LE CONTRÔLE DE LA MER DE CHINE MÉRIDIONALE : ENJEU POLITIQUE OU GÉOSTRATÉGIQUE ?

   Depuis le début de l’année 2015, il ne se passe pas une semaine sans que les conflits en mer de Chine ne défraient l’actualité. Les tensions sino-américaines ont notamment atteint un sommet fin mai 2015, après qu’un avion américain P-8 Poséidon de la VIIe flotte ait survolé l’archipel des Spratly où les travaux de poldérisation (fabrication d’ilots artificiels) se sont accélérés ces dernières années.

    L’évènement a conduit à une escalade verbale entre Pékin et Washington inquiétant jusqu’en Europe. Le 25 mai, le quotidien chinois Global Times, contrôlé par le Parti Communiste Chinois (PCC) allait jusqu’à affirmer qu’une « guerre y était « inévitable » entre la Chine et les États-Unis et que, par conséquent, l’APL[1] devait s’y « préparer minutieusement ». Côté américain, le nouveau commandant de la flotte du Pacifique, déclarait dès sa prise de commandement, le 28 mai : « si on nous demandait d’agir cette nuit, nous défendrions les intérêts américains dans la zone indopacifique. Ce n’est pas une déclaration rhétorique, c’est dans notre ADN. »[2]

                                                                                    

Selon le Pentagone, les travaux de poldérisation qui concernent 5 récifs différents, ont permis de gagner pas moins de 800 hectares sur la mer, dont les trois quarts depuis le début de l’année 2015. De plus, en construisant des pistes et des installations portuaires sur ces ilots, la Chine se donne la capacité de projeter des forces dans la zone faisant craindre aux pays riverains une escalade militaire à court terme. L’évènement a de quoi étonner et pourtant, il s’inscrit dans la longue lignée des crises qui secouent la région depuis 2010. [3]

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  Jusqu’à cette date, le conflit pour le contrôle de la mer de Chine méridionale concernait surtout la Chine et ses voisins. Mais, quand en mars 2010 le conseiller d’Etat chinois, monsieur Dai Bingguo, a déclaré à deux hauts fonctionnaires américains en visite en Chine que « la mer de Chine du Sud se situe au centre des « intérêts vitaux » » chinois [4], il provoqua la stupeur des autorités américaines et asiatiques. Par cette déclaration, la Chine venait de hisser la mer de Chine méridionale au même plan que Taiwan, le Tibet et le Xinjiang. Connaissant l’intransigeance des Chinois concernant leurs « intérêts vitaux », les Américains réagirent avec vigueur. Dans les mois qui suivirent cette déclaration, ils multiplièrent les ventes d’armes aux pays de la région, renouant même avec le Vietnam (notamment avec un exercice naval dans la ZEE vietnamienne en aout 2010). En novembre 2011, Barack Obama annonça le « pivot américain » vers l’Asie, faisant de la mer de Chine un enjeu dans lequel la confrontation sino-américaine allait pouvoir commencer à se matérialiser.

    Cependant, si la mer de Chine méridionale s’inscrit dans la confrontation stratégique avec les Etats-Unis, demeure la question du fondement des revendications chinoises et de la raison pour laquelle la Pékin est capable de placer les pays de la région au bord de l’affrontement pour quelques ilots et bancs immergés. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : sur les presque 2 millions de km² revendiqués par la Chine, certaines zones sont des territoires émergés comme l’archipel des Paracels, les Spratly, des ilots ou bancs de sable comme Luconia Reef et Scarborough Reef ; d’autres hauts-fonds en revanche, sont complètement immergés comme James Shoal, le Banc Macclesfield et Truro Shoal. Cet espace revendiqué, en forme de « langue de buffle », ne laissant aux pays riverains que leurs eaux territoriales (12 nm des côtes), place la Chine dans une confrontation quasi-généralisée avec les pays de la région, que ce soit autour des iles Spratly où elle est en conflit avec le Vietnam, Taiwan, les Philippines, la Malaisie et Brunei ; sur les iles Paracels et le banc Macclesfield, avec le Vietnam et Taiwan ; sur l’atoll de Scarborough où elle s’oppose aux Philippines.

   Pourquoi donc choisir de coaliser tous les pays de la région et risquer de voir revenir la superpuissance américaine dans une région dans laquelle elle était jusqu’ici en retrait, pour des territoires qui, a priori, n’auraient d’autre valeur stratégique que le pétrole et les ressources halieutiques qu’ils renfermeraient dans leur sous-sol ? S’agit-il d’un enjeu politique national, d’un irrédentisme chinois ou d’un autre type d’enjeu ?

