HOMMES ET MACHINES DANS LES ARMEES DES GRANDES PUISSANCES EUROPENNES : LES MUTATIONS DE L’APRES 1918

Durant les premières décennies du XXe siècle, la place croissante de la machine remet en question le primat des soldats à pied et à cheval qui avaient façonné l’histoire de l’Europe. De même que la mitrailleuse avait suscité, avant 1914, un certain scepticisme dans les états-majors européens, l’intégration du moteur aux équipements des armées ne va pas de soi. Progressivement, la répugnance des troupes pour le corps à corps stimule l’ingéniosité technique, qu’il s’agisse d’accroître la distance du tir ou de se protéger des feux de l’ennemi. Comme le colonel Ardant du Picq, auteur classique de la pensée militaire, le formule avant la confrontation franco-prussienne de 1870, le perfectionnement continu de tous les engins de guerre n’a point d’autre cause : anéantir l’ennemi en restant debout (1). Simultanément s’exprime la crainte de l’invention d’équipements capables de démultiplier la cruauté inhérente à la guerre. Entre l’homme et la machine s’esquisse, puis s’intensifie, un pas de deux dont l’amplitude va croissant à mesure que l’on s’avance dans les premières décennies du XXe siècle (2). L’usage militaire du moteur est relativement bien accepté tant qu’il sert les armes consacrées dans un rôle de transport. La polémique surgit surtout quand il s’agit de faire évoluer les formes traditionnelles du combat. Cette mutation est en effet susceptible d’induire des changements dans le triptyque fonctionnel de l’armée constitué des valeurs fondamentales que sont le respect, la discipline et l’esprit de sacrifice. Dans la fresque ininterrompue des progrès de l’art militaire, la Grande Guerre produit un phénomène de coalescence créatrice des énergies et des savoir-faire. Elle donne naissance à une machine inédite, le char de combat. Si son emploi peut conduire, à terme, à repenser la conduite des troupes, ce n’est pas ainsi qu’il est immédiatement perçu lors de sa création quasi-concomitante, mais sans coordination préalable, en France et en Grande-Bretagne. Bien qu’elle ne concerne qu’une frange limitée de personnels, une relation complexe, faite de confiance et de défiance, se tisse entre les cuirassés terrestres et les hommes qui entrent en contact avec eux, qu’ils servent sous leur blindage ou dans leur environnement. Dès l’été 1917, le pionnier britannique des chars Fuller a l’intuition d’un changement radical, estimant que la « guerre mécanique » (3) est en train de se substituer à la force musculaire des hommes et des chevaux. La réalisation de cette vision prophétique s’échelonne néanmoins sur plusieurs décennies. Les engins terrestres que sont les chars et les automitrailleuses suscitent un volume de littérature sans proportion avec leur importance réelle au sein des forces. Les aptitudes manuelles et techniques particulières requises par le maniement des chars engendrent des formes d’évolution culturelle inédites. Selon les sensibilités nationales et individuelles se déploient de multiples positionnements face à la modernité, du rejet simple à l’enthousiasme, en passant par une acceptation conditionnelle et prudente. Interdits aux Allemands, qui spéculent pragmatiquement sur leurs aptitudes et leurs faiblesses, les envisageant en rapport avec les hommes qui les servent et qui, fantassins ou artilleurs, interagissent avec eux, les chars sont tenus dans la plus exacte subordination de l’infanterie par les Français. Les Britanniques sont les seuls à les consacrer comme une arme à part, possédant son école, ses implantations géographiques particulières ; un périodique lui est entièrement consacré. L’après-guerre voit le retour de Paris à un certain conservatisme qui, loin de se limiter à la composition politique de la Chambre  (4), irradie dans diverses strates du corps social. Les Allemands, si leur expérience en tant que constructeurs de chars ne dépasse pas la limite de l’anecdotique, sont conscients de la mutation entraînée par la part de plus en plus grande prise par les machines sur les champs de bataille, qu’il s’agisse d’armes automatiques ou des applications diverses de la technique du moteur. Ils perfectionnent les rudiments d’une efficace lutte anti-char élaborée durant les hostilités. Il s’agit de surmonter le phénomène d’effroi initialement provoqué par les appareils nouveaux. Un officier britannique le caractérise ainsi : les tanks ! Pour les non-initiés (…) ce terme évoque l’image d’un monstre d’acier, à la respiration de feu, tirant des balles et des obus contre l’ennemi, inexpugnable par l’homme et imperméable à la plupart des engins de guerre ; sublime, en vérité, dans son attitude de puissance et de détermination indomptable (5). Concrètement, le tir bien ajusté d’un canon peut détruire totalement un char, vouant ses occupants à mourir bien souvent calcinés, du fait notamment de l’inflammabilité du carburant. Même hors d’usage, le blindé occasionne des sentiments violents chez ceux qui y sont confrontés pour la première fois. Il apparaît à certains égards comme une transfiguration du cheval (6), compagnon séculaire de l’homme de guerre. Depuis la phase matricielle de la Grande Guerre, des mécanismes de symbiose s’amorcent entre la machine, encore imparfaite, et les hommes qui la servent. L’équipage des chars manœuvre dans un univers différent de celui des fantassins. Les aviateurs, souvent considérés comme des privilégiés, évoluent eux dans une dimension encore différente. Face à l’artillerie et à l’infanterie adverses, fantassins et tankistes (7) ne bénéficient pas du même degré de protection. L’armure, employée sous une forme moderne, réinventée, collective et non plus individuelle comme à l’époque des chevaliers, produit cependant un impact psychologique non-négligeable. L’extrême inconfort, voire la suffocation et les nombreuses occasions de blessures à bord font que l’aptitude des tankistes au combat prolongé est néanmoins nettement inférieure à celle des soldats à pied. Une forte cohésion s’établit néanmoins entre les membres de l’équipage, qui partagent un certain sens de l’aventure. Les tankistes sont cimentés par un esprit de corps particulier, différent de celui qui prévaut dans les unités d’automitrailleuses. L’intégration de la machine aux armées fait naître de nouvelles constellations symboliques qui transparaissent