L’enquête de la CPI en Géorgie : un tournant majeur ?

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Un policier géorgien à la frontière entre la Géorgie et l’Ossétie du sud, près du village de Dvani.
PHOTO : Shakh Aivazov/AP

 

Après des mois de tension, le 7 août 2008, la Russie lançait une intervention militaire contre la Géorgie, en soutien à l’Ossétie du Sud, région sécessionniste de Tbilissi. Le 12 août suivant, la Géorgie portait plainte contre la Russie auprès de la CPI pour nettoyage ethnique[1]. Dès le 14 août, Louis Moreno Ocampo avait ouvert un examen préliminaire, selon les articles 13.C et 15.1 du Statut de la Cour[2]. Huit années plus tard, la Chambre Préliminaire I, composée des juges Joyce Aluoch, Cuno Tarfusser et Péter Kovács[3], autorisait le Procureur à ouvrir une enquête de sa propre initiative pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre. Cette décision, pourtant peu remarquée par l’opinion publique internationale, marque un tournant majeur dans la constitution d’un droit pénal international. Cela permettra-t-il à la CPI de dépasser les critiques virulentes auxquelles elle doit faire face ? Dans quelle mesure l’enquête sur ce conflit représente-t-il un virage ? La CPI pourrait-elle endiguer de futurs affrontements alors que la Russie parait, du point de vue occidental, de plus en plus agressive et militarisée ?

De l’indépendance géorgienne à août 2008 : genèse d’un conflit prévisible en vue des intérêts russes multiples

La genèse du conflit armé en Géorgie remonte à 1921, année de l’annexion de la Géorgie par l’Union soviétique après une brève période d’indépendance obtenue à la suite de la révolution russe de 1917. Dès 1990, les Ossètes ont boycotté les élections législatives géorgiennes et tenu leurs propres élections. Rapidement, les tensions nationalistes se sont intensifiées des deux côtés, allant jusqu’à la suppression de l’autonomie de l’Ossétie du Sud par l’administration de Zviad Gamsakhourdia, et entraînant un conflit violent. La Géorgie déclarait finalement officiellement son indépendance en avril 1991, malgré le conflit en cours. Le 24 juin 1992, des dirigeants géorgiens et de la Fédération de Russie signait un armistice à Sotchi, mettant ainsi fin à une guerre de deux ans[4]. Cet accord prévoyait le déploiement de forces tripartites aux frontières ainsi que la création de missions d’observation internationales de l’OSCE.

Dès cette période, la Russie a octroyé la citoyenneté et des passeports à une vaste majorité des habitants de l’Ossétie du Sud, leur accordant également des prestations de retraite, de santé et des avantages sociaux. Cette politique a finalement abouti à un régime sans visa pour les résidents d’Ossétie du Sud à la suite de l’application d’un régime de visa entre la Russie et la Géorgie en 2000[5]. L’accession à la citoyenneté russe par la majorité de la population fournit à Moscou l’argument de la sécurité de ses ressortissants, qu’elle peut évoquer pour s’immiscer dans le conflit, au risque d’accentuer les tensions. C’est précisément ce qu’ont fait les autorités russes en juillet 2004, en déclarant que « Moscou ne restera pas indifférente au sort de ses citoyens, qui représentent la majorité absolue de la population de l’Ossétie du Sud »[6]

S’appuyant sur la vague de contestations populaires, baptisée « révolution des roses », déclenchée à la suite des élections législatives du 2 novembre 2003, l’élection de Mikheïl Saakachvili le 4 janvier 2004, avec 96% des voix a bouleversé la stratégie suivie par le pays. Il a notamment mis en œuvre un programme radical de rapprochement avec l’Occident, notamment à travers l’Union européenne et l’OTAN[7], obtenant avec cette dernière organisation un « dialogue intensifié » en septembre 2006. Réélu en janvier 2008 avec plus de 53 % des voix, le président Saakachvili a suivi, durant son second mandat, la même politique. Or, cette dernière était vécue comme une provocation par la Russie.

Le retour de la Russie dans le Caucase, considéré comme sa zone d’influence naturelle, n’est pas sans raison. Alors que les matières premières y sont nombreuses, telles que le pétrole, et exploitées par les puissances occidentales dès 2004, cette zone se trouve avant tout au cœur des échanges eurasiatiques. Le Caucase du Sud a toujours été un corridor de transit pour marchandises[8] et personnes, connectant de facto l’Asie et l’Europe. Enjeu de luttes territoriales, cette région a également concentré les intérêts géopolitiques conflictuels de trois grandes puissances régionales, la Russie, la Turquie et la Perse, durant de nombreux siècles.

