En 2002, le Lieutenant-colonel Smith de l’US Army s’exprimait ainsi dans Parameters (revue spécialisée publiée par West Point) : « Les opérations de paix constituent un terrain d’activités intensives sur lequel les SMP pourraient être utilisées avec un maximum de bénéfices ».
Environ deux années plus tôt Damian Lilly, responsable de la recherche en matière de sécurité auprès de l’ONG « International Alert », évoquait la mort-née de la privatisation du peace building, notamment concernant les futures opérations de maintien de la paix dont la conduite aurait été dévolue à un « consortium de sociétés de sécurité privée » selon l’expression utilisée en 2003 par Kofi Annan. Le secrétaire général de l’ONU s’interrogeait alors sur l’utilisation des SMP par les Nations Unies pour pacifier la région d’Ituri (province orientale de la République Démocratique du Congo). Bien que l’occasion fût ratée, ces questionnements publics d’un des secrétaires généraux les plus charismatiques des Nations Unies eurent au moins le mérite de jeter un pavé dans la mare.
La construction de la paix constitue un créneau très sensible. Or, l’image quelque peu sulfureuse de certaines Private Military Companies, bien souvent plus coupables de d’exploser les plafonds budgétaires que de bavures sur le terrain, ne favorise guère l’émergence de la confiance des institutions internationales. Toutefois, l’ONU n’a plus les moyens de mobiliser les Etats, comme elle le souhaiterait, pour des Opérations de Maintien de la Paix. Ce fait est établi, souligné même, y compris par les opposants les plus virulents à l’externalisation du peace building.
Le maintien de la paix est en crise, explique Philippe Chapleau dans son ouvrage Les sociétés militaires privées, enquête sur les soldats sans armées ; les raisons sont diverses et variées : crise financière, réticences des Etats cadres à trop s’engager (manque de capacités et de ressources, on le voit très bien lors de l’opération en Libye en 2011), lourdeur des règles d’engagement lors des OMP…
Plusieurs solutions ont été explorées, notamment la création d’une force onusienne permanente, résurgence d’un concept ancien puisqu’elle était prévue initialement dans le projet de charte des Nations-Unies. Une force permanente nourrie par les membres les plus importants de l’organisation. La constitution d’une telle force ne serait pas une « petite affaire », le coût astronomique de son recrutement et de son entretien est estimé entre 2 et 4 milliards par an, sans oublier la violation des prérogatives étatiques qui n’incite pas davantage les Etats, principaux acteurs du maintien de la paix, à doter l’ONU d’une force importante et indépendante.
Une solution à la crise serait donc le recours contractuel à de contingents privés. Loin de créer un dangereux précédent il s’agirait avant tout de pousser un peu plus loin la politique pratiquée jusqu’à présent par les organisations et institutions spécialisées de l’ONU. Il est d’usage quand on veut donner des exemples de la faillite des OMP classiques et du potentiel de réussite d’une société privée de se référer à deux cas « d’école » : l’intervention ratée de l’ONU en Ituri et la surprenante réussite d’Executives Outcomes en Sierra Leone.
District du Kivu particulièrement riche en or, l’Ituri est le cadre à la fin des années 90 et au début des années 2000 d’un violent conflit interethnique. C’est dans ce cadre extrêmement tendu que l’ONU y envoie 700 Casques bleus de la garde nationale uruguayenne affiliée à la MONUC. La faillite de ce déploiement fut tel que la garnison fut bientôt en état de siège dans la ville de Bunia où elle avait son cantonnement, il fallut attendre l’arrivée des Français de l’ « opération Artémis » (2003) pour que la zone puisse retrouver un peu de paix.
Or, on pourrait opposer une autre étude de cas à cet échec majeur : la réussite d’Exécutives Outcomes en Sierra Leone. Cette SMP sud-africaine, constituée notamment d’anciens soldats des forces spéciales, est « La » société qui a le vent en poupe au début des années 90. Elle a alors déjà mené des opérations de sécurisation réussie contre l’UNITA en Angola, alors même que les forces onusiennes, pourtant onéreuses, sont restés sans effet. Pays le plus pauvre d’Afrique et alors en proie à une guerre civile terrible (dont l’action des SMP fut traitée assez mal dans le film Blood Diamonds), le gouvernement de Sierra Leone décide de faire appel à la société sud-africaine. En 8 mois et pour un coût total de 36 millions de dollars, Executives Outcomes rassemble 300 soldats qui reprennent le contrôle de plusieurs régions aux mains de la rébellion et permettent à quelques 300 000 personnes de rejoindre leurs foyers libérés. Ces résultats paraissent alors inespérés, alors que la MINUSIL, OMP développée à partir de 1999 connaît ensuite de sérieuses difficultés : « les habitants de la Sierra Leone aient souhaité voir revenir la société militaire privée Executive Outcomes plutôt que des Casques bleus de l’ONU » selon David Shearer, journaliste au World Today.
