La fabrique d’une élite colonisée, focus sur l’Afrique-Occidentale Française

            Par Marc GIELBLAT, Simon FOURNIER et Laura LINK

      En 1923, à dix-huit ans, Félix Houphouët-Boigny est admis à l’école normale William-Ponty de Gorée, au Sénégal. Il suit une formation de médecine. 37 ans plus tard, en 1960, il devient Président de la République de Côte d’Ivoire. Le parcours d’Houphouët-Boigny est riche d’enseignements sur la formation d’élites africaines par l’Etat colonial en Afrique occidentale française. Fils de chef et élève doué, il est envoyé à l’école William-Ponty au Sénégal, très populaire parmi les élites traditionnelles indigènes. Sa position de “Pontin” lui permet d’occuper rapidement des postes influents lorsqu’il se lance en politique. Son attachement à la France une fois la Côte d’Ivoire indépendante démontre “la mise en valeur” de la civilisation française des politiques coloniales d’éducation en AOF. L’Etat colonial a mis en place une politique de fabrique d’élites indigènes en Afrique occidentale française. Celles-ci devaient être les relais des politiques décidées en métropole, et être loyales à l’égard de la population française.

Avant les lois Ferry (de 1881 et 1892), l’instruction des indigènes ne figure pas au programme colonial. Jules Ferry produit un rapport en 1982 prévoyant que l’instruction des indigènes servirait la France tout aussi bien que les colonisés. Complémentaire à l’œuvre de rayonnement, elle est considérée comme le moyen le plus efficace pour asseoir la domination territoriale de la France et pénétrer les âmes conquises. Cette mission éducative a de fortes conséquences sur les destinées des futurs peuples africains indépendants car beaucoup de leurs leaders d’indépendance sont issus des écoles coloniales. L’analyse de la formation d’élites africaines révèle les objectifs de l’Empire colonial, tel que l’assimilation des peuples colonisés, qui tend ensuite vers l’association, et enfin l’indépendance. Elle révèle également les représentations des colons envers les colonisés, comme la préférence pour la formation de métiers manuels. Son étude permet en outre de comprendre la mise sur le côté des femmes dans l’éducation coloniale et les retards que cela génère par la suite pour l’intégration des femmes dans les sociétés postcoloniales.

Il convient de se demander en quelle mesure la volonté de former une élite scolaire acculturée a abouti à l’émergence d’une élite politique, essentiellement masculine, pour l’émancipation socio-politique ?

Si du point de vue de l’Etat colonial, les politiques d’enseignement supérieurs en AOF servaient l’objectif de former des intermédiaires partisans de “la mission civilisatrice” entre l’administration coloniale et la société colonisée (I), l’analyse révèle que, déçus par les contradictions internes de la politique assimilatrice de l’Empire français, les “évolués” aspirent à une indépendance culturelle (II), base par la suite de l’indépendance politique.

I/- Les politiques d’enseignement supérieurs en AOF : la formation d’intermédiaires entre le colon et la société colonisée

A- La formation de « relais » administratif, défenseurs de la « mission civilisatrice »

L’une des missions les importantes de l’éducation en Afrique occidentale française est de transmettre la haute opinion que les colons français se font de la civilisation française. L’école coloniale sert d’instrument de propagande aux fins de convaincre les élèves indigènes de la supériorité de cette civilisation française. Georges Hardy, normalien en littératures et inspecteur général de l’enseignement en AOF de 1912 à 1919, articule la mission civilisatrice de la France dans son ouvrage Une conquête morale : L’Enseignement en AOF (1912).

« Pour transformer les peuples primitifs de nos colonies, pour les rendre le plus possible dévoués à notre cause et utiles à nos entreprises, nous n’avons à notre disposition qu’un nombre très limité de moyens, et le moyen le plus sûr, c’est de prendre l’indigène dès l’enfance, […], de lui ouvrir des écoles où son esprit se forme à nos intentions. »

Il s’agissait de préparer des sujets obéissants et heureux de leur sort, attendant avec confiance les résultats du progrès indéfini qu’on déroulait à leurs yeux1. La culture indigène est dévalorisée afin de mieux garantir la supériorité de la culture française enseignée à l’école2. Symbole de la hiérarchisation entre les deux cultures, les écoliers apprennent dans les écoles coloniales que leurs ancêtres étaient les Gaulois3. L’étendue de cette pratique est néanmoins aujourd’hui quelque peu remise en cause par certains historiens. Pour renforcer cette hiérarchisation entre culture autochtone et culture impériale, l’enseignement est souvent en langue française. En 1944, à la conférence de Brazzaville, il est recommandé que l’enseignement soit donné « en langue française, l’emploi des dialectes locaux étant absolument interdits »4. De plus, le français étant la langue la plus monnayable, les écoles en langue vernaculaire sont souvent délaissées par les familles indigènes. Cette démarche de l’administration coloniale correspond à l’objectif de « mise en valeur »5 de la culture française. L’éducation en AOF est construite pour atteindre cet objectif. Par exemple, l’école normale d’institutrices de Rufisque doit notamment transmettre une éducation morale aux enseignantes africaines et aux futures épouses des auxiliaires masculins6.

Les élites formées par les lycées ou les écoles coloniales doivent servir d’intermédiaires indispensables au fonctionnement de l’administration coloniale. C’est le cas de l’Institut des hautes études de Dakar qui prépare ses étudiants à un diplôme d’études administratives de l’AOF. Les écoles normales de Saint Louis du Sénégal (1903), de Katibougou au Soudan (1935), de Brazzaville (1935), de Dabou en Côte d’Ivoire (1937) et de Rufisque au Sénégal (1938) forment les instituteurs indigènes et les commis de l’administration. L’émergence de cette élite d’intermédiaires produit un flou dans la « grammaire coloniale ». 7La distinction entre sujets indigènes, soumis à un droit coutumier et citoyens européens est mise à mal. L’acquisition d’un capital scolaire grâce à ces « écoles professionnelles » entraine même une reproduction sociale des élites colonisées. Les écoles de médecine et les écoles normales supérieures sont recherchées pour l’éducation des enfants des familles autochtones. Les diplômés de l’école normale William-Ponty constituent un « groupe frontière » perturbant la traditionnelle dualité coloniale du colonisé et du colonisateur, du sujet et du citoyen8. Mais, à de rares exceptions près, les diplômes délivrés par ses établissements n’ont pas d’équivalence en métropole. Par conséquent, les diplômés ne peuvent poursuivre leurs études dans l’enseignement supérieur métropolitain9. Le maintien d’une démarcation entre colons et colonisés demeure par la limitation des études supérieures des colonisés.

