Géopolitique du narcotrafic au Mexique : les conséquences domestiques d’une activité transnationale

Par Clémentine LIENARD et Manon GABRYSCH

          Le procès de Joaquin « El Chapo » Guzman a débuté ce lundi 5 novembre à New-York pour une durée de quatre mois. Le chef du cartel du Sinaloa a été capturé par les autorités mexicaines au début de l’année 2016 avant d’être extradé vers les Etats-Unis. L’organisation criminelle est à la fois le cartel le plus puissant du Mexique et le mieux implanté aux Etats-Unis ainsi que dans une cinquantaine de pays dans le monde. Les accusations de « El Chapo » sur les versements de pots de vin aux deux Présidents mexicains, Enrique Peña Nieto dont le mandat s’est achevé à la fin de l’année 2017 et de son prédécesseur Felipe Calderon, revitalisent les débats autour de la corruption au Mexique.

En 2006, le Président Felipe Calderon déclare la guerre aux crimes en bande organisée et militarise la lutte contre les cartels. Cette politique est perpétuée par son successeur Enrique Peña Nieto dont le mandat débute en 2012. La corruption au Mexique s’est généralisée et s’étend des sphères politiques locales, fédérales et nationales jusqu’aux institutions judiciaires. Ce phénomène endémique entrave toutes possibilités de sortie de crise pacifiée. En outre, les forces de police municipales et nationales sont jugées incapables de démanteler les réseaux de narcotrafiquants et d’arrêter les criminels, notamment à cause d’une tradition de corruption liée à leurs bas revenus. L’intervention de l’armée mexicaine comme dernier rempart de défense intérieure du pays apparait dès lors comme indispensable. Dès lors, les forces militaires se déploient dans les régions où le narco-terrorisme est le plus ancré, avec pour but de couper les têtes pensantes des cartels. La lutte contre le narcotrafic prend alors un nouveau tournant : l’opposition entre les cartels et l’armée est frontale et les organisations historiques éclatent en plusieurs bandes rivales. La lutte d’influence pour le contrôle des points stratégiques du pays est sanglante entre les cartels, prenant à partie les populations civiles. Ainsi, la violence explose dès 2006 dans le pays. Entre 2006 et 2012, les chiffres des victimes liées aux activités du narcotrafic s’élèvent à plus de 60 000 morts et plus de 26 000 disparitions. En 2017, on estime la perte de 200 000 personnes depuis le début de la guerre ouverte et près de 3000 homicides sont recensés sur l’année 2018 d’après le Système National de Sécurité Publique.

La violence liée aux narcotrafics dans le pays s’opère sur différentes échelles. Les luttes entre les cartels ou au sein même des organisations provoquent la mort de milliers de victimes collatérales. Par conséquent, les affrontements ont lieu au détriment des populations civiles pour le contrôle des points stratégiques : de villes, de ports, de routes, de ponts ou d’autres infrastructures qui permettent le transit des marchandises, ainsi que des restaurants, des bars et autres lieux fréquentés qui facilitent les ventes.  L’opposition avec l’armée est d’autant plus violente que les cartels acquièrent un équipement de plus en plus sophistiqué. En mai 2015, le Cartel Jalisco Nouvelle Génération (CJNG), émancipé du Cartel du Sinaloa depuis 2010, décident de procéder à une série de blocus et de barrages dans la zone métropolitaine de la deuxième ville du pays, Guadalajara, située dans l’Etat du Jalisco. En grande partie équipé de M-60, mitrailleuses produites dans les années 50 aux Etats-Unis, le cartel était également muni de lance-roquettes et a pu abattre un hélicoptère de l’« ejercito » (armée de terre) mexicain, causant la mort de trois militaires. Les organisations de crimes en bande organisée se muent davantage en « escadrons de la mort paramilitaires »[1] qu’en simple trafiquants de marchandises illicites.

