ACCROÎTRE L’AUTONOMIE STRATÉGIQUE DE LA POLOGNE FACE A LA RUSSIE

Lors du Forum sur la sécurité internationale d’Halifax (Canada) de novembre 2017, le Ministre de la Défense polonais, Antoni Macierewicz, a déclaré que « la Russie ne se prépare pas à se défendre, elle se prépare à attaquer ». Evaluant la politique de Vladimir Poutine, il a ajouté : « ce n’est plus une guerre froide, c’est le début d’une guerre très chaude »[1]. Cette déclaration est un énième signe de l’inquiétude des Polonais face aux mouvements russes en Europe de l’Est, entretenue de façon véhémente par Macierewicz, dont les déclarations contre la Russie sont légion. L’attitude extrêmement belliqueuse de la Fédération russe, notamment au regard de ses agissements en Ukraine, de ses mouvements en Mer Baltique, de l’exercice Zapad 2017 qui a mobilisé plus de 70 000 soldats selon les estimations et au sujet duquel la Russie est restée très secrète, justifient la position agressive d’un Etat polonais hanté par les démons du passé[2]. Dans sa stratégie de défense, la Pologne compte grandement sur l’intervention de l’OTAN et des Etats-Unis mais sa politique s’appuie dans une large mesure sur une autonomisation par un intérêt accru porté à l’amélioration de ses potentialités militaires et à son indépendance en matière énergétique, puisqu’elle dépend grandement de l’approvisionnement russe[3].

La nécessaire modernisation des forces armées polonaises

La Pologne fournit les efforts nécessaires à son armement individuel afin de ne pas s’appuyer uniquement sur des forces extérieures. En 2012, le pays a amorcé un vaste projet de modernisation de ses armées, dont le matériel datait de l’ère soviétique[4]. Le système de défense anti-aérien de courte portée ainsi que la défense navale ont été désignés comme les volets les plus urgents de cette modernisation, dans une visée de sécurisation de la frontière Est du pays, en particulier du côté de l’enclave russe de Kaliningrad avec laquelle la Pologne partage 206 kilomètres de frontière. Après une réduction radicale des troupes dans l’enclave de Kaliningrad (il y aurait aujourd’hui 15 000 soldats), il est évident qu’elles ne sont pas aujourd’hui en mesure de mener des actions offensives essentielles. Dans cette situation, les autorités russes ont décidé de privilégier la dissuasion par l’installation de 152 brigades de missiles tactiques dans la ville de Tcherniakhovsk[5]. Le stationnement de missiles de moyenne portée Iskander à ogives nucléaires prend surtout une importance défensive dans une dimension psychologique et politique.[6]

Les grands systèmes d’information sont aussi une priorité : reconnaissance (drones, satellites, radars), les systèmes de communication et de défense cybernétique[7]. À cette volonté de modernisation s’ajoute la restructuration de l’industrie de l’armement polonais. Il s’agit d’opérer à une amélioration des capacités technologiques et industrielles de la Pologne par l’implication des industriels du pays dans les programmes d’armement. En 2014, la Pologne a regroupé plusieurs entreprises que l’Etat contrôle, jugées les plus performantes, dans une entité appelée le Groupe polonais d’armement (« Polska Grupa Zbrojeniowa », PGZ). Elles sont aujourd’hui au nombre de trente-cinq : « À terme, le PGZ devrait regrouper 14 000 salariés et dégager un bénéfice de 5 milliards de zloty (1,2 milliards d’euros) par an »[8].

Aujourd’hui, le gouvernement conservateur Droit et Justice (PiS) poursuit la modernisation des forces armées, amorcée par le gouvernement précédent. Après l’annulation en 2016 d’une commande passée à Airbus de cinquante hélicoptères H225M Caracal, Varsovie a annoncé sa volonté d’acquérir des UH-60 Black Hawk à l’américain Sikorsky du groupe Lockheed-Martin[9]. En ce qui concerne la modernisation de sa défense navale, la Pologne cherche dernièrement à acquérir des sous-marins (programme Orka) et les discussions avec Naval Group pour des sous-marins de la classe Scorpène, armés du Missile de croisière navale, mais également avec l’allemand Thyssen Krupp Marine Systems et le suédois Kockums (filiale de Saab), sont actuellement en cours. L’offre française présente un avantage de taille qui s’ajoute à la dissuasion conventionnelle que représentent les sous-marins : celui de doter la force navale sous-marine de la Pologne de missiles de croisière qui augmenteraient significativement l’autonomie de ses forces.