La création d’écoles rurales dans les années 1930 montre la volonté de l’Etat colonial de former des élites « manuelles », supposées mieux convenir aux besoins locaux, plutôt qu’intellectuelles10. Ces écoles sont désertées par les colonisés. Après la Seconde Guerre mondiale, une réforme arrête le programme de construction d’écoles rurales.

L’administration coloniale cherche à restreindre l’accès à la formation des élites indigènes. Les effectifs de l’éducation supérieure coloniale demeurent très limités. En 1938, le taux moyen de scolarisation en AOF est de 10%. Ce chiffre démontre la tolérance des dirigeants de l’Etat métropolitain à l’idée de laisser une très grande majorité des indigènes sans ressources scolaires. Nous sommes loin de « l’éducation de la race entière »11 de William Ponty, formule de gouverneur général. L’éducation des élites en AOF est caractérisée par un malthusianisme, pouvant s’expliquer par la peur de former des élites capables de remettre en question la domination européenne12, l’idée étant, plus petit est le nombre « d’éduqués », plus aisé est leur contrôle politique.

Par ailleurs, la transmission de la culture française trouve des limites imposées par l’Etat colonial lui-même, dans les écoles coloniales. En effet, l’administration française cherche à ne pas créer de « déracinés » ou « d’Africains français. » En 1900, le Congrès international de sociologie coloniale organisée dans le cadre de l’Exposition universelle souligne dans son rapport sur la « condition morale des indigènes », la nécessité d’adapter l’enseignement aux différentes sociétés autochtones. C’est la tentative de l’Etat colonial d’associer les élites indigènes plutôt que de les assimiler. A la période de l’assimilationnisme suit en effet une période « d’associationnisme » au début du XXème siècle13.

B- L’adaptation de l’enseignement aux sociétés colonisées: ne pas former des déracinés

L’élaboration d’une politique d’éducation dans les colonies s’est focalisée sur trois objectifs principaux : « Former des cadres indigènes capables de servir d’auxiliaires […] ; assurer l’ascension d’une élite soigneusement instruite et rigoureusement choisie […], éduquer la masse de la population»14, selon Henri Labouret en 1935. Or il apparaît en France un débat concernant deux méthodes d’enseignement différentes en AOF. Celui-ci, comme développé auparavant, se partage entre une théorie assimilationniste qui consiste à appliquer le même enseignement métropolitain dans les colonies; et d’autre part une théorie d’adaptation au contexte et environnement des territoires colonisés. Cependant, par peur que les diplômes des colonisés aient une valeur supérieure à ceux de la métropole par un enseignement d’assimilation, et aussi par crainte d’une potentielle révolte de la part de ces élites colonisées, il est important pour le pouvoir colonial de garder main mise sur ces populations et de les contenir dans une position d’infériorité. Par cela, les principes de la méthode d’adaptation, qui consiste à «l’élaboration d’une pédagogie adaptée aux populations indigènes»15 tout en incluant les valeurs françaises, développée par Georges Hardy, précise qu’il est important de préserver les héritages culturels spécifiques des colonisés, mais également leur héritage « primitif » qui les empêche d’atteindre le même niveau d’éducation que les européens et justifie de surplus l’intervention française dans les domaines de l’éducation16. Hardy, en tant que franc partisan de l’adaptation, témoigne d’une volonté de ne pas « déraciner »17 les colonisés, et insiste sur le fait de préserver les cultures acquises aux cours des siècles précédents. Le danger selon lui est en effet de se retrouver avec un « peuple sans civilisation »18 si les politiques d’éducation se base sur un principe d’assimilation qui ne prend pas en compte l’Histoire de ces sociétés. Dès 1917, Hardy développe une pédagogie qui se base sur les attaches spécifiques des indigènes, pour lesquelles il témoigne une certaine considération: « nous ne tenons pas – on ne saurait trop le préciser – à ce que l’école s’oppose au village et apparaisse aux habitants comme une importation ; nous voulons l’insinuer dans les cœurs indigènes, la faire admettre comme une vieille institution à peine transformée »19. Hardy démontre une nécessaire adaptation de l’enseignement aux sociétés colonisées par une pédagogie adaptée aux sociétés, qui diffèrent elles aussi entre les populations colonisées. Cette méthode d’adaptation doit ainsi permettre une pérennisation de la colonisation et une institutionnalisation de la francophonie, qui par l’éducation apportée doit apparaître essentielle et innée afin éradiquer tout soupçon de mise en question de la colonisation. En effet, l’éducation doit transmettre des connaissances approfondies concernant le pays d’origine des colonisés, qui est suivi naturellement par un amour grandissant pour la patrie française. La pédagogie de Hardy se base sur un enseignement local mis en parallèle avec des connaissances de la métropole, censé renforcer un esprit national et des attaches pour la France. Les colonisés sont ainsi inclus dans un vaste ensemble lié à la France ; sans pour autant faire émerger une classe politique d’élite engagée et habitée par un esprit national des colonies.

En effet, la conquête nationale doit être préservée, non seulement par une étude des cultures indigènes pour pouvoir adapter les politiques scolaires mais également par une distinction entre « masse » et élite : « l’enseignement doit être élémentaire, simple, pratique, adapté aux capacités mentales des enfants auquel il est destiné, mais surtout flexible, variant avec les pays et les races, et gradué selon qu’il prépare l’élite ou la masse. »20. Froidevaux, qui tient ces propos, met donc dès 1900 en exergue une nécessaire distinction entre élite et masse, chez qui la divulgation des valeurs françaises reste la base mais qui cherche à faire émerger des intermédiaires potentiels entre pouvoir colonial et colonisés. Ceux-ci sont chargés de divulguer les enseignements locaux et français mais surtout de veiller à la durabilité des colonies et du pouvoir sur ces populations ; toujours dans une visée de ‘mission civilisatrice’. Chailly-Bert, historien et administrateur colonial, fait également cette distinction et préconise deux éducations parallèles : une adaptée aux «masses inférieures» et une pour les élites préparées aux « emplois supérieurs ». Il insinue ainsi une double éducation qui appuie une double différence, d’une part entre colonisé et colonisateur, puis également entre les colonisés eux-mêmes21 afin de former une élite minime qui sert de collaboratrice et qui exerce un contrôle sur la population colonisée. Mais ceux-ci appartiennent déjà à une sorte d’élites, puisque, et Hardy insiste sur ce point, il est important d’effectuer une sélection parmi les enfants déjà issus de famille éduquée.