La géographie du Mexique et sa position de hub continental expliquent en premier lieu que le pays soit pris à parti par des organisations de ce genre. Pays carrefour par excellence, le Mexique se situe à la fois en Amérique du Nord et en Amérique centrale et constitue l’un des principaux points de transit des marchandises illicites entre l’Amérique latine et les Etats-Unis. La demande croissante de drogue en Amérique du Nord constitue une grave crise de santé publique. Les drogues psychotropes et opiacées sont de plus en plus disponibles et bon marché. 90% de la cocaïne consommée aux Etats-Unis est produite par la Colombie et transite par le Mexique. A contrario, depuis le déclin du monopole colombien sur les marchés de la drogue aux Etats-Unis, le narcotrafic et la production massive de drogue se sont développés au Mexique. Les narcotrafiquants n’endossent plus seulement le rôle de passeurs dès les années mais étendent également les champs d’opiacés cultivables afin d’y produire de l’héroïne. D’après le rapport annuel de 2017 de l’Organe International de Contrôle des Stupéfiants rattaché aux Nations Unies, 9% des cultures d’opium et de pavot étaient concentrées au Mexique entre 2014 et 2015. En outre, depuis la dépénalisation de la consommation de cannabis aux Etats-Unis, le Mexique se concentre sur la production de drogues illégales comme les méthamphétamines et l’héroïne. La frontière américano-mexicaine est assaillie par les trafiquants pour faire transiter la drogue d’un Etat à l’autre. Dans cette région, d’autres types de trafics possèdent également une activité prospère puisque la grande majorité des armes circulant au Mexique sont issues du trafic d’armes américain.

La violence a tendance à se globaliser au Mexique. Les affrontements en pleine rue et au nez des civils contribuent à implanter un climat d’agitation dans le pays. Les cartels récupèrent leur main d’œuvre directement au sein de la jeunesse mexicaine qui s’acclimatent à la brutalité et développent de vastes réseaux de renseignements locaux. La situation de pauvreté des mexicains les amènent à se tourner vers les organisations de crime organisée et les cartels deviennent rapidement le troisième employeur du pays. Dans les villes très prisées par les organisations, frontalières avec les Etats-Unis, le contrôle des cartels sur les populations est quasiment totalitaire.

Cette accaparation des populations civiles par les cartels pose d’autres enjeux. Le sentiment d’insécurité et le ressentiment des mexicains contre les institutions publiques et politiques, ainsi que le durcissement des politiques américaines contre le Mexique depuis l’élection de Donald Trump, ont conduit l’opinion à voter massivement pour le candidat de gauche, historiquement situé dans l’opposition, Andres Manuel Lopes Obrador (dit AMLO) aux présidentielles de 2017. Le début de mandat d’AMLO est marqué par les questions de réconciliation nationale. Le nouveau chef de l’Etat a lancé au mois d’août 2017 un plan de pacification du pays qui se traduit notamment par une légalisation de certaines drogues douces et le vote d’une loi d’amnistie pour les criminels de bande organisée faiblement impliqués. AMLO rompt avec ses prédécesseurs en souhaitant démobiliser les forces combattantes et pacifier, plutôt que de concentrer la lutte entre les mains de l’armée. La politique de chasseur de têtes menée par l’armée depuis 2006 n’a pas obtenu les effets escomptés : l’arrestation d’« El Chapo » Guzman n’a qu’affaibli le Cartel du Sinaloa qui a su pourtant se relever et a surtout permis au cartel de CJNG de prendre l’ascendant sur le territoire national. L’activité des cartels a continué de fleurir au Mexique.

Focus : « El Chapo » contre « El Mencho »

L’affaiblissement du Cartel du Sinaloa suite à la capture du baron « El Chapo » et les luttes internes pour le leadership de l’organisation ont permis à d’autres cartels d’avancer leurs pions. Parmi eux, le Cartel Jalisco Nueva Generacion tente de prendre le puissant contrôle des régions revendiquées par le Cartel du Sinaloa, bien que certains préféreraient reprendre son flambeau, pour accéder à toute la puissance que permet le marché de la drogue.