Le nouveau gouvernement ne se cantonne pas à la continuation des objectifs d’achat et de production de véhicules décidés sous le gouvernement précédent. En effet, la Pologne du PiS souhaite augmenter de 50% les effectifs de l’armée, comme annoncé par le Ministre de la Défense Antoni Macierewicz, un russophobe convaincu. Dans cette perspective, une loi du 1er janvier 2017 permet la légalisation de l’activité de milices de volontaires civiles, qui ont pullulé sur le territoire en particulier en réponse aux activités russes en Ukraine, sous une entité : l’Armée de défense territoriale (« Wojska Obrony Terytorialnej », WOT)[10]. Ces milices de volontaires civiles sont donc pleinement intégrées dans le dispositif de défense du territoire, et elles interviennent en soutien aux corps de professionnels. L’effectif de cette armée nouvellement légalisée s’élèverait à plus de 35 000 personnes[11].

La Pologne est actuellement un des seuls Etats de l’Union européenne à augmenter ses dépenses militaires, qui atteignent 2% du PIB (cela représente environ 8 milliards d’euros), et donc à répondre aux exigences formulées par l’OTAN et les Etats-Unis qui encouragent une autonomisation de la défense européenne. Le pays est devenu la principale puissance militaire d’Europe centrale et orientale. D’ailleurs, la Pologne prévoit de porter à 2,5% du PIB son budget de défense à l’horizon 2030[12].

Le souci polonais en matière d’autonomie stratégique n’est cependant pas uniquement militaire. Une des préoccupations majeures de Varsovie est également sa sécurité énergétique, vitale pour un Etat. Les rêves de joug russes sur l’Europe centrale et orientale que soupçonne la Pologne, considérant l’attitude belliqueuse de Moscou aujourd’hui et son impérialisme d’hier, questionnent fortement la dépendance énergétique polonaise. En effet, c’est une entreprise russe qui règne d’une main de fer sur le marché énergétique d’Europe centrale et orientale.

 

La mainmise de Gazprom 

En matière énergétique, la sécurité de la Pologne n’est pas garantie. Entendons cette notion de sécurité énergétique comme « l’assurance d’un niveau d’approvisionnement en énergie suffisant et certain d’une façon qui ne menace pas les valeurs fondamentales et les objectifs de l’Etat »[13]. La Pologne est, elle, particulièrement dépendante de l’approvisionnement en énergie et en gaz venu de Russie (entre 50% et 60% de sa consommation[14]) et est, de surcroît, insuffisamment protégée de leur possible interruption. La dernière crise en date confrontant la Russie et l’Ukraine au sujet de l’approvisionnement en gaz en 2009 a d’ailleurs eu un impact extrêmement négatif sur la plupart des pays d’Europe centrale et orientale, Pologne comprise[15]. La peur des Polonais de voir la Russie couper les robinets de gaz s’est accentuée à la suite des sanctions européennes contre le géant de l’Est en réponse à l’annexion de la Crimée en 2015[16]. La domination de l’entreprise Gazprom sur le marché rend aussi particulièrement difficile toutes les négociations, la compétition étant tout à fait limitée[17]. En outre, l’intégration insuffisante du marché énergétique du pays au reste de l’Union européenne, à l’image de l’ensemble de sa région, ne lui permet pas de tirer avantage des changements positifs du marché du gaz européen qui ont récemment eu lieu (une offre de gaz peu onéreuse). Dans de telles circonstances, les questions relatives à l’amélioration de la sécurité des approvisionnements énergétiques sont au cœur de la réflexion stratégique des Polonais. Afin d’améliorer la sécurité des approvisionnements en gaz du pays et pour diminuer la dépendance à l’importation russe, la Pologne collabore avec l’Union européenne, qui souhaite construire une Union européenne de l’énergie depuis une décision prise au Conseil européen en février 2015[18][19]. La Pologne diversifie ses sources d’approvisionnement et augmente son intégration au marché d’Europe centrale et orientale et du reste de l’UE, elle travaille à augmenter son autosuffisance. Dans cette quête d’autonomie face aux pressions russes, le PiS ne peut ignorer l’aide précieuse apportée par l’UE en matière de sécurité énergétique et de prise de distance d’avec la Russie. En effet, l’Union est à l’origine de la plupart des investissements dans les infrastructures énergétiques en Pologne, et son engagement institutionnel pour augmenter les possibilités de négociation dans ses échanges avec la Russie est indispensable. La Commission européenne a par exemple été invitée à participer aux négociations des contrats concernant l’approvisionnement en gaz et de son transit par le territoire polonais. La Pologne aspire aussi à une diversification maximale des routes et des sources de son approvisionnement en gaz. Dans cette perspective, elle prend part à plusieurs projets d’infrastructures nationales et régionales comme les terminaux de gaz naturel liquéfié (GNL) à Swinoujscie, qui ont le rôle clé de cette diversification pour le moment[20] [21]. Le pays entreprend également des initiatives qui diffèrent de l’esprit qui prévaut à la politique énergétique de l’UE. La volonté ferme de soutenir les projets nucléaires en est un exemple frappant (Varsovie envisage la construction d’une centrale nucléaire)[22]. Elle est aussi intéressée par le développement de son potentiel en gaz de schiste. L’extraction et l’utilisation d’un tel gaz n’est pas privilégié et même décrié par de nombreux pays d’Europe de l’Ouest, en raison de son impact sur l’environnement.