En outre, bien que les partisans de l’assimilation sont en faveur d’une unification par la langue comme « prolongement de la patrie »22, cette dimension est réfutée par les défenseurs de l’adaptation et se prononcent en faveur d’un respect total des cultures indigènes qui passe par un respect des langues locales23. Cela montre bien qu’en matière d’éducation, le pouvoir colonial chercher à gérer une coexistence entre un enseignement français et un enseignement indigène, en respectant les cultures locales sur base de valeurs européennes. Ces pédagogies mises en place illustrent une volonté de « indirect rule » flexible à la française, qui tient à pérenniser le contrôle sur les colonies, en favorisant l’émergence d’une élite locale tout en contenant des élans nationalistes potentiels.

C- L’enseignement des femmes dans un contexte sociétal patriarcal

Cette ‘mission civilisatrice’ qu’entreprend la France dans l’Afrique Occidentale-Française est, dans un premier temps, dirigée vers les garçons. Il leur est ainsi permis d’intégrer des écoles et d’accéder à une scolarisation régulière, sans pour autant favoriser des esprits critiques envers le pouvoir colonial, mais tout en faisant émerger une certaine élite colonisée. Ce n’est que dans les années vingt que les filles sont intégrées dans le système scolaire, notamment avec la création de l’école de médecine à Dakar en 1918, puis l’école normale de jeunes filles à Rufisque en 193824. Au total, sur les 1286 admises entre ces deux années, près de 990 ont obtenu un diplôme, malgré les 10% d’abandon25 en cours de scolarisation. Dans les années vingt au sein de l’AOF, deux femmes sur mille suivent une éducation à l’école, puis une sur trois dans les années soixante, à la veille des mouvements d’indépendances26. Bien que cela ne représente qu’une infime partie de la population, outre le fait que ces chiffres, provenant des administrations coloniales, aient sans doute été modifiés, cela a permis à ces jeunes femmes d’acquérir une éducation professionnalisante qui dans les discours leur garantit un emploi par la suite. Cependant, les choix de filières étant très restreint pour les femmes, celles-ci n’étaient destinées qu’à des professions dites « féminines »27, en l’occurrence l’éducation, la santé et le social. C’est pourquoi grand nombre de femmes ayant intégré ces écoles en ressortent avec une formation de sage-femmes et d’infirmières. Et ce sont les seules à avoir acquis ces savoirs-faire spécifiques, ces professions étant considérées comme des professions féminines. Cela pose donc problème face au faible nombre de femmes qui sont en capacité d’appliquer ces savoirs-faire de médecine spécifiques. En effet, dans certaines régions, on peut trouver une infirmière pour 45.000 habitants28, causant ainsi des problèmes sanitaires importants. La réalité sur le terrain est souvent bien loin des discours prometteurs : en 1938, une fille sur neuf est scolarisée, mais ce pratiquement que dans la filière des auxiliaires de santé29. C’est pourquoi les femmes ne sont pas actives dans les mouvements nationaux au début des années vingt. Au contraire, elles sont même reconnaissantes au pouvoir colonial pour leur avoir donné une chance de pouvoir accéder à une éducation et se distinguer de la « masse »30 ; sentiment résultant de la volonté du pouvoir colonial de propager une certaine idée de l’éducation à la française et un sentiment d’appartenance, malgré des droits restreints. Cela retranscrit également la volonté de l’Etat français à s’ingérer dans l’éducation des jeunes africains et africaines, pour prouver la nécessité d’une intervention coloniale dans les sociétés colonisées pour éduquer sa jeunesse. Mais cette intervention provient surtout de la nécessité de limiter tout débordement et expansion du nationalisme. Ceci s’illustre par un changement de politique dès la période d’après-guerre, par laquelle la métropole cherche à accroître son contrôle sur la société colonisée et maintenir les courants indépendantistes, en travaillant les « esprits et les corps» 31 permettant ainsi aux femmes d’intégrer la fonction publique dans une visée de contrôle des individus.

Ce travail de maîtrise sur les esprits des colonisés tout en leur laissant une marge dans l’éducation se manifeste par le fait que les femmes qui ont pu bénéficier d’une scolarisation complète sont toujours cantonnées à leur rôle de « femmes ». En effet, l’école ne cherche pas à véhiculer un esprit d’émancipation pour les femmes, mais supporte plutôt le rôle qu’endossent les étudiantes, celui de ménagère, d’épouse et de mère : « il faut donc que l’école africaine soit à la fois une classe, une cuisine et une maison, car nous sommes et resterons femmes  »32. L’éducation dont jouissent les femmes au cours de leur formation ne leur apporte pas un sentiment d’autonomie et d’émancipation, mais il accentue au contraire leur devoir de mère et d’épouse et ce malgré la présence des jeunes filles à l ‘école. Cela s’explique par le fait que ces campagnes de scolarisation se calquent sur les politiques d’éducation en métropole et sur le rôle des femmes européennes, en l’occurrence françaises. Ces dernières, après avoir travaillées dans les usines et remplacées les hommes dans le quotidien, retournent au foyer et à la place initiale qu’elles occupaient : celui de ménagère. C’est donc cette image qui est véhiculée dans les écoles africaines et sont intériorisées par les jeunes filles, qui malgré une éducation accrue, ne se détachent pas de l’image de bonne épouse et bonne mère dans une société où le patriarcat reste largement ancré. Mais paradoxalement, ce sont majoritairement les pères de famille qui poussent leurs filles à l’école et sont favorables à leur éducation, contrairement aux mères. En effet, ils ont eux-mêmes suivis une éducation scolaire et en connaissent les bénéfices à en tirer, alors que leurs mères sont attachées à leurs traditions et coutumes locales, et sont souvent analphabètes, au contraire des hommes. Ces derniers établissent par leur éducation des contacts avec le colonisateur et sont souvent intermédiaires entre le pouvoir colonial et les locaux, ce qui leur assure une bonne situation de vie ; et vivent donc dans un milieu favorable à l’éducation des jeunes filles.

