Le nouveau jihad en Occident, Farhad KHOSROKHAVAR, Robert Laffont, Paris, 2018

Recension d’ouvrage

La thèse majeure du livre réside dans l’affirmation d’une rupture « introduite par l’Etat islamique (EI) dans le phénomène global du jihadisme ». Pour la démontrer, l’auteur compare les différentes formes qu’a pu revêtir le jihadisme post-EI avec ses particularités et modalités actuelles, en faisant appel à de nombreux domaines des sciences humaines (anthropologie, sociologie, sciences politiques, psychologie), afin d’éclairer ce « fait social total« . Il est total en cela qu’il ne saurait être expliqué par un seul facteur, et aucune explication ne saurait de même être généralisée aux différents acteurs du jihadisme tant leurs trajectoires et leurs subjectivités sont plurielles, façonnant de manière dynamique le phénomène du jihadisme en Occident.

Un fait social total ancré dans la modernité occidentale. La modernité en Occident s’accompagne de nombreux processus venant remettre en question l’ordre et les normales sociales pré-1968 : le modèle de la famille patriarcal a ainsi laissé place à des formes plus éclatées (comme la famille néo-traditionnelle), entraînant une redéfinition - si ce n’est une disparition - des « rôles » traditionnels au sein de la famille, ainsi que de l’autorité, cette dernière étant en même temps remise en cause d’une façon plus globale, au niveau politique national. De même, les grandes idéologies qui ont structuré le XXème siècle, et avec elles les utopies qu’elles proposaient, semblent avoir disparu, ou du moins ont perdu de leur attractivité en démontrant leur incapacité à se réaliser. Dès lors, les « jeunes générations » éprouvent un sentiment généralisé de perte de repères et de solidarités, d’atomisation des valeurs, d’une liberté extrême considérée comme un fardeau, d’injonctions à se « faire soi-même », entraînant un « culte de la performance » et une « fatigue d’être soi » (Alain Ehrenberg), guidés par la seule idéologie consumériste. Le monde, et leurs actions, leur semblent vidés de tout sens, sens avec lequel ils cherchent alors à renouer : cette demande rencontre l’offre proposée par l’EI, principalement à travers le concept de la « néo-umma« [1], qui propose un contre modèle à travers une réinjection de sens, avec sa propre eschatologie, ses normes et ses contraintes hyper-répressives, son identité, ses solidarités et ses certitudes. Les jeunes issus des classes moyennes sont plus sensibles que d’autres à ces propositions. A cela s’ajoute la peur du déclassement social, les perspectives de dépassement du niveau économique et social de la génération antérieure se réduisant de façon croissante.

Humiliation et velléités de revanche. Les jeunes de deuxième et troisième générations - dont les parents/grands-parents sont issus de l’immigration - habitant les quartiers pauvres/exclus/périphériques des grandes villes européennes, ressentent un profond sentiment d’exclusion de la communauté nationale, de non-participation au champ politique et d’humiliation, directement ressentis du fait de l’histoire colonial ou de l’impérialisme des puissances occidentales, ou ressentis à travers le sort de la population syrienne, par un effet d’empathie. Tout cela est nourri par l’échec scolaire et professionnel. Pour autant, le jihadisme ne se réduit pas à ce groupe social - bien qu’il soit prépondérant.[2]

Le paradigme de la violence et de la mort. Au sein des sociétés occidentales modernes, l’aboutissement du processus de sécularisation a contribué, par la privatisation - voire l’exclusion - du « religieux institutionnalisé », à la formation d’un « religieux ensauvagé », dans lequel la violence joue le rôle de garant du sacré. Dès lors, l’imaginaire et les images fournis par l’EI jouent à plein dans les représentations fantasmées de la vie au sein du califat, tout en permettant de construire l’image d’une altérité radicale et excessive. La mort tient aussi une place extrêmement importante dans l’attractivité qu’exerce l’EI : elle est sacralisée en même temps que perçu comme un moyen par le jihadiste, à la fois de se laver de ses pêchés d’une vie antérieure viciée, et d’atteindre le paradis, tout en contribuant à une eschatologie fantasmée.

Rôle et poids d’internet et des médias. Internet s’est avéré être une extra-ordinaire plateforme se faisant le relais du prosélytisme islamiste et plus particulièrement de la propagande de l’EI, à travers la diffusion d’une « version vulgarisée et simplifiée du jihad radicalisé ». Internet permet aussi de relier entre eux recruteurs et hypothétiques recrues, ou encore de construire une image mythifiée du califat, venant consolider son attractivité.

Les nouveaux acteurs jihadistes. La dernière décennie - en particulier depuis l’avènement de l’EI - a vu une explosion et une diversification des acteurs jihadistes, composés à plus de 2/3 de jeunes (15-30 ans). Phénomène inédit par son ampleur, de jeunes femmes viennent en outre grossir les rangs des départs en Syrie (10%). L’image d’une néo-umma imaginaire, la réalité des combats et les fonctions assignées aux femmes offrent en outre la possibilité à des adolescents et post-adolescents de devenir adulte par la reproduction et par la mort, ce qui les séduit particulièrement. Par ailleurs, les jihadistes occidentaux peuvent aussi bien faire partie d’un groupe, hiérarchisé ou non (majorité des cas, surtout en Europe), qu’agir seul, en loup solitaire (minorité des cas, surtout aux Etats-Unis). Ils peuvent être convertis ou born again (croyant revenant à sa religion après s’en être éloigné) - passant le plus fréquemment par une sous culture déviante -, et le plus souvent s’engouffrent directement dans le jihadisme sans passer par le fondamentalisme.

Les nations occidentales et leurs jihadistes. Près de 70% des jihadistes européens impliqués dans des réseaux jihadistes proviendrait de France, d’Allemagne et du Royaume-Uni. Par ailleurs, les Européens d’origine marocaine constitueraient la majeure partie des jihadistes ayant opéré sur le sol européen. Parmi les facteurs à prendre en compte dans la radicalisation, on recense les modalités d’intégration, l’organisation de l’espace urbain et périurbain couplé à la question sociale, l’histoire - coloniale - du pays, la culture politique du pays en question (multiculturalisme, laïcité …), ainsi que la politique étrangère du pays.

 

Etienne de Gail, Étudiant en Master II, promotion 2018-2019


[1] « Communauté musulmane imaginaire que veulent construire les jihadistes, marqué par un degré inouï d’unanimisme, d’unité, d’entente entre ses membres, tous acquis à l’idée de la lutte à mort pour instaurer un monde musulman à l’abri de la domination des « croisés » (puissances occidentales) et en guerre totale contre les sionistes (…), les francs-maçons et d’autres adversaires selon différentes versions de la théorie du complot. », p.67

[2] « Le jihadisme ne se réduit pas à la jeunesse d’origine immigrée, que ce soit en France, en Angleterre, en Allemagne ou dans d’autres pays occidentaux. Néanmoins, les jeunes musulmans d’origine immigrée, de la 1ère à la 3ème génération vivant en majorité dans des quartiers ghettoïsés, sont les acteurs les plus nombreux du jihadisme occidental. », p.112

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