ET SI LA CRISE UKRAINIENNE APPELAIT A UN RENFORCEMENT DE L’EUROPE DE LA DÉFENSE ?

27 nov

La crise ukrainienne apparaît comme le symptôme, pour l’Europe de la Défense, de son absence de crédibilité. Si, dès le début de la crise, une ligne Paris-Berlin-Varsovie a su déployer, dans le cadre du Triangle de Weimar, une initiative diplomatique cohérente et soutenue par l’ensemble de l’Union européenne, la réponse militaire en réaction aux tensions russes demeure celle de l’OTAN. Dès la fin du mois de février, c’est l’OTAN qui se réunit et augmente son niveau d’alerte et ce sont les moyens de l’OTAN qui sont déployés progressivement à partir du mois de mars, des bords de la Mer noire aux rivages des pays baltes. Cela alors même que cette crise se déroule à la frontière immédiate de l’Union et qu’elle concerne un Etat candidat à la rejoindre et engagé dans un programme de coopération régionale, le Partenariat oriental, qui peut même apparaître comme le plus abouti des programmes développés dans le cadre de la politique européenne de voisinage. De même, aux prémices des crises ukrainienne et géorgienne se trouvent, partagée avec la demande d’adhésion à l’Union européenne, une candidature à l’OTAN : en 2008, lors du sommet de Bucarest, l’Ukraine et la Géorgie figuraient parmi les 5 pays candidatant au MAP; avant toutefois que leur candidature, tout comme celle de la Macédoine, ne soit ajournée sur demande de la France et de l’Allemagne, soucieuses de ne pas fâcher Moscou. Pourquoi, dès lors, lier l’adhésion à l’Union européenne avec celle à l’Alliance atlantique ? Quelle attractivité peut susciter l’OTAN sur les pays de la sphère d’influence russe alors même qu’une composante militaire complète et opérationnelle existe au sein même de l’Union européenne ?
Certes, l’implication des Etats-Unis dans l’Alliance atlantique continue de rassurer les Etats d’Europe orientale, inquiets, à juste titre, des ambitions de la Russie. Mais cet argument est aussi celui de la faillite de l’Europe de la Défense : pourquoi les instruments européens de défense ne permettraient-ils pas d’assurer la sécurité de ces Etats ? Pourquoi l’assurance américaine est-elle également recherchée ?
Il est vrai toutefois que l’Europe de la Défense, malgré un intérêt renouvelé affiché par les Etats-membres depuis plus d’une quinzaine d’années, peinent à s’imposer dans la sécurité européenne face à l’OTAN. Si les accords de « Berlin + » en 2002 ont permis de convenir d’un modus vivendi, avec une Alliance atlantique disposant d’un droit de premier refus, le refus d’une « duplication » des moyens dans un contexte budgétaire restreint et qui ne semble pas prêt à croître, appelle aujourd’hui à faire un choix, alors même que l’Europe cherche à se doter, de manière institutionnelle notamment, d’une politique extérieure commune qui, pour être ambitieuse, nécessite de reposer sur une véritable autonomie stratégique que seule peut fournir l’Europe de la Défense. Développer des capacités militaires autonomes lui permettant de se passer de l’OTAN constitue même le maître mot qui présida à l’initiative européenne d’une défense commune. En 1992, l’Eurocorps est constitué. En 1998, au sommet de Saint-Malo, la France et le Royaume-Uni, les deux principales puissances militaires européennes, créent la PESD, fondée sur une « capacité autonome d’action » et des « forces militaires crédibles ». En 1999, à Helsinki, tirant les leçons de son incapacité dans les Balkans, l’Union européenne se fixe l’objectif d’une capacité d’intervention de 60 000 hommes, déployables pour un an sur un théâtre éloigné (Headline goal). En 2001, à Nice, l’Union se dote d’un comité politique et de sécurité (COPS) et d’un comité militaire. En 2010, un Headline Goal prévoit la création de groupements tactiques interarmes rapidement déployables et il en existe près d’une vingtaine aujourd’hui, souvent même issus d’initiatives multilatérales (germano-néerlandais ou GTIA de Visegrad). Au niveau militaire, il est indéniable que l’Union européenne dispose des moyens nécessaires puisque parmi ses Etats-membres figurent des puissances militaires de premier plan (France, Royaume-Uni, Allemagne) et de nombreux membres de l’OTAN (21 des 29 membres de l’OTAN appartiennent également à l’UE).
