Première Guerre mondiale: l’impossible retour.

19 Nov

Où l’on tente l’impossible oubli d’une guerre dévastatrice

A l’occasion des commémorations du centenaire de l’Armistice, célébré la semaine passée, nous avons souhaité rendre hommage à l’ensemble des combattants et des civils ayant traversé la « Grande Guerre », qu’ils soient victimes directes ou éloignées des conflits. Une fois n’est pas coutume, nous avons pour ce faire choisi de vous présenter un film relativement peu connu, mais qui traduit parfaitement selon nous les difficultés du retour à la vie normale pour les poilus et leur entourage, après quatre années de combats sanglant: Cessez le Feu, un film Franco Belge réalisé en 2017 par Emmanuel Courcol, avec notamment Romain Duris, Céline Sallette et Grégory Gadebois.

 

« L’impossible c’était d’en revenir entier.
Avec une langue pour parler, une bouche pour chanter,
des lèvres pour embrasser,
des oreilles pour écouter, des yeux pour voir,
des jambes pour danser, des mains pour caresser,
des bras pour construire, une tête pour rêver,
un cœur pour aimer…
Bientôt nous parlerons, Georges,
nous chanterons, nous danserons,
nous travaillerons, nous dormirons, nous rêverons, nous espèrerons, nous aimerons, nous vivrons…
Bientôt nous aurons fait l’impossible »

C’est par ce cri sourd d’un homme rendu muet par la guerre que s’achève Cessez-le feu. Ces quelques lignes, écrites à la craie par Marcel Laffont, prennent vie dans l’esprit de son frère Georges, quand que celui-ci décide de rejoindre la femme qu’il aime à Saigon, sous domination française.
Nous sommes en 1925. Georges, le personnage principal du film, interprété tout en sobriété et en profondeur par un Romain Duris magistral, est revenu quelques années plus tôt d’un exil africain à travers lequel il cherchait à dompter ses démons et à chasser les « ombres » qui l’habitent depuis la fin de la Première Guerre mondiale. Comme ses frères, Marcel, prostré et rendu sourd et muet par le traumatisme des tranchées, et Jean, porté disparu en 1916 et déclaré mort des années après, Georges se confronte à l’impossible énoncé par son frère: celui de refermer la plaie béante d’une guerre qui a marqué les corps aussi bien qu’elle a déchiqueté les esprits. La guerre, et surtout l’Argonne de 1916 au sein du 65ème régiment d’infanterie, ne sont évoquées qu’en filigrane, par de brefs flash-backs, des sous-entendus lourds de conséquences et de silences oppressants. Elles sont cependant omniprésentes tout au long du film, au plus profond des personnages et au sein d’une société qui tente tant bien que mal d’afficher une liesse de façade qui ne trompe personne.
Le titre même du film est à cet égard lourd de sens et rappelle que, pour beaucoup, la guerre ne s’est pas terminée avec l’Armistice. Tous recherchent la même chose, qu’Hélène incarne dans un cri du cœur  » je veux juste la paix maintenant« . Une autre lutte commence alors pour les personnages, celui d’une impossible réadaptation au monde réel. Ce combat, perdu d’avance, est d’abord un combat contre soi: contre l’infirmité de Marcel, contre la tempête intérieure de Georges, contre la culpabilité qui ronge Hélène, l’infirmière de Marcel, de n’avoir pas souffert l’enfer des tranchées. C’est aussi un combat contre une société de l’arrière, souvent insouciante, qui ne connaît rien des souffrances des revenants et qui, en fermant les yeux sur la réalité d’une guerre totale et de ses conséquences, accentue un peu plus la fracture entre ceux qui y étaient et les autres. Le dialogue au sein de la population est rompu: les mutilés sont moqués et incompris par les exemptés, et les revenants éructent contre « ces margoulins qui ont fait leur blé pendant que nous on combattait ».
Si Marcel est muet, Georges, lui aussi l’est, car il ne peut pas mettre des mots sur sa douleur, car il ne peut exprimer ce qu’il a vu. A Hélène, qu’il aime et qui lui explique avoir quitté son mari rendu colérique et instable par la guerre, il rétorque  » Il aurait fallu qu’on revienne comment? De bonne humeur? Le sourire aux lèvres, comme si on rentrait d’une partie de campagne? » Puis, quelques instant après:  » C’est d’la qu’on vient nous autres et toi tu sais rien, personne sait ». De la même façon que, de manière évasive, il répond aux reproches de sa mère: « quatre ans là-bas, ça se raconte pas comme ça. » La guerre a transformé les hommes, les plongeant dans un mutisme irrémédiable (Marcel) ou déchaînant leur agressivité (Georges), celle d’un homme qui a vu trop de morts et qui réclame à son tour son droit à être enfin « un peu égoïste ».
La guerre marque ainsi les esprits et les corps: « J’ai 37ans, je suis usé jusqu’à la corde« . Elle a ravagé les terrains, lourds des obus et du plomb des balles, que Georges va être payé à extraire. Elle a aussi profité à certains, ceux qui exhument les cadavres pour 60 francs la pièce et prospère de leur morbide entreprise.
Cette période d’immédiat après-guerre est donc celle d’une reconstruction totale. Pour les personnages principaux, comme on l’a déjà évoqué mais aussi pour les autres, tous concernés d’une manière ou d’une autre par une guerre qui n’a épargné personne: Diofo (Wabinlé Nadié), le tirailleur africain qui a servi sous les drapeaux français et qui transmet aux tribus des colonies son récit exalté de la métropole et de ses exploits sous les ordres du colonel « Lafo »: « Pour la France, on monte au feu! »; la mère des Laffont (Maryvonne Schlitz), engagée dans une association pour les familles de disparus; ou encore Madeleine (Julie-Marie Parmentier), future femme de Marcel et rendue veuve par la guerre. Tous ont perdu quelque chose, qui un frère, qui un fils, qui un mari; et chacun tente à sa façon de réapprendre à vivre et à oublier l’impensable. Cela touche jusqu’au réalisateur lui-même, qui dédie ce film à son grand-père, Léonice, survivant de l’horreur et à tous les autres qui « firent l’impossible ».

Plus confidentiel que des films traitant de thématiques similaires, comme l’adaptation par Albert Dupontel du Prix Goncourt Au-revoir là-haut de Pierre Lemaître, ou encore celle faite par François Dupeyron du roman de Marc Dugain la Chambre des officiers (2001), qui traite également de l’impossible retour à la vie normale des poilus, Cessez-le-feu n’a cependant rien à leur envier en ce qui concerne la profondeur du récit ou la complexité des personnages. Son relatif anonymat, qui ne doit pas faire oublier deux nominations à Locarno et à Angoulême, s’explique peut-être par la rigidité d’un personnage principal sensible mais inflexible, si bien interprété par Romain Duris qu’il est rendu inatteignable aux spectateurs, qui peinent à s’identifier. Les nuances chromatiques entre une Afrique représentée comme une terre d’exil et une Europe filmée de manière plus sombre, renforcent le message d’un film travaillé et qui refuse tout manichéisme. C’est le résultat réussi du travail d’un réalisateur talentueux jusqu’alors souvent cantonné aux polars et thrillers dramatiques (Boomerang, Tête baissée). A travers notamment la lecture de Drieu la Rochelle ou des Croix de bois de Dorgelès, il a su retrouver l’âme des survivants et leur insuffler une aura dramatique inédite pour proposer cette fresque historique, cohérente et réaliste. L’atmosphère particulière et schizophrène des « Roaring Twenties », entre volonté d’oubli et omniprésence du souvenir, est parfaitement retranscrite à travers les errements pathétiques de ces survivants paumés dans un monde qui ne peut plus être le leur.

Même s’il se perd parfois dans des intrigues secondaires qui n’apportent pas grand-chose au propos et souffrent de quelques longueurs, Cessez-le-feu reste un film fort et poignant. En cette année qui commémorera le centième anniversaire de l’Armistice, il nous rappelle un message qui résonne aujourd’hui plus fort que jamais: la guerre, quelle qu’elle soit, ne se cantonne pas aux seuls champs de batailles; et ses conséquences, à jamais, restent indélébiles.

Nicolas Cadot

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Géopolitique du narcotrafic au Mexique : les conséquences domestiques d’une activité transnationale

16 Nov

Le procès de Joaquin « El Chapo » Guzman a débuté ce lundi 5 novembre à New-York pour une durée de quatre mois. Le chef du cartel du Sinaloa a été capturé par les autorités mexicaines au début de l’année 2016 avant d’être extradé vers les Etats-Unis. L’organisation criminelle est à la fois le cartel le plus puissant du Mexique et le mieux implanté aux Etats-Unis ainsi que dans une cinquantaine de pays dans le monde. Les accusations de « El Chapo » sur les versements de pots de vin aux deux Présidents mexicains, Enrique Peña Nieto dont le mandat s’est achevé à la fin de l’année 2017 et de son prédécesseur Felipe Calderon, revitalisent les débats autour de la corruption au Mexique.

En 2006, le Président Felipe Calderon déclare la guerre aux crimes en bande organisée et militarise la lutte contre les cartels. Cette politique est perpétuée par son successeur Enrique Peña Nieto dont le mandat débute en 2012. La corruption au Mexique s’est généralisée et s’étend des sphères politiques locales, fédérales et nationales jusqu’aux institutions judiciaires. Ce phénomène endémique entrave toutes possibilités de sortie de crise pacifiée. En outre, les forces de police municipales et nationales sont jugées incapables de démanteler les réseaux de narcotrafiquants et d’arrêter les criminels, notamment à cause d’une tradition de corruption liée à leurs bas revenus. L’intervention de l’armée mexicaine comme dernier rempart de défense intérieure du pays apparait dès lors comme indispensable. Dès lors, les forces militaires se déploient dans les régions où le narco-terrorisme est le plus ancré, avec pour but de couper les têtes pensantes des cartels. La lutte contre le narcotrafic prend alors un nouveau tournant : l’opposition entre les cartels et l’armée est frontale et les organisations historiques éclatent en plusieurs bandes rivales. La lutte d’influence pour le contrôle des points stratégiques du pays est sanglante entre les cartels, prenant à partie les populations civiles. Ainsi, la violence explose dès 2006 dans le pays. Entre 2006 et 2012, les chiffres des victimes liées aux activités du narcotrafic s’élèvent à plus de 60 000 morts et plus de 26 000 disparitions. En 2017, on estime la perte de 200 000 personnes depuis le début de la guerre ouverte et près de 3000 homicides sont recensés sur l’année 2018 d’après le Système National de Sécurité Publique.

La violence liée aux narcotrafics dans le pays s’opère sur différentes échelles. Les luttes entre les cartels ou au sein même des organisations provoquent la mort de milliers de victimes collatérales. Par conséquent, les affrontements ont lieu au détriment des populations civiles pour le contrôle des points stratégiques : de villes, de ports, de routes, de ponts ou d’autres infrastructures qui permettent le transit des marchandises, ainsi que des restaurants, des bars et autres lieux fréquentés qui facilitent les ventes.  L’opposition avec l’armée est d’autant plus violente que les cartels acquièrent un équipement de plus en plus sophistiqué. En mai 2015, le Cartel Jalisco Nouvelle Génération (CJNG), émancipé du Cartel du Sinaloa depuis 2010, décident de procéder à une série de blocus et de barrages dans la zone métropolitaine de la deuxième ville du pays, Guadalajara, située dans l’Etat du Jalisco. En grande partie équipé de M-60, mitrailleuses produites dans les années 50 aux Etats-Unis, le cartel était également muni de lance-roquettes et a pu abattre un hélicoptère de l’« ejercito » (armée de terre) mexicain, causant la mort de trois militaires. Les organisations de crimes en bande organisée se muent davantage en « escadrons de la mort paramilitaires »[1] qu’en simple trafiquants de marchandises illicites.

La géographie du Mexique et sa position de hub continental expliquent en premier lieu que le pays soit pris à parti par des organisations de ce genre. Pays carrefour par excellence, le Mexique se situe à la fois en Amérique du Nord et en Amérique centrale et constitue l’un des principaux points de transit des marchandises illicites entre l’Amérique latine et les Etats-Unis. La demande croissante de drogue en Amérique du Nord constitue une grave crise de santé publique. Les drogues psychotropes et opiacées sont de plus en plus disponibles et bon marché. 90% de la cocaïne consommée aux Etats-Unis est produite par la Colombie et transite par le Mexique. A contrario, depuis le déclin du monopole colombien sur les marchés de la drogue aux Etats-Unis, le narcotrafic et la production massive de drogue se sont développés au Mexique. Les narcotrafiquants n’endossent plus seulement le rôle de passeurs dès les années mais étendent également les champs d’opiacés cultivables afin d’y produire de l’héroïne. D’après le rapport annuel de 2017 de l’Organe International de Contrôle des Stupéfiants rattaché aux Nations Unies, 9% des cultures d’opium et de pavot étaient concentrées au Mexique entre 2014 et 2015. En outre, depuis la dépénalisation de la consommation de cannabis aux Etats-Unis, le Mexique se concentre sur la production de drogues illégales comme les méthamphétamines et l’héroïne. La frontière américano-mexicaine est assaillie par les trafiquants pour faire transiter la drogue d’un Etat à l’autre. Dans cette région, d’autres types de trafics possèdent également une activité prospère puisque la grande majorité des armes circulant au Mexique sont issues du trafic d’armes américain.

La violence a tendance à se globaliser au Mexique. Les affrontements en pleine rue et au nez des civils contribuent à implanter un climat d’agitation dans le pays. Les cartels récupèrent leur main d’œuvre directement au sein de la jeunesse mexicaine qui s’acclimatent à la brutalité et développent de vastes réseaux de renseignements locaux. La situation de pauvreté des mexicains les amènent à se tourner vers les organisations de crime organisée et les cartels deviennent rapidement le troisième employeur du pays. Dans les villes très prisées par les organisations, frontalières avec les Etats-Unis, le contrôle des cartels sur les populations est quasiment totalitaire.

Cette accaparation des populations civiles par les cartels pose d’autres enjeux. Le sentiment d’insécurité et le ressentiment des mexicains contre les institutions publiques et politiques, ainsi que le durcissement des politiques américaines contre le Mexique depuis l’élection de Donald Trump, ont conduit l’opinion à voter massivement pour le candidat de gauche, historiquement situé dans l’opposition, Andres Manuel Lopes Obrador (dit AMLO) aux présidentielles de 2017. Le début de mandat d’AMLO est marqué par les questions de réconciliation nationale. Le nouveau chef de l’Etat a lancé au mois d’août 2017 un plan de pacification du pays qui se traduit notamment par une légalisation de certaines drogues douces et le vote d’une loi d’amnistie pour les criminels de bande organisée faiblement impliqués. AMLO rompt avec ses prédécesseurs en souhaitant démobiliser les forces combattantes et pacifier, plutôt que de concentrer la lutte entre les mains de l’armée. La politique de chasseur de têtes menée par l’armée depuis 2006 n’a pas obtenu les effets escomptés : l’arrestation d’« El Chapo » Guzman n’a qu’affaibli le Cartel du Sinaloa qui a su pourtant se relever et a surtout permis au cartel de CJNG de prendre l’ascendant sur le territoire national. L’activité des cartels a continué de fleurir au Mexique.

Focus : « El Chapo » contre « El Mencho »

L’affaiblissement du Cartel du Sinaloa suite à la capture du baron « El Chapo » et les luttes internes pour le leadership de l’organisation ont permis à d’autres cartels d’avancer leurs pions. Parmi eux, le Cartel Jalisco Nueva Generacion tente de prendre le puissant contrôle des régions revendiquées par le Cartel du Sinaloa, bien que certains préféreraient reprendre son flambeau, pour accéder à toute la puissance que permet le marché de la drogue.

Le groupe criminel réunit d’anciennes bandes organisées. Les autorités mexicaines offrent 30 millions de pesos mexicains, soit 1,5 million de dollars américains, en récompense à la capture de son leader et fondateur, Nemesio Oseguera Ramos, « El Mencho », faisant de lui le deuxième délinquant le plus recherché du pays. Ennemi public numéro un au Mexique, « El Mencho » est le baron de la drogue le plus puissant du pays depuis la capture d’« El Chapo ». Sa visibilité médiatique, ses oppositions publiques au gouvernement mexicain et une violence sans vergogne distinguent le mode opératoire du CJNG des stratégies mises en place par les narcotrafiquants « traditionnels ».

Situé sur la côte pacifique du pays, la violence s’est intensifiée dans cette zone. Après la mort de quinze policiers pris en embuscade au mois d’avril, l’année 2015 marque un tournant dans la manière d’entendre la stratégie provocatrice et sophistiquée du groupe contre les forces de l’ordre. Malgré l’arrestation de certains membres du groupe, les confrontations armées fortifient le CJNG qui met à profit la faiblesse du Cartel du Sinaloa pour gagner en légitimité dans ces territoires. Au-delà de son assise dans quatorze états mexicains, sa production de marijuana et de méthamphétamine se transnationalise vers des organisations criminelles présentes aux Etats-Unis, en Europe, en Asie, en Australie et dans d’autres pays d’Amérique Latine comme le Pérou, la Bolivie ou la Colombie.

Qui possède la terre possède le pouvoir. Les velléités expansionnistes des cartels provoquent l’explosion de conflits latents entre les organisations. Les deux plus puissantes, le Sinoaloa et le CJNG se disputent aujourd’hui la région de la Basse Californie, hautement importante pour acheminer la production vers la Californie américaine. Le Cartel du Sinaloa est caractérisé comme la force dominante traditionnelle alors que le CJNG rassemble de nouvelles formes de délinquance. Ce conflit générationnel passe par des stratégies différentes : des affrontements violents et frontaux avec les forces de sécurité mexicaines pour le CJNG, alors que le Sinaloa, plus éloigné de l’espace médiatique, va plutôt tenter de se connecter avec les élites politiques et économiques. Le pouvoir de ces réseaux pointe du doigt le caractère transnational de ceux-ci et l’incapacité de l’Etat mexicain à récupérer depuis douze ans la pleine souveraineté sur son territoire.

[1] Terme employé par Ioan Grillo, El Narco, la montée sanglante des cartels mexicains, Buchet-Chastel, 2012, 358 pages.

Bibliographie :

Ilán Bizberg, « Mexique : de la violence et autres démons », Politique étrangère, 2016/3 (Automne), p. 49-59.

Martin Frieyro, « Le Mexique, un État captif du narcotrafic », Esprit 2012/8 (Août/septembre), p. 157-163.

Ioan Grillo, El Narco, la montée sanglante des cartels mexicains, Buchet-Chastel, 2012, 358 pages.

« Rapport Annuel de 2017 », Organe international de contrôle de stupéfiants, OICS, 2017. Lien URL : [https://www.incb.org/documents/Publications/AnnualReports/AR2017/Annual_Report/F_2017_AR_ebook.pdf]

JMD, “Au premier jour de son procès, El Chapo accuse deux présidents mexicains d’avoir touché des pots-de-vin”, LCI web, 14/11/2018, lien URL [https://www.lci.fr/international/au-premier-jour-de-son-proces-el-chapo-accuse-le-president-mexicain-d-avoir-touche-des-pots-de-vin-joaquin-guzman-felipe-calderon-enrique-pena-nieto-new-york-2104461.html]

 

Auteurs : Clémentine Lienard, étudiante en Master 2 GDSI et Manon Gabrysch

Arabie Saoudite. Djihad 2.0 : Diplomatie religieuse ou néo-salafisme ?

15 Nov

Arabie Saoudite. Djihad 2.0 : Diplomatie religieuse ou néo-salafisme ?