De plus, l’accès à un certain niveau d’études n’a pas tant une visée de libéralisation de la femme et de sa condition, mais la cantonne encore une fois à son rôle de mère : « Quand nous amenons un enfant à l’école française, c’est une unité que nous gagnons ; quand nous y amenons une fille, c’est une unité multipliée par le nombre d’enfants qu’elle aura »33. En effet, l’école ne leur permet pas en soi de sortir de ce rôle mais suppose au contraire que l’éducation qui leur est permise sera transmise aux enfants qu’elle aura, puisque sa fonction première étant la procréation et par là la diffusion des valeurs françaises aux autres générations. Néanmoins, cette diffusion de valeurs et d’idéaux se fait aussi par les enseignantes qui sont formées dans les écoles. Elles véhiculent par leurs apprentissages dans l’école normale une vision positive du pouvoir colonial et participent ainsi à l’émergence d’une petite élite féminine qui peut se projeter grâce à ces modèles féminins de réussite ; bien que les enseignantes souffrent d’une rémunération moindre que les salariées dans le domaine de la santé. Nous sommes donc en présence d’une amélioration de l’accès à l’éducation pour les femmes, mais qui restent encore soumises aux volontés patriarcales qui résident dans les mœurs et les esprits. Le pouvoir colonial le justifie en prétendant que cela va de pair avec la forte présence de la religion musulmane : « [Notre éducation publique] respecte la doctrine de l’islam et n’a pas pour but l’émancipation de la femme ou la modification des règles fondamentales de la famille islamique »34. Bien que les jeunes filles accèdent à une scolarisation, le traditionalisme présent dans ces pays de l’AOF garde une influence considérable au regard de la possibilité pour les femmes de s’émanciper. Le pouvoir colonial s’efforce par ces directives de ne pas changer en profondeur les prétendues coutumes des colonisés, en passant par un refus d’émancipation et un accès difficile pour les femmes aux fonctions politiques, « domaine du masculin par excellence »35, sous influence d’un modèle patriarcal prédominant, renforcé par une éducation genrée. Peu de femmes sont donc nourries par des sentiments indépendantistes, par manque de légitimité, qu’elles ne pensent pas à s’approprier elles-mêmes. Cependant, on peut considérer un exemple de femme, qui après avoir intégré l’école de médecine de Dakar, jouit d’une légitimité et d’une volonté assidue pour transmettre des idéaux féministes au plus haut sommet du pouvoir politique. Aoua Keita s’investit en effet énormément dans des mouvements d’indépendance du Soudan, et intègre en 1958 le Conseil constitutionnel de la République Soudanaise. Par sa fonction, elle devient un intermédiaire non négligeable dans sa lutte pour l’indépendance dans les dialogues entre le pouvoir national et le pouvoir colonial36. Cela démontre donc que grâce à l’accès privilégié à l’éducation, il est permis à Keita de s’élever dans le domaine politique et de participer aux mouvements nationalistes qui aboutissent à une indépendance du Soudan et par là lui permet de donner une voix aux invisibles de la société. Cependant, les chiffres laissent apparaître une difficulté accrue pour les femmes d’accéder à l’éducation, de part une volonté de l’Etat français de ne pas appuyer des sentiments de lutte nationale et de garder main mise sur ses colonies, marquant ainsi une absence d’élites féminines.

II- L’assimilation déçue, les aspirations des « évolués » à une indépendance culturelle

A- L’échec de l’assimilationnisme

Les écoles coloniales produisent un processus d’acculturation des colonisés à la culture française. L’éducation dans les colonies d’AOF est réalisée sous l’objectif « d’assimiler » les indigènes, c’est-à-dire de les rapprocher des citoyens de métropole et de progressivement leur offrir les mêmes droits. L’école coloniale telle que décrite par l’inspecteur Georges Hardy donne une éducation aux indigènes censée prévenir toute volonté de révolte. L’assimilationnisme, avec sa promesse d’une égalité future entre colons et colonisés, doit permettre l’attachement des élites indigènes à l’œuvre coloniale. Cependant, il convient de nuancer le caractère spécifiquement colonial de l’assimilationnisme. L’historienne américaine Alice Conklin suggère en effet que les colons français ne font dans les colonies que ce qu’ils ont entrepris de faire dans les territoires ruraux de France métropolitaine37. Il s’agit dans les territoires ruraux de faire aimer la jeune IIIème République aux écoliers français et de former des citoyens patriotes. Ainsi, dans les campagnes, les « Hussards noirs »38 de la République transmettent avec zèle les idéaux républicains de modernité dans les campagnes françaises.

Finalement, l’assimilationnisme est enrayé par l’Etat colonisateur lui-même. En 1903, deux arrêtés énoncent que l’acquisition du savoir dans les écoles coloniales n’efface pas « les différences de race ». Le conseil général du Sénégal, composé par des élites indigènes dénonce vivement ces arrêtés, qui va à l’encontre de leur conception d’une assimilation dans les valeurs universalistes brandies par le colonialisme français. De même, la loi Blaise Diagne votée en 1916 montre les limites de l’assimilationnisme en termes de citoyenneté. La loi confère la citoyenneté française aux habitants des « Quatre communes » du futur Sénégal39. Or la nationalité française permet l’accès à d’importantes fonctions dans l’administration coloniale et la poursuite d’études en France. L’attribution de la nationalité ouvre donc un champ de perspectives pour les colonisés. Cette loi provoque cependant de fortes contestations des colons blancs, qui craignent un rapprochement entre les statuts de citoyens français et le statut personnel des « originaires »40. La réaction des colons blancs empêche tout élargissement de l’application de la loi Blaise Diagne par la suite.

Les professeurs sont également divisés en deux cadres : le cadre européen et le cadre indigène. Dans le cadre européen se trouvent les professeurs détachés de métropole. Dans le cadre indigène se trouvent les professeurs formés localement, comme ceux issus de l’école normale de Saint Louis. Il ne peut y avoir de passage d’un cadre à un autre. Cette division juridique contredit une nouvelle fois le discours assimilationniste prôné par l’administration coloniale depuis le XIXème siècle. Le manque d’équité dans l’équivalence des diplômes des étudiants des colonies empêche également l’accès aux meilleures formations de l’Empire français. L’accès à l’éducation demeure le droit d’une minorité de colonisés. Ainsi, en 1945, 80 000 enfants reçoivent la seule éducation de l’école coranique en AOF.