Si l’argument est celui de l’exigence d’une industrie d’armement dynamique nécessaire au développement de capacités militaires européennes autonomes, là aussi le bât blesse : de fait, la base industrielle et technologique de défense (BITD) européenne présente de solides atouts avec des groupes nationaux (Dassault, Saab, Thyssen Krupp) et transnationaux (BAE Systems, EADS, Thalès) de premier plan. Mais, globalement, l’industrie européenne reste dispersée entre groupes concurrents sur des créneaux identiques. Cette dispersion des efforts européens constitue une faiblesse face à la concurrence étrangère, malgré les tentatives d’harmonisation recherchées (création de l’OCCAR en 1996, directive MPDS en 2009, création de l’ADE en 2004).
Enfin, l’Union européenne doit surmonter un « mur budgétaire » : ses budgets de défense ne lui permettent pas de développer un outil militaire à la hauteur de ses ambitions. En baisse depuis la fin de la guerre froide, les dépenses militaires subissent également le nouveau cadre budgétaire imposé par la crise économique, à l’exception de quelques pays, et sont, de plus, davantage orienté vers les dépenses de fonctionnement que vers des dépenses d’investissements. Par ailleurs, la fragmentation des marchés nationaux de la défense pèse aussi lourdement sur les capacités européennes : coûteuse pour les Etats qui achètent alors chers leurs équipements, cette fragmentation empêche la rationalisation du secteur. Cela d’autant plus que l’article 296 du Traité de Rome, transposé en article 346 du TFUE, permet aux Etats de déroger aux règles du marché commun pour les achats d’armements, à condition qu’ils affectent la sécurité nationale et entrent dans une liste de domaines non révisée depuis 1958.
Surtout, l’Europe de la défense manque d’une doctrine et de projets concrets de coopération. Sollicitée régulièrement par certains Etats-membres qui tentent de partager un effort budgétaire en imposant un cadre européen (intervention française au Mali en 2013 et création d’EUTM/ pareil en 2014 en RCA) dans lequel agissent des opérations nationales, l’Europe de la Défense manque avant tout d’un cadre d’action. Certains ont raison lorsqu’ils affirment que « si la défense européenne est aujourd’hui en souffrance, cette situation n’est plus guère imputable à l’obstruction des Etats-Unis ou de leurs plus proches alliés mais bien à l’apathie européenne en matière militaire en général et à l’opposition britannique en matière de défense européenne en particulier ». Sur fond de faiblesses capacitaires marquées, la comparaison avec l’OTAN est intéressante à plus d’un point : l’OTAN, depuis la guerre froide, a su se réinventer dans un cadre politique et doctrinaire marquée. En 1999, le « concept stratégique » de l’OTAN adopté en 2002 au sommet de Reykjavik, a apporté une réponse dans la globalisation géographique et fonctionnelle d’une Alliance qui s’interrogeait sur sa pertinence après la guerre froide. L’émergence de nouvelles menaces et la guerre en Afghanistan, qui tranche avec les opérations de maintien de la paix de Bosnie et du Kosovo, ont élargi le spectre stratégique d’une Alliance qui s’adapte une nouvelle fois. Certes, la présence des Etats-Unis est un argument qui rassure et/ou permet de faire poids, mais il est aussi un aveu de faiblesse de la part des pays européens.
A l’heure où les tensions se font à nouveau plus vives avec la Russie, sorti du champ diplomatique, l’OTAN semble être, pour les Etats européens, un bouclier bien plus protecteur que celui de l’Europe, alors même qu’ils y sont aussi proactifs et aussi décideurs. Mais ils partagent cette responsabilité avec d’autres alors qu’ils en sont les seuls décideurs dans le cadre européen. Pour la crédibilité de l’Union européenne autant que pour son image, la crise ukrainienne appelle à un renforcement de l’Europe de la Défense mais il semblerait plutôt que s’impose le constat d’un observateur avisé, pour qui la réponse réside plutôt dans une faillite morale :
« Mais peu nombreux sont ceux qui sont prêts à investir dans l’Europe une volonté de puissance, en particulier dans sa forme miliaire. La plupart des nations européennes n’en voient guère la nécessité, associant la puissance au nationalisme et à ses abus, à la Machtpolitik aux funestes conséquences, aux tragédies qui ont affligé leur continent au XXème siècle. Spectre hantant la conscience historique des Européens, traumatisée par les deux conflits mondiaux, la puissance reste frappée d’illégitimité et d’immoralité ».

Pierre-Olivier Eglemme, diplômé du Master II en 2014. 

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