 

L’Arabie Saoudite a fait le choix depuis près d’un demi-siècle de développer une politique panislamique à travers le monde entier et notamment en France pour pousser les musulmans à se conformer à la doctrine wahhabite. Cette action de diplomatie religieuse répond à des intérêts d’ordre confessionnel mais aussi politique. Les intérêts de l’Arabie Saoudite peuvent alors être défendus dans le monde entier grâce à cet outil qui peut servir de pression.

A l’heure de la révolution numérique, le régime de Riyad qui a basé la diffusion de son modèle sur des aides financières directes, des bourses et des associations avec en France la Ligue Islamique Mondiale essentiellement, s’est adapté pour pouvoir pérenniser son action. Le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication depuis les années 1990 ont offert la possibilité à l’Arabie Saoudite de créer un réseau de diffusion satellitaire à l’échelle mondiale. L’aspect 2.0 de la diplomatie religieuse saoudienne est une composante des instruments qu’elle emploie pour propager la doctrine wahhabite dans notre pays.

Ici, le wahhabisme ou néo-salafisme, trouve par ces nouveaux canaux des moyens d’expression modernes pouvant atteindre plus facilement l’ensemble des français de confession musulmane et plus particulièrement les plus jeunes d’entre eux. La télévision, des sites internet, des chaines sur YouTube ou encore des pages sur Facebook sont les outils privilégiés.

Cependant, si les réseaux sociaux peuvent grandement contribuer à la diffusion des volontés de l’Arabie Saoudite, ils peuvent aussi faciliter la radicalisation de certains. L’inadéquation entre l’idéologie wahhabite et la réalité de la vie en France peut conduire au développement de comportements sectaires et violents dans notre pays. Il s’agira de constater la présence numérique de l’Arabie Saoudite et ce qu’il s’en dégage.

 

A/ Les années 1990 et la révolution satellitaire

Au début de la dernière décennie du XXème siècle, les prouesses technologiques en matière numérique permettent le développement important d’un réseau mondial de diffusion télévisuel. La possibilité de diffuser plus facilement une information ou un message est saisie par l’Arabie Saoudite.

Dans un contexte difficile pour l’image du pays à la suite de la guerre du Golfe, Riyad a besoin de faire peau neuve pour poursuivre sa politique religieuse à travers le monde. Ainsi elle développe un réseau satellitaire important pour toucher l’ensemble des croyants dans le monde musulman mais aussi au-delà, notamment en créant des chaines de télévision dans les langues de pays ou vivent des minorités de population de confession musulmane.

C’est dans cette optique qu’est créé en 1998, la chaine de télévision Iqraa qui correspond au verbe « lire » à l’impératif en arabe en référence aux premiers mots adressé par l’archange Gabriel au prophète Mohammed lors des premiers temps de la « révélation ». Cette chaine appartient au groupe Arab Radio and Television Network (ART) créé par le prince saoudien Salah Abdallah Kamel, qui est l’un des plus grands groupes médiatiques du monde arabe et musulman.

Cette chaine de télévision a une vocation particulière dans ses statuts. Elle a la charge d’informer et d’éduquer à l’Islam les musulmans non arabes pour leur dévoiler le « vrai islam » mais aussi lutter contre les préjugés existants sur cette religion. Cette mission permet de diffuser au sein des populations musulmanes européennes la doctrine wahhabite par voie satellitaire.[1] Cet objectif se concrétise par la création d’abord en anglais et récemment en français de cette chaine de télévision.

Francophone, elle peut désormais s’adresser à un large public et contribuer aux activités de la Ligue Islamique Mondiale en essayant de diffuser non seulement des programmes religieux qui concernent la foi et la pratique, mais aussi de créer une conscience politique chez les musulmans français. Les émissions « Notre jeunesse musulmane en Europe », « Les musulmans s’interrogent » présenté par Liesel Trunzler ou encore « L’Islam en Occident » présenté par Tahar Mahdi[2], traduisent cette ambition pour progressivement intégrer l’espace religieux européen et que l’Arabie Saoudite permette à cette jeunesse d’exprimer des revendications. Inversement, le pays pourra en tirer profit car son influence serait grandissante sur notre continent.

Les émissions de cette chaine de télévision n’offrent pas le même visage en langue française et en langue arabe. Si elle s’adapte aux publics qui sont visés, la version française semble plus orientée vers l’ouverture et le dialogue interreligieux et la mise en avant des intérêts des musulmans en Europe, contrairement à la version arabe qui elle confirme le dogme wahhabite avec pour exemple le récent débat sur la possibilité d’imaginer une mixité en Arabie Saoudite.

Il est intéressant de comprendre que le réseau satellitaire islamique est très varié mais que certaines chaines comme Iqraa occupent une place très importante dans l’audimat des français de confession musulmane notamment comparativement à d’autres chaines religieuses.

 

B/ Internet, nouveau moyen de propagation saoudien

La télévision a grandement contribué ces dernières années à la diffusion du message doctrinale wahhabite sur l’ensemble de la planète y compris en France en s’adaptant aux réalités locales pour défendre les intérêts de l’Arabie Saoudite. Cependant, à partir des années 2000, un nouveau moyen de diffusion émerge et se développe rapidement, c’est internet.

Si le world wide web nait dans les années 1990, c’est à partir des années 2000 et du développement des sites internet, des blogs mais aussi des réseaux sociaux que l’Arabie Saoudite commence à investir ce domaine. Internet a pour avantage sa neutralité. Effectivement, internet étant un espace neutre, il est assez difficile de contrôler la totalité de son contenu. De plus sa modernité, permet d’accéder encore plus facilement et selon ses préoccupations à des réponses en matière de foi, de pratique et de politique.

Selon Dominique Thomas dans le livre Qu’est-ce que le salafisme décrit le rôle d’internet dans la diffusion de ce néo-salafisme « Marquée par un conservatisme social aigu et une lecture traditionnelle des textes islamiques, la doctrine salafiste n’est pourtant pas la mouvance archaïque souvent décrite. En effet, si la modernité politique est récusée, le salafisme s’est approprié les avantages de la modernité technologique avec une virtuosité impressionnante, comme l’indique la quantité étonnante de sites qui se réfèrent aujourd’hui à cette lecture de l’islam ».[3] Le chercheur de l’EHESS, explique ici que les réseaux néo-salafistes, incluant le wahhabisme se sont vite appropriés internet qui a vu une multiplication très importante des sites qui prône cette conception de l’Islam. La possibilité de répondre à de nombreuses personnes de confession musulmane qui n’ont pas les ressources suffisantes, hors internet, pour se renseigner sur la foi est une aubaine pour la diplomatie religieuse saoudienne qui peut diffuser sa doctrine de façon indirecte. Par exemple, certains imams formés en Arabie Saoudite, rémunérés par ce pays et prêchant en France peuvent désormais étendre leur champ de diffusion dans tout le pays.

Bernard Godard, ancien membre des renseignements généraux, écrit dans son livre La question musulmane en France que les sites d’inspiration wahhabite ont été créé et répondent à divers questionnements que peuvent se poser les français musulmans.[4] Il parle notamment de site internet comme Islam et Info qui concentre son travail sur l’actualité musulmane avec une promotion faite de l’Arabie Saoudite ou de dignitaires saoudiens dans certains articles. Ajib, est un site qui donne des réponses concernant la foi et la pratique musulmane mais orientée wahhabite avec des questionnements portant sur « la légalité en Islam d’utiliser un microphone pour un imam dans une mosquée ».[5]

Ces sites internet décrits par Godard, viennent concurrencer et rendre archaïque les blogs et plateformes de discussion, du fait de la modernité de ces sites qui offrent une belle présentation et facile d’utilisation.

Cet aspect s’accompagne de moyens de communication importants qui contribuent à la diffusion de ces sites. Ainsi, c’est par les réseaux sociaux comme Facebook ou Twitter que la publicité de ces sites internet est faite. Les réseaux sociaux donnent la possibilité simple de s’exprimer et de diffuser une information. Notamment quand un groupe ou un individu n’a pas d’influence « internet est un bon échappatoire » d’après Dominique Thomas.[6]

Ainsi Kawa News, page Facebook, compte Twitter, site internet et chaine YouTube est chargée de faire la promotion de l’Arabie Saoudite sur internet mais de façon différente. Ici, il ne s’agit pas de parler de religion ou de politique mais de mettre en avant le potentiel économique et culturel du pays tout en témoignant de son ouverture sur le reste du monde. L’objectif est de modifier l’image du pays auprès de la population française.[7] Ainsi les moyens de communication à la pointe de la technologie offrent l’image d’un pays en pleine mutation et ambitieux. Ici, le double jeu de l’Arabie Saoudite est clair, d’un côté par une propagande confessionnelle répandre la doctrine wahhabite sur les différentes plateformes qu’offre internet et de l’autre faire la promotion d’un pays moderne et réformateur.

 

C/ Djihad 2.0 ou le déni de responsabilité

Il est important de rappeler, comme le dit Pierre Conesa, que « l’industrie idéologique wahhabite, c’est du softpower à l’américaine dans la structure et de la propagande soviétique dans la méthode ».[8] Soviétique du fait des moyens investis dans cette diplomatie religieuse qui depuis les années 1970 dépasse les 70 milliard de dollars. Mais surtout softpower à l’américaine en raison de la pluralité des structures étudiées précédemment qui sont reliées directement ou indirectement à l’Arabie Saoudite et de leur complexité, les dirigeants saoudiens ne se jugent pas responsables d’une grande partie de cette diffusion. Ainsi, le flou autour du financement privé d’entreprises extrémistes ou la gestion de sites internet salafistes, qui peuvent prôner des actes de terreur, ne concerne pas Riyad même si indirectement la doctrine religieuse que promeut le pays est à la source de ces problèmes.

Ainsi l’influence idéologique wahhabite notamment par la prédication télévisuelle, l’enseignement au sein des universités et désormais sur internet avec le développement de cours à distance (MOOC’s) ou encore l’apparition de sites internet d’obédience wahhabite concourent au développement en France d’une vision sectaire et intolérante de l’islam que la doctrine prône.

Cependant, si l’Arabie Saoudite condamne officiellement le terrorisme et lutte contre car touchée par le phénomène, la doctrine wahhabite le légitime totalement. En effet, le wahhabisme influence certaines formes de salafismes en France.

L’imam et prédicateur saoudien Rabi Al Madkhali est aujourd’hui encore une source d’inspiration pour des français salafistes. Diplômé de l’Université de Médine et désormais professeur, cet imam est médiatique et ses prêches diffusés sur des chaines de télévision comme Iqraa. Il considère notamment que les femmes ne doivent pas conduire car il voit en cela « une grande perversion »[9] ou encore il intitule un de ses livres « Prévention de l’agression des mécréants et jugement concernant la recherche de l’aide des non-musulmans ». L’intolérance de la prédication de cet imam abonde certains sites salafistes francophones, mais aussi des plateformes comme Facebook et YouTube, comme le fut Ansar Al Haqq, fermé à la suite de l’arrestation de 12 personnes préparant un acte terroriste sur notre territoire. La paroi est très fine entre prêche wahhabite intolérant et salafisme quiétiste si ce n’est djihadiste. Le site recevait en 2012 une forte fréquentation avec 83 343 messages provenant de 3 680 membres, dont 317 actifs.[10]

L’axe d’attaque est ici d’accentuer sur le malheur et la tristesse supposée des musulmans sur Terre en raison des injustices que cette population vivrait. La cause palestinienne, les persécutions contre les Rohingyas ou encore la guerre civile syrienne servent de base émotionnelle pour faciliter l’entreprise de séduction de certaines personnes. Le journaliste Thomas Deltombe décrit dans son livre l’Islam imaginaire, la construction médiatique de l’islamophobie en France 1975-2005, comment la télévision en France a pu amener à répandre une perception tronquée de l’islam auprès des français mais permet de voir les arguments sur lesquels, quelques années plus tard certains salafistes djihadistes basent leur discours. La loi du 15 mars 2004, sur l’interdiction du port de signes religieux distinctifs à l’école, étudiée dans le livre, peut être mis en perspective aujourd’hui comme un argument utilisé par des sites salafistes contre la France.[11]

Si l’injustice est au cœur du discours présent, elle se concentre aussi sur les dirigeants de pays arabes dont l’Arabie Saoudite. C’est ici que l’influence wahhabite est poussée à l’extrême dans la mesure où la doctrine se retourne contre le pays qui en fait la propagation. Certains sites salafistes comme AlSunna.Info critiquent virulemment Riyad. Autre exemple, certaines vidéos du groupe terroriste Daech demandent la fin de la dynastie des Saoud sur l’Arabie.[12]

Le Djihad 2.0 montre la finesse de la frontière entre diplomatie religieuse wahhabite et salafisme djihadiste. Si l’Arabie Saoudite ne semble pas directement responsable des comportements terroristes qui ont pu avoir lieu ces dernières années en France, elle y a contribué ne serais ce que d’un point de vue idéologique du fait du sectarisme de l’idéologique qu’elle répand et de son inadéquation avec la vie en France. Si l’objet semble dépasser le régime saoudien qui lutte aussi contre le terrorisme chez lui, il est aujourd’hui nécessaire de comprendre que l’ensemble des outils de la diplomatie religieuse saoudienne favorise la politisation de l’islam dans notre pays avec une approche communautaire. Aussi le wahhabisme peut influencer indirectement certaines personnes et favoriser des comportements terroristes. Ces questions sont aujourd’hui un défi pour le pouvoir publiques car il y a une mise en danger du vivre ensemble en France.

Rayan Hacini

[1]   Site internet de la chaine de télévision Iqraa

[2]   Vidéos mises en ligne par la chaine Iqraa sur le site internet You Tube

[3]   Rougier B., 2008, Qu’est-ce que le salafisme, PUF P.87-102

[4]   Godard B., 2015, La question musulmane en France, Fayard

[5]   Ajib, consulté le 3/03/2018, « https://www.ajib.fr/lutilisation-dun-microphone-mosquee-innovation/ »

[6]   Rougier B., 2008, Qu’est-ce que le salafisme, PUF P.87-102

[7]   Site internet Kawa News

[8] Conesa P., 2016, Dr Saoud et Mr Djihad : La diplomatie religieuse de l’Arabie Saoudite, Robert Laffont P.97

[9] Al Madkhali R., 2000, « Majmoû’ koutoubi wa rasa-il wa fatâwâ », P.420

[10]   MEMRI, consulté le 18/03/2018, « http://memri.fr/2012/10/11/ansar-al-haqq-le-forum-islamiste-francais-ferme-suite-a-larrestation-de-12-suspects/ »

[11]  Deltombe T., 2007, L’Islam imaginaire : La construction médiatique de l’islamophobie en France, 1975-2005, La Découverte P.340

[12] Site internet AlSunna.Info

Les femmes de République Démocratique Allemande, victimes invisibles de la période d’après-guerre et de la période de reconstruction; focus sur le destin des Trümmer- et verschleppten Frauen

14 Nov

Dans son analyse sur le lien entre les femmes et le communisme,1 Donna Harsch, auteure américaine spécialiste de l’histoire germanique, et plus spécifiquement de la République Démocratique Allemande, qualifie la période d’après-guerre pour les femmes dans la Sowjetische Besatzungszone comme “leur heure”,2 se référant aux chiffres. Etant trois millions de plus que les hommes,3 celles qui ont survécu pendant la guerre voient la fin du conflit moins comme une libération, mais l’appréhendent avec un sentiment d’angoisse et d’incertitude vis à vis du futur. Celles qui restent sur leur terre doivent s’occuper des réfugié.e.s venu.e.s d’Allemagne ou des territoires de l’Est et représentent un afflux près de 4.4 millions jusqu’en 1949, mais également de la reconstruction. Beaucoup sont des réfugiées elles-mêmes et n’ont donc plus ou très peu de ressources et de vivres. Le quotidien des rescapé.e.s se résume à la survie, face aux pénuries et violences subites. La nourriture est rationnée, les habits rares et les villes détruites, sans transports en commun fonctionnels. Face aux coupures d’eau et d’électricité, l’hygiène se dégrade et les anciennes maladies comme la tuberculose ou le typhus réapparaissent.4

Ces problèmes sanitaires s’ajoutent aux problèmes sociaux liés à la fuite des habitant.e.s, notamment de ceux et celles qui tentent d’échapper à l’Armée Rouge en fuyant vers l’Ouest. Les soldats soviétiques occupent une partie importante du territoire allemand et a plus souffert sous l’occupation nazie que les Britanniques ou Américains. Nombre de soldats soviétiques sont animés par un esprit revanchard qui se traduit par des pillages, violences et viols.5 Selon des estimations, près de 80% des Berlinoises qui ont subi un viol en ont été victimes entre la dernière bataille de Berlin fin avril 1945 et la fin de la guerre, soit un mois après.6 La violence sexuelle illustrée avec haine envers les femmes allemandes est exercée comme une arme lors de ces derniers instants de guerre. La fin de ce conflit et la volonté de revanche des soldats soviétiques semble avoir servis de motif pour justifier les moyens d’exercice de cette violence sexuelle.

Suite aux viols massifs, s’en suivent une série d’avortements illégaux, mais également des naissances d’enfants russes, Russenkinder,7 qui pour la plupart grandissent dans des orphelinats ou des familles d’accueil face à l’incapacité pour les mères de les prendre en charge.

Les crimes contre les femmes ne sont certes pas que attribuables aux soldats de l’Armée Rouge, mais ils en sont les plus nombreux et plus violents. Cela se traduit par la suite en une peur contre les Soviétiques qui lors de chaque passage dans villes et villages, pillent les maisons, volent nourriture et alcool pour répondre à la violence subie lors de la guerre. Les Allemand.e.s ayant subis le passage violent de l’Armée Rouge développent une réelle peur à l’encontre des soldats soviétiques, qui se transforme après la guerre en une haine de l’occupant russe,8 en pleine période de reconstruction.

En parallèle de ces violences concrètes des soldats, l’idéologie que l’URSS tente d’instaurer dans les territoires de l’Allemagne de l’Est repose essentiellement sur une idéologie socialiste. Elle se base sur une entraide mutuelle entre les individus, et le régime proclame l’égalité de tous et toutes, à l’instar de la reconstruction comme des décennies suivantes. Cette volonté égalitaire s’illustre par le slogan “Jeder hilft jedem” : chacun aide l’autre.

C’est pendant cette période de reconstruction du pays que se développe une autre image de la femme dans l’immédiat après-guerre: celle de la Trümmerfrau; la femme des ruines,9 qui ramasse gravats et pierres toute la journée avec leurs seules mains comme outils. Face au manque de main-d’oeuvre dû à l’absence d‘industrie fonctionnelle et des hommes, les femmes les ont remplacées dans l’économie et dans les travaux citadins comme à la campagne. Si l’on regarde les chiffres, les femmes sont en effet plus nombreuses. Sur les 23 000 Allemands qui s’activent dans les ruines, seulement 7 000 sont des hommes. Cependant, cela ne représente que 5 à 10% des habitant.e.s en RDA.10 Le nombre de femmes diminuent drastiquement dans les deux années qui suivent, relatif aux arrivées tardives et différées des hommes, revenants des fronts et des camps. Les femmes, très actives au départ, sont progressivement remplacées par les ouvriers spécialisés et les machines, qui permettent à la plupart des villes allemandes d’être pratiquement débarrassées des ruines dès les années 1950.11

Le mythe des Trümmerfrauen, développé au fil des années et repris par Anna Kaminsky dans son œuvre Frauen in der DDR, est instrumentalisé par le gouvernement de la RDA.