L’assimilationnisme prôné par l’Etat colonial au XIXème siècle connaît des évolutions. Alice Conklin montre qu’à partir de 1880, l’Empire français tente de substituer l’assimilationnisme par « l’associationnisme »41. Inspiré par l’indirect rule anglo-saxon42, l’associationnisme cherche à séduire les élites indigènes traditionnelles et les « évolués ». Il est favorisé par le contexte culturel post Première Guerre mondiale. La France métropolitaine porte un regard plus curieux sur la culture africaine. L’associationnisme prône le respect des coutumes et des institutions locales sous réserve qu’elles ne portent pas atteinte à la morale et aux principes majeurs de la civilisation. Les velléités réformistes de l’administration coloniale sont notamment dues à l’influence du premier député noir B. Diagne, qui réclame que la FRA paie sa « dette de sang » contractée pendant la Première Guerre mondiale43. Signe de cette ouverture, en 1924, un programme de bourses permet aux meilleurs élèves de l’école William-Ponty de partir étudier à l’école normale d’Aix-en-Provence. Par ce biais, il devient possible à une élite très restreinte d’obtenir le brevet supérieur (BS) et d’être intégrée au cadre supérieur.

Dans les années 1920, le conservatisme revient en force d’après Alice Conklin. L’administration applique alors une vision plus conservatrice de l’assimilation. Selon cette vision, l’Afrique doit évoluer et se libérer de ce qui entrave son développement mais de façon mesurée et graduelle sans désorganiser les sociétés locales, sans créer des catégories de « déclassés ». En ce sens, les initiateurs des règlements de 1903 se préoccupent de maintenir une hiérarchie raciale en confinant les Africains instruits dans des cadres réservés. Ce système permet de maintenir efficacement une « juste distance » entre les Européens et les Africains passés par les écoles. Dans les années 1930, la domination est réaffirmée avec notamment la figure de l’instituteur rural44. Les autorités voulaient des études moins ambitieuses, adaptées aux réalités locales et susceptibles d’être plus largement diffusées45. Ce système de non-équivalence demeure inchangé jusqu’en 1944. Il produit une minorité de fonctionnaires africains qui ne peuvent prétendre à une éducation en France métropolitaine et laisse une majorité de la population sans éducation. Contrairement à l’Indochine, il n’y a pas eu de fort mouvement contestataire public.

B- Une élite africaine diverse aux différentes trajectoires sociales : l’exemple des élèves de l’Ecole Normale William Ponty.

Il paraît souvent commode d’utiliser le terme « élite » pour désigner une classe supérieure, valorisée et souvent proche des instances de pouvoir au sein d’une société donnée. Il ne faut pourtant pas tomber dans l’écueil qui fait de ladite « élite », un groupe homogène, conscient de lui-même, composé d’individus partageant des trajectoires et des intérêts communs. Ce terme peut souvent être utilisé comme une simplification déformant profondément les réalités sociales.

La diversité de cette élite peut dans un premier temps être appréhendée par la diversité des profils sociologiques des étudiants de l’école William Ponty. Ce centre accueillant des « indigènes » de toutes les colonies d’Afrique-Occidentale Française concentre en son sein la diversité culturelle et sociale présente au sein de la colonie. Les Pontins forment alors un groupe hétérogène à l’image de la diversités des cultures et des territoires. Ainsi, entre 1906 et 1948, 63% des Pontins venant du Sénégal sont issus d’un environnement urbain de plus de 10 000 habitants et seulement 9% d’un milieu rural. À l’inverse les Pontins du Soudan sont à 59% des ruraux et seulement 17% d’entre-deux sont issus de villes de plus de 10 000 habitants46. Cette diversité des milieux d’origine a alors un impact direct sur les représentations culturelles et l’appréhension individuelle du fait colonial. Le Sénégal a connu un développement urbain plus ancien, et le système des quatre communes a mis en place un fort ancrage d’une culture coloniale colonial dans laquelle les indigènes ont un contact régulier avec les colons, alors qu’à l’inverse, dans des colonies très faiblement urbanisées comme celle de la Haute-Volta ou du Soudan, beaucoup de Pontins viennent de villages sans aucune administration coloniale locale47. Cette diversité des milieux d’origine conduit à une multiplicité des rapports et vécus relatifs à l’entreprise coloniale. Cette prise en compte de la diversité des trajectoires individuelles rompt avec l’imaginaire postcolonial de l’élite indigène issu d’un milieu social favorisé et entretenant des liens directs avec les métropolitains. Cette diversité s’illustre également par la diversité des secteurs professionnels d’origine des Pontins, sur l’ensemble des colonies les étudiants issus de famille de chefs ou notables locaux ne représentent que 14.4% des étudiants de l’école William Ponty entre 1906 et 1948 avec de fortes disparités comme en Haute-Volta où ils atteignent 29.3% et à l’inverse seulement 8.9% au Sénégal48.

L’hétérogénéité des élites s’explique aussi par les fondements de leur voie d’accès aux études supérieures coloniales. Un certain nombre d’acteurs introduit des pratiques de reproductions et d’ascension sociale, dans les milieux de négociants principalement sénégalais49, avec une forte socialisation à la culture coloniale, à la pratique des Français, et ils voient dans l’intégration de ces écoles une continuité naturelle de leur travail d’intermédiaire entre les colons et le reste de la population indigène. On ne peut cependant généraliser cette dimension de reproduction sociale d’un groupe ayant déjà une certaine propension à l’assimilation. D’autres inscrivent davantage leur parcours comme un « itinéraire pionnier »50 dans le sens où celui-ci vient rompre avec les pratiques familiales originellement réticentes à une collaboration avec l’appareil administratif coloniale. Cette trajectoire s’inscrit dans le cadre d’une déstructuration des organisations traditionnelles de pouvoir dans les différentes sociétés sur le territoire de l’Afrique-Occidentale Française. L’enjeu devient alors pour ces individus de trouver un moyen de réaffirmer leur position dominante en multipliant les fondements de leur légitimité. Celle-ci est alors traditionnelle, ils peuvent s’appuyer sur l’héritage politique de leur communauté pour affirmer leur position et devient scolaire dans un environnement où les modalités de gestion se transforment par le poids de l’administration coloniale. Leurs positions se voient d’autant plus renforcées que les « évolués » apparaissent aux yeux des Français comme des intermédiaires essentiels à la territorialisation de leur action51.