   Tout d’abord, l’argument politique national parait assez difficile à justifier. D’un point de vu diplomatique et légal, les prétentions chinoises s’appuient à la fois sur une réinterprétation douteuse de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer et le tracé d’une ligne à 9 traits sur un atlas géographique fait par un nationaliste chinois inconnu en 1947 (juste après la conquête d’une partie des iles Paracels aux mains des Français).  Le tracé de la ligne à 9 traits sert à appuyer l’argument selon lequel la mer de Chine serait une mer territoriale adjointe à la métropole. Mieux encore, elle serait selon certains « experts » chinois une « mer historique » sur laquelle elle aurait des droits. Ce qui constitue une première entorse au droit international, puisque l’article 89 de la CNUDM dispose qu’ « aucun État ne peut légitimement prétendre soumettre une partie quelconque de la haute mer à sa souveraineté »[5]. De même, l’étude bathymétrique montre une séparation claire entre les plateaux continentaux de chaque pays concernés[6]. Aussi, du point de vue du droit international, les revendications chinoises n’ont aucune légitimité.

    Néanmoins, les Chinois ne se privent pas d’utiliser cet argument pour asseoir à chaque fois un peu plus leurs revendications. Ainsi, en réponse à l’annonce du « pivot américain », ils répliquent, le 21 juin 2012, en créant une entité administrative factice, les Iles Sansha, qu’ils placent sous l’égide de la province d’Hainan (ile à l’extrême sud de la Chine). Cette préfecture est destinée à gérer les 2 millions de km² d’espace maritime revendiqués par la Chine ce qui constitue un véritable pied de nez aux pays riverains.[7] Quelques mois plus tard, le 29 novembre 2012, par le biais de la presse nationale, Pékin informe que la province d’Hainan a décidé d’autoriser les patrouilles locales de police maritime à appréhender tout bateau étranger pénétrant illégalement dans « son secteur ».[8]

Efficace, cette décision permet aux gardes côtes chinois de patrouiller dans la zone et d’attaquer tous les navires des pays riverains (pécheurs, gardes côtes étrangers). S’ils se contentent de les éperonner, ou les attaquent au canon à eau, ces manœuvres tout en étant agressives permettent d’éviter l’escalade militaire, ce dont Pékin ne veut pas, bien entendu.

   Les affrontements sont réguliers, en particulier avec les gardes côtes vietnamiens. En 2014, ces tensions atteignent leur apogée lorsque la Chine décide l’implantation d’une plate-forme pétrolière dans le secteur 143 de la zone économique exclusive vietnamienne (à l’ouest des iles Paracels). Cette implantation se fait sous haute tension, la plate-forme est escortée par 80 navires chinois dont 7 bâtiments de guerre. Se livre à cette occasion une bataille au canon à eau avec des gardes côtes vietnamiens bien décidés à ne pas laisser la souveraineté de leur pays être ainsi violée. A Hanoi, ces affrontements déclenchent de violentes manifestations antichinoises. Après 5 jours d’émeutes, l’incendie de nombreuses usines chinoises autour de la capitale et le harcèlement continu de la plate-forme, les chinois la retirent en juillet.[9]

Cet évènement, tout en illustrant les limites de la tactique chinoise, nous donne un aperçu des moyens que le pays est prêt à mettre en œuvre pour arriver à ses fins. En 2013, il crée un corps de garde cote unifié pour mener ses incursions en mer de Chine méridionale et orientale (face au Japon et Taiwan). Celui-ci s’est depuis étoffé de bâtiments de plus en plus lourdement armés, la politique de Pékin consistant à verser des bâtiments de la marine chez les gardes-côtes.  En 2014, ils alignaient ainsi 74 bâtiments de plus de 1000t.[10] Face à une telle puissance, les pays de la région, même si ils ont considérablement renforcé leurs moyens, sont démunis et il est peu probable qu’ils puissent empêcher la Chine d’arriver à ses fins.

    De fait, le contrôle de cet espace maritime est capital pour Pékin. La « sanctuarisation » de la mer de Chine méridionale est un préalable indispensable à l’éviction de la puissance américaine dans la région. A cet égard, la stratégie de la Chine repose pour beaucoup sur sa capacité à tenir une posture de dissuasion crédible. Cela passe notamment par la capacité à faire sortir ses SNLE (classe Jin) des mers de Chine pour les mettre à distance de tir du territoire américain ou au moins de leurs bases dans le Pacifique. Une telle menace sur les intérêts américains rééquilibrerait le rapport de force qui désavantage la Chine aujourd’hui (réduite à une stratégie de dissuasion de seconde frappe). Cependant, il s’agit d’une tache des plus compliquées actuellement, la « première chaine d’îles » (Japon, Taiwan, Philippines), commandant l’accès à l’océan Pacifique, est entièrement contrôlée par les Américains et leurs alliés. Ceux-ci ont su tisser au fil des ans un réseau de bases et de stations de surveillance renseignant tous les mouvements chinois dans la région.