Il dresse une image de la femme socialiste, volontaire et heureuse de s’investir activement dans la reconstruction; propagande censée soutenir l’esprit collectif de la société Est-allemande. Ce mythe est renversé par les recherches de Leonie Treber, où elle met en lumière les activités dites volontaires des femmes qui sont en fait obligatoires, notamment pour les individus ayant un lien avec le précédent gouvernement nazi, comptabilisés en travaux d’intérêt général. De plus, ces travaux dans les ruines permettent aux participant.e.s d’accéder à des Lebensmittelkarten, des bons alimentaires, pour une ration de nourriture supplémentaire.

Leonie Treber démontre que ce travail n’est ni volontaire ni effectué par une majorité de femmes, mais bien dans une perspective de pouvoir nourrir sa famille et ce par une minorité d’habitantes, contrastant avec les images de femmes souriantes dans des magazines de la RDA, qui alimentent le mythe de la Trümmerfrau. Si les femmes sont dans les rues pour les débarrasser des ruines, c’est dû à un ordre n°153 du SMAD, l’administration militaire soviétique, datant du 29 novembre 1945.12 Il stipule que toutes les personnes aptes à travailler doivent se présenter dans des bureaux de recrutements dans l’ensemble de la SBZ et concerne les “femmes entre 15 et 50 ans et les hommes entre 14 et 65”,13 à l’exception des femmes devant s’occuper de petits enfants et les commerciaux indépendants. Ce principe s’étend en 1946 à l’ensemble du territoire est-allemand, et une législation est mise en place, autorisant les femmes à participer aux travaux de forte intensité physique, anciennement attribués qu’aux hommes. Cette législation, qui répond à un manque “visible de la main d’œuvre masculine”,14 prend toute son envergure en SBZ, où les femmes remplacent les hommes dans tous les domaines, travaillant dans de conditions difficiles à des postes pour lesquels elles n’ont pas forcément les compétences techniques. L’ordre est finalement supprimé en 1947, permettant aux femmes de décider sur leur choix de travail.15

Le mythe de la Trümmerfrau est par la suite instrumentalisé par le gouvernement de l’Allemagne unifiée dès le début des années 1990, dans une dimension symbolique et de travail de mémoire. En effet, il est important à cette époque, et ce dès la réunification, de montrer un peuple uni mais aussi acteur de l’histoire de la reconstruction pour le travail de mémoire qui se développe peu à peu. L’image de la Trümmerfrau doit donc correspondre à toute une génération de femmes, qui ont ainsi participé à la reconstruction de l’Allemagne.

Néanmoins, toutes les femmes n’ont pas pu rester en territoire allemand. Une autre partie des travailleuses appelées ont été déportées de force dans des camps de travail en Union Soviétique en tant que “réparations vivantes”.16

L’œuvre de Freya Klier, „Verschleppt bis ans Ende der Welt“ - Schicksale deutscher Frauen in sowjetischen Arbeitslager”, présente un témoignage précieux de ces femmes qui ont été déportées par l’armée soviétique.17 En effet, les accords de Yalta, en Crimée, décidés entre le président américain F. Roosevelt, le Premier Ministre britannique W. Churchill et du chef d’Etat J. Staline, du 4 au 11 février 1945, prévoient en amont la préparation de la fin de la guerre.18 Entre les décisions concernant le partage des territoires, les frontières à venir et le montant des réparations financières, le protocol prévoit de délivrer des “réparations en main-d’oeuvre” pour la Nation ayant subit le plus de dommage, soit l’URSS. C’est ainsi que 2 à 3 millions19 d’Allemand.e.s sont transféré.e.s comme force de travail pour l’URSS dans la décennie suivant la fin de la guerre.

Protocol on German Reparations

The Heads of the three governments agreed as follows:

1. Germany must pay in kind for the losses caused by her to the Allied nations in the course of the war. Reparations are to be received in the first instance by those countries which have borne the main burden of the war, have suffered the heaviest losses and have organized victory over the enemy.

2. Reparations in kind are to be exacted from Germany in three following forms:

a) removals within two years from the surrender of Germany or the cessation of organised resistance from the national wealth of Germany located on the territory of Germany herself as well as outside her territory (equipment, machine-tools, ships, rolling stock, German investments abroad, shares of industrial, transport and other enterprises in Germany etc.), these removals to be carried out chiefly for purpose of destroying the war potential of Germany.

b) annual deliveries of goods from current production for a period to be fixed.

c) use of German labour.20

Les hommes étant encore en train d’être rapatriés des fronts, prisonniers ou morts, ce sont les femmes qui ont été déportées et représentent 80% des presque 500.000 personnes entassées dans les premiers convois21 les embarquant à “l’autre bout de la terre”.22 D’après les témoignages, un tiers des femmes décède déjà pendant le voyage.23 Les conditions sont exécrables et la destination inconnue. Beaucoup se retrouvent dans le fin fond de la Sibérie, où le froid glacial et la maladie entraînent la mort d’un grand nombre d’autres femmes:

parmi les Allemands on ne trouve plus que des vieillards et des enfants, très peu de jeunes femmes, et même elles sont battues à mort. De toute façon, tout ce qui se passe ici ne se laisse ni dire ni décrire.”24

Ces femmes, gages des “réparations vivantes” prévues par les Alliés pour l’URSS ont participé par la force à la reconstruction d’un pays qui n’était pas le leur et ont payé pour des crimes qu’elles n’ont pas commis. Cependant, elles n’ont pas reçu de réparations à hauteur des situations vécues à leur retour pour la plupart en 1949 et ne bénéficient que de 50 Marks de dommages en contrepartie d’une signature sur un document invoquant une clause de confidentialité (Schweigepflicht) leur interdisant d’évoquer leur internement en terre soviétique. De plus, elles n’ont reçu que très peu de compréhension de la part de leur proches, sommés d’enterrer le passé.25 En outre, pour les femmes retournant en RDA, l’Union Soviétique y était considérée comme une nation “amie26 et ne tolérait en aucun cas la critique. Pour beaucoup, ces épisodes restent traumatisants, et ce n’est qu’après 1989 que la parole a pu se libérer face à l’effondrement de l’URSS. C’est ainsi que Frieda Kriel a pu publier ses mémoires de son temps dans les camps de travail forcé, mais n’a reçu de la part du gouvernement de la nouvelle République fédérale qu’une somme modique entre 500 et 1500 € en 2007, et ce que pour les femmes vivantes en ex-RDA. Frieda Helsinki, une autre déportée, déclare par la suite: “nous avons travaillé pour les crimes de guerre des deux Allemagnes”,27 face à la question de la justesse de la somme obtenue pour réparations. Un chapitre noir dans la période directe de l’après-guerre, dont les femmes ont été les premières victimes, devant payer pour les crimes de leur pays et dont la souffrance fut passée sous silence, les enfonçant encore plus dans la catégorie des oubliées de l’Histoire.

Laura Link, étudiante en Master II Géostratégie, Défense et Sécurité Internationale de l’IEP d’Aix-en-Provence.

1 Harsch, Donna. Revenge of the Domestic: Women, the Family, and Communism in the German Democratic Republic. Princeton University Press, 2008

2 Harsch Donna, “the trying time”, p20

3 Kaminsky, Anna, “Arbeite mit-plane mit-regiere mit!” p31

4 Harsch, Donna, “the trying time”, p25

5Ibid.

6 Frauenpolitik und politisches Wirken von Frauen im Berlin der Nachkriegszeit, 1945-1949: Renate Genth … Trafo, 1996

7Heineman, “Difference” deutsche Zentralverwaltung für Volksbildung, Abteilung Frauenausschüsse, Protokoll 3.9.46

8 Norman Naimark, The Russians in Germany. A History of the Soviet Zone of Occupation, 1945-1949, Cambridge, Massachusetts, 1995

9 Frey, Christian. « Nachkriegszeit: Heerscharen von Trümmerfrauen waren ein Mythos ». DIE WELT, 20 novembre 2014

10 Online, FOCUS. « Irrtum 2: Die Trümmerfrauen räumten Deutschland auf ». FOCUS Online

11 Leonie Treber, Mythos Trümmerfrauen Von der Trümmerbeseitigung in der Kriegs- und Nachkriegszeit und der Entstehung eines deutschen Erinnerungsortes ». Klartext Verlag, 484p

12 BAP-DX Befehl 153 vom 29/11/1945 SMAD paragraf 3

13 Ibid.

14Kaminsky, Anna, “Gleichberechtigte Teilnahme an der Erwerbsarbeit”, p70

15 Ibid.

16 NDR1 Radio MV, archive du programme du 08.03.1998; interview avec Frieda Helinski

17 Freya Klier, „Verschleppt bis ans Ende der Welt“ - Schicksale deutscher Frauen in sowjetischen Arbeitslagern” Editions Ullstein, Berlin 1996

18 Universalis‎, Encyclopædia. « ACCORDS DE YALTA, en bref ». Encyclopædia Universalis

19 NDR1 Radio MV, archive du programme du 08.03.1998; interview avec Frieda Helinski

20 Protocol of proceeding of the Yalta Conference, 11.02.1945, Crimea

21 Kaminsky Anna, Frauen in der DDR, Editions Christoph Links, p.226

22Frieda Helinsky

23 Kaminsky Anna, Frauen in der DDR, Editions Christoph Links, p.226

24 Freya Klier, „Verschleppt bis ans Ende der Welt“ - Schicksale deutscher Frauen in sowjetischen Arbeitslagern, Editions Ullstein, Berlin 1996

25 Ibid.

26 Ibid.

27 Ibid

Les logiques d’appartenance cultuelles dans les dynamiques de migration: étude comparée des migrations assyro-chaldéennes et subsahariennes

13 Nov

Etude comparative de :

  • Sophie Bava, Julie Picard, « Les nouvelles figures religieuses de la migration au Caire », Autrepart 2010/4 (n°56), p.153-170
  • Didem Daniş, « « Attendre au Purgatoire » : Les réseaux religieux de migrants chrétiens d’Irak en transit à Istanbul », Revue européenne des migrations internationales [En ligne], vol. 22 - n°3


Introduction

Avant de les étudier et de les analyser dans le détail, il convient de présenter plus en profondeur les deux textes proposés ici, ainsi que leurs auteurs respectifs, afin de les inscrire dans un contexte de recherche global, seul à même d’appréhender leur légitimité universitaire et scientifique.

Le premier texte est un article de Sophie Bava et de Julie Picard intitulé « les nouvelles figures religieuses de la migration au Caire », publié dans le numéro 56 de la revue quadri-annuelle « Autrepart », destinée à l’étude des « sciences sociales du sud ». La présence de cet article dans ce numéro n’est pas anodine au vu du thème abordé par celui-ci: « Migrations et transformation des paysages religieux »; de la même manière, il n’est pas surprenant d’en reconnaître la maternité à Sophie Bava et Julie Picard.
En effet, la première est une docteure en anthropologie, spécialiste des migrations religieuses en Afrique du Nord à l’Université d’Aix-Marseille, et  qui signe plusieurs articles au sein de ce numéro. Forte d’une thèse sur les « pratiques religieuses des migrants sénégalais mourides entre Marseille et Touba » soutenue le 17 juin 2002 à l’EHESS Marseille, sous la direction d’André Mary, elle est également membre du Conseil Scientifique de l’UMIFRE  et de l’ESPAR (Egypte Soudan et Péninsule Arabique, de 2013 à 2017) et a organisé de nombreux colloques et séminaires sur les problématiques liées aux migrations religieuses dans le pourtour méditerranéen. De plus elle est membre du programme ANR Transmed CIRELANMED (Circulations religieuses autour de la méditerranée) et est responsable de l’axe 1, « Internationalisation de la formation religieuse et socialisation » Elle est également directrice de nombreux mémoires sur la question et de jury de thèse dont celui de Julie Picard, co-auteure de ce texte.
Celle-ci est enseignante à l’Université de Toulouse et docteure en géographie avec une thèse portant sur « le Caire des migrants africains chrétiens. Impasses migratoires et citadinités religieuses. Membre du programme ANR Jeunes Chercheurs MIGRELI, coordonné par Sophie BAVA elle-même, (IRD/LPED) : « Instances religieuses et d’origine confessionnelle sur les routes de la migration africaine » elle est aussi à l’origine de nombreux articles sur cette question des migrations religieuses au sein de la ville du Caire, pour laquelle elle apparaît comme une spécialiste.
Concernant le second texte, celui-ci est l’œuvre de la chercheuse turque Didem Danis paru dans le vingt-deuxième numéro de la revue européenne des migrations internationales. Didem Danis, en sa qualité de maître de conférences en Sociologie à l’Université de Galatasaray est également docteure en sociologie depuis 2009, date où elle fait valider sa thèse sur les « migrations de transit et les réseaux de migrants irakiens à Istanbul » à l’EHESS de Paris sous la direction d’André Wieviorka. Cet article se situe donc dans la continuité de ses précédents travaux universitaires et scientifiques qui se sont beaucoup centrés sur les migrations Irak-Turquie, notamment pour des motifs religieux.

S’ils s’attachent tous deux à souligner la prégnance des logiques d’appartenance cultuelles dans les dynamiques de migration, qu’elles en soient l’origine, le moyen ou le but, les deux textes possèdent des différences notables et complémentaires qui obligent une analyse dialectique et critique, que l’on retrouvera dans notre exposé. Ainsi, le premier texte, au contraire du second qui s’intéresse aux populations assyro-chaldéennes, ne se base pas sur une population restreinte mais traite d’une population bien plus large, à l’échelle continentale et qui comprend notamment chrétiens d’Afrique Subsaharienne et de la Corne de l’Afrique et musulmans des pays de l’Ouest africain. Dans un souci évident d’éviter les généralisations excessives, ces deux textes nous présentent également en annexe des portraits individuels visant à éclairer la diversité des situations et des motivations qui entourent les migrations de types religieux et contribuent par là même occasion à apporter une contribution non négligeable à l’analyse scientifique et universitaire du rôle central de l’obédience spirituelle dans les logiques migratoires transnationales de départ, d’arrivée, d’inclusion et d’accueil.
Pour mieux comprendre le développement de ce pan de l’analyse socio-ethnographique des migrations, on peut lire l’article de Stefania Capone publié dans le même numéro et qui cherche à en faire l’historiographie, en rappelant au passage que « si les études abondent, notamment sur les pratiques religieuses des différents groupes ethniques émigrés aux États-Unis, les efforts de théorisation dans ce nouveau domaine d’études sont encore rares » (Capone, 2010, p13)

Là n’est cependant pas la problématique qui nous anime. A travers l’étude combinée de ces deux articles, nous chercherons en effet à répondre à la question suivante: en quoi les dynamiques religieuses impactent-elles les logiques migratoires transnationales?
Pour répondre, nous verrons tout d’abord de quelle manière la religion s’articule comme un capital activé au sein des logiques migratoires transnationales. Nous chercherons ensuite à démontrer la pluralité des logiques qui sous-tendent l’activation de ce capital au cours des migrations, à partir des exemples fournis par les textes.

I. L’activation du capital religieux au cours des processus migratoires

 

Quelle que soit la place et l’importance qu’occupe la religion dans le choix du départ, elle apparaît déterminante dans les conditions d’accueil et d’intégration lors de l’arrivée des migrants au sein de nouveaux territoires, particulièrement lorsque ceux-ci sont appréhendés comme des lieux de transit. La religion, dans le cadre de cette migration de moyen-terme et transnationale est utilisée à la fois comme un ressort de l’inclusion communautaire sur mais aussi comme un support matériel d’intégration sociale.

 

A. L’appartenance religieuse comme base du lien social communautaire

 

Au Caire comme à Istanbul, et que ce soit chez les populations assyro-chaldéennes d’Irak ou africaines, la religion apparait comme un des facteurs d’intégration sociale privilégiée par les nouveaux arrivants. Si tous les migrants ne rentrent pas dans ces logiques communautaires, comme nous le verrons par la suite à travers l’analyse de certains portraits individuels, nombreux sont ceux qui investissent les espaces locaux du religieux. Cela a plusieurs implications: tout d’abord, cela témoigne bien souvent de l’existence d’une intégration intra-communautaire qui précède et influe (négativement ou positivement) l’intégration intercommunautaire sur le territoire d’origine. De plus, cette concentration du lien social autour de la question de l’appartenance religieuse tend à renforcer les liens communautaires transnationaux et contribuent au dynamisme d’une diaspora basée sur des critères différents de ceux, majoritairement financiers et économiques, qui reviennent souvent dans les travaux des chercheurs. Enfin, cette (ré)-activation du religieux tend à redynamiser des espaces religieux délaissés par les populations locales dans les pays d’accueil, et doit nous pousser à nous interroger sur les impacts des logiques de migration religieuses sur les populations autochtones.

L’analyse de portraits individuels permet une compréhension plus précise des logiques qui sous-tendent les dynamiques d’intégration communautaire à travers la religion, ainsi que des formes qu’elles prennent. L’exemple de Malik, étudiant nigérian de 39 ans ayant migré au Caire, disponible dans le premier texte nous donne un éclairage précieux sur l’importance du religieux dans l’activation du lien social intra-communautaire « Le fait d’être musulman et surtout azhari lui donne une légitimité dans les affaires dans un pays où il y a beaucoup de musulmans ou quand il faut négocier et demander un crédit aux libraires,[…]. Parallèlement, il est le tuteur d’enfants de riches nigérians étudiants au Caire« .  (Bava, Picard, 2010, P159). Ce court passage encapsule plusieurs idées fondamentales que l’on retrouve au sein des deux textes. Tout d’abord on y retrouve cette idée que le migrant se définit aux yeux des autres membres de sa communauté du pays d’accueil non pas en fonction de son pays d’origine mais selon son appartenance religieuse, qui lui permet de bénéficier de certains privilèges et largesses. Cette activation intra-communautaire est d’autant plus salutaire  qu’elle émerge parfois dans des contextes de xénophobie et de rejet de la part des populations locales, qui voient souvent dans l’arrivée de ces populations des menaces, notamment sur le marché de l’emploi:  » Comme tout métier, le travail est dur ici en Égypte. C’est dur à cause de la langue, de la communication… Dur aussi de se faire prendre pour un Soudanais et de laisser parler dans votre dos (…) Non, les Égyptiens ne connaissent pas l’Afrique » » (Bava, Picard, 2010, p164).

D’autre part, la seconde partie de la première citation permet de distinguer une composante fondamentale des dynamiques d’intégration intra-communautaire des populations migrantes basées sur le lien religieux: leur réactualisation constante, mais aussi leur transnationalisation. L’intégration d’un nouveau membre à la communauté religieuse locale permet le développement du réseau et son extension à la diaspora du nouvel admis. Ainsi, dans le cas de Malik, son statut au sein de la communauté musulmane cairote, rendu possible par les logiques d’activation du lien communautaire, lui permet de servir lui-même de support d’intégration des enfants de riches nigérians au Caire. Dans ce système évolutif auto-entretenu, la migration religieuse, particulièrement dans des pays de transit comme l’Egypte ou la Turquie tend à se transnationaliser et à dépasser la dialectique pays d’origine/pays d’accueil pour toucher les pays où la diaspora de la communauté est présente. Cela tient en grande partie, selon Danis, à « L’extension des institutions et des courants religieux à l’échelle mondiale. » (Danis, 2006, p5). Cette intégration sociale basée sur le lien religieux intra-communautaire ne se fait donc évidemment pas de la même manière selon que les migrants intègrent une minorité où qu’ils viennent grossir la population majoritaire. Cette dimension de la migration religieuse, faiblement étudiée par les deux textes, apparaît pourtant déterminante pour expliquer les stratégies utilisées par les migrants pour s’intégrer: si dans le cas des assyro-chaldéens irakiens en Turquie ou des chrétiens d’Afrique de l’Ouest en Egypte, minorités chrétiennes dans des contextes majoritairement musulmans, ces logiques d’intégration s’expriment davantage par l’activation des liens communautaires et l’affirmation du statut minoritaire pour accéder à des droits et une protection supplémentaire, rien ne nous est dit sur la manière dont l’appartenance au groupe majoritaire influe sur la manière dont sont accueillis et intégrés les migrants.