Toutefois la Pologne, et surtout le gouvernement du PiS dans ses désaccords avec les membres de l’UE, ne compte en aucun cas abandonner ses projets et négocier avec l’UE. Avec toutes ses nouvelles infrastructures, la Pologne ne sera théoriquement plus dépendante des approvisionnements en gaz venus de l’Est. Cela ne signifie pas la cessation des importations en matière première de Russie car un accord a été signé avec Gazprom jusqu’en 2022, la GNL n’est pas encore rentable et le gaz provenant d’Allemagne (grâce à un des gazoducs construit en 2014) est, dans la pratique, russe. Il ne s’agit donc pas de renoncer à commercer avec la Russie, l’effort polonais consiste plutôt à placer les russes dans une position concurrentielle s’ils souhaitent accéder au marché polonais, alors qu’ils en étaient jusque-là les uniques garants. Il apparaît par conséquent que la Pologne parvient de plus en plus à assurer sa sécurité énergétique et à se défaire de la menace russe dans ce domaine. Gazprom est mise en difficulté sur le marché polonais et dans les années à venir, l’entreprise va devoir s’adapter à de nouvelles exigences engendrées par la mise en concurrence. La Russie perd, par le travail fourni par la Pologne et les voisins de sa région, un moyen de pression qui lui était particulièrement précieux.

 

Varsovie se trouve donc actuellement dans une véritable attitude de défiance et de défense face à la Russie, qui se traduit par la recherche d’une autonomisation sécuritaire et d’un réel déploiement de force sur son territoire, comme elle n’en avait plus connu depuis le retrait des troupes soviétiques au début des années 1990. La stratégie du PiS à l’égard de la Russie, dont elle pointe du doigt le néo-impérialisme, est d’assurer le Kremlin d’une capacité de riposte à la hauteur de la menace ressentie et de l’agression militaire potentielle contre d’autres voisins ou bien même du territoire polonais. L’effort de la Pologne pour accroître son autonomie stratégique est, à cet égard, conséquent. Il faut désormais considérer la Pologne comme une puissance régionale majeure sur laquelle repose en partie la sécurité de la région.

 

Eva Barzykowski, étudiante du Master II en 2017-2018

[1] « Antoni Macierewicz : Rosja przygotowuje sie do ataku », <https://wiadomosci.wp.pl/antoni-macierewicz-rosja-przygotowuje-sie-do-ataku-6189260184065665a&gt; 13/11/2017 (consulté le: 22/12/2017)

[2] « Avec Zapad 2017, la Russie se prépare pour une grande guerre, dit un responsable de l’OTAN », <http://www.opex360.com/2017/09/17/avec-zapad-2017-la-russie-se-prepare-pour-une-grande-guerre-dit-un-responsable-militaire-de-lotan/&gt; 17/09/2017 (consulté le : 22/12/2017)

[3] Ministère de la Défense nationale de la République de Pologne. Wykład premiera Donalda Tuska w AON. [en ligne].