L’élite indigène dans la première moitié du XXe siècle se constitue essentiellement comme une élite scolaire. L’éducation dans l’« école du blanc », la maîtrise des lettres, de la culture et de la langue française sont autant d’enjeux participant à un accès à une position sociale élevée dans un contexte de restructuration des sociétés locales suite aux bouleversements induits par la colonisation. Mais cet « élitisme » peut être remis partiellement en cause par les réalités vécues par les Pontins à l’issue de leur formation. Jean-Hervé Jézéquel parle de « malentendu opératoire »52 pour décrire la situation dans laquelle se retrouvent les anciens élèves de l’Ecole Normale William Ponty. Bien qu’ayant un niveau d’éducation élevé, théoriquement conforme aux standards de la métropole, et se détachant largement du reste de la population indigène, l’administration coloniale n’entendait pas former cette élite scolaire autochtone dans le but d’en faire des égaux sur le plan hiérarchique, mais d’en faire des intermédiaires entre les colons et le reste de la population indigène. Cette situation nourrit une profonde désillusion de la part des Pontins, ils se retrouvent dans un entre-deux dans lequel ils ne bénéficient pas pleinement d’une reconnaissance et d’une valorisation ni par les colons ni par leur communauté. Ils ne peuvent donc prétendre au même statut que les administrateurs coloniaux venus de la métropole et ils subissent aussi déclassement au sein des structures sociales traditionnelles africaines. La figure de l’enseignant, principale fonction des Pontins, ne bénéficie pas d’une valorisation au même titre que d’autres figures comme celle du médecin, il est généralement décrédibilisé par le fait qu’il doive passer ses journées entourées d’enfants, on parle sur le ton de la moquerie de l’enseignant comme un « grand enfant »53. D’autre part, cette dévalorisation des Pontins par leur communauté s’explique également par leur processus d’acculturation qui ne signifie pourtant pas la fin d’une certaine forme de mépris des Français à leur encontre.

C- D’une élite scolaire et intellectuelle à une élite politique en route vers la décolonisation

La mise en place d’une administration coloniale directe en Afrique-Occidentale Française, les « Blancs » ont un statut privilégié au sein de la colonie et les autochtones se retrouvent dépossédés des positions sociales dominantes. La mise en place d’un système d’enseignement supérieur basé sur le modèle français avec une ambition d’assimilation et en vue de former une élite autochtone va rapidement faire apparaître une forme de paradoxe. Les fonctions privilégiées avec de réelles responsabilités se retrouvent alors largement monopolisées par les métropolitains, les élites scolaires autochtones se retrouvent alors dans une position d’auxiliaire qui créent alors une large catégorie sociale qui entretient un sentiment de frustration. Cette disposition d’ascension sociale limitée par la politique racialiste de l’administration coloniale crée les conditions de l’émergence d’une élite du savoir dominé à une élite socio-culturelle dirigeante. Les trajectoires et les ambitions individuelles incitent les individus ayant bénéficié d’une éducation supérieure dans l’école du blanc à se porter à la tête de mouvement de contestation de l’ordre colonial. Au-delà d’une volonté d’émancipation culturelle, l’accession à une autonomie politique ou une indépendance s’inscrit dans une lutte pour l’accession aux fonctions dominantes et à responsabilité.

Malgré la diversité des réalités sociales d’une élite autochtone en Afrique-Occidentale française, celle-ci connaît une vague de remobilisation à partir des années 30 avec l’émergence d’un espace public de débat. L’élite scolaire et lettrée se pose alors un groupe ayant l’ambition commune de débattre et ayant la capacité de mobiliser des réseaux propices à la circulation du savoir. Les échanges vont permettre l’émergence de divers discours critiques sur la présence française, l’administration coloniale et également produire un discours visant à construire les sociétés locales en un « nous politique »54. L’image de cette élite scolaire va alors connaître une revalorisation et lui permettant de se porter en groupe ayant la légitimité et les codes pour représenter des revendications politiques des sociétés colonisées. À partir de 1933, l’École Normale William Ponty met en place le système de Cahiers qui s’affichent comme des ensembles de textes visant à collecter des analyses et des données sur les différentes réalités socioculturelles du territoire de l’Afrique-Occidentale Française. Progressivement les Pontins vont alors renverser la tendance d’acculturation, de dévalorisation des traditions et valeurs africaines par l’éducation française. Ces Cahiers vont alors constituer une nouvelle base de réflexions et de savoirs sur l’Afrique sur laquelle de nouveaux courants de pensée vont émerger. Une nouvelle culture va alors apparaître au sein des lettrés basés sur la reprise de l’héritage africain et va diffuser des messages tendant à redéfinir les identités africaines. Cette base conduit progressivement à une recomposition idéologique de l’élite sur des bases panafricaines. Le théâtre constitue alors une de ces interfaces par laquelle l’élite scolaire africaine va véhiculer cette nouvelle approche culturelle55. Il permet non seulement de circuler au sein des milieux lettrés d’Afrique-Occidentale Française, mais apparaît aussi comme un moyen de diffuser les idées au plus près des populations indigènes56. Ces nouveaux espaces de débat vont permettre à une élite scolaire qui jusqu’alors se caractérisait par des parcours divers et une forte disparité socioprofessionnelle de se remobiliser pour apparaître comme les acteurs principaux de ce nouveau paradigme culturel et d’émancipation des peuples d’Afrique-Occidentale Française57.