Enfin, l’importance des réseaux religieux dans les processus migratoires doit beaucoup au dynamisme des pratiques religieuses, renforcé par ce lien intra-communautaire que nous nous sommes employés à décrire et qui apparaît d’autant plus visible qu’il se confronte bien souvent à la relative inertie des populations autochtones. L’activation du capital religieux apparaît donc d’autant plus déterminante du fait qu’elle s’effectue au sein de contextes et de populations locaux qui utilisent eux-mêmes très peu ces dispositifs:  » Au-delà des acteurs et des espaces, les migrants africains se trouvent à l’origine d’un processus inédit de revitalisation religieuse, particulièrement au Caire, avec les étudiants qui alimentent les universités musulmanes et les migrants qui revivifient des lieux de cultes chrétiens, qui voyaient pourtant leur activité s’essouffler » p169

B) La religion comme support logistique et matériel des migrants

Les réseaux religieux auxquels accèdent les migrants irakiens chaldéens à Istanbul ou les chrétiens au Caire se présentent comme un support logistique et matériel. Au-delà des bienfaits de sentiment d’appartenance à une communauté et des avantages psychologiques et moraux, ces corporations apportent également une aide réelle : de l’installation des migrants dans les pays de transit jusqu’aux dernières mesures de départ. Ces réseaux religieux remplacent les réseaux professionnels de prise en charge des migrants, d’un point de vue humanitaire comme d’un point de vue associatif d’accompagnement des migrations vers le pays désiré.

Secondée par des réseaux familiaux, l’Eglise irako-chaldéenne à Istanbul accompagne les migrants et devient un véritable lien de continuité de la survie des migrants lors du passage en Turquie. Le transit à Istanbul dure entre un an et trois ans, mais dans des cas exceptionnels, il peut s’allonger à dix ans. L’Eglise chaldéenne d’Istanbul devient un pilier moral et matériel pour la survie des migrants et travaille en collaboration avec la branche catholique du réseau chrétien irakien « Caritas » : elles partagent les informations sur des opportunités d’emplois ou de logement, des moyens de scolariser les enfants et offre une assistance humanitaire, comme l’apport de vêtements, de nourriture ou d’une aide médicale. L’Eglise devient dès lors  l’intermédiaire entre les migrants chaldéens et les stambouliotes et permet une intégration de la communauté à un environnement plus large. L’Eglise chaldéenne est la structure intégratrice des chaldéens dans la société turque en ce qu’elle s’est convertie en une plateforme de contact entre les stambouliotes non-musulmans et les chaldéens. Ils travaillent généralement chez eux, au service de la famille ou louent des logements. De plus, en termes d’aide logistique migratoire, l’Eglise accompagne complètement les migrants dans leurs démarches administratives. Des rencontres sont organisées avec les Sous-préfectures et le Bureau des Etrangers du Département de la Sécurité, ce qui permet d’établir un lien direct avec les autorités stambouliotes. Ces connexions sont primordiales pour les migrants en situation irrégulière. Ces médiateurs entre les populations et administrations locales et les migrants chrétiens irakiens sont les professionnels religieux, les gardiens des Eglises.

Au Caire, les prêtres et les pasteurs jouent également un rôle fondamental auprès des populations chrétiennes d’Afrique sub-saharienne. L’Egypte est devenue la terre de différentes communautés de chrétiens, qu’ils soient coptes, catholiques, orthodoxes ou protestants. Se sont également implantés de nombreux ordres missionnaires ou mendiants. Malgré cette diversité religieuse de chrétiens et de profils de migrants, les prêtres et les pasteurs ne fournissent pas seulement une aide spirituelle aux migrants. Ces hommes de religion s’investissent parfois aux côtés d’ONG ou seuls pour rendre des services aux migrants dans le besoin ou dans des situations précaires. Cette vocation d’assistance exercée dans l’ensemble de la communauté chrétienne du Caire montre bien la place essentielle du réseau religieux au sein des routes migratoires. « Ils ont fait un choix. Je peux les aider moralement et spirituellement. Ils doivent trouver une vie décente ici et il m’arrive d’aider certains à trouver un travail, en faisant l’intermédiaire avec des familles occidentales », explique Dominique (le pasteur méthodiste ivoirien dont le portrait est dressé à la page 164) à propos des migrants africains.

Les réseaux religieux qui ont mis en place des mesures d’assistance légale, administrative, médicale ou alimentaire auprès des membres de migrants de leurs communautés en transit, remplacent les institutions étatiques ou associatives d’aide dans ces territoires. Les réseaux religieux prennent alors une place capitale dans la survie des migrants chrétiens. Pourtant, cette offre d’assistance des migrants dans ces villes, qu’elle soit défaillante ou simplement substituée par les Eglises des communautés n’est pas exposée dans les deux articles étudiés. Bien qu’ils fassent état de conditions de vie précaires et difficiles, les articles ne donnent pas concrètement d’indications quant aux traitements réservés à ces migrants par les pays de transit.

Ces migrants chrétiens à Istanbul ou au Caire font partie des minorités religieuses au sein de pays à majorité musulmane sunnite. Bien que l’article sur « les Nouvelles Figures de la religion au Caire » présentent les difficultés de liberté de culte en Egypte et les précautions que doivent prendre les professionnels religieux face aux accusations de prosélytisme, nous n’avons pas davantage d’explications sur les politiques de liberté de cultes et le statut des minorités dans ces pays de transit. De plus, il est pertinent de s’interroger sur les motivations des migrants à se tourner vers leurs Eglises pour un support logistique. Le font ils simplement parce que l’offre est disponible ou parce qu’il existe une différence de traitement entre les migrants musulmans et les migrants chrétiens en Turquie et au Caire de la part des associations d’aide aux réfugiés ou des institutions étatiques ?

II. Des logiques d’activation plurielles et diversifiées

Comme dit précédemment, l’activation du capital religieux dans les logiques migratoires n’est pas singulière et répond à des processus pluriels qui dépendent autant du profil des migrants que de leurs aspirations personnelles. Cet état de fait tend à relativiser les analyses qui visent à généraliser la place du religieux dans les dynamiques migratoires et justifie les analyses ethnographiques de terrain sur des populations plus réduites, pour en épouser la complexité réelle.

 A. L’existence de profils migratoires variés au cœur des dynamiques de migrations religieuses

Sans revenir sur ce qui a déjà été évoqué précédemment il est nécessaire d’insister néanmoins sur les implications concrètes que la diversité des profils migratoires revêt au cœur des dynamiques religieuses. On l’a vu, selon qu’ils soient membres du groupe social majoritaire ou qu’ils fassent au contraire partie d’une minorité, les migrants adoptent des stratégies d’inclusion différenciées et qui prennent tout leur sens à travers l’étude des portraits individuels. De la même manière les structures institutionnelles des pays d’accueil et de départ vont influer grandement sur la manière dont vont être activés les capitaux religieux par les migrants. Se pencher sur cette diversité des figures migratoires qui se réclament des logiques religieuses permet également de voir que ces processus de migration ne s’articulent pas seulement à travers et autour des logiques communautaires mais aussi parfois en opposition à celles-là. C’est à travers l’étude de cette diversité des profils qu’on comprend également les limites de l’étude des processus migratoires seulement centrée autour des catégories d’analyse du religieux.

La migration religieuse, que ce soit en Turquie ou au Caire est loin d’être un phénomène unitaire. Les différences sont ainsi nombreuses entre les communautés, (notamment au Caire où les pasteurs chrétiens d’Afrique Noire répondent à des logiques d’insertion et de migration bien différentes des étudiants musulmans de l’Université d’Al-Azhar par exemple) mais également au sein même de celles-ci. La religion, en ce qu’elle est au cœur des logiques migratoires de ces populations, à la fois comme facteur d’intégration que comme support logistique et matériel (voir ci-dessus) est cependant aussi vu dans certains cas comme un héritage pesant dont les migrants souhaiteraient se détacher: « La religion, qui joue le rôle important de stratégie de survie, se développe facilement en un appareil de contrôle social en vue de renforcer la sauvegarde des normes et comportements communautaires » (Danis, 2006, p7]. Cette attitude personnelle face à la reconnaissance de la religion comme élément central du processus migratoire n’est pas anodine car elle va également grandement influencer l’intégration et le parcours des populations migrantes au sein du territoire d’accueil, ainsi que l’ensemble des interactions de ces populations avec leur espace transnational. L’exemple nous est donné ici dans le texte de Danis, à travers l’étude de la trajectoire de Jacklin, un migrante irakienne chaldéenne qui refuse le système de rétribution/punition mise en place par sa communauté à Istanbul et fréquente l’Eglise syrienne au lieu de fréquenter celle de sa propre communauté. « Les politiques étatiques et les arrangements institutionnels ont également des conséquences sérieuses sur les structures religieuses des migrants en Turquie » [Danis, 2006, 12].

Cette réticence à activer ces réseaux religieux dans le cadre d’un processus migratoire, s’il tient avant tout d’un choix personnel, est aussi grandement influencé par les structures politiques et institutionnelles des pays d’accueils et de départ. La possibilité d’activer ou non les logiques religieuses dépendent en effet grandement de l’organisation sociale du pays dans lesquelles celles-ci s’expriment. En guise d’exemple, on peut souligner par exemple que l’importance de la migration estudiantine musulmane de direction de l’université cairote d’Al-Azhar, spécialisée en théologie islamiste, par rapport à d’autres types de migrations, est accentuée par le fait que l’université leur impose le plus souvent les filières religieuses » aux migrants. [Bava, Picard, 2010, p157]. De la même manière, il apparaît évident que le contexte politique du pays de départ joue un rôle majeur dans ces migrations, notamment lorsque les populations sont victimes de persécutions, comme c’est le cas pour las assyro-chaldéens en Irak.

Si ces deux textes ont le mérite d’attacher un soin particulier à nous présenter des portraits individuels, pour nous rappeler la diversité des trajectoires migratoires, (avec un spectre très large allant du pasteur chrétien subsaharien à l’étudiant musulman, en passant par le couple assyro-chaldéen), ils tendent néanmoins à réduire les migrations à leurs simples caractéristiques religieuses, nonobstant par la même occasion de prendre en compte des problématiques d’autre nature mais dont l’importance est également déterminante dans ces processus migratoires. Rien n’est dit en effet de la prégnance des facteurs religieux sur d’autres facteurs sociaux, culturels ou historiques et l’on pourra regretter qu’il ne soit fait qu’une analyse très superficielle des profils socio-professionnels de ces migrants, de leur condition, de leur âge et de leur sexe par exemple. En cherchant à étudier l’importance du facteur religieux au sein des logiques migratoires, les chercheures ne parviennent cependant pas à répondre à la question fondamentale qui sous-tend cette analyse: existe-il un profil-type du migrant religieux et si oui, quel est-il?
La critique de Capone, évoquée en introduction et qui regrette « le manque de théorisation » des analyses des migrations religieuses transnationales semble donc également pouvoir s’appliquer à ces deux textes (Capone, 2010, p13).

B) La religion comme fin et comme moyen

Les deux articles étudiés présentent une distinction fondamentale dans les motivations qui ont poussé les migrants à s’installer à Istanbul ou au Caire. Les Irako-Chaldéens subissent une migration forcée, notamment à cause de répressions religieuses dans leurs pays d’origine. Pourtant, certains migrants d’Afrique Sub-Saharienne décident de se rendre au Caire ou d’y rester par opportunités religieuses. La religion est un argument final pour les migrants d’Afrique noire qui se rendent au Caire alors qu’elle est un moyen de s’échapper en Turquie pour les migrants Irako-Chaldéens.

Les irakiens sont en 2006 la première communauté migrante en situation irrégulière présente en Turquie. Les Chrétiens assyro-chaldéens migrent vers la Turquie dans le but d’atteindre des Etats lointains comme le Canada ou l’Australie. Cette minorité du Moyen-Orient a subi de plein fouet les nombreuses instabilités qui ont touché l’Irak depuis les années 1980 : la guerre entre l’Iran et l’Irak entre 1980 et 1988, la première guerre du Golfe en 1991. Les conditions de vie se sont dégradées suite aux différents embargos et à l’instabilité politique. L’intervention des Américains en Irak en 2003 a accru les persécutions contre les minorités chrétiennes, accusées de collaboration. Cela s’est alors soldé par de la discrimination, des attaques, des dégradations de bâtiments religieux ou des intimidations. Si le caractère religieux n’est pas toujours l’élément fondamental du départ des chrétiens d’Irak, il reste un facteur déterminant. Les chrétiens partent dans l’optique de trouver un emploi ou de se réfugier dans un environnement politique sain. La migration en Turquie n’est qu’une étape dans leur longue route migratoire. L’article mentionne même que : « Des conditions parallèles existent pour les Chrétiens irakiens ; alors que la discrimination envers leur identité religieuse les force à quitter le pays, l’oppression dont ils ont été victimes en tant que membres d’une minorité́ leur donne accès au statut de réfugiés ou à la protection humanitaire. » (p.3). Il est difficile alors de distinguer la migration économique de la migration politique. Si la religion est un facteur capital d’intégration en Turquie pour les Chrétiens d’Irak, l’environnement religieux construit par les Eglises chaldéennes d’Istanbul n’est pas pour autant un motif qui les incite à rester.

La ville du Caire est elle aussi considérée comme une ville transit mais devient pourtant au regard de l’environnement religieux une destination pour les Africains sub-sahariens. Le Caire est devenu une ville attractive pour les Africains depuis l’implantation d’une antenne du Haut-Commissariat des Réfugiés en 1954. Le flux des migrants trouvant au Caire une ville étape vers un avenir meilleur a été renforcé par les guerres civiles et conflits dans les pays au Sud de l’Egypte, comme le Soudan, l’Erythrée, l’Ethiopie ou encore la Somalie. Les durcissements des politiques migratoires en Europe et de la délivrance du statut de réfugié par le HCR depuis les années 2000 contraignent les migrants à s’installer plus durablement et de manière indéterminée en Egypte. Ces migrants remplissent sur le long-terme les lieux de culte musulmans et chrétiens. En effet, des migrants comme les Ivoiriens, les Maliens, les Sénégalais ou les Camerounais sont de profession musulmane ou chrétienne en majorité, au regard du passé colonial français. Cette augmentation des membres des communautés religieuses chrétiennes provoque un appel d’offre chez les Missionnaires d’Afrique Sub-Saharienne qui viennent alors travailler dans les Eglises du Caire. Cette forte demande religieuse permet aux missionnaires sub-sahariens d’achever leur formation religieuse. De plus, l’accroissement des offres religieuses et la « démocratie de l’accès au divin » (p.165) dont l’expression de Jean-Paul Willaime a été reprise dans l’article ont permis à des migrants de trouver une vocation religieuse lors de leur période de migration. Cette nouvelle destinée offre une situation de confort et leur permet de s’implanter durablement au Caire. L’offre religieuse devient alors un élément de motivation de migration de la part des Africains. La religion revêt un caractère d’opportunité au Caire et devient la finalité des objectifs migratoires.

La Religion est au cœur des parcours migratoires à Istanbul et au Caire. Elle est un moyen de s’intégrer, propose un certain réconfort moral et une source de bien-être psychologique. L’aide et l’assistance humanitaire apportées par le personnel religieux aux migrants sont une ressource non-négligeable lors d’un voyage migratoire de longue durée. Les deux articles choisis permettent d’avoir une vision précise du poids des religions dans les parcours migratoires au Moyen-Orient.

Les deux articles soulèvent néanmoins quelques points divergents : d’abord parce que les profils de migrants étudiés sont variés, ensuite parce que les communautés ciblées ne migrent pas pour les mêmes raisons. Il faut établir une distinction entre migration forcée, politique voire économique et une migration d’opportunité, liée au Caire à une revitalisation de la demande de personnel religieux.

Les deux articles mettent pourtant en évidence la transnationalisation des parcours et des réseaux.

Toutefois, il s’agit d’effectuer une actualisation des situations migratoires au Moyen-Orient. Les deux articles ont été écrits en 2006 et 2010 et depuis, de nombreux évènements viennent redéfinir les champs de migration dans cette région. Si l’Egypte et la Turquie restent deux routes de transit, les deux pays ont été secoués par les Printemps Arabes en 2011 et l’ordre politique a changé. L’Egypte fait face elle-même à de nombreuses instabilités politiques et économiques, ainsi qu’à de nouvelles réformes de limitation de la liberté de culte envers les communautés religieuses minoritaires. La Turquie quant à elle a signé en 2016 de nouveaux accords avec l’Union Européenne, visant à réduire l’immigration vers l’Europe. Enfin, deux crises humanitaires et de nouveaux conflits ont éclaté au Moyen-Orient depuis la rédaction des articles, notamment les deux guerres civiles en Libye et en Syrie. L’afflux de demandeurs d’asile venant de ces deux pays s’est énormément accru. Les profils majoritaires de réfugiés en Turquie sont désormais de ces nationalités. Répartis à travers le monde, selon le Haut-Commissariat des Réfugiés dans ses rapports statistiques annuels, on estime à 5,6 millions le nombre de réfugiés syriens en 2018[1], dont 63% présents en Turquie.

Clémentine Lienard et Nicolas Cadot, étudiants en Master II Géostratégie, Défense et Sécurité Internationale de l’IEP d’Aix-en-Provence.

[1] https://data2.unhcr.org/en/situations

Bibliographie

Bava, Sophie, et Julie Picard. « Les nouvelles figures religieuses de la migration africaine au Caire », Autrepart, vol. 56, no. 4, 2010, pp. 153-170.

Bava, Sophie, et Stefania Capone. « Religions transnationales et migrations : regards croisés sur un champ en mouvement », Autrepart, vol. 56, no. 4, 2010, pp. 3-15.

Capone, Stefania. « Religions « en migration » : De l’étude des migrations internationales à l’approche transnationale », Autrepart, vol. 56, no. 4, 2010, pp. 235-259.

Daniş, Didem, et Jedediah Sklower. « « Attendre au Purgatoire » : Les réseaux religieux de migrants chrétiens d’Irak en transit à Istanbul », Revue européenne des migrations internationales, vol. vol. 22, no. 3, 2006, pp. 109-134.

http://www.unhcr.org/fr/apercu-statistique.html

https://data2.unhcr.org/en/situations/syria#_ga=2.94612505.460367283.1522754015-388166384.1514984299

 

L’enquête de la CPI en Géorgie : un tournant majeur ?

