Première Guerre mondiale: l’impossible retour.

Par Nicolas CADOT

           Où l’on tente l’impossible oubli d’une guerre dévastatrice

          A l’occasion des commémorations du centenaire de l’Armistice, célébré la semaine passée, nous avons souhaité rendre hommage à l’ensemble des combattants et des civils ayant traversé la « Grande Guerre », qu’ils soient victimes directes ou éloignées des conflits. Une fois n’est pas coutume, nous avons pour ce faire choisi de vous présenter un film relativement peu connu, mais qui traduit parfaitement selon nous les difficultés du retour à la vie normale pour les poilus et leur entourage, après quatre années de combats sanglant: Cessez le Feu, un film Franco Belge réalisé en 2017 par Emmanuel Courcol, avec notamment Romain Duris, Céline Sallette et Grégory Gadebois.

 

« L’impossible c’était d’en revenir entier.
Avec une langue pour parler, une bouche pour chanter,
des lèvres pour embrasser,
des oreilles pour écouter, des yeux pour voir,
des jambes pour danser, des mains pour caresser,
des bras pour construire, une tête pour rêver,
un cœur pour aimer…
Bientôt nous parlerons, Georges,
nous chanterons, nous danserons,
nous travaillerons, nous dormirons, nous rêverons, nous espèrerons, nous aimerons, nous vivrons…
Bientôt nous aurons fait l’impossible »

C’est par ce cri sourd d’un homme rendu muet par la guerre que s’achève Cessez-le feu. Ces quelques lignes, écrites à la craie par Marcel Laffont, prennent vie dans l’esprit de son frère Georges, quand que celui-ci décide de rejoindre la femme qu’il aime à Saigon, sous domination française.
Nous sommes en 1925. Georges, le personnage principal du film, interprété tout en sobriété et en profondeur par un Romain Duris magistral, est revenu quelques années plus tôt d’un exil africain à travers lequel il cherchait à dompter ses démons et à chasser les « ombres » qui l’habitent depuis la fin de la Première Guerre mondiale. Comme ses frères, Marcel, prostré et rendu sourd et muet par le traumatisme des tranchées, et Jean, porté disparu en 1916 et déclaré mort des années après, Georges se confronte à l’impossible énoncé par son frère: celui de refermer la plaie béante d’une guerre qui a marqué les corps aussi bien qu’elle a déchiqueté les esprits. La guerre, et surtout l’Argonne de 1916 au sein du 65ème régiment d’infanterie, ne sont évoquées qu’en filigrane, par de brefs flash-backs, des sous-entendus lourds de conséquences et de silences oppressants. Elles sont cependant omniprésentes tout au long du film, au plus profond des personnages et au sein d’une société qui tente tant bien que mal d’afficher une liesse de façade qui ne trompe personne.
Le titre même du film est à cet égard lourd de sens et rappelle que, pour beaucoup, la guerre ne s’est pas terminée avec l’Armistice. Tous recherchent la même chose, qu’Hélène incarne dans un cri du cœur  » je veux juste la paix maintenant« . Une autre lutte commence alors pour les personnages, celui d’une impossible réadaptation au monde réel. Ce combat, perdu d’avance, est d’abord un combat contre soi: contre l’infirmité de Marcel, contre la tempête intérieure de Georges, contre la culpabilité qui ronge Hélène, l’infirmière de Marcel, de n’avoir pas souffert l’enfer des tranchées. C’est aussi un combat contre une société de l’arrière, souvent insouciante, qui ne connaît rien des souffrances des revenants et qui, en fermant les yeux sur la réalité d’une guerre totale et de ses conséquences, accentue un peu plus la fracture entre ceux qui y étaient et les autres. Le dialogue au sein de la population est rompu: les mutilés sont moqués et incompris par les exemptés, et les revenants éructent contre « ces margoulins qui ont fait leur blé pendant que nous on combattait ».
Si Marcel est muet, Georges, lui aussi l’est, car il ne peut pas mettre des mots sur sa douleur, car il ne peut exprimer ce qu’il a vu. A Hélène, qu’il aime et qui lui explique avoir quitté son mari rendu colérique et instable par la guerre, il rétorque  » Il aurait fallu qu’on revienne comment? De bonne humeur? Le sourire aux lèvres, comme si on rentrait d’une partie de campagne? » Puis, quelques instant après:  » C’est d’la qu’on vient nous autres et toi tu sais rien, personne sait ». De la même façon que, de manière évasive, il répond aux reproches de sa mère: « quatre ans là-bas, ça se raconte pas comme ça. » La guerre a transformé les hommes, les plongeant dans un mutisme irrémédiable (Marcel) ou déchaînant leur agressivité (Georges), celle d’un homme qui a vu trop de morts et qui réclame à son tour son droit à être enfin « un peu égoïste ».
La guerre marque ainsi les esprits et les corps: « J’ai 37ans, je suis usé jusqu’à la corde« . Elle a ravagé les terrains, lourds des obus et du plomb des balles, que Georges va être payé à extraire. Elle a aussi profité à certains, ceux qui exhument les cadavres pour 60 francs la pièce et prospère de leur morbide entreprise.
Cette période d’immédiat après-guerre est donc celle d’une reconstruction totale. Pour les personnages principaux, comme on l’a déjà évoqué mais aussi pour les autres, tous concernés d’une manière ou d’une autre par une guerre qui n’a épargné personne: Diofo (Wabinlé Nadié), le tirailleur africain qui a servi sous les drapeaux français et qui transmet aux tribus des colonies son récit exalté de la métropole et de ses exploits sous les ordres du colonel « Lafo »: « Pour la France, on monte au feu! »; la mère des Laffont (Maryvonne Schlitz), engagée dans une association pour les familles de disparus; ou encore Madeleine (Julie-Marie Parmentier), future femme de Marcel et rendue veuve par la guerre. Tous ont perdu quelque chose, qui un frère, qui un fils, qui un mari; et chacun tente à sa façon de réapprendre à vivre et à oublier l’impensable. Cela touche jusqu’au réalisateur lui-même, qui dédie ce film à son grand-père, Léonice, survivant de l’horreur et à tous les autres qui « firent l’impossible ».