Disponible sur : <http://www.mon.gov.pl/aktualnosci/artykul/najnowsze/2013-10-01-wyklad-premiera-donalda-tuska-w-aon/&gt;

[4] Ministère de la Défense nationale de la République de Pologne. PLAN MODERNIZACJ I TECHNICZNEJ SIŁ ZBROJNYCH w latach 2013-2022. [en ligne]. Disponible sur : <http://bip.mon.gov.pl/f/pliki/polityka_bezpieczenstwa/2016/07/Plan_modernizacji_8_lipca_2014.pdf&gt;

[5] A. Drzewiecki, Obwód Kaliningradzki w polityce bezpieczenstwa Polski i Litwy w kontekscie rozszerzenia NATO i Unii Europejskiej na Wschód, w: Kraje Europy Srodkowej i Wschodniej wobec procesu integracji europejskiej, (red.) J. Albin, J. Kupczak, Wroclaw, 2011, p 70-78

[6] « Les missiles balistiques russes Iskander sont de retour à Kaliningrad », <http://www.opex360.com/2016/10/09/les-missiles-balistiques-russes-iskander-sont-de-retour-kaliningrad/&gt; 09/10/2016 (consulté le : 05/04/2017)

[7] Ministère de la Défense nationale de la République de Pologne. W MON na temat modernizacji Sił Zbrojnych R. [en ligne]. Disponible sur : http://www.mon.gov.pl/aktualnosci/artykul/najnowsze/2014-11-04-konferencja-prasowa-poswiecona-modernizacji-sz-rp/

[8] Krzysztof Soloch, « Industrie de défense polonaise : ultime consolidation », Défense&Industries, n°1 Juin 2014

[9] « La Pologne va commander des hélicoptères américains Black Hawk pour ses forces spéciales », <http://www.opex360.com/2016/10/10/la-pologne-va-commander-des-helicopteres-americains-black-hawk-pour-ses-forces-speciales/&gt; 10/10/2016 (consulté le : 05/04/2017)

[10] Ministère de la Défense de la République de Pologne. Obrona Terytorialna. [en ligne]. Disponible sur : http://www.mon.gov.pl/obrona-terytorialna/

[11] Alexandre Lévy, < https://www.letemps.ch/monde/2017/01/04/face-russie-milices-polonaises-pied-guerre > (consulté le: 05/04/2017)

[12] Ministère de la Défense de la République de Pologne. Modernization and development of the Polish Armed Forces. [en ligne]. Disponible sur : http://en.mon.gov.pl/news/article/latest-news/modernization-and-development-of-the-polish-armed-forces-92017-12-28/

[13] Daniel Yergin, “Energy Security in the 1990s”, Foreign Affairs, 1, 1988, p.10

[14] Agata Łoskot-Strachota, « Podobna czy całkiem inna? Polityka zwiększania bezpieczeństwa dostaw gazu w krajach Europy Środkowo-Wschodniej », Biuletyn Europy Srodkowej i Wschodnjej, Puls Regionu,n°4, Center for International Relations

[15] AFP. « Première baisse du transit de gaz via l’Ukraine », Le Devoir, 3 janvier 2009

[16] Conseil européen. Mesures restrictives de l’UE en réponse à la crise en Ukraine. [en ligne.] Disponible sur : http://www.consilium.europa.eu/fr/policies/sanctions/ukraine-crisis/

[17] Bartlomiej Nowak, ‘Bezpieczeństwo energetyczne Polski a bezpieczeństwa energetyczne Unii Europejskiej, Krytyka Prawa. Niezależne Studia nad prawem, Vol. 2 – Bezpieczeństwo, Wojciech Sokolewicz (ed.), WAiP, Warszawa 2010.

[18] Agnieszka Pach-Gurgul, Jednolity rynek energii elektrycznej w Unii Europejskiej w kontekście bezpieczeństwa energetycznego Polski. Warszawa, 2012

[19] Pour accroître l’efficacité du mécanisme de sécurité énergétique de l’UE, a été préparé le règlement UE 994/2010 sur la sécurité des approvisionnements extérieurs les plus problématiques, à savoir en gaz naturel (Parlement européen, Conseil de l’UE, 2010). L’objectif principal du règlement était de clarifier et de mettre en œuvre les dispositions de l’article 194 TFUE sur la sécurité et la solidarité énergétique entre les États membres de l’UE.

[20] Ibid.

[21] « LNG terminal in Poland », < http://en.polskielng.pl/lng/lng-terminal-in-poland/ > (consulté le : 15/05/2017)

[22] « Co z polskim atomem ? Decyzja musi uzyskac akceptacje rzadu », <http://tvn24bis.pl/z-kraju,74/budowa-elektrowni-jadrowej-w-polsce,762189.html&gt; 04/08/2017 (consulté le : 22/12/2017)

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