9 Nov
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Un policier géorgien à la frontière entre la Géorgie et l’Ossétie du sud, près du village de Dvani.
PHOTO : Shakh Aivazov/AP

 

Après des mois de tension, le 7 août 2008, la Russie lançait une intervention militaire contre la Géorgie, en soutien à l’Ossétie du Sud, région sécessionniste de Tbilissi. Le 12 août suivant, la Géorgie portait plainte contre la Russie auprès de la CPI pour nettoyage ethnique[1]. Dès le 14 août, Louis Moreno Ocampo avait ouvert un examen préliminaire, selon les articles 13.C et 15.1 du Statut de la Cour[2]. Huit années plus tard, la Chambre Préliminaire I, composée des juges Joyce Aluoch, Cuno Tarfusser et Péter Kovács[3], autorisait le Procureur à ouvrir une enquête de sa propre initiative pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre. Cette décision, pourtant peu remarquée par l’opinion publique internationale, marque un tournant majeur dans la constitution d’un droit pénal international. Cela permettra-t-il à la CPI de dépasser les critiques virulentes auxquelles elle doit faire face ? Dans quelle mesure l’enquête sur ce conflit représente-t-il un virage ? La CPI pourrait-elle endiguer de futurs affrontements alors que la Russie parait, du point de vue occidental, de plus en plus agressive et militarisée ?

De l’indépendance géorgienne à août 2008 : genèse d’un conflit prévisible en vue des intérêts russes multiples

La genèse du conflit armé en Géorgie remonte à 1921, année de l’annexion de la Géorgie par l’Union soviétique après une brève période d’indépendance obtenue à la suite de la révolution russe de 1917. Dès 1990, les Ossètes ont boycotté les élections législatives géorgiennes et tenu leurs propres élections. Rapidement, les tensions nationalistes se sont intensifiées des deux côtés, allant jusqu’à la suppression de l’autonomie de l’Ossétie du Sud par l’administration de Zviad Gamsakhourdia, et entraînant un conflit violent. La Géorgie déclarait finalement officiellement son indépendance en avril 1991, malgré le conflit en cours. Le 24 juin 1992, des dirigeants géorgiens et de la Fédération de Russie signait un armistice à Sotchi, mettant ainsi fin à une guerre de deux ans[4]. Cet accord prévoyait le déploiement de forces tripartites aux frontières ainsi que la création de missions d’observation internationales de l’OSCE.

Dès cette période, la Russie a octroyé la citoyenneté et des passeports à une vaste majorité des habitants de l’Ossétie du Sud, leur accordant également des prestations de retraite, de santé et des avantages sociaux. Cette politique a finalement abouti à un régime sans visa pour les résidents d’Ossétie du Sud à la suite de l’application d’un régime de visa entre la Russie et la Géorgie en 2000[5]. L’accession à la citoyenneté russe par la majorité de la population fournit à Moscou l’argument de la sécurité de ses ressortissants, qu’elle peut évoquer pour s’immiscer dans le conflit, au risque d’accentuer les tensions. C’est précisément ce qu’ont fait les autorités russes en juillet 2004, en déclarant que « Moscou ne restera pas indifférente au sort de ses citoyens, qui représentent la majorité absolue de la population de l’Ossétie du Sud »[6]

S’appuyant sur la vague de contestations populaires, baptisée « révolution des roses », déclenchée à la suite des élections législatives du 2 novembre 2003, l’élection de Mikheïl Saakachvili le 4 janvier 2004, avec 96% des voix a bouleversé la stratégie suivie par le pays. Il a notamment mis en œuvre un programme radical de rapprochement avec l’Occident, notamment à travers l’Union européenne et l’OTAN[7], obtenant avec cette dernière organisation un « dialogue intensifié » en septembre 2006. Réélu en janvier 2008 avec plus de 53 % des voix, le président Saakachvili a suivi, durant son second mandat, la même politique. Or, cette dernière était vécue comme une provocation par la Russie.

Le retour de la Russie dans le Caucase, considéré comme sa zone d’influence naturelle, n’est pas sans raison. Alors que les matières premières y sont nombreuses, telles que le pétrole, et exploitées par les puissances occidentales dès 2004, cette zone se trouve avant tout au cœur des échanges eurasiatiques. Le Caucase du Sud a toujours été un corridor de transit pour marchandises[8] et personnes, connectant de facto l’Asie et l’Europe. Enjeu de luttes territoriales, cette région a également concentré les intérêts géopolitiques conflictuels de trois grandes puissances régionales, la Russie, la Turquie et la Perse, durant de nombreux siècles.

Mais dès 2005, le Président Poutine affirmait que Moscou n’abandonnerait pas ses efforts pour peser sur la transformation des anciens états soviétiques et empêcher les tentatives occidentales de « fabriquer de la démocratie » dans ce qu’elle analyse comme étant son « arrière-cour stratégique »[9] Dans le même temps, l’Ossétie du Sud était extrêmement vitale sur le plan stratégique militaire. Les bases militaires russes à Tskhinvali permettent notamment le stationnement de 3500 militaires et gardes-frontières, qui est, selon le gouvernement, un établissement indispensable à la protection de la souveraineté russe et de ses frontières sud-ouest.

A ces différents enjeux s’ajoute s’ajoute une guerre sanglante. Selon les données officielles de Tbilissi, la Géorgie a perdu 170 hommes, 14 policiers et 228 civils lors de la guerre en août. 1 964 membres du personnel en uniforme ont été blessés et 14 soldats portés disparus au combat.[10] Mais les dégâts furent bien plus nombreux au niveau des civils. Les autorités sud-ossètes ont détruit presque tous les villages géorgiens de leur territoire au cours de la campagne de nettoyage ethnique. Plus de 100 000 civils ont été forcés de s’enfuir de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie. Environ 35 000 personnes n’ont plus nulle part où retourner, leurs maisons étant détruites[11]. La Russie et l’Ossétie du Sud ont également déclaré leurs pertes, relativement importantes. Ainsi, la guerre éclaire russo-géorgien a fait de nombreuses victimes et peut, selon la Cour Pénale internationale, être qualifié de conflit international armé.

Aujourd’hui, seuls cinq États membres des Nations Unies ont reconnu l’Ossétie du Sud, à savoir la Fédération de Russie, le Nicaragua, le Venezuela et l’île du Pacifique de Nauru et, plus récemment, la Syrie[12]. C’est en ce sens que la CPI peut affirmer que les crimes de guerre et crimes contre l’humanité qu’elle vise ont été commis sur le sol géorgien, Etat partie au Statut de Rome. Tandis que les enquêtes propres aux juridictions nationales se sont terminées, sans résultat, la CPI s’est emparée de ce nouveau dossier. Cour contestée, accusée de tous les mots et surtout de celui d’inefficacité, elle joue, en prenant part dans ce dossier, sa crédibilité voire son futur. Le droit pénal international permettra-t-il la justice ? Dans la continuité des tribunaux de Nuremberg, de Tokyo, et des TPIR et TPIY, la CPI saura-t-elle être impartiale et empêcher un renouveau des tensions ?

L’enquête de la Cour Pénale Internationale en Géorgie : entre renouveau, audace, et infaisabilité

La Géorgie est partie au Statut de Rome de la CPI, ayant signé et ratifié le Statut de la CPI en septembre 2003. La Russie a signé le traité en 2000 mais n’a pas ratifié le Statut de la CPI et n’a donc jamais été soumise à sa juridiction. Cependant, en novembre 2016, le Président Vladimir Poutine a annoncé que la Russie n’avait pas l’intention de ratifier le traité fondateur de la CPI[13] après les critiques virulentes de la Procureure sur ladite annexion de la Crimée, l’assimilant à « un conflit international armé »[14]. Contrairement à de nombreuses déclarations, la signature n’a pas été retirée. Cette stratégie du retrait de la Russie, comme l’avait fait Etats-Unis en 2002, est un acte non prévu par le droit international mais sans réelle implication juridique. Cependant, cette arme politique et juridique qu’est le retrait est la plus grande menace pesant sur la CPI. Peut-elle réellement enquêter, agir, juger, tandis que les grandes puissances ne reconnaissent pas sa juridiction ?

Alors que la CPI a fêté ses 20 ans cette année, l’enquête en Géorgie n’en demeure pas moins un tournant. Il s’agit de la première enquête non africaine. L’accélération du nombre d’enquêtes ouvertes par le Bureau du procureur dénote une récente politique volontariste menée par la seconde procureure de la CPI, Fatou Bensouda, décidée à répondre aux critiques reprochant à la Cour d’être néocolonialiste et de soutenir les grandes puissances[15]. Ainsi, l’avocat Nika Jeiranashvili déclarait qu’il avait « parfois l’impression que la Cour a oublié qu’elle avait ouvert une enquête en Géorgie », ajoutant par la suite que « Depuis quelques temps, il y a des groupes pro-russes en Géorgie qui vont voir les victimes et leur disent de ne pas coopérer. C’est aussi la raison pour laquelle la Cour doit être présente. Mais ce vide laissé si longtemps par la Cour est maintenant rempli par la Russie »[16]. Malgré les réprobations de certains, la Cour n’a pas décidé cette enquête uniquement sous le poids de ces accusations. Elle compte bien agir et juger. Mais au vu de la situation, est-ce réalisable ? Ou cela marquera-t-il l’impuissance d’une justice rejetée par les grandes puissances de l’ordre international ?

Pour la première fois, la CPI s’est chargée de crimes qu’elle qualifie comme internationaux. Auparavant, ses enquêtes africaines n’avaient jugé que de conflits internes. Ces nouveautés mettent la Procureure au défi : Qu’en sera-t-il des mandats d’arrêt ? Lorsque la Cour demandera à des Etats, qu’ils soient membres ou non, de livrer certains de ses généraux, le feront-ils ? Mais, dans au contraire, si personne n’est conduit à La Haye, il n’y aura ni procès, ni réparations pour les nombreuses victimes du conflit.

De cette manière, quelle est la faisabilité de la procédure ? La Russie ne livrera pas ses nationaux aux juridictions internationales. Elle pourrait également faire pression sur les autres Etats pour qu’ils ne coopèrent pas et s’opposent aux enquêtes. De manière plus exacerbée qu’en Afrique, cela pourrait remettre en question la légitimité de la Cour. Ciblant pour la première fois des soldats d’un Etat non partie, ici russes, pour des acte commis sur le territoire d’Etat parties, la CPI semble prendre des risques. La suite de l’enquête pourrait être déterminante quant au futur de la Cour.

 

Que va-t-il se passer ? Est-ce qu’à la fin de ce processus ? Seuls des Géorgiens seront-ils jugés, les Russes n’étant pas transmis à Interpol par leur Etat ? La procureure pourra-t-elle faire une enquête dans de telles conditions ? Alors que le rôle des puissances occidentales, notamment de la France, et de l’Union Européenne ont été critiqués[17], les interrogations restent nombreuses. Cependant, malgré les réticences, il semblerait que les investigations avancent depuis l’ouverture de bureaux de la CPI en Géorgie, en janvier 2018, afin de faciliter les démarches et se faire connaitre de la population pour accélérer l’enquête. Afin d’éviter l’impunité et la mise en place d’une justice à deux poids et deux mesures, il est nécessaire d’attirer l’attention internationale pour soutenir les victimes. Une justice équitable pourrait, par la suite, s’imposer.

Ecrit par Ombeline Laks, étudiante en Master II, promotion 2018-2019

 

[1] Independent International Fact-Finding Mission on the Conflict in Georgia, Report, Volume III, 2009

[2] NOLLEZ-GOLDBACH Raphaëlle, « Ouverture d’une enquête à l’initiative du Procureur sur la situation en Géorgie », La Revue des droits de l’homme, Actualités Droits-Libertés, 17 novembre 2016

[3] “Situation in Georgia”, Chambre Préliminaire I, N° ICC-01/15, Cour Pénale Internationale, 13 octobre 2015

[4] Agreement on the Principles of Settlement of the Georgian-Ossetian Conflict (Accord de Sochi), 24 Juin 1992

[5] “Statement on the introduction of visa regime between Russia and Georgia”, Parlement géorgien, 24 November 2000

[6] Déclaration « Sur l’aggravation de la situation en Ossétie du Sud », Ministère des Affaires étrangères de la Fédération de Russie, 9 juillet 2004

[7] Rapport d’Information n°2553 « La situation dans le Caucase du Sud », CHRISTIAN BATAILLE et ROLAND BLUM, Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 26 mai 2010, Assemblée Nationale

[8]JAANEOTS Ants, The Russian-Georgian war of 2008: causes and implication, Estonian National Defence College, 2016

[9] POUTINE Vladimir, Adresse annuelle à l’Assemblée Fédérale, 25 avril 2005, Kremlin, Moscou

[10] BARABANOV, LAVROV, TSELUIKO, The Tanks of August, R.N. Pukhov Moscow, Centre for Analysis of Strategies and Technologies, 2010,p. 107

[11] TAGLIAVINI Henry, Independent International Fact-Finding Mission on the Conflict in Georgia, Report, Volume I, 2009, p. 26

[12] « Damas s’aligne sur Moscou et reconnait deux zones séparatistes de Géorgie », L’Orient-Le Jour, 25 mai 2018

[13] Ordonnance du Président de la Fédération de Russie du 16 novembre 2016 n ° 361-RP « sur l’intention de la Fédération de Russie de ne pas devenir membre du Statut de Rome de la Cour pénale internationale », Fédération de Russie, 2016

[14] Rapport sur les activités menées en 2016 en matière d’examen préliminaire, Le Bureau du procureur, Cour Pénale Internationale, 14 novembre 2016

[15] MEGRET Frédéric, « Cour pénale internationale et néocolonialisme : au-delà des évidences, L’Afrique face à la justice pénale internationale », Etudes Internationales, Volume 45, Numéro 1, Mars 2014, p. 27–50

[16] MAUPAS Stéphanie, « Regards croisés sur la cour pénale internationale : Burundi, Côte d’Ivoire, Géorgie », justice.info.net, 21 mai 2018

[17] SAPIR Jacques, La Guerre d’Ossétie du Sud et ses conséquences. Réflexions sur une crise du XXIe siècle, EHESS, 2008

 

Bibliographie : 

Déclarations officielles : 

Rapport sur les activités menées en 2016 en matière d’examen préliminaire, Le Bureau du procureur, Cour Pénale Internationale, 14 novembre 2016

Ordonnance du Président de la Fédération de Russie du 16 novembre 2016 n ° 361-RP « sur l’intention de la Fédération de Russie de ne pas devenir membre du Statut de Rome de la Cour pénale internationale », Fédération de Russie, 2016

POUTINE Vladimir, Adresse annuelle à l’Assemblée Fédérale, 25 avril 2005, Kremlin, Moscou

Rapport d’Information n°2553 « La situation dans le Caucase du Sud », CHRISTIAN BATAILLE et ROLAND BLUM, Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 26 mai 2010, Assemblée Nationale

Déclaration « Sur l’aggravation de la situation en Ossétie du Sud », Ministère des Affaires étrangères de la Fédération de Russie, 9 juillet 2004

“Statement on the introduction of visa regime between Russia and Georgia”, Parlement géorgien, 24 November 2000

Agreement on the Principles of Settlement of the Georgian-Ossetian Conflict (Accord de Sochi), 24 Juin 1992

“Situation in Georgia”, Chambre Préliminaire I, N° ICC-01/15, Cour Pénale Internationale, 13 octobre 2015

Rapports :

TAGLIAVINI Henry, Independent International Fact-Finding Mission on the Conflict in Georgia, Report, Volume I, 2009

Independent International Fact-Finding Mission on the Conflict in Georgia, Report, Volume III, 2009

Ouvrages spécialisés : 

BARABANOV, LAVROV, TSELUIKO, The Tanks of August, R.N. Pukhov Moscow, Centre for Analysis of Strategies and Technologies, 2010

JAANEOTS Ants, The Russian-Georgian war of 2008: causes and implication, Estonian National Defence College, 2016

SAPIR Jacques, La Guerre d’Ossétie du Sud et ses conséquences. Réflexions sur une crise du XXIe siècle, EHESS, 2008

Articles spécialisés :

MEGRET Frédéric, « Cour pénale internationale et néocolonialisme : au-delà des évidences, L’Afrique face à la justice pénale internationale », Etudes Internationales, Volume 45, Numéro 1, Mars 2014, p. 27–50

NOLLEZ-GOLDBACH Raphaëlle, « Ouverture d’une enquête à l’initiative du Procureur sur la situation en Géorgie », La Revue des droits de l’homme, Actualités Droits-Libertés, 17 novembre 2016

Articles de presse : 

MAUPAS Stéphanie, « Regards croisés sur la cour pénale internationale : Burundi, Côte d’Ivoire, Géorgie », justice.info.net, 21 mai 2018

« Damas s’aligne sur Moscou et reconnait deux zones séparatistes de Géorgie », L’Orient-Le Jour, 25 mai 2018

« Les sociétés militaires privées dans les conflits contemporains » Entretien avec Philippe Chapleau

8 Nov

 

Philippe Chapleau est un écrivain, journaliste qui a publié plusieurs ouvrages relatifs aux questions de mercenariat et à la privatisation de la guerre. Après avoir étudié au Centre de Formation des Journalistes de Paris, il intègre le service politique du quotidien Ouest France. Il anime depuis 2010 le blog Lignes de Défense (http://lignesdedefense.blogs.ouest-france.fr/). Philippe Chapleau est également coordinateur d’enseignements à l’INHESJ et intervenant à l’école des transmissions de Rennes.

Entretien réalisé le 7 juin 2018 et mis à jour le 7 novembre 2018

Léa Le Van Bereni - Pouvez-vous me parler de conflits actuels dans lesquels des SMP sont engagées ?

Philippe Chapleau - Je vais faire un peu d’histoire. Ce que j’appelle les SMP, dans une définition très large, ce sont des sociétés privées commerciales, qui fournissent des prestations à des forces armées, à des forces de police. Ces prestations vont de la formation au renseignement en passant par la logistique etc etc, tout sauf la participation directe au combat. A la différence de ceux qu’on appelait les mercenaires des siècles passés qui eux participaient directement aux opérations de guerre, les SMP sont toujours à la périphérie des forces gouvernementales combattantes, quoi qu’on ait écrit ou affirmé. Même les gens de Blackwater n’ont jamais pris part à des opérations offensives, ils ont combattu parce qu’ils ont dû protéger des gens et des sites mais ce n’est pas eux qui ont libéré Bagdad ou conquis une partie de l’Afghanistan, ces gens-là viennent en soutien des forces armées nationales.

La 2ème chose, c’est que ce sont les raisons qui motivent leur emploi. Généralement ce sont d’abord des déficits capacitaires des forces armées nationales, ce n’est pas d’abord une question d’économie. Il s’agit de pouvoir disposer de capacités supplémentaires dont ont besoin les FA engagées dans les opérations.

3ème chose, on voit bien que le recours à ces sociétés est soumis aux aléas des opérations militaires engagées par les armées. Donc, par exemple, si on regarde ce qu’il s’est passé pendant la période afghane et irakienne, on a vu que l’armée américaine a massivement fait appel aux SMP, ESSD, pour un tas de fonctions et de prestations puisque la taille du champ de bataille était quand même très importante et qu’il fallait énormément de moyens. Donc, il y a eu sur ces deux théâtres d’opération un déploiement massif des SMP toujours pour les mêmes prestations. Une fois les grandes opérations militaires terminées en Irak et que celles d’Afghanistan ont baissé en intensité, le recours à ces sociétés a baissé. Et, ça s’est mesuré très rapidement d’une part par la baisse des contrats passés par le Pentagone et d’autre part par les difficultés qu’ont rencontré un certain nombre de ces sociétés en particulier, Dyncorp, la SMP américaine dont le chiffre d’affaires était à plus de 90% basé sur ces contrats avec le Pentagone et le département d’état. C’est des gens qui lorsqu’il y a la paix font de mauvaises affaires, leurs bonnes affaires c’est pendant les crises.