Ces différents éléments vont progressivement faire apparaître la nécessité de changer radicalement les rapports entre la France et ses colonies. Cette volonté de cette nouvelle élite politique de transformer les relations et la structure politique et administrative de l’Afrique-Occidentale Française va progressivement se diriger vers un désir d’indépendance. La République française a toujours entretenu le principe d’une « République une et indivisible », il est réaffirmé dans la Constitution de 1946. De ce fait, l’Union française a pour ambition à terme une intégration complète des indigènes58. L’assimilation doit alors mettre fin à la colonisation, lorsque la mission civilisatrice aura atteint son but et que la société française incluant alors l’Afrique sera devenue une société politique relativement homogène. Si ce point de vue souhaité par la métropole pouvait pacifier diverses revendications notamment politiques, elle s’inscrit dans une logique d’acculturation des populations colonisées. Or le processus de réappropriation de la culture africaine fait de l’« africanité » un nouvel enjeu de revendication politique : l’assimilation ne devient plus un modèle souhaité par les élites colonisées. L’Union française ne parvient pas à résoudre les tensions qui perdurent entre la Métropole et les colonies. Entre 1946 et 1958, divers débats en faveur d’une autonomie accrue des territoires coloniaux au sein de l’Union française connaissent des relatifs échecs. Cette période se caractérise par la montée d’une division au sein des élites d’Afrique-Occidentale Française. Si un consensus politique émerge avec la nécessité d’accéder à une autonomie sur le plan politique et administratif ou encore d’avoir le droit de revendiquer sa culture, l’indépendance ne fait pourtant pas l’unanimité. Si le basculement d’une l’élite scolaire et intellectuelle en une élite politique peut dans l’entre-deux-guerre être envisagée sous un angle sociologique, comme les revendications d’une classe défendant plus ou moins leurs intérêts, l’après-Seconde Guerre mondiale change la donne. L’élite acquiert une fonction de représentation populaire qui élargit considérablement le champ des revendications contre la présence française et s’inscrivent de plus en plus dans la scène politique française mais aussi international dans un contexte de Guerre Froide et de remise en cause totale des modèles coloniaux. Les débats vont alors tendre vers une polarisation. La montée des nationalismes en Afrique ne s’accompagne pas nécessairement d’un discours ferme pour une indépendance. Léopold Sédar Senghor est lui-même réservé sur l’intérêt économique d’une indépendance totale59 alors que d’autres partis tel que le Parti du Regroupement Africain en appelle en 1958 à une indépendance immédiate60. A la suite des événements d’Algérie en 1958, Charles de Gaulle doit proposer une nouvelle Constitution dans laquelle il doit redéfinir les rapports entre la France et les peuples qui lui sont associés. La Communauté française se pose comme un ultime projet pour tenter de conserver un rapport direct entre la France et les Territoires d’outre-mer. Cette relation particulière des élites indigènes se caractérise alors par une relation pragmatique et sur des bases égales avec la Métropole. Cette fracture se manifeste alors jusqu’au derniers instants de l’aventure coloniale, en effet lorsqu’en 1958 les Etats d’Afrique Occidentale Française doivent se prononcer sur leur volonté d’intégrer la Communauté Française

Alors que la majorité des Etats d’Afrique Occidentale française, comme le Sénégal de Léopold Sedar Senghor ou la Haute-Volta de Maurice Yaméogo acceptent la Constitution de 1958 et de devenir Etats membres de la Communauté Française, la Guinée avec à sa tête Ahmed Sékou Touré la refuse.

CONCLUSION

Le système éducatif français mis en place en Afrique-Occidentale Française se base sur la volonté de lutter contre l’enseignement religieux et de diffuser progressivement les idéaux républicains et l’attachement à la France dans les populations indigènes. L’intérêt est alors pour la métropole de structurer profondément l’influence française dans l’esprit des autochtones et ainsi se maintenir durablement. Cependant, la France doit prendre en compte les particularités culturelles et sociales de l’Afrique-Occidentale Française et devra alors moduler sa politique éducative coloniale selon les points de conflictualité. Sous l’influence de Georges Hardy, le modèle de l’adaptation s’impose alors dans les écoles coloniales. Il s’agit alors de donner un modèle spécifique aux réalités coloniales qui soit alors plus respectueux des coutumes et qui n’a pas comme ambition à terme d’effacer les cultures indigènes. L’enjeu devient alors pour les Français de concilier ce respect de tradition à une adhésion au sentiment national français et limiter l’émergence de mouvements indépendantistes. C’est dans cette perspective que l’école coloniale va peu se centrer sur l’éducation des femmes et elles vont pendant longtemps rester en marge de possibilités d’ascension sociale durant la période coloniale. Cette éducation coloniale a aussi pour ambition de former une élite indigène, une catégorie de population lettrée qui doit se constituer progressivement comme les relais locaux de l’influence française et de l’assimilation. Mais la diversité des trajectoires de cette élite va limiter les résultats concrets. Cette position dans un système colonial dénigrant largement les indigènes va nourrir des frustrations, va permettre l’émergence de nouveaux enjeux et espaces de contestation. Ainsi cette élite scolaire va progressivement se constituer en une élite politique. La centralisation des établissements scolaires pour tout le territoire de l’Afrique-Occidentale française va privilégier l’émergence de courants de pensée panafricains et vont se porter comme fer-de-lance des mouvements de revendications autonomistes voir indépendantistes.

1Denise Bouche. Quatorze millions de Français dans la Fédération de l’Afrique occidentale française ?. In: Revue française d’histoire d’outre-mer, tome 69, n°255, 2e trimestre 1982. pp. 97-113

2Sean Gravelle, « A Mission to What?: Education in Afrique Occidentale Française, 1903-1945 »

3Bouche Denise. Autrefois, notre pays s’appelait la Gaule…Remarques sur l’adaptation de l’enseignement au Sénégal de 1817 à 1960. In: Cahiers d’études africaines, vol. 8, n°29, 1968. pp. 110-122

4Commissaire aux Colonies, René Pleven. Voir. Patrice TANANG TCHOUALA, et Hervé Joël EFON ETINZOH, (2013). « Les dynamiques démolinguistiques au Cameroun de 1960 à 2005 ». Québec : Observatoire démographique et statistique de l’espace francophone / Université Laval, 100 p. (collection Rapport de recherche de l’ODSEF).

5Alice Conklin, Mission to civilize. The republican idea of Empire in France and West Africa, 1895-1930, Stanford University Press, 1997.

6Pascale Barthélemy, « L’enseignement dans l’Empire colonial français : une vieille histoire ? », Histoire de l’éducation [En ligne], 128 | 2010, mis en ligne le 01 janvier 2014, consulté le 30 mars 2018.