Mais dès 2005, le Président Poutine affirmait que Moscou n’abandonnerait pas ses efforts pour peser sur la transformation des anciens états soviétiques et empêcher les tentatives occidentales de « fabriquer de la démocratie » dans ce qu’elle analyse comme étant son « arrière-cour stratégique »[9] Dans le même temps, l’Ossétie du Sud était extrêmement vitale sur le plan stratégique militaire. Les bases militaires russes à Tskhinvali permettent notamment le stationnement de 3500 militaires et gardes-frontières, qui est, selon le gouvernement, un établissement indispensable à la protection de la souveraineté russe et de ses frontières sud-ouest.

A ces différents enjeux s’ajoute s’ajoute une guerre sanglante. Selon les données officielles de Tbilissi, la Géorgie a perdu 170 hommes, 14 policiers et 228 civils lors de la guerre en août. 1 964 membres du personnel en uniforme ont été blessés et 14 soldats portés disparus au combat.[10] Mais les dégâts furent bien plus nombreux au niveau des civils. Les autorités sud-ossètes ont détruit presque tous les villages géorgiens de leur territoire au cours de la campagne de nettoyage ethnique. Plus de 100 000 civils ont été forcés de s’enfuir de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie. Environ 35 000 personnes n’ont plus nulle part où retourner, leurs maisons étant détruites[11]. La Russie et l’Ossétie du Sud ont également déclaré leurs pertes, relativement importantes. Ainsi, la guerre éclaire russo-géorgien a fait de nombreuses victimes et peut, selon la Cour Pénale internationale, être qualifié de conflit international armé.

Aujourd’hui, seuls cinq États membres des Nations Unies ont reconnu l’Ossétie du Sud, à savoir la Fédération de Russie, le Nicaragua, le Venezuela et l’île du Pacifique de Nauru et, plus récemment, la Syrie[12]. C’est en ce sens que la CPI peut affirmer que les crimes de guerre et crimes contre l’humanité qu’elle vise ont été commis sur le sol géorgien, Etat partie au Statut de Rome. Tandis que les enquêtes propres aux juridictions nationales se sont terminées, sans résultat, la CPI s’est emparée de ce nouveau dossier. Cour contestée, accusée de tous les mots et surtout de celui d’inefficacité, elle joue, en prenant part dans ce dossier, sa crédibilité voire son futur. Le droit pénal international permettra-t-il la justice ? Dans la continuité des tribunaux de Nuremberg, de Tokyo, et des TPIR et TPIY, la CPI saura-t-elle être impartiale et empêcher un renouveau des tensions ?

L’enquête de la Cour Pénale Internationale en Géorgie : entre renouveau, audace, et infaisabilité

La Géorgie est partie au Statut de Rome de la CPI, ayant signé et ratifié le Statut de la CPI en septembre 2003. La Russie a signé le traité en 2000 mais n’a pas ratifié le Statut de la CPI et n’a donc jamais été soumise à sa juridiction. Cependant, en novembre 2016, le Président Vladimir Poutine a annoncé que la Russie n’avait pas l’intention de ratifier le traité fondateur de la CPI[13] après les critiques virulentes de la Procureure sur ladite annexion de la Crimée, l’assimilant à « un conflit international armé »[14]. Contrairement à de nombreuses déclarations, la signature n’a pas été retirée. Cette stratégie du retrait de la Russie, comme l’avait fait Etats-Unis en 2002, est un acte non prévu par le droit international mais sans réelle implication juridique. Cependant, cette arme politique et juridique qu’est le retrait est la plus grande menace pesant sur la CPI. Peut-elle réellement enquêter, agir, juger, tandis que les grandes puissances ne reconnaissent pas sa juridiction ?