On en arrive à la situation actuelle, les grandes sociétés sont toujours présentes, elles ont dû revoir une partie de leur offre, et se recentrer sur les missions mères ou premières qu’elles proposaient. On avait assisté dans les années 2000 2010 à une explosion de l’offre des prestations par les entreprises. Là elles se rendent compte que non, il faut se recentrer sur leurs capacités premières et donc on voit bien que des gens comme Academi, Triple Canopy, se recentrent sur la sécurité et sur la formation. Ils laissent de côté le soutien et le déminage et reviennent à ce qu’ils savent faire de mieux.

Léa Le Van Bereni - Donc ça serait, par exemple, la formation ou bien la sécurisation navale, pour des entreprises ?

Philippe Chapleau - Oui il y eu parallèlement à la baisse d’intensité des opérations on a assisté à une sorte de recomposition du paysage, les sociétés ont cherché d’autres marchés, celles qui faisaient de la sécurité se sont tournées vers la lutte anti piraterie, et cela a été très très décevant.

On était très loin des besoins connus en Irak et les grandes sociétés qui ont voulu y aller se sont très vite rendu compte que c’est une sorte de chasse gardée britannique avec quelques Israéliens etc.

Une autre mesure qu’ils ont prise a été de se retourner vers des prestations qui sont opérées sur le territoire national métropolitain. Donc on a vu les grands prestataires américains trouver des contrats avec le DHS américain (le Homeland Security), avec le département de l’Intérieur, avec le département de l’Energie parce que tous les grands sites vitaux, centrales nucléaires, centres de recherche etc doivent être protégés.

Des sociétés de sécurité à l’international, comme Triple Canopy, Dyncorp, Academi etc ont essayé de décrocher un maximum de contrats sur le territoire national et ils ont réussi.

Léa Le Van Bereni - Comme le contrôle des frontières ? Ce qui relève de la sécurité intérieure

Philippe Chapleau - Oui on voit ça aussi, le soutien aux opérations humanitaires, grand domaine auquel les grandes sociétés anglo-saxonnes s’intéressent

Léa Le Van Bereni - Donc à la fois au niveau des états mais aussi avec l’ONU ?

Philippe Chapleau - Ces sociétés ont aussi regardé ce qui était à la mode, et là il y a des besoins qui ont émergé en particulier dans le domaine de la cyber défense et dans celui du renseignement. Les SMP ont commencé à s’intéresser à ces deux domaines, même si on ne peut pas s’improviser spécialiste du cyber.

Quand je dis renseignement c’est vraiment au sens très large, ça va de la collecte au traitement de l’information. Prenons la collecte qui est un domaine en plein boom, c’est tout ce qui est le renseignement aéroporté, l’ISR, où les capacités patrimoniales des grandes armées sont largement insuffisantes. Que ce soient les Américains, les Français, les Britanniques, tout le monde est sous-équipé en matière ISR donc on fait appel à des sociétés privées. Et là désormais il y a énormément de prestataires très bien équipés en avions, en drones et qui offrent ce type de prestations.

L’autre domaine sur lequel les sociétés ont commencé à s’impliquer c’est effectivement les opérations de maintien de la paix. Parce que là il y a énormément de besoin en sécurité en formation et en logistique

Léa Le Van Bereni - Oui j’ai consulté le site internet de Dyncorp par exemple et j’ai vu qu’effectivement leur message était le suivant : on veut protéger les communautés, s’engager pour maintien de la paix et ainsi ils semblaient s’orienter vers ce type d’opérations

Philippe Chapleau - Oui tout à fait, on voit bien que l’ONU en particulier, mais aussi l’UA, ont des carences et sous capacités. Donc ils font appel au privé. Par exemple, l’ONU n’a pas de moyens propres logistiques donc ils font appel à des sociétés qui assurent la restauration, l’hébergement, le transport… Autre aspect : tous les contingents nationaux qui sont fournis aux opérations de maintien de la paix doivent être remis à niveau, passer les tests pour être accrédités par le département des opérations de maintien de la paix ; cette remise à niveau est confiée à des privés.

Léa Le Van Bereni - Et vous pensez que, à terme, les SMP vont réussir à s’adapter aux fluctuations du marché pour s’inscrire durablement dans le paysage militaire ou bien qu’elles vont souffrir de la fin des conflits comme celui d’Irak ?

Philippe Chapleau - Oui bien sûr, c’est mon opinion. Prenons la France et les USA, ce sont deux pays où l’on voit que les gouvernements actuels augmentent l’enveloppe pour la défense. Pourtant, même si elle est augmentée ce n’est pas suffisant en capacités matérielles, donc soit on arrête de faire la guerre et on laisse les autres pays en proie à des crises terrorisme, soit on maintient ces opérations, au Sahel, au Proche au Moyen Orient et on fait avec ce qu’on a. Conséquence : il faut faire appel à ces sociétés pour le soutien. Les Américains sont confrontés au même problème actuellement en Europe de l’Est, ils ont des ambitions claires depuis Obama, que Trump a même renforcées. Ils entendent protéger la frontière Est de l’Europe et de l’OTAN d’une éventuelle agression russe, donc les Américains eux, déploient actuellement énormément de moyens terrestres aériens, navals et on voit que la gestion des grands centres de stockage de matériel et d’équipement est confiée à des sociétés privées.

Donc quel que soit le théâtre, les SMP sont bien présentes.

Léa Le Van Bereni - Donc ce serait plus un ralentissement

Philippe Chapleau - Oui c’est une sorte de ralentissement mais si on regarde au quotidien les contrats qui sont passés ou ce qui se préparent à être passés on voit que la tendance est toujours aussi forte.

Prenons l’exemple des ADAIR les adversory air services. Le privé joue le rôle des méchants au profit de l’US Air Force et de la Navy ; ces sociétés sont en mesure d’aligner des avions de combat de façon à fournir a peu près 40 000 sorties par an. Là on est dans une enveloppe budgétaire exceptionnelle.

Il y a un autre contrat américain qui est un contrat de logistique qui se prépare. L’enveloppe initiale est de 82 milliards de dollars, ça n’a jamais été aussi gros comme enveloppe initiale, même si ça ne veut pas dire qu’au bout des 10 ans de contrat tout l’argent sera dépensé mais en tout cas c’est l’enveloppe que le pentagone a déterminé. Donc on reste dans des volumes importants et dans des durées qui sont très longues. Il y a des petits marchés qui durent 1 an, 2 ans et qui sont reconduits sur une base annuelle mais on a quand même des super méga contrats surtout pour la formation. Donc la tendance reste quand même très nette : l’externalisation se renforce.

 

Léa Le Van Bereni - J’ai effectivement eu des difficultés à trouver des informations sur ce type de contrats

 

Philippe Chapleau - Il y a un autre secteur où l’on voit que les sociétés sont présentes , c’est tout le soutien médical et sanitaire

Léa Le Van Bereni - J’ai trouvé beaucoup d’informations là-dessus dont des entreprises comme CHS qui semblent capables de proposer beaucoup de services

Oui et il y a des sociétés qui sont excellentes dans ce domaine-là comme CHS tant dans la formation que dans le soutien médical. C’est important parce qu’on voit que des pays comme le Canada, la Grande-Bretagne ou l’Australie ont pratiquement abandonné leurs systèmes de médecine militaire comme on connait en France, par exemple il y a des choix imposés parce que ce ne sont pas des carrières  attractives mais le fait est qu’ils se retrouvent tous devant cette sous-capacité. Alors ils font appel à des sociétés privées pour fournir des médecins, des infirmiers etc.

Entretien réalisé par Léa Le Van Bereni, étudiante en Master II, promotion 2018-2019

Pour aller plus loin :

Ouvrages

Les Nouveaux Entrepreneurs de la guerre. Des mercenaires aux sociétés militaires privées, Philippe Chapleau, Vuibert, mars 2011, 224 p

 

Irak, terre mercenaire, Georges-Henri Bricet des Vallons, éditions Favre, janvier 2010, 272 p

La Privatisation de la violence. Mercenaires et sociétés militaires privées au service du marché. Xavier Renou, Agone, 2006.

Sociétés militaires privées. Enquête sur les soldats sans armées, éd. Le Rocher, Collection L’Art de la guerre, 2005

Articles

David HORNUS :  » Eclairage sur les SMP » (2003) : https://www.infoguerre.fr/fichiers/eclairage_smp.pdf

G.-H. Bricet des Vallons, « Le paradigme Watan : comment l’externalisation de la logistique américaine en Afghanistan finance l’insurrection », DSI no 66, janvier 2010.

G.-H. Bricet des Vallons, « Privatisation et mercenarisation de la guerre : la révolution de la « génétique » des forces armées américaines », Krisis no 34, 2010.

« La sécurité privée est un enjeu stratégique pour la France » entretien de Georges-Henri Bricet des Vallons avec Jean-Dominique Merchet sur Secret Défense

« Sociétés militaires privées en Afghanistan : démantèlement en trompe-l’œil », G.-H. Bricet des Vallons, Libération, 28 août 2010

« Sociétés militaires privées : de la privatisation à la mercenarisation du champ de bataille », entretien avec Georges-Henri Bricet des Vallons sur Theatrum Belli

 Mercenariat : le marché florissant de la privatisation des guerres, François Misser, 18 mars 2004, 17 p.

Les Entreprises para-privées de coercition : de nouveaux mercenaires ? Série d’articles de magazine Culture & Conflit n°52 de 2003

 

Interview with U.S. Vietnam War veteran Don Knorr

7 Nov

The Black Berets in the Brown Waters of Vietnam: The U.S Navy Riverine Patrol Operations.

Based on the interview of Don Knorr, Voice Communications operator in the Vietnam War 1968 - 1971

knorr

Don in his Black Beret.

Don Knorr was born January 27, 1949 in Marshville, Wisconsin, USA. Right after he graduated from high school, he volunteered in the US Navy, thinking it would keep him from ending up on the ground in Vietnam, as several other sailors did when they received their draft notices for the Army. This led him to join the Vietnam war from 1968 to 1971, where he worked in voice communications as a radio operator. He served three tours in Vietnam, each of 12 months, and each time he went back, he was assigned some place else. His first assignment from 1968 to 1969 was to escort ships and patrol the South China Sea around Na Bay. His second assignment from 1969 to 1970 was in Ben Ouc, where he patrolled up and down the two rivers Vam Co Dong and Vam Co Tay, located around the Parrot’s Beak: a part of Cambodia coming into Vietnam. His mission there was to prevent the enemy’s infiltration of manpower, foodstuffs, medical supplies, arms, and ammunition into South Vietnam. For his third year (1970-1971) he was assigned to Patrol Boat River operations (PBR’s) where he patrolled a canal that runs along the Western side of Vietnam right below the Cambodian border. Mr. Don Knorr gained extensive experience in riverine patrol operations, which is a fascinating and somewhat overlooked aspect of the war. In this paper, I analyze the purpose of the riverine patrols in the brown waters of Vietnam through the example of Mr Knorr who coordinated these operations through voice communications. This study of riverine patrol operations can help us learn about how American military strategies evolved over the course of the Vietnam War. In order to determine the purpose of the riverine patrols operations, I will first discuss the reason for the US Navy riverine operations in Vietnam. Then I will describe the missions of the Patrol Boat River operations. Finally, I will argue that despite the fact that the US Navy had no formal riverine strategy before entering the Vietnam War those riverine patrols operations were successful in most of their intended missions and contributed to the establishment of a riverine warfare doctrine.

 

During the interview, Don Knorr declared that everybody in the Navy firmly believed that if you control the rivers of Vietnam you control the whole country. In fact, throughout Vietnam’s history, inland waterways have been vital to the country’s growth and development because they represent arteries of transportation, commerce and communication. The canals and rivers crossing the country, have therefore been key military areas in times of conflict and particularly in the Vietnam War.[1] Many scholars agree that the nature of the geography and demographics in Vietnam ultimately made control of the rivers and coastal regions vital[2]. The Bucklew Report of 1964 emphasized the crucial importance of rivers in Vietnam and influenced the establishment of an American naval presence in the Mekong Delta. In January 1964, Captain Philip H. Buclew with 8 naval officers went to Vietnam as part of the “Vietnam Delta Infiltration Study Group” to determine the extent of Communist movement in the Mekong Delta. The report showed that the enemy forces used South Vietnam’s waterways to transport foodstuffs, medical supplies, infiltrate weapons, equipment, and men[3]. Because the waterways were vital to the enemy, it was inevitable that a significant phase of the counterinsurgency  war  in  Vietnam  would  be  fought  on  water[4].  To   counter  this  flow of material, men and ammunitions, the study recommended that a river force, including both river patrol boats and a landing force, be created[5]. Besides, Naval and military leaders also considered history before deploying a riverine force onto South Vietnamese rivers. William Fulton in Riverine Operations 1966-1969 contends that there was “a tradition of past American success in riverine operations”. All of these documents contributed to the decision of the Secretary of Defense in August 1965 to authorize the navy to wage riverine warfare in Vietnam. On the 18th of December 1965 the River Patrol Force was created under the code name Operation Game Warden[6]. This new force was designated Task Force 116, and Don Knorr later become part of this force.

 

Don Knorr explained that the missions of the River Patrol Force were broad but could be summarized to four missions.

First, the river boats’ principal mission consisted of monitoring the rivers, stopping and checking people as they come and make sure that they were not carrying weapons. It was his mission during his second tour in Vietnam from 1969 to 1970, which was the worst one according to him. They basically assumed the role of “police” in the Vietnam’s rivers. He recalls that in these perilous rivers and canals it was difficult to say who was your friend and who was your enemy so they had to stop and search the vessels.

Don knorr pointed out that it was even harder to distinguish your enemy from your friends in the darkness and that constituted another mission of the patrol river force:  they had to intercept boats at night. Most often the attacks occurred at night, Don confessed that during the day nothing really happened. He explained that you could do either night or day patrolling, but you always alternated. It fluctuated because of staff limitation and the working hours were either 8 hours on and 8 hours off the boat or 12 on and 12 off.

Don Knorr told me that another mission was to transport and infiltrate Navy Seals to a point and then come back to pick them up.

The last mission was to escort ships and protect them from the enemy. Don was assigned this task during his first tour in Vietnam from 1968 to 1969, when he escorted ships from the rivers in Na Bay to the South China sea and vice versa. His own mission in all of these operations was to request backup if a boat was shot, he would immediately call artillery from the Navy and air support. Though, he indicated that the boats always  patrolled  in  pairs  permitting  one  to  cover  the  other  during  searches  or  other investigations and making enemy ambushes less likely to happen[7].

Besides, Don mentioned that each riverine patrol boat (PBR) consisted of a 5 man crew with one person in the front who took care of the two large machine guns. In the driving compartment there were the captain and his assistant. Behind them, one person used another machine gun. Then the last sailor was on board with a smaller caliber (M16) and could go either side of the boat.

Even if the PBR have machine guns at their disposal, Cutler explained that they were usually not heavily armed-equipped  in order to be lighter and faster[8]. Don notified that the PBR’ speed allowed it to be partially protected from shootings, benefitting from extreme maneuverability. Yet Don considers himself very lucky because his role in the army put him in a relatively “safe spot” where his life was not in direct danger at all time compared to the men on the ground. Indeed for his last tour, as an advisor from 1970 to 1971, he never saw a firefight in the canal.

However his job was not without risk, as Don’s most turbulent memory was during his second tour from 1969 to 1970, where he participated in the Operation Giant Slingshot. This operation took place on the Vam Co Tay and Vam Co Dong rivers which converged on the Parrot’s Beak: a part of “neutral” Cambodia that jutted into Vietnam. The goal of this operation was to stop the flow of arms and supplies of the Viet Cong and North Vietnamese forces that came all the way from the north, down on the Ho Chi Minh Trail and destined to resupply  infiltrated  the  troops  in  the  south[9].  According  to  Kirshen,  a  boat  captain who participated in the operation Giant Slingshot, it was a hotly contested area and he witnessed to several shootings. In 1969, a large number of PBRs departed their bases on the Vam Co Dong and established control along the river, as described by Don Knorr during the interview[10]. The Giant Slingshot Operation was a success. Between the 8th of February and the 4th of April, the PBR unit killed more than a hundred enemies while suffering the loss of only two PBRs and four sailors. Besides, a document found on a dead Communist confirmed the effectiveness of the Giant Slingshot operations. The writer complained that the operation “had resulted in heavy loses inflicted on our forces”[11].

 

Don Knorr, himself believed that the riverine patrol boat operations were successful and beneficial to the overall conduct of the war. The patrol operations certainly succeeded in controlling the traffic of the enemy in the rivers of Vietnam. Yet, we should not draw hasty conclusions,   because   as   Cutler   argues,   it is difficult to evaluate the effectiveness of  the riverine operations for several reasons.

First, it is suspect to claim the success of any component of a lost war, because the ultimate loss of the war makes it doubtful[12].

Furthermore, the activity of infiltration is clandestine and the captures are the only known data while the misses remain unknown. Thus, it is possible that boats passed without the awareness of US intelligence. Besides, without complete testimony from the enemy, it is not possible to assess accurately the effectiveness of the riverine patrol operations. Yet  stories  of Viet Cong soldiers prove that the PBR had prevented them from moving supplies on the river. One even reported he had been without food for two or three days[13].  

Many contemporary analyst join Don Knorr’s affirmation that the Riverine Patrol Operations fulfilled successfully their objectives. It was for sure a significant factor in reducing the enemy’s free use of river lines of communication. As a matter of fact, the North Enemies were forced to change their tactics and moved supplies through the jungle, which was much more complicated than using the rivers. Don Knorr participated directly to the success of the riverine operations by communication with other PBR or calling air support. Indeed, close air support and ground force communication was also essential to the success of riverine forces. The increase of U.S. presence in the delta, especially after 1968, enabled them to infiltrate significant combat forces for the invasion of Cambodia in 1970 and to counter the Communist Easter Offensive north of Saigon in 1972. Besides, the Mekong Delta was one of the last areas to fall into enemy hands in 1975[14]. Cutler explained that the PBR could have been a disaster, because it was tested in an atmosphere of urgency and without doctrine. Instead, Cutler stated that the PBR operation proved to be “a fierce little combatant” that accomplished its mission[15]. According to him, the men who served on the PBRs were the most important factor in the boat’s success. He changed the official meaning of the letters PBR to Proud - Brave and Reliable to characterize the PBR sailors.

More importantly, the river patrol operations added to US knowledge of riverine operations. In fact, despite the Navy’s long history of river operations, in 1965 there were no codified doctrine or manuals on river patrol operations. Initially, the brown water navy centered its tactics on a “body of theory or a collection of ideas based on experience and common sense”. That means that, the first sailors to be deployed in Vietnam conducted their operations only on informal doctrine (reports, verbal orders…)[16]. This lack of formal strategy meant that flexibility was inherent in the river force[17]. With little modern river warfare experience and no doctrine of its own to follow, the U.S. Navy proved adept at organizing, equipping, training, deploying, and supplying combat-ready forces. Based on operational experience and rules of engagement (ROE), the river patrol units developed their own operating procedures and tactics. In fact Don Knorr learned these newly created operation orders in his training in 1968. He remembered from these rules, that you should be careful of what you said on the radio, should not swear and use codes because they were monitored by the enemy. In essence, the century and a half of riverine combat experience culminated in formal publications that produced well-trained and prepared brown water sailors[18]. In 1971, the Navy created the Riverine Warfare Manual which presents concepts and techniques as a guide for riverine warfare. This experience and expertise gained by America’s river warfare forces continues to enlighten more recent military operations by creating a formalized tactical doctrine[19]. In fact, these methods contributed to the success of riverine patrol operations in Iraq, while patrolling the Tigris and Euphrates Rivers[20].