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 Or, pour que l’effet dissuasif des Jin soit complet, ils doivent pouvoir sortir en toute sécurité des mers de Chine, cela sans être repérés. C’est pourquoi la réunification avec Taiwan est cruciale. Proche de la Chine, l’île permettrait une fois passé le détroit de Bashi, au sud, ou le détroit de Myako, au nord, d’accéder directement à un espace océanique assez vaste pour qu’ils puissent s’y diluer.                                                                                              

    Entre ces deux points de passage, le détroit de Bashi situé à la sortie de la mer de Chine méridionale semble être la meilleure porte de sortie vers l’océan Pacifique. C’est d’ailleurs à proximité que les Chinois ont basé leurs SNLE (classe Jin). A Sanya, sur l’ile d’Hainan, ils peuvent atteindre rapidement les profondeurs en raison de la moindre extension du plateau continental. Néanmoins, les Jin[11] ont un défaut notoirement connu et capital, leur mauvaise signature acoustique, raison pour laquelle Pékin a besoin de faire de la mer de Chine méridionale « un bastion » selon D. Schaeffer, à la manière des Soviétiques sur la mer de Barents pendant la guerre froide et d’y  « exercer un contrôle sans partage ».

   Ainsi, bien plus qu’une simple lutte pour accaparer des matières premières ou pour répondre à des préoccupations de politiques intérieures, les conflits en mer de Chine méridionale révèlent leur dimension géostratégique. Elément clef dans la posture de dissuasion chinoise, la mer de Chine est également un point de passage obligé pour le commerce international et stratégique car situé en amont du détroit de Malacca. Dans cette optique, toute la dialectique développée par la Chine et ses rivaux consiste à développer des capacités à même d’emporter rapidement le contrôle de cet espace. Bien entendu, cette logique ne s’arrête pas à la dissuasion nucléaire, les moyens de surveillance (ELINT, SIGINT, ISR) sont d’une importance capitale pour assurer la permanence du contrôle et d’empêcher l’accès des forces adverses selon le principe développé par Julian Corbett de la « flotte en vie ». Les Chinois ont ainsi poursuivi la modernisation de tout l’éventail capacitaire qu’ils déployaient devant Taiwan depuis des années pour interdire l’accès de la zone à toute puissance étrangère qui aurait souhaité faire de l’ingérence dans leurs affaires. Cette doctrine appelée par les Américains Anti-Access/Aerial Denial (A2/AD) consiste à développer un ensemble de moyens déployés en réseaux (missiles balistiques conventionnels destructeurs de porte-avions, drone, sous-marins nucléaires d’attaque, avions de combat) pour progressivement pousser les forces armées américaines hors de ce que la Chine considère comme son pré-carré et prendre ainsi le contrôle des mers de Chine à moyenne échéance.                                                                                                                                                                                                                                          A cet égard, on peut se demander si l’affaiblissement (conjoncturel ou structurel) de l’économie Chinoise n’incitera pas ses dirigeants à développer une politique encore plus agressive (car mue par l’excitation du nationalisme) au cours des prochaines années.

Morgan Paglia, diplômé du M2 - promotion « Ceux de 14 »  année 2014-2015

[1] L’armée Chinoise

[2] http://www.stripes.com/news/pacific/new-pacom-chief-china-s-south-china-sea-island-claims-preposterous-1.349020

[3] photographie prise par le P-8 poséïdon américain en mai 2015 au-dessus de ce que les Américains ont appelé la « Grande Muraille » de sable

[4] « China. Tells U.S. that S. China Sea is ‘Core Interest’ in New Policy », <www.breitbart.com/article.

php?id=D9GNI5600&show_article=1>, Associated Press, 3 juillet 2010

[5] Daniel Schaeffer « Mer de Chine : une sanctuarisation chinoise » Revue de la défense nationale tribune n°14,

[6] Ibid.

[7] Le Monde « Une minuscule préfecture chinoise sort de l’eau », 20 aout 2012                            http://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2012/07/20/une-minuscule-prefecture-chinoise-sort-de-l-eau_1736383_3216.html

[8] Op cit. Daniel Schaeffer p.378

[9] « Des flottes paramilitaires en première ligne des conflits maritimes en Asie » DSI n°106, septembre 2014, p.44

[10] Alexandre Shelton-Duplaix « Des flottes paramilitaires en première ligne des conflits maritimes en Asie » DSI n°106, septembre 2014

[11] « Les sous-marins nucléaires ne sont pas aussi capables que la Chine le prétend » Sortir du nucléaire, 21 novembre 2013 http://www.sortirdunucleaire.org/Les-sous-marins-nucleaires-chinois

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