Alors que la CPI a fêté ses 20 ans cette année, l’enquête en Géorgie n’en demeure pas moins un tournant. Il s’agit de la première enquête non africaine. L’accélération du nombre d’enquêtes ouvertes par le Bureau du procureur dénote une récente politique volontariste menée par la seconde procureure de la CPI, Fatou Bensouda, décidée à répondre aux critiques reprochant à la Cour d’être néocolonialiste et de soutenir les grandes puissances[15]. Ainsi, l’avocat Nika Jeiranashvili déclarait qu’il avait « parfois l’impression que la Cour a oublié qu’elle avait ouvert une enquête en Géorgie », ajoutant par la suite que « Depuis quelques temps, il y a des groupes pro-russes en Géorgie qui vont voir les victimes et leur disent de ne pas coopérer. C’est aussi la raison pour laquelle la Cour doit être présente. Mais ce vide laissé si longtemps par la Cour est maintenant rempli par la Russie »[16]. Malgré les réprobations de certains, la Cour n’a pas décidé cette enquête uniquement sous le poids de ces accusations. Elle compte bien agir et juger. Mais au vu de la situation, est-ce réalisable ? Ou cela marquera-t-il l’impuissance d’une justice rejetée par les grandes puissances de l’ordre international ?

Pour la première fois, la CPI s’est chargée de crimes qu’elle qualifie comme internationaux. Auparavant, ses enquêtes africaines n’avaient jugé que de conflits internes. Ces nouveautés mettent la Procureure au défi : Qu’en sera-t-il des mandats d’arrêt ? Lorsque la Cour demandera à des Etats, qu’ils soient membres ou non, de livrer certains de ses généraux, le feront-ils ? Mais, dans au contraire, si personne n’est conduit à La Haye, il n’y aura ni procès, ni réparations pour les nombreuses victimes du conflit.

De cette manière, quelle est la faisabilité de la procédure ? La Russie ne livrera pas ses nationaux aux juridictions internationales. Elle pourrait également faire pression sur les autres Etats pour qu’ils ne coopèrent pas et s’opposent aux enquêtes. De manière plus exacerbée qu’en Afrique, cela pourrait remettre en question la légitimité de la Cour. Ciblant pour la première fois des soldats d’un Etat non partie, ici russes, pour des acte commis sur le territoire d’Etat parties, la CPI semble prendre des risques. La suite de l’enquête pourrait être déterminante quant au futur de la Cour.

 

Que va-t-il se passer ? Est-ce qu’à la fin de ce processus ? Seuls des Géorgiens seront-ils jugés, les Russes n’étant pas transmis à Interpol par leur Etat ? La procureure pourra-t-elle faire une enquête dans de telles conditions ? Alors que le rôle des puissances occidentales, notamment de la France, et de l’Union Européenne ont été critiqués[17], les interrogations restent nombreuses. Cependant, malgré les réticences, il semblerait que les investigations avancent depuis l’ouverture de bureaux de la CPI en Géorgie, en janvier 2018, afin de faciliter les démarches et se faire connaitre de la population pour accélérer l’enquête. Afin d’éviter l’impunité et la mise en place d’une justice à deux poids et deux mesures, il est nécessaire d’attirer l’attention internationale pour soutenir les victimes. Une justice équitable pourrait, par la suite, s’imposer.

Ecrit par Ombeline Laks, étudiante en Master II, promotion 2018-2019

 

[1] Independent International Fact-Finding Mission on the Conflict in Georgia, Report, Volume III, 2009

[2] NOLLEZ-GOLDBACH Raphaëlle, « Ouverture d’une enquête à l’initiative du Procureur sur la situation en Géorgie », La Revue des droits de l’homme, Actualités Droits-Libertés, 17 novembre 2016

[3] “Situation in Georgia”, Chambre Préliminaire I, N° ICC-01/15, Cour Pénale Internationale, 13 octobre 2015

[4] Agreement on the Principles of Settlement of the Georgian-Ossetian Conflict (Accord de Sochi), 24 Juin 1992

[5] “Statement on the introduction of visa regime between Russia and Georgia”, Parlement géorgien, 24 November 2000

[6] Déclaration « Sur l’aggravation de la situation en Ossétie du Sud », Ministère des Affaires étrangères de la Fédération de Russie, 9 juillet 2004

[7] Rapport d’Information n°2553 « La situation dans le Caucase du Sud », CHRISTIAN BATAILLE et ROLAND BLUM, Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 26 mai 2010, Assemblée Nationale

[8]JAANEOTS Ants, The Russian-Georgian war of 2008: causes and implication, Estonian National Defence College, 2016

[9] POUTINE Vladimir, Adresse annuelle à l’Assemblée Fédérale, 25 avril 2005, Kremlin, Moscou