 

In conclusion, it can be said that Don Knorr offers relevant insights on the Riverine Patrol Operations in the brown waters of Vietnam. His firsthand insight into the Vietnam war helped me understand the purpose of riverine patrols in the brown waters of Vietnam. By the end of the war, the Vietnam Navy had become a combat-hardened force that fought and won many battles and partly secured the country’s inland waterways. Even though the Viet Cong showed an extraordinary ability to adapt their strategy in moving supplies along the Cambodian border into South Vietnam, the riverine patrol operations still managed to considerably reduce enemy movement. In fact, they inflicted real damage on the Viet Cong’s freedom of movement and largely succeeded in most of their intended missions. In the end, the Vietnam War marked a turning point in the emergence of a formalized riverine warfare tactical doctrine for the U.S. Navy. It materialized by the creation of the Riverine Warfare Manual in 1971, in which concepts and techniques are explained to guide officers in the riverine warfare operations.

Réalisé par Léa Berthon, étudiante Master 2, promotion 2018-2019 

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Don’s Tour in South Vietnam (1,2,3)

  1. 1968-1969: Don’s First Tour
  2. 1969-1970: Don’s Second Tour
  3. 1970-1971: Don’s Third Tour

 

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The typical patrol boat river (PBR) in the brown waters of Vietnam

 

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Voice communication in the river patrol boat

 

REFERENCES:

Interviews with Don Knorr, voice communications operator in the US Navy, 1968-1971, Vietnam. February, 17, 2017 / March, 2017.

Kirshen, Richard H. Vietnam War River Patrol: A U.S. Gunboat Captain Returns to the Mekong Delta. Jefferson, North Carolina: McFarland, 2017.

 Herring, John. America’s Longest War: The United States and Vietnam, 1950-1975. Third Edition. New York: McGraw-Hill, 1996.

Marolda, Edward J. and Dunnavent, R. Blake. Combat at Close Quarters: Warfare on the Rivers and Canals of Vietnam. Washington, D.C: Naval History & Heritage Command, 2015.

Cutler, Thomas J. Brown Water, Black Berets: Coastal and Riverine Warfare in Vietnam. Annapolis, MD: Naval Institute Press, 1988.

Fulton, William B. Vietnam Studies: Riverine Operations 1966-1969. Washington, D.C.: Department of the Army, 1973.

Bassett, William B. The Birth of Modern Riverine Warfare: U.S. Riverine Operations in the Vietnam War. Joint Military Operations Department. Newport, RI: Naval War College, 2006.

Dunnavent, R. Blake. Brown Water Warfare: The U.S. Navy in Riverine Warfare and the Emergence of a Tactical Doctrine, 1775–1970. Gainesville: University Press of Florida, 2003.

 

 

CITATIONS:  

[1] Blake R. Dunnavent, Brown Water Warfare: The U.S. Navy in Riverine Warfare and the Emergence of a Tactical Doctrine, 1775–1970 (Gainesville: University Press of Florida, 2003), XVII

[2] William Bassett, The Birth of Modern Riverine Warfare: U.S. Riverine Operations in the Vietnam War (Newport, RI: Naval War College, 2006), 3

[3] Edward J. Marolda and Blake R. Dunnavent, Combat at Close Quarters: Warfare on the Rivers and Canals of Vietnam (Washington, D.C: Naval History & Heritage Command 2015), 17.

[4] William B. Bassett, The Birth of Modern Riverine Warfare: U.S. Riverine Operations in the Vietnam War (Newport, RI: Naval War College, 2006), 7.

[5] Blake R. Dunnavent, Brown Water Warfare: The U.S. Navy in Riverine Warfare and the Emergence of a Tactical Doctrine, 1775–1970 (Gainesville: University Press of Florida, 2003), 111

[6] Thomas J. Cutler, Brown Water, Black Berets: Coastal and Riverine Warfare in Vietnam,(Annapolis, MD: Naval Institute Press, 1988), 159. 6.

[7] Thomas J. Cutler, Brown Water, Black Berets: Coastal and Riverine Warfare in Vietnam, (Annapolis, MD: Naval Institute Press, 1988), 156

[8]  Ibid. p.157

[9] Richard H. Kirshen, Vietnam War River Patrol: A U.S. Gunboat Captain Returns to the Mekong Delta, (Jefferson, North Carolina: McFarland, 2017), 79.

[10] Blake R. Dunnavent, Brown Water Warfare: The U.S. Navy in Riverine Warfare and the Emergence of a Tactical Doctrine, 1775–1970 (Gainesville: University Press of Florida, 2003), 124-125.

[11] Edward J. Marolda and Blake R. Dunnavent, Combat at Close Quarters: Warfare on the Rivers and Canals of Vietnam (Washington, D.C: Naval History & Heritage Command 2015), 53.

[12] Thomas J. Cutler, Brown Water, Black Berets: Coastal and Riverine Warfare in Vietnam, (Annapolis, MD: Naval Institute Press, 1988), 133.

[13] Ibid. 205

[14] Edward J. Marolda and Blake R. Dunnavent, Combat at Close Quarters: Warfare on the Rivers and Canals of Vietnam (Washington, D.C: Naval History & Heritage Command 2015), 79.

[15] Thomas J. Cutler, Brown Water, Black Berets: Coastal and Riverine Warfare in Vietnam, (Annapolis, MD: Naval Institute Press, 1988), 158.

[16] Blake R. Dunnavent, Brown Water Warfare: The U.S. Navy in Riverine Warfare and the Emergence of a Tactical Doctrine, 1775–1970 (Gainesville: University Press of Florida, 2003), 129.

[17] Thomas J. Cutler, Brown Water, Black Berets: Coastal and Riverine Warfare in Vietnam, (Annapolis, MD: Naval Institute Press, 1988), 161.

[18] Blake R. Dunnavent, Brown Water Warfare: The U.S. Navy in Riverine Warfare and the Emergence of a Tactical Doctrine, 1775–1970 (Gainesville: University Press of Florida, 2003), 132.

[19] Edward J. Marolda and Blake R. Dunnavent, Combat at Close Quarters: Warfare on the Rivers and Canals of Vietnam (Washington, D.C: Naval History & Heritage Command 2015), 79.

[20] “Riverine Fact Sheet,” www. necc.navy.mil, 1-2.

 

 

Cyberguerre : retour sur la cyberattaque de l’Estonie en 2007

7 Nov

Alors que la Russie est de plus en plus décriée sur la scène internationale, son rôle au sein du cyberespace régulièrement attaqué par les puissances occidentales. Entre réseaux sociaux et chaînes médiatiques, les moyens seraient nombreux et les instruments de guerre abondants. Trolls, mèmes, bots, hackers, sont des termes devenus communs dans les médias afin de les qualifier. Mais est-il possible de parler de guerre ? Le cyberespace est-il un nouveau territoire où une « guerre mondiale » est en cours ou se profile ? Les internautes russes représentent-ils réellement une menace pour les Occidentaux ? Dans des relents tous droits sortis de la Guerre Froide, la Russie est présentée comme le principal fauteur de trouble dans les démocraties occidentales, notamment à travers des attaques virulentes au sein de l’espace cyber. Afin de mieux comprendre les enjeux propres à ce domaine, retour sur la première cyberattaque contre des institutions gouvernementales, en Estonie.

estonie

Le Soldat de Bronze de Tallinn, dont le déplacement fut le prétexte de la cyberattaque

Photo : Postimees/Scanpix

Le 27 avril 2007, la première cyberattaque visant une structure étatique eut lieu, en Estonie[1]. Cette attaque d’envergure contre les infrastructures d’un Etat tiers a été attribuée dès les premiers jours à la Russie par les autorités estoniennes. Les pouvoirs publics estoniens, voulant marquer leur indépendance vis-à-vis de leur grand frère soviétique, avaient décidé de déplacer un monument de l’Armée Rouge du centre de la capitale à Tallinn vers la banlieue. Cette décision montrait le rapprochement estonien des puissances occidentales. La réponse n’aurait pas attendu : la Russie aurait loué temporairement les services de propriétaires de botnets, des réseaux de PC zombies, pour accroître le nombre d’ordinateurs impliqués dans l’attaque en déni de service lancée contre l’Estonie[2]. Ce type de cyberattaque consiste à saturer par de fausses requêtes les serveurs de la cible au point de les rendre indisponible. Dans ce cas, il est très difficile, voire impossible, de contrer ce type d’attaque.

Selon l’Asymmetric Threats Contingency Alliance (ATCA), association composée d’experts internationaux basée à Londres, ce sont donc directement les autorités russes qui y auraient contribué. Elles auraient loué des millions d’ordinateurs, mis à contribution pour défendre les intérêts russes[3].

Cependant, les preuves manquent pour une telle affirmation. Il est probable que, si Moscou n’organisa pas directement l’attaque qui a bloqué toutes les institutions estoniennes, elle laissa faire[4]. Il est absolument impossible de justifier que ces attaques venaient du territoire de la Russie ni même de parler d’une éventuelle coordination des actions par un service gouvernemental[5]. Jusqu’à aujourd’hui, le débat au sujet de l’implication des autorités russes est toujours aussi virulent dans l’Occident, bien qu’il soit généralement accepté que l’Etat aurait donné son accord à cette action.

Cette première attaque constitue un cas d’école. Elle a marqué les gouvernements qui ont par la suite compris les enjeux de la nouvelle cyberguerre. Il était devenu nécessaire de se protéger. Les Etats et institutions supranationales, notamment l’Otan, ont pris conscience de leur manque de préparation à ce type d’agression et se sont décidés à imposer leur souveraineté au sein du cyberespace.

Pour autant, quand les cyberattaques visent des cibles larges et indiscriminées comme ce fut le cas en Estonie, elles sont basiques. Il ne s’agit que d’attaques par déni de service[6] ou encore par spaming, ne produisant que des effets mineurs. Quand des attaques DDOS visent de façon massive l’Estonie en 2007, le pays n’est gêné que quelques jours, sans dégradation durable. D’un point de vue technique, une telle attaque est bénigne. Il ne s’agissait que d’un vulgaire acte de cyberpiraterie et non à une « troisième guerre mondiale passée inaperçue », comme Jaak Aaviksoo, ministre de la Défense estonien, s’est empressé de la qualifier[7]. Tout le monde peut être un cyberguerrier. Avec peu de moyens, beaucoup de choses peuvent être réalisées dans le cyberespace.

À la suite de ce constat et des cyberattaques contre les institutions publiques et privées de l’Estonie en avril et mai 2007, les ministres de la Défense des pays alliés au sein de l’OTAN ont convenu en juin 2007 qu’un « travail urgent » était nécessaire dans ce domaine. En conséquence, l’OTAN a approuvé sa première politique sur la cyberdéfense en janvier 2008[8]. Depuis, le centre d’excellence de cyberdéfense de l’OTAN se trouve à Tallin. Ici, ce sont les Occidentaux qui jouent sur les perceptions russes, se plaçant à leurs frontières terrestres et leur faisant craindre des représailles uniquement de par leur présence. Tout est question de symbole dans les relations interétatiques.

Dès 2008, l’Otan se plonge également dans un autre projet : la rédaction du Manuel de Tallinn. Guide écrit par un groupe d’experts mandatés par l’OTAN, il avance une transposition du droit international aux cyberconflits. Sa version définitive a été rendue publique en 2013. En témoigne les représentations divergentes du cyberespace russe entre la Russie et les Occidentaux, un responsable du ministère russe de la Défense, Konstantin Peschanenko, a déclaré : « La question de la cybersécurité est la plus actuelle à l’heure actuelle. Il est particulièrement important d’empêcher la militarisation de l’espace virtuel ; alors que le manuel de Tallinn est un pas dans cette direction. Son approche de la question est loin d’être parfaite. Et les évaluations qui y sont faites semblent unilatérales »[9]. Selon les Russes, se sont au contraire les Atlantistes qui instrumentalisent le cyberespace.

Cependant, l’Etat russe est de plus en plus accusé d’ingérences. Pendant l’été 2008, « le conflit entre la Russie et la Géorgie a démontré que les cyberattaques avaient le potentiel de devenir une composante majeure de la guerre conventionnelle » selon l’Otan[10]. Cette première cyberattaque gouvernementale, attribuée à la Russie, a bel et bien permis aux Etats de se rendre compte des nouveaux enjeux liés à Internet. Un Manuel de Tallinn 2.0 a même été écrit en 2017, couvrant les opérations n’impliquant pas nécessairement la violence ou se produisant en temps de paix. C’est dans cette catégorie que tombent la plupart des cyberattaques que subissent quotidiennement les États. Les Etats veulent réagir. Nouveau champ de bataille, le cyberespace est de plus en plus normé et analysé. Il est devenu un enjeu stratégique à part entière à partir de 2007.

Pour aller au-delà d’une l’autodéfense passive, les Etats sont susceptibles de rechercher un fort soutien international, notamment au sein de l’Union Européenne : Le 24 mai 2007, le Parlement de l’Union européenne a adopté une résolution[11] condamnant fermement le siège de l’ambassade d’Estonie à Moscou, la cyberattaque contre l’Estonie et le refus des autorités russes de coopérer avec l’Estonie. La résolution « considère en outre les attaques contre l’un des plus petits États membres de l’UE comme un test pour la solidarité de l’Union européenne » et appelle à « une étude sur la façon dont de telles attaques et menaces peuvent être adressées au niveau européen ». Néanmoins, le Parlement européen s’est abstenu de commenter le fait que cette attaque a été facilitée par l’anonymat[12] dans le cyberespace.

Aujourd’hui encore, l’exemple de l’Estonie est emblématique de cette communauté de hackers défendant les intérêts russes contre des actes matériels jugés comme étant en contrariété avec la nation poutinienne. Il est cependant, dix ans après cette cyberattaque, toujours complexe de discerner le niveau d’implication des autorités. L’importante difficulté technique d’attribution des perturbations au sein du cyberespace en est la raison première. « Passivité indifférente ou bienveillante, complicité active ou passive ? »[13], Yannick Harrel pose la question, sans pour autant pouvoir y apporter une quelconque réponse.

Réalisé par Ombeline Laks, étudiante en Master II, promotion 2018-2019

 

REFERENCES :

[1] Philippe Crouzillacq, « L’Estonie dénonce les cyber-attaques terroristes russes », 01net.com, le 11 juin 2007

[2] « La Russie impliquée dans la cyber-attaque contre l’Estonie ? », journaldunet.com, le 1er juin 2007

[3] Iain Thomson, “Russia ‘hired botnets’ for Estonia cyber war”, V3.co.uk, 31 mai 2007

[4] Olivier Kempf, Introduction à la Cyberstratégie, Economica, Paris, 2012, p. 108

[5] Laurence Ifrah, « Analyse de la première attaque massive des systèmes d’information d’un Etat », Revue Défense Nationale, septembre 2007

[6] Ou attaques dites DDOS de son nom anglais. Généralement par l’inondation d’un réseau afin d’empêcher son fonctionnement. Des milliers voire des millions de personnes et ordinateurs se connecte sur un même service afin qu’il soit surpassé ;

[7] Communiqué de presse du ministère estonien de la Défense, « Internet : XXIst-Century Battlefield », 16 juin 2007.

[8] Cyberdefense, Nato.int https://www.nato.int/cps/en/natohq/topics_78170.htm

[9] Jakob Magnusson, The question of preventing cybercrime against governmental institutions, The Commission on Crime Prevention and Criminal Justice (CCPCJ)

[10] Cyberdefense, Nato. Int, Op. Cit.

[11] Résolution du Parlement Européen du 24 mai 2007 sur l’Estonie, P6_TA(2007)0215, 2007.

[12] En effet, l’anonymat sur Internet est reconnu par le principe 7 de la « Déclaration sur la liberté de la communication sur l’Internet » du Conseil de l’Europe affirmant que « les Etats membres devraient respecter la volonté des usagers de l’Internet de ne pas révéler leur identité ». Déclaration sur la liberté de la communication sur Internet, 840e réunion des Délégués des Ministres, 28 mai 2003.

[13] Yannick Harrel, La Cyberstratégie russe, Economica, Paris, 2012, p. 93

BIBLIOGRAPHIE

Ouvrages de référence

HARREL Yannick, La Cyberstratégie russe, Nuvis, collection « Cyberespace et cyberdéfense », Paris, 2013

KEMPF Olivier, Introduction à la cyberstratégie, Economica, Paris, 2012

LIMONIER Kévin, « Le cyberspace, nouveau lieu d’affirmation de la puissance russe » in. Russie : vers une nouvelle guerre froide ? sous la direction de Jean-Robert Raviot, La Documentation Française, Paris, 2016

BOYER Bertrand, Cyberstratégie : l’art de la guerre numérique, Nuvis, Paris, 2012

BLOCH Laurent, Géopolitique du cyberespace, nouvel espace stratégique : L’Internet, vecteur de puissance des Etats-Unis ?, Diploweb, Format Kindle, 2017

ARPAGIAN Nicolas, La cyberguerre : la guerre numérique a commencé, Vuiber, Paris, 2009

Articles scientifiques

IFRAH Laurence, « Analyse de la première attaque massive des systèmes d’information d’un Etat », Revue Défense Nationale, septembre 2007

Communication

Communiqué de presse du ministère estonien de la Défense, « Internet : XXIst-Century Battlefield », 16 juin 2007

Cyberdefense, Nato.int https://www.nato.int/cps/en/natohq/topics_78170.htm

MAGNUSSON Jakob, The question of preventing cybercrime against governmental institutions, The Commission on Crime Prevention and Criminal Justice (CCPCJ)

Résolution du Parlement Européen du 24 mai 2007 sur l’Estonie, P6_TA(2007)0215, 2007

Articles de presse

CROUZILLACQ Philippe, « L’Estonie dénonce les cyber-attaques terroristes russes », 01net.com, le 11 juin 2007

« La Russie impliquée dans la cyber-attaque contre l’Estonie ? », journaldunet.com, le 1er juin 2007

THOMSON Iain, “Russia ‘hired botnets’ for Estonia cyber war”, V3.co.uk, 31 mai 2007

 

 

« Géostratégie des Emirats arabes unis, un acteur discret aux grandes ambitions », Entretien avec Stéphane Lacroix

6 Nov

BN-UM649_GULFPR_GR_20170731163230Mohammed ben Salman (MBS) prince-héritier d’Arabie saoudite à gauche et son homologue Emirien Mohammed ben Zayed (MBZ) à droite.

Photo : BANDAR ALGALOUD/PRESS POOL

Stéphane Lacroix, politologue spécialiste de l’Arabie saoudite est professeur associé à Sciences Po, chercheur au Centre d’Etudes et de Recherches Internationales (CERI) et chercheur associé au Centre d’Etudes et de Documentation Economiques, Juridiques et Sociales (CEDEJ) du Caire. Il est titulaire d’un doctorat en sciences politiques de Sciences Po et d’une maîtrise de langue et civilisation arabe de l’INALCO. Stéphane Lacroix a écrit plusieurs ouvrages tel que « Les islamistes saoudiens. Une insurrection manquée » (PUF, 2011). Il a publié de nombreux articles dans des revues académiques de sciences politiques ou liées au monde arabe. Stéphane Lacroix a également reçu plusieurs prix et distinctions en France et à l’étranger, notamment le prix de thèse 2008 de l’Association Française de Sciences Sociales des Religions (AFSSR). Voir : Biographie http://www.stephanelacroix.net/

 

Entretien (réalisé le 7 mai 2018), publié le 31 octobre 2018.

 

Léa BerthonPeut-on dire qu’avec la présidence d’Emmanuel Macron, les Emirats arabes unis ont retrouvé une place centrale dans la politique étrangère de la France ?