Le groupe criminel réunit d’anciennes bandes organisées. Les autorités mexicaines offrent 30 millions de pesos mexicains, soit 1,5 million de dollars américains, en récompense à la capture de son leader et fondateur, Nemesio Oseguera Ramos, « El Mencho », faisant de lui le deuxième délinquant le plus recherché du pays. Ennemi public numéro un au Mexique, « El Mencho » est le baron de la drogue le plus puissant du pays depuis la capture d’« El Chapo ». Sa visibilité médiatique, ses oppositions publiques au gouvernement mexicain et une violence sans vergogne distinguent le mode opératoire du CJNG des stratégies mises en place par les narcotrafiquants « traditionnels ».

Situé sur la côte pacifique du pays, la violence s’est intensifiée dans cette zone. Après la mort de quinze policiers pris en embuscade au mois d’avril, l’année 2015 marque un tournant dans la manière d’entendre la stratégie provocatrice et sophistiquée du groupe contre les forces de l’ordre. Malgré l’arrestation de certains membres du groupe, les confrontations armées fortifient le CJNG qui met à profit la faiblesse du Cartel du Sinaloa pour gagner en légitimité dans ces territoires. Au-delà de son assise dans quatorze états mexicains, sa production de marijuana et de méthamphétamine se transnationalise vers des organisations criminelles présentes aux Etats-Unis, en Europe, en Asie, en Australie et dans d’autres pays d’Amérique Latine comme le Pérou, la Bolivie ou la Colombie.

Qui possède la terre possède le pouvoir. Les velléités expansionnistes des cartels provoquent l’explosion de conflits latents entre les organisations. Les deux plus puissantes, le Sinoaloa et le CJNG se disputent aujourd’hui la région de la Basse Californie, hautement importante pour acheminer la production vers la Californie américaine. Le Cartel du Sinaloa est caractérisé comme la force dominante traditionnelle alors que le CJNG rassemble de nouvelles formes de délinquance. Ce conflit générationnel passe par des stratégies différentes : des affrontements violents et frontaux avec les forces de sécurité mexicaines pour le CJNG, alors que le Sinaloa, plus éloigné de l’espace médiatique, va plutôt tenter de se connecter avec les élites politiques et économiques. Le pouvoir de ces réseaux pointe du doigt le caractère transnational de ceux-ci et l’incapacité de l’Etat mexicain à récupérer depuis douze ans la pleine souveraineté sur son territoire.

[1] Terme employé par Ioan Grillo, El Narco, la montée sanglante des cartels mexicains, Buchet-Chastel, 2012, 358 pages.

Bibliographie :

Ilán Bizberg, « Mexique : de la violence et autres démons », Politique étrangère, 2016/3 (Automne), p. 49-59.

Martin Frieyro, « Le Mexique, un État captif du narcotrafic », Esprit 2012/8 (Août/septembre), p. 157-163.

Ioan Grillo, El Narco, la montée sanglante des cartels mexicains, Buchet-Chastel, 2012, 358 pages.

« Rapport Annuel de 2017 », Organe international de contrôle de stupéfiants, OICS, 2017. Lien URL : [https://www.incb.org/documents/Publications/AnnualReports/AR2017/Annual_Report/F_2017_AR_ebook.pdf]

JMD, “Au premier jour de son procès, El Chapo accuse deux présidents mexicains d’avoir touché des pots-de-vin”, LCI web, 14/11/2018, lien URL [https://www.lci.fr/international/au-premier-jour-de-son-proces-el-chapo-accuse-le-president-mexicain-d-avoir-touche-des-pots-de-vin-joaquin-guzman-felipe-calderon-enrique-pena-nieto-new-york-2104461.html]

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