukrainiennes mais l’Ukraine ne compte que pour 6% dans les échanges extérieurs russes. Le déséquilibre de cette relation commerciale permet à Moscou de bénéficier d’un important levier : ainsi, la menace brandie par Moscou de fermer son marché à l’Ukraine si Kiev signait l’accord de libre-échange avec l’Union européen a-t-elle motivé le refus in extremis de l’ancien président Ianoukovitch de signer cet accord

Mais au-delà de ce panorama, d’où découle l’idée d’un attachement de la Russie à l’Ukraine et d’une influence majeure de Moscou sur Kiev, il convient de cibler les enjeux véritables. Bien que parrain du Mémorandum de Budapest de 1992 par lequel la Russie, au côté des Etats-Unis et du Royaume-Uni, s’engage à assurer l’intégrité territoriale de l’Ukraine, Moscou a beaucoup à perdre d’un ancrage occidental de Kiev amorcé dès 1997 avec la signature de la Charte de partenariat et la création de la Commission OTAN-Ukraine, mais qui a pris davantage d’ampleur à partir de 2004 et l’arrivée au pouvoir du Président pro-européen Viktor Iouchenko. L’Ukraine, plus fréquentable que la Biélorussie, représente la pièce angulaire du jeu européen de la Russie, capable d’entretenir d’étroites relations avec l’Union européenne mais tout en demeurant dans la sphère d’influence russe. Pour ce faire, Moscou joue à la fois sur les relations commerciales entre les deux pays mais également sur la présence d’une importance minorité russophone dans les provinces orientales de l’Ukraine. Si peu de ressortissants russes vivent en Ukraine, 8 à 10 millions d’Ukrainiens en revanche se déclarent « ethniquement russes » lors des recensements, essentiellement dans les régions orientales. Or, désireuse de lutter contre sa perte d’influence, la Russie porte une attention particulière aux territoires où se concentrent les minorités russes, soutenant les sentiments pro-russes et affirmant sa doctrine de défense des minorités russes. Depuis 2012 d’ailleurs, la diplomatie russe, suivant sa stratégie de politique étrangère, s’impose un devoir d’aide et de protection aux populations russes en dehors de la Russie. Ce n’est certes pas là un fait nouveau, comme en témoigna, en 1992, l’envoi de troupes de la mission PKF des forces de maintien de la paix de la CEI en Transnistrie, province russophone et aux revendications autonomistes de Moldavie, ou, plus récemment, l’intervention russe en Géorgie en 2008, mais son officialisation souligne le désir de Moscou de maintenir sa prédominance dans ce que la diplomatie russe qualifie d’ « étranger proche ».

La présence d’une importante communauté russe en Crimée et le stationnement d’une partie de la flotte russe de la mer Noire à Sébastopol constituent des atouts pour la Russie dans son jeu ukrainien, renforcés davantage par la défection de l’état-major de la marine ukrainienne qui a décidé de rejoindre les Russes. Dès lors, outre la question des scenarii possibles, se pose également celle de la prise en compte des menaces russes. Sont-elles sérieuses ? Vladimir Poutine peut-il aller jusqu’au bout, sans craindre de réactions internationales nuisibles à la Russie ? Se dirige-t-on vers un scénario similaire à ce qui s’était produit en Moldavie en 1992 et en Géorgie en 2008 ?

A cet égard, une option probable à envisager est celle d’une Russie militairement engagée en Crimée, comme elle a pu l’être en Géorgie dans les provinces d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud, faisant ainsi démonstration de sa force et de sa détermination, sans toutefois aller jusqu’à la guerre avec l’Ukraine, guerre dans laquelle elle aurait d’ailleurs beaucoup à perdre, mais désireuse plutôt d’ouvrir des négociations politiques dans lesquelles Moscou serait en position de force. Jouant dès lors sur le temps pour accentuer et soutenir le sentiment pro-russe en Crimée, arguant de la forte présence russophone, prétextant l’ancrage historique de la Crimée à la Russie et les discussions conflictuelles des années 1990 relatives à son statut, amenant la Rada à accepter l’organisation d’un référendum d’autodétermination, Vladimir Poutine parviendrait à ses fins en obtenant, si ce n’est le rattachement de la Crimée à la Russie, au moins une autonomie plus poussée, premier pas vers un processus d’annexion. Dès lors, le recours à la guerre peut être perçu comme excessif, voire illusoire et la démonstration de force opérée par Moscou ne serait qu’une « façade », pour reprendre le jugement du marquis de Custine. S’il reste difficile, pour l’instant, de déterminer quelles sont les intentions réelles de la Russie et de quelle manière évoluera la situation, il convient cependant d’espérer que Vladimir Poutine méritera une description plus flatteuse que celle qu’inspira Nicolas Ier au marquis de Custine :

« Si le tsar n’a pas plus de pitié dans son cœur qu’il n’en exprime dans sa politique, je plains la Russie. En revanche, si ses sentiments sont supérieurs à ses actes, je plains le tsar ».

Pierre-Olivier Eglemme, étudiant en Master II en 2013-2014

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