notamment dans la sphère de l’iconographie. Le substrat démographique existant est cependant très disparate, en France, en Allemagne ou en Grande-Bretagne, que ce soit du côté de ceux qui fabriquent les équipements de guerre ou de ceux qui les manient. Vitesse, mobilité remettent en question les rythmes traditionnels du combat, bousculant les routines de la pensée militaire. Les écrits d’Ernst Jünger témoignent de la manière dont est intégrée cette phase de transition. Au début de la guerre, à l’époque des grands mouvements (…) on ne percevait pas encore entièrement la différence avec le passé; cette perception n’a eu lieu que lorsque l’esprit de la machine s’est également emparé des champs de bataille d’Europe centrale, et que sont apparus les grands pilotes, les tankistes et le chef des Stoßtruppen ayant reçu une formation de technicien (8). Il établit un lien très net entre engins, innovations tactiques et avènement d’un type de combattant encore inédit dans l’histoire militaire. Alors qu’un cavalier comme le général Weygand (9) fait preuve d’une compréhension profonde des possibilités de la machine, le général Estienne, pionnier des blindés, synthétise les enseignements de son expérience des combats, insistant sur la nécessité d’une culture technique pour l’ensemble des combattants. L’appétence pour les applications pratiques des progrès scientifiques, marquée et déjà ancienne dans le monde germanique, sectorielle dans la société militaire britannique, est assez limitée versant français. Le général Estienne estime indispensable de pallier d’éventuels débuts de panique parmi des conscrits peu formés en démystifiant les objets qui en sont la cause. Sans distinction de grade, un enseignement adapté devrait permettre à l’homme de maîtriser sa crainte irraisonnée des engins mécaniques, afin de mettre en échec les légendes génératrices de découragement (10) . Il suggère de soigner l’éducation des cadres, sans aller jusqu’à préconiser la formation d’une armée de métier – sans doute en partie parce que son naturel républicain le porte à croire en la possibilité d’une amélioration générale de larges franges de la population. Cette préoccupation de la polyvalence et de l’ouverture n’est pas entièrement éloignée du programme assigné par le général von Seeckt à l’armée allemande réduite à 100 000 hommes, privée de chars, dominée par les fantassins et les cavaliers, mais tendue vers l’avenir. L’avènement du char de combat induit une potentielle ré-articulation des rapports entre l’officier et ses hommes. L’élément de base traditionnel du combat se déplace du groupe de fantassins à la combinaison de l’équipage et de la machine. Ce qui correspond à l’homme du rang, c’est le char de combat manié, dirigé tactiquement et techniquement par un officier ou un gradé (11). La technicité croissante de l’armement conduit à un éloignement, douloureusement vécu par les Français attachés au principe de la conscription, de l’idéal de l’homme de troupe polyvalent commandé par un officier théoriquement omniscient. Même en Grande-Bretagne, nation vue depuis Paris et Berlin comme le paradis de la mécanisation militaire, la familiarité des cadres de l’Army avec les chars est considérée comme insatisfaisante. Les appareils sont des objets de fierté, condensant les avancées technologiques dues au génie industriel national. Il devient nécessaire de prévoir un entraînement intensif (drill) particulier aux formations blindées. Seuls les Britanniques réussissent à mettre en pratique un programme de ce type. L’objectif ne se réduit pas à cultiver des comportements standardisés, induisant par une réponse de type robotique l’accomplissement des ordres, mais vise le développement d’une certaine intelligence dans les interactions entre les hommes et les machines. Le programme de l’École militaire de Saint-Maixent est moins ambitieux, n’étant pas centré autour du char et de l’exploitation poussée de ses possibilités. Les Allemands, eux, ne peuvent entraîner qu’une frange très réduite de leur Reichswehr de 100 000 hommes, en décentralisant quelques officiers en Suède par exemple, ou par des mécanismes occultes de coopération avec la Russie soviétique. Globalement, la fascination exercée par les moyens de la guerre mécanisée au sein des forces terrestres est assez limitée côté français, très rationnelle (12) – et circonscrite aux professionnels des armes – côté britannique. Dans le monde germanique, elle est généralement importante, mais sujette à controverse. La littérature militaire, de l’Armistice à 1935 environ, montre une inquiétude palpable en ce qui concerne l’intégration du char dans l’architecture générale des forces, même si celui-ci se place nettement dans l’histoire millénaire de l’usage de la cuirasse au combat. De manière générale, le fantassin se pense toujours par rapport à son arme individuelle, tous deux formant un binôme traditionnel, étroitement soudé. Idéalement, il serait souhaitable que le militaire fasse corps avec l’engin dans lequel il sert comme le cavalier avec sa monture, possédant une entière maîtrise de la machine. La stratification traditionnelle de la pensée militaire empêche le développement d’une conception panoramique des forces, dans laquelle les composantes terrestres, aériennes et navales seraient étroitement imbriquées. Les querelles interarmes, n’expliquent pas entièrement pourquoi les armées européennes ne tirent pas pleinement partie des possibilités de la machine. Le coût des engins motorisés peut être certes très élevé, leur angoissante dépendance au carburant est fréquemment mise en avant. Les freins à une familiarisation plus poussée entre les soldats et les blindés sont avant tout d’ordre moral, puisque les chars impliquent des ajustements importants au sein des appareils politico-militaires. Le Britannique Rowan-Robinson écrit par exemple que la mécanisation, nécessitera une plus grande intelligence, une plus large répartition de la responsabilité et une fierté investie dans les activités individuelles dépassant le niveau requis autrefois (13). Au-delà de ses capacités humaines, techniques et industrielles, chaque pays réagit aux innovations nées de la Grande Guerre en fonction de sa culture propre, secrétée à partir de l’expérience accumulée, cet ensemble de représentations influant la détermination de la politique militaire.