7Jean-Hervé Jézéquel, « Grammaire de la distinction coloniale. L’organisation des cadres de l’enseignement en Afrique occidentale française (1903-fin des années 1930) », Genèses 2007/4 (n° 69), p. 4-25

8Pierre Singaravélou, « « L’enseignement supérieur colonial ». Un état des lieux », Histoire de l’éducation 2009.

9Harry Gamble, « La crise de l’enseignement en Afrique occidentale française (1944-1950) », Histoire de l’éducation [En ligne], 128 | 2010, consulté le 30 mars 2018

10Jean-Claude Nardin, Soutenance de thèse [Denise Bouche :  » L’enseignement dans les territoires français d’Afrique occidentale de 1817 à 1920. Mission ou formation des élites ?  » ]. In: Revue française d’histoire d’outre-mer, tome 61, n°224, 3e trimestre 1974. pp. 463-465;

11Jean-Claude Nardin, Soutenance de thèse [Denise Bouche :  » L’enseignement dans les territoires français d’Afrique occidentale de 1817 à 1920. Mission ou formation des élites ?  » ]. In: Revue française d’histoire d’outre-mer, tome 61, n°224, 3e trimestre 1974. pp. 463-465;

12Pierre Singaravélou, op. cit.

13Conklin, op. cit.

14Henri Labouret, “L’éducation des masses en Afrique occidentale française”, Afrique journal of the International African Institute, 01.1935, vol8, n1, p98-102

15Georges Hardy, Une conquête morale, 1917

16Ibid.

17William Merlaud-Ponty, “Circulaire relative aux programmes scolaires”, 01.05.14

18Georges Hardy, Une conquête morale. L’enseignement en AOF, Paris, Armand Colin, 1917, p. 203-204

19Ibid.

20Henri Froidevaux, L’oeuvre scolaire de la France aux colonies, 1900

21Historien et administrateur colonial Chailly-Bert

22Louis Vignon, Un programme de politique coloniale. Les questions indigènes, Paris, Plon, 1919, p.510

23Leila Lehmil, L’édification pour un enseignement pour les indigènes: Madagascar et l’Algérie dans l’Empire français,

24Pascale Barthélémy , « Africaines et diplomées à l’époque coloniale (1918-1957) », Presse universitaire de Rennes, 2010

25Femmes, africaines et diplômées. Une élite auxiliaire à l’époque coloniale. Sages-femmes et institutrices en AOF (1918-1957), Paris , Université Paris 7-Diderot, 2004, 945 p

26Haut-Commissariat de l’AOF, Annuaire statistique de l’AOF, années 1950 à 1954, vol. 5, t. 1, Paris , 1956, 211 p., p. 73.

27Pascale Barthélémy , « La professionnalisation des Africaines en l’AOF (1920-1960)», Vingtième Siècle, Revue d’Histoire, 2002

28Ibid.

29Ibid.

30Ibid.

31Pascale Barthélémy , « Africaines et diplomées à l’époque coloniale (1918-1957) », Presse universitaire de Rennes, 2010

32Mme Keita, « Et celles qui n’auront pas à émarger demain… ? », L’Éducation africaine, 39e année, 13, 1951, p. 53-54.

33Georges Hardy, Une conquête morale, l’enseignement en AOF, Paris, Armand Colin, 1917

34Archives nationales du Sénégal (ANS), série O, cité par Diane-L. Barthel, « Women’s Educational Experience under Colonialism : Towards a Diachronic Model », Signs, vol. 11, Automne 1985, p. 137-154

35Catherine Coquery-Vidrovitch, « Histoire des femmes d’Afrique », dans « Femmes d’Afrique », CLIO. Histoire, Femmes et Sociétés, 6, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1997, p. 9

36Aoua Keita, « La vie d’Aoua Keita racontée par elle-même », Paris, Présence Africaine, 1975

37Conklin, op. cit.

38Charles Peguy, L’argent, 1913.

39Premières communes de plein exercice créées par la France au Sénégal à la fin du XIXème siècle : Gorée.

40Ressortissants des tribunaux coutumiers et islamiques en raison du statut personnel. Ils ont un statut distinct des « évolués » (individus scolarisés, acculturés ayant renoncé à la protection du statut personnel).

41Conklin, op. cit.

42François Manchuelle. « Assimilés ou patriotes africains ? Naissance du nationalisme culturel en Afrique française (1853-1931) ». Cahiers d’études africaines, vol. 35, n°138-139, 1995. pp. 333-368; doi : 10.3406/cea.1995.1453

43Jézéquel, op. Cit.

44Jézéquel, op. Cit.

45Gamble, op. Cit.

46Jean-Hervé Jézéquel, « Les “enfants du hasard” ? », Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs,[En ligne], 2 | 2003, mis en ligne le 01 septembre 2012, consulté le 17 mars 2018

47Ibid

48Ibid

49Ibid

50Ibid

51Ibid

52Ibid

53Jean-Hervé Jézéquel, « Les enseignants comme élite politique en AOF (1930-1945) », Cahiers d’études africaines [En ligne], 178 | 2005, mis en ligne le 30 juin 2008, consulté le 25 janvier 2017

54Jean-Hervé Jézéquel, « Les enseignants comme élite politique en AOF (1930-1945) », Cahiers d’études africaines [En ligne], 178 | 2005, mis en ligne le 30 juin 2008, consulté le 25 janvier 2017

55Boubacar Niane, « Transfiguration socioculturelle à l’École normale William Ponty, prélude du panafricanisme », Topique 2016/4 (n° 137), p. 31-45.

56 Ibid

57Jean-Hervé Jézéquel, « Les enseignants comme élite politique en AOF (1930-1945) », Cahiers d’études africaines [En ligne], 178 | 2005, mis en ligne le 30 juin 2008, consulté le 25 janvier 2017

58Kathrin Heitz, « Décolonisation et construction nationale au Sénégal », Relations internationales 2008/1 (n° 133), p. 41-52.

59Voir articles de Léopold Sedar Sanghor dans la Condition Humaine du 11 janvier 1949 et du 10 févier 1953, cité dans Kathrin Heitz, « Décolonisation et construction nationale au Sénégal », Relations internationales 2008/1 (n° 133), p. 41-52. p. 10

60Anignikin Sylvain C. Les élites africaines et l’indépendance : le cas des « évolués » du (Bénin).. In: Outre mers, tome 97, n°368-369, 2e semestre 2010. Cinquante ans d’indépendances africaines. pp. 21-35.

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