Si l’ONU hésite à confier ses OMP aux privés des SMP américaines, britanniques ou françaises cela n’empêche pas ses institutions spécialisées comme les ONG ou encore d’autres organisations internationales de s’appuyer sur ceux-ci à diverses reprises. Le CICR, le PAM (ou World Food Program) et l’UNICEF usent régulièrement de contractors afin de protéger leurs employés, bureaux et convois.
Si l’Organisation des Nations Unies estime les OMP trop lourdes pour les SMP, il n’en demeure pas moins qu’elle admet faire appel à ceux-ci en particulier pour des contrats de conseil ou de déminage, en témoigne un exemple donné par le rapport d’information Meynard/Viollet du 14 février 2012 : le contrat passé entre l’organisation et Armor Group International INC pour le déminage de certaines zones à risques au Sud-Soudan pour un coût estimé à 5,6 millions de dollars en 2007. D’autres ont su exploiter ce nouveau marché du peace building, tels ABC General Engineering en Angola et Bosnie Herzégovine et G4S « le leader du déminage » dans plus de 26 pays différents (Afghanistan, Albanie, Angola…). Comme le remarque Philippe Chapleau, « l’absence de participations privées aux OMP n’impliquent pas une absence de relations entre SMP et OMP ».
C’est ainsi que depuis la fin des années 90 et l’entrée dans le nouveau millénaire de nombreux dirigeants de sociétés privés ont compris tout le profit qui peut être tiré, en termes d’image, de la participation à des activités de construction de la paix. L’offre de services en matière de soutien médical comme en matière de déminage s’est développé, marché souvent très peu rentables mais qui sont de vrais investissements publicitaires dans ce marché de la construction de la paix. C’est à ce titre qu’un groupement d’entreprises françaises : Thales, Geodis, Sodexo (les cantines françaises ne sont pas les seules à être ravitaillées par Sodexo, les soldats français en Afghanistan sont des clients au moins aussi importants) et le GIE Access ont crée en 2011 la société Global X, société dont l’objectif est de développer des prestations de soutien aux OMP.
La route semble donc ouverte vers une acceptation par l’ONU d’une gestion des OMP aux SMP (ou ESSD). Les sociétés privées ne seraient plus cantonnées plus aux activités annexes à l’opération elle-même. D’autant plus qu’un consortium de sociétés privées, regroupant des spécialistes divers, serait plus à même qu’une multitude d’Etats de présenter une « offre globale », allant de l’interposition de forces importantes entre belligérants à la reconstruction du pays en passant par le déminage des zones de guerre ou le soutien médical aux populations. Et déjà comme nous le prouve l’exemple de Global X, le secteur privé s’organise en prévision d’une éventuelle opportunité. En attendant que les acteurs internationaux se décident à gravir les dernières marches de l’ouverture du marché de la construction de la paix, G4S ne cesse de racheter des concurrents pour compléter son offre de services, Dyncorps s’est elle même portée acquéreuse en 2009 de la société Casals et Associés dont la spécialité n’est autre que « le développement international » (avec comme point de mire la reconstruction politique, économique et juridique du pays).
Néanmoins, les oppositions à l’engagement massif des privés dans la consolidation de la paix demeurent fortes car les plus récents exemples de déploiement des SMP dans les zones comme l’Afghanistan et l’Irak ne sont pas demeurés sans tâche. Les dérives sont bien souvent financières, provoquant des sueurs froides aux journalistes et aux décideurs politiques. En effet, les affaires de surfacturations se sont multipliés pendant l’occupation américaine toujours prompte à déléguer des tâches au secteur privé. La société KBR a été la première à se faire épingler par le Sénat américain pour une surfacturation d’un montant d’un milliard et demi, à elle seule ! L’apparente vertu de la société Sodexo cache également des malversations financières dans l’approvisionnement aux marines, surfacturation qui, au lieu d’une sanction, a entraîné pas moins de 39 modifications de contrat !
Toute cette corruption nuirait énormément au processus de reconstruction privatisé si la société internationale acceptait de laisser les mains libres aux sociétés telles KBR. Peut-être la solution réside-t-elle dans le développement d’une annexe au document de Montreux (code de déontologie des SMP) qui aurait pour objectif de définir la mise en place de cette paix privatisée et les sanctions qui découleraient de tout abus.
Au début des années 90 la pax americana était à son apogée, le système a vécu. A l’heure où plus aucun Etat n’a plus les moyens de cette incroyable pacification, l’heure est peut être venue pour la pax privata.
Pascal Madonna, diplômé du Master II en 2012.
Très bon article, intéressant et bien tourné!
article pertinent, mettant l’accent sur un aspect moins médiatique des ESSD, id est les surfacturations.
Quant à l’avenir de la pax privata, malgré les données allant dans ce sens, je doute fort de la sympathie des Etats à l’égard du développement d’un système qui permettrait à l’ONU (à titre d’exemple) de posséder pour ainsi dire ses propres troupes (le retour aux compagnies de mercenaires ?) sans avoir à dépendre des forces armées de ses Etats-membres (point qui est également évoqué dans l’article). Le chemin vers cet état de fait me semble encore long…