 

Candice Menat, doctorante en Histoire au CHERPA

 

(1) ARDANT DU PICQ, Charles, colonel, Études sur le combat, Paris, Hachette, 1880, VII et 296 p., p.75. Le colonel Ardant du Picq est un praticien autant qu’un penseur militaire.
(2) LAFON, Alexandre, MIÈGE, Colin, Une Guerre d’hommes et de machines, Désiré Sic, un photographe du génie 1914-1918, Toulouse, Privat, 2014, 151 p. rend par exemple l’atmosphère particulière du front français, l’entrelacement des hommes et du matériel dans un univers où la mort est omniprésente.
(3) Il développe ce thème dans l’essai qui lui vaut le RUSI Prize en 1919.

(4) On évoque une « Chambre bleu horizon », par allusion à la couleur des uniformes de l’armée française.
(5) HAIGH, Richard, capitaine, Life in a Tank, Cambridge, The Riverside Press, 1918, 141 p., p.1.
(6) BALDIN, Damien, « De la contiguïté anthropologique entre le combattant et le cheval », Revue historique des armées n°249 2007, p.75 à 87 décline ce thème à travers un brillant entrelacs de sources orales et écrites, ainsi que de travaux universitaires contemporains.

(7) Bien que combattu avec ardeur par le général Estienne, « tankiste » est le vocable qui s’impose pour désigner tout membre de l’équipage d’un char.
(8) JÜNGER, Ernst, Das Wäldchen 125 : eine Chronik aus den Grabenkämpfen 1918, Berlin, Mittler, 1925, XII et 254 p., p.3.
(9) WEYGAND, Maxime, général, « La Cavalerie et la Revue de Cavalerie », Revue de Cavalerie n°1 janvier-février 1921, p. 2 à 8

(10) ESTIENNE, Jean-Baptiste Eugène, général, « Les forces matérielles de la guerre », Revue de Paris 15 janvier 1922, p. 225 à 238, p.227.
(11) ANONYME, « L’instruction dans les unités de chars de combat », Revue d’infanterie n°415 avril 1927, p.496 à 522, p.496.
(12) Le colonel Fuller excepté, si des envolées lyriques à propos du char existent dans la littérature militaire britannique, aucune véritable mystique de la machine ne se développe au Royaume-Uni.

(13) ROWAN-ROBINSON, Henry, Brigadier-General, « Panic in war », Journal of the Royal United Service Institution n°496 novembre 1929, p.732 à 737, p.732.

 

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