Stéphane Lacroix – C’était déjà le cas avant. La base d’Abu Dhabi est plus ancienne (2008), les grands projets culturels (Louvre Abu Dhabi) sont d’actualité mais malgré tout, les projets économiques datent d’avant.  C’est Jean-Yves Le Drian qui participe au renforcement de la présence française dans le Golfe. La politique qu’il menait en tant que Ministre de la Défense, il continue à la mener au Ministère des Affaires Etrangères. C’est donc lui qui assure la continuité entre l’avant et l’après Macron.

Je ne pense pas qu’il y ait de nouveauté particulière. On garde une relation très forte via Jean-Yves Le Drian qui a poussé cette relation le plus loin.  Il a noué une relation forte avec les Emiriens en particulier, mais avec l’Egypte également. Jean-Yves Le Drian est très largement à la manœuvre et a donné un contenu très personnel à cette relation. Il est vraiment convaincu par la rhétorique émirienne.

 

Léa BerthonLes Emirats arabes unis sont en lutte contre le terrorisme dans la région et également aux côtés de la France au Sahel, que pouvez-vous me dire sur la politique antiterroriste des Emirats ?

Stéphane Lacroix – La définition du terrorisme des Emirats arabes unis peut parfois poser problème.  Jusqu’à la fin des années 90 début des années 2000, les Emiriens, à peu près comme tous les pays du Golfe, avaient une politique de soutien assez large des acteurs se réclamant de l’islam à travers le monde via des réseaux privés. Après 2001, ils ont été l’un des premiers pays à adopter une politique beaucoup plus dure. Cette politique a été concomitante au processus qui commence au milieu des années 2000 et que l’on voit aujourd’hui avec l’Arabie de MBS, c’est à dire un processus de concentration du pouvoir entre ses mains. La mise en place de ce pouvoir vertical a considérablement restreint la marge de manœuvre des acteurs non-étatiques.

Aujourd’hui aux Emirats arabes unis, il y a beaucoup moins qu’en Arabie saoudite une sorte de magma d’acteurs qui auraient des stratégies distinctes (même si MBS est en train de changer cela pour l’Arabie saoudite). Aux Emirats, il y a vraiment une politique d’Etat et pas d’acteurs non-étatiques qui pourraient agir via leurs propres réseaux privés. Hormis peut-être dans les réseaux de l’immigration pachtoune ou pakistanaise, des personnes qui travaillent aux Emirats comme expatriés et qui peuvent avoir leurs propres réseaux financiers mais c’est quelque chose qui échappe à l’Etat Emirien et qu’il cherche à combattre.

Ce n’est pas là que les Emiriens posent problème. C’est l’Etat du Golfe qui a fait cette transformation le plus tôt. La transformation dans un Etat ultra autoritaire, très centralisé, et qui empêche donc la présence de tout acteur qui échapperait au contrôle de l’Etat comme en Arabie Saoudite. L’Etat émirien depuis le début des années 2000 s’est mis en tête qu’il devait à tout prix combattre toutes les forces de l’islam politique parce qu’il les voit comme une menace pour son régime. C’est un calcul de survie du régime très clair.

Le problème pour les émiriens est double :
- Leur définition du terrorisme est très large et inclut des acteurs comme les Frères Musulmans, (groupe considéré comme terroriste seulement par eux, les Egyptiens et les Saoudiens). Par conséquent, quand les Emiriens s’expriment sur le terrorisme lors des discussions avec les Occidentaux, on ne sait jamais trop de quoi ils parlent exactement. D’autant plus que lorsque l’on regarde les personnes jugées aux Emirats pour terrorisme, parfois ce sont de simples opposants. Le « terrorisme » devient un terme attrape-tout qui permet de désigner toutes les forces politiques qui ne leur plaisent pas.
- Les Emiriens mènent une politique qui, de par son acharnement contre l’islam politique sunnite, en vient quelquefois à considérer, que ce soit au Yémen ou en Libye, les mouvements salafistes comme un moindre mal. Au Yémen, ils peuvent soutenir des milices salafistes, aux visions ultra conservatrices de la société qui ne correspondent pas à l’image de l’Islam « modéré » que les Emiriens prétendent promouvoir.

En ce qui concerne le terrorisme djihadiste en Syrie, les Emiriens ont toujours été les plus prudents dans le soutien qu’ils apportent sur le terrain aux groupes de l’opposition syrienne. Ils ne soutiennent que les forces qui n’ont rien à voir avec l’islam politique et qui sont proches des Américains. Au fur et à mesure que les islamistes ont pris une part grandissante dans l’opposition syrienne, les Emiriens se sont dégagés de ces soutiens beaucoup plus tôt que leurs voisins du Golfe.

 

Léa BerthonCompte tenu de ces problématiques sur le terrorisme, comment expliquer que les Emirats bénéficient d’un préjugé plus favorable de la part des Occidentaux que d’autres pays du Golfe ?

Stéphane Lacroix – C’est parce qu’ils ont joué sur un certain nombre de cordes sensibles. Prenons la question de la culture : avec la Sorbonne et le Louvre, ils savent comment parler aux Français. Ils nous attendent sur le terrain qui nous séduit. C’est une stratégie d’image d’une société ouverte qui a commencé très tôt. Ils ont fait de Dubaï une sorte de hub où tout le monde est amené à passer, on voit que c’est une société ouverte, tout ce qui est interdit dans les pays voisins y est autorisé. Cela plaît beaucoup, alors même que la société émirienne est très conservatrice, c’est tout le paradoxe des Emirats arabes unis. Il y a un nombre d’expatriés qui représente près de 90% de la population, auquel on autorise à peu près tout, mais les Emiriens sont à peu près aussi conservateurs que leurs voisins Saoudiens ou Qataris. Il n’y a pas de grande différence dans le conservatisme. Ils ont créé cette image depuis les années 2000 qui fait qu’ils apparaissent comme étant en pointe dans une sorte de libéralisation de la société.

Ce discours de lutte contre « l’extrémisme », terme employé n’importe comment, séduit les politiques occidentaux. Ces derniers ne s’interrogeant pas vraiment sur ce que les Emiriens mettent dans la catégorie « extrémisme ».

Pour le djihadisme, ils sont clairs. On peut difficilement leur reprocher de tolérer la présence de certains réseaux dans leurs pays qui soutiendraient tel ou tel acteur djihadiste à l’étranger.  Mais justement en raison de cette image de leur engagement dans la lutte contre le djihadisme, on leur pardonne tout le reste.

Par ailleurs, les Emiriens achètent des journalistes, utilisent leur argent à l’étranger pour essayer de se constituer des lobbies pro-émiriens de manière très généreuse et très opaque. Sur ce point-là, ils ne sont pas très différents des Qataris par exemple. Mais tout le monde se focalise sur la politique d’influence du Qatar alors que là encore, la politique d’influence des Emirats (parce qu’ils cochent les bonnes cases) personne ne s’y intéresse vraiment.

Les Emiriens sont discrets, silencieux, et laissent très volontiers l’Arabie saoudite assumer le crédit de leurs actions. C’est un acteur qui utilise une stratégie très intéressante car il fait plein de choses mais ne le dit jamais et est bien content de laisser l’Arabie saoudite être l’acteur qui apparaît comme celui qui agit.

 

Léa BerthonQu’en est-il des relations des Emirats arabes unis avec le Qatar ?

Stéphane Lacroix- La brouille avec le Qatar leur a beaucoup coûté sur ce plan. C’est d’ailleurs une brouille qataro-émirienne avant d’être une brouille qataro-saoudienne. Le Qatar a mis énormément d’argent dans ses réseaux médiatiques pour essayer d’exposer le rôle interventionniste des Emirats.  Ces médias financés par le Qatar ont souvent été repris par la presse occidentale. On commence à voir sortir des choses sur les Emirats notamment au Yémen. Cela leur a coûté en termes de discrétion.

 

Léa BerthonQuelle est la relation qui lie Mohammed Ben Salman (MBS), prince-hériter de l’Arabie saoudite à son homologue émirien Mohammed ben Zayed (MBZ) ?

Stéphane Lacroix – Ils ont une relation proche, même si les Emirats et l’Arabie n’ont pas toujours eu de bonnes relations, ils ont notamment un contentieux sur les frontières. Mais depuis 2015 avec MBS, une relation extrêmement étroite s’est mise en place. On ne parle plus des questions qui fâchent (alors qu’il y en a). Car ils considèrent qu’ils ont besoin les uns des autres.

MBZ (prince-héritier des Emirats) a besoin de l’Arabie saoudite car il se rend bien compte que quand vous êtes un petit pays et que vous avez une politique très ambitieuse, il est préférable de pouvoir se cacher derrière un gros pays car cela ajoute à votre crédit sur la scène internationale. L’Arabie saoudite a une sorte d’autorité, c’est une puissance régionale. L’alliance des Emirats avec l’Arabie saoudite est plus à même de leur permettre de réaliser leur objectif.

En retour, MBS (prince héritier de l’Arabie saoudite) a choisi cette alliance avec les Emirats car MBS est un petit jeune au pouvoir, que personne ne connaît en Arabie ou sur la scène internationale et il voit le modèle émirien comme celui que l’Arabie saoudite devrait adopter. Il a une vraie fascination du modèle émirien pour faire appliquer en Arabie ce mélange de libéralisme économique et d’ultra-autoritarisme politique. Il y a aussi pour MBS la nécessité de s’appuyer sur un dirigeant beaucoup plus expérimenté que lui. MBZ est bien connecté à l’international et cela lui permet de construire son profil de dirigeant. Quand MBS est nommé au printemps 2015 personne ne sait qui il est, sa place n’est pas encore tout à fait assurée. En 2015-2016 il consolide son pouvoir en appliquant les recettes émiriennes et en se constituant une stature à l’international via les réseaux de MBZ (proche de Poutine, proche de la droite américaine et des réseaux de Trump, et proche de la France). C’est MBZ qui va présenter MBS à tous les dirigeants du monde en vantant sa personne. MBS a bien compris que pour emporter le morceau en Arabie saoudite, il a besoin de cette stature internationale.  MBS a face à lui Mohammed Ben Nayef (MBN), ministre de l’intérieur saoudien qui est beaucoup plus connu que lui à l’international. MBN est réputé et apprécié à l’étranger en raison de sa place de ministre depuis dix ans en Arabie saoudite et des succès réels obtenus dans la lutte contre le terrorisme au sein du pays.

 

Léa Berthon – Pourriez-vous me parler du rôle des Emirats au sein du Conseil de Coopération du Golfe (CCG) ?

Stéphane Lacroix – Le Conseil est plus ou moins mort depuis l’année dernière. Déjà, depuis la première crise avec le Qatar en 2014, plus rien n’avance réellement.

L’Arabie saoudite a le plus d’influence traditionnellement au sein du CCG de par sa taille. En effet, le CCG rassemble 6 pays (Arabie saoudite, Oman, Koweït, Bahreïn, Emirats arabes unis et Qatar), dont un (l’Arabie saoudite) qui a 5 fois la population des autres. Cette fédération est donc très déséquilibrée, puisque l’Arabie saoudite a un poids que les autres n’ont pas. Les petits pays du Golfe veulent se rapprocher de l’Arabie saoudite pour se protéger. Mais d’un autre côté, il y a une volonté de marquer leur distance car l’Arabie saoudite fait peur à ses voisins (vu de Riyad, le Qatar c’est le Luxembourg).

Il y a donc une volonté de rapprochement mais aussi de méfiance quand cela va trop loin. Le Qatar a d’ailleurs été le premier à rompre le consensus dans les années 1990, en se démarquant sur un certain nombre de dossiers vis-à-vis des autres pays du Golfe. Le Qatar a fait cavalier seul, bloquant ainsi les décisions au sein du CCG puisqu’elles doivent être prises à l’unanimité.

 

Léa Berthon Pour en revenir à la France, quel est le positionnement de la base française d’Abu Dhabi par rapport à la prépondérance américaine dans la région ?

Stéphane Lacroix – La France ne pèse pas énormément, les acteurs de la région considérant que le vrai pays qui a de l’influence politique sont les Etats-Unis. Mais la nouveauté à partir des années 2000, c’est que les pays du Golfe se rendent compte qu’ils ne peuvent plus s’appuyer seulement sur les Etats-Unis, ils ont besoin de diversifier leurs relations. Ne serait-ce que pour avoir des solutions de repli quand les Etats-Unis se désengagent. Ou même pour pouvoir jouer d’autres pays contre les Etats-Unis. C’est ce qui explique que la relation avec Poutine est assez bonne. Il y a une volonté de pouvoir faire pression sur les Etats-Unis quand ils ne vont pas dans leur sens en s’appuyant sur d’autres partenariats. Cependant, le partenariat privilégié reste américain.

La France a su saisir une opportunité qui est très liée à la présidence d’Obama. C’est à ce moment-là que les relations avec la France se développent car les pays du Golfe n’apprécient pas Obama. Ils considèrent qu’il n’est pas suffisamment engagé à leur côté (Obama a été élu dans une logique de s’impliquer moins au Moyen-Orient). Ce retrait devait se traduire par l’accord nucléaire qui aurait permis de retrouver un équilibre dans la région entre l’Iran et les pays du Golfe. L’accord nucléaire avec l’Iran a été vu d’un très mauvais œil. La France est apparue comme un partenaire intéressant car c’est la porte vers l’Europe. Les Saoudiens essaient aussi de jouer l’Europe à travers la France pour essayer de peser sur les décisions des Etats-Unis et contrebalancer leurs décisions quand elles ne leur plaisent pas. C’est également ce que fait l’Iran.

 

Léa Berthon – En parlant de l’Iran, les Emirats ont une longue histoire de contentieux avec ce pays notamment sur les îles dans le golfe Persique. Pensez-vous que cette tension est toujours présente entre les deux pays ?

Stéphane Lacroix – Les tensions sont d’autant plus fortes que les Emiriens ont fait le choix de l’alignement sur les Saoudiens.  Les tensions avec l’Iran sont au départ saoudiennes. Les Emiriens traditionnellement étaient plus en retrait sur les questions iraniennes en particulier parce que Dubaï fait énormément de business avec l’Iran. Il y a par ailleurs ces conflits politiques entre l’Iran (notamment la question des îles que vous évoquez) qui font que les relations n’ont jamais été bonnes avec l’Iran mais elles étaient bonnes à minima. Les Emirats profitaient des sanctions sur l’Iran car cela faisait de Dubaï une plaque tournante vers l’Iran. Dubaï a su se positionner intelligemment pour être la plaque tournante de tout le business qui pouvait passer en Iran. Il y a une présence économique iranienne énorme à Dubaï. Les Emirats arabes unis et l’Iran entretenaient dès lors des relations cordiales, même si l’émirat d’Abu Dhabi avait une position plus dure envers l’Iran. Puis on a assisté à un balancement des Emirats dans une rhétorique beaucoup plus anti-iranienne depuis l’alliance avec MBS. Les Emirats se sont alignés sur la rhétorique saoudienne qui fait de l’Iran un ennemi majeur.

 

Léa BerthonAttachons nous à un autre dossier, celui de la Somalie, quelles sont les ambitions des Emirats arabes unis dans cette zone ?

Stéphane Lacroix – La Somalie est un Etat fédéral, qui a un exécutif extrêmement faible et ne contrôle pas son territoire. Certaines régions de la Somalie ont acquis une semi-indépendance voire une indépendance non reconnue dans le cas du Somaliland, ce qui énerve beaucoup le gouvernement de Mogadiscio qui lui,  continue de se réclamer d’une autorité qui s’étend à tout le territoire. Il y a un conflit entre le gouvernement central, extrêmement faible qui ne contrôle pas entièrement son territoire et tous ces Etats au sein de la Somalie qui se sont émancipés.

Traditionnellement le gouvernement central somalien est proche du Qatar. Il a beaucoup investi dans les médiations en Somalie, en construisant une relation assez solide avec les différents présidents somaliens.

Les Emirats ont compris le jeu et ont commencé à essayer de soutenir un certain nombre de ces Etats sécessionnistes au sein de la Somalie. À commencer par le Somaliland qui est devenu un partenaire extrêmement fort des Emiriens et plus récemment le Puntland, aussi entré dans le giron émirien. Les Emirats y installent des bases militaires, construisent des ports, s’implantent économiquement et militairement dans ces zones, ce qui irrite le gouvernement central à Mogadiscio, proche du Qatar (on retrouve cette rivalité qataro-émirienne).

Tout cela s’inscrit dans la stratégie émirienne d’extension de leur influence dans la Corne de l’Afrique. Depuis 2015, les Emiriens profitent de la crise au Yémen pour réclamer l’éviction des Occidentaux et étendre leur influence dans les pays de la Corne de l’Afrique, avec le prétexte sécuritaire qui consiste à dire : « on a besoin de contrôler le détroit de Bab-el-Mandeb pour empêcher les bateaux iraniens de passer les armements aux Houthis ». Les Emiriens affirment aux Occidentaux qu’ils peuvent se charger de la chasse aux pirates. Les Occidentaux s’enthousiasment qu’une puissance régionale assure le contrôle et soulage leurs actions. Mais en même temps, ils utilisent ce type de prétexte sécuritaire pour s’installer militairement et économiquement.

Quand on regarde les pays de la zone, on trouve les Emirats en Erythrée, à Djibouti, au Soudan. Ces Etats africains jouent un jeu compliqué, on pourrait dire qu’ils « mangent à tous les râteliers ». On assiste donc à une ruée sur la Corne de l’Afrique de la part des Emirats. Leur stratégie est assez solide et la Somalie est le terrain de jeu de ces rivalités.

 

Réalisé par Léa Berthon, étudiante en Master II, promotion 2018-2019

 

POUR ALLER PLUS LOIN… Bibliographie de l’auteur sur le sujet :

OUVRAGES:

Complexity and Change in Saudi Arabia (co-dirigé avec Bernard Haykel et Thomas Hegghammer). Cambridge, UK: Cambridge University Press, 2012 (sous presse).

Awakening Islam. The Politics of Religious Dissent in Contemporary Saudi Arabia, Cambridge, MA: Harvard University Press, avril 2011. 384 p.

The Meccan Rebellion (avec Thomas Hegghammer). Bristol, UK : Amal Press, 2011. 70 p.

Les islamistes saoudiens. Une insurrection manquée. Paris : Presses Universitaires de France, 2010. 392 p.

Al-Qaïda dans le texte - présenté par Gilles Kepel (avec Gilles Kepel, Jean-Pierre Milelli, Omar Saghi et Thomas Hegghammer). Paris : Presses Universitaires de France (PUF), 2005. 440 p.

 

ARTICLES :

« Les Emirats arabes unis, un acteur méconnu », Orient XXI, Février 2018.

« L’Arabie saoudite : un magistère sur l’islam contesté ». Pouvoirs, (1), 2015, 43-52.

“Comparing the Arab Revolts: Is Saudi Arabia Immune?”. Journal of Democracy, Washington, vol. 22, n°4, octobre 2011. p. 48-59.

“L’Arabie saoudite au défi du printemps arabe”. Les Dossiers du CERI, septembre 2011 (sous la direction de Laurence Louër), Disponible sur http://www.cerisciences-po.org/archive/2011/septembre/dossier/art_sl.pdf.

“Between Islamists and Liberals : Saudi Arabia’s New Islamo-Liberal Reformists ». The Middle East Journal, Washington, vol.58, n°3, Summer 2004, p.345-365.

“L’Arabie saoudite, entre violence et réforme”. Politique Etrangère, Paris, numéro 4/2004. P.743-754.

 

 

 

 

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