[10] BARABANOV, LAVROV, TSELUIKO, The Tanks of August, R.N. Pukhov Moscow, Centre for Analysis of Strategies and Technologies, 2010,p. 107

[11] TAGLIAVINI Henry, Independent International Fact-Finding Mission on the Conflict in Georgia, Report, Volume I, 2009, p. 26

[12] « Damas s’aligne sur Moscou et reconnait deux zones séparatistes de Géorgie », L’Orient-Le Jour, 25 mai 2018

[13] Ordonnance du Président de la Fédération de Russie du 16 novembre 2016 n ° 361-RP « sur l’intention de la Fédération de Russie de ne pas devenir membre du Statut de Rome de la Cour pénale internationale », Fédération de Russie, 2016

[14] Rapport sur les activités menées en 2016 en matière d’examen préliminaire, Le Bureau du procureur, Cour Pénale Internationale, 14 novembre 2016

[15] MEGRET Frédéric, « Cour pénale internationale et néocolonialisme : au-delà des évidences, L’Afrique face à la justice pénale internationale », Etudes Internationales, Volume 45, Numéro 1, Mars 2014, p. 27–50

[16] MAUPAS Stéphanie, « Regards croisés sur la cour pénale internationale : Burundi, Côte d’Ivoire, Géorgie », justice.info.net, 21 mai 2018

[17] SAPIR Jacques, La Guerre d’Ossétie du Sud et ses conséquences. Réflexions sur une crise du XXIe siècle, EHESS, 2008

 

Bibliographie : 

Déclarations officielles : 

Rapport sur les activités menées en 2016 en matière d’examen préliminaire, Le Bureau du procureur, Cour Pénale Internationale, 14 novembre 2016

Ordonnance du Président de la Fédération de Russie du 16 novembre 2016 n ° 361-RP « sur l’intention de la Fédération de Russie de ne pas devenir membre du Statut de Rome de la Cour pénale internationale », Fédération de Russie, 2016

POUTINE Vladimir, Adresse annuelle à l’Assemblée Fédérale, 25 avril 2005, Kremlin, Moscou

Rapport d’Information n°2553 « La situation dans le Caucase du Sud », CHRISTIAN BATAILLE et ROLAND BLUM, Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 26 mai 2010, Assemblée Nationale

Déclaration « Sur l’aggravation de la situation en Ossétie du Sud », Ministère des Affaires étrangères de la Fédération de Russie, 9 juillet 2004

“Statement on the introduction of visa regime between Russia and Georgia”, Parlement géorgien, 24 November 2000

Agreement on the Principles of Settlement of the Georgian-Ossetian Conflict (Accord de Sochi), 24 Juin 1992

“Situation in Georgia”, Chambre Préliminaire I, N° ICC-01/15, Cour Pénale Internationale, 13 octobre 2015

Rapports :

TAGLIAVINI Henry, Independent International Fact-Finding Mission on the Conflict in Georgia, Report, Volume I, 2009

Independent International Fact-Finding Mission on the Conflict in Georgia, Report, Volume III, 2009

Ouvrages spécialisés : 

BARABANOV, LAVROV, TSELUIKO, The Tanks of August, R.N. Pukhov Moscow, Centre for Analysis of Strategies and Technologies, 2010

JAANEOTS Ants, The Russian-Georgian war of 2008: causes and implication, Estonian National Defence College, 2016

SAPIR Jacques, La Guerre d’Ossétie du Sud et ses conséquences. Réflexions sur une crise du XXIe siècle, EHESS, 2008

Articles spécialisés :

MEGRET Frédéric, « Cour pénale internationale et néocolonialisme : au-delà des évidences, L’Afrique face à la justice pénale internationale », Etudes Internationales, Volume 45, Numéro 1, Mars 2014, p. 27–50

NOLLEZ-GOLDBACH Raphaëlle, « Ouverture d’une enquête à l’initiative du Procureur sur la situation en Géorgie », La Revue des droits de l’homme, Actualités Droits-Libertés, 17 novembre 2016

Articles de presse : 

MAUPAS Stéphanie, « Regards croisés sur la cour pénale internationale : Burundi, Côte d’Ivoire, Géorgie », justice.info.net, 21 mai 2018

« Damas s’aligne sur Moscou et reconnait deux zones séparatistes de Géorgie », L’Orient-Le Jour, 25 mai 2018

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