Plus confidentiel que des films traitant de thématiques similaires, comme l’adaptation par Albert Dupontel du Prix Goncourt Au-revoir là-haut de Pierre Lemaître, ou encore celle faite par François Dupeyron du roman de Marc Dugain la Chambre des officiers (2001), qui traite également de l’impossible retour à la vie normale des poilus, Cessez-le-feu n’a cependant rien à leur envier en ce qui concerne la profondeur du récit ou la complexité des personnages. Son relatif anonymat, qui ne doit pas faire oublier deux nominations à Locarno et à Angoulême, s’explique peut-être par la rigidité d’un personnage principal sensible mais inflexible, si bien interprété par Romain Duris qu’il est rendu inatteignable aux spectateurs, qui peinent à s’identifier. Les nuances chromatiques entre une Afrique représentée comme une terre d’exil et une Europe filmée de manière plus sombre, renforcent le message d’un film travaillé et qui refuse tout manichéisme. C’est le résultat réussi du travail d’un réalisateur talentueux jusqu’alors souvent cantonné aux polars et thrillers dramatiques (Boomerang, Tête baissée). A travers notamment la lecture de Drieu la Rochelle ou des Croix de bois de Dorgelès, il a su retrouver l’âme des survivants et leur insuffler une aura dramatique inédite pour proposer cette fresque historique, cohérente et réaliste. L’atmosphère particulière et schizophrène des « Roaring Twenties », entre volonté d’oubli et omniprésence du souvenir, est parfaitement retranscrite à travers les errements pathétiques de ces survivants paumés dans un monde qui ne peut plus être le leur.

Même s’il se perd parfois dans des intrigues secondaires qui n’apportent pas grand-chose au propos et souffrent de quelques longueurs, Cessez-le-feu reste un film fort et poignant. En cette année qui commémorera le centième anniversaire de l’Armistice, il nous rappelle un message qui résonne aujourd’hui plus fort que jamais: la guerre, quelle qu’elle soit, ne se cantonne pas aux seuls champs de batailles; et ses conséquences, à jamais, restent indélébiles.

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