MILITAIRES FRANÇAIS ET JOURNALISTES SUR LES THÉÂTRES D’OPÉRATION EN AFRIQUE : SERVAL, SANGARIS ET BARKHANE À L’ÉPREUVE DE L’INFORMATION

De la « guerre sans images » au Mali à l’opération « inédite » de la France au Sahel, en passant par le « piège » centrafricain, autant de titres provocateurs qui rappellent la place des médias dans l’actualité de Défense : en première ligne !

Toute guerre est en effet un moment propice à la fabrique de l’information médiatique. Pressés par une opinion publique de plus en plus désireuse d’en connaître, les journalistes, acteurs de l’information, et les militaires, maîtres des opérations, sont amenés à cohabiter sur les mêmes théâtres d’intervention. Pourtant, l’aspect confidentiel des missions militaires s’avère peu compatible avec un traitement médiatique qui se voudrait totalement transparent. La conflictualité qui découle a priori de cette divergence dans le rapport à l’information nous amène naturellement à nous demander pourquoi il est nécessaire de montrer la guerre et que faut-il en montrer ? En sus de ces questions, quels sont les mécanismes mis en œuvre pour favoriser la collaboration entre journalistes et militaires sur les théâtres d’opération, au regard des contraintes et besoins de chacun ?

Journalistes et militaires en zone de guerre : l’héritage d’une relation complexe

 

Depuis la naissance du reportage de guerre en Europe, lors de la Guerre de Crimée (1853-1856) et la Campagne d’Italie (1858-1860) et aux États-Unis, durant la Guerre de Sécession (1861-1865), des photographes sont invités à suivre les unités combattantes afin de rapporter des nouvelles du front à l’opinion publique. La fonction de « reporter », devenue par la suite « Grand Reporter », est pourtant apparue sous la plume de Stendhal dès 1829, pour désigner un journaliste ayant acquis une certaine notoriété et dont le métier consiste à collecter des informations utiles au public visé. En outre, les révolutions continues des Technologies de l’information et de la communication (TIC) ont permis aux reporters envoyés sur le terrain dans le cadre des différents conflits d’accroître considérablement leur production et diffusion d’informations. Mais dans le même temps naissait le débat sur la « manière » de rapporter les faits, avec une question sous-jacente : quelle place accorder à l’interprétation personnelle dans la retranscription de la réalité ?

Pendant les deux guerres mondiales, la mise en place d’une censure systématique par les autorités politiques et militaires témoigne de la dimension stratégique de l’information en période de conflit. La liberté de la presse est suspendue au profit des services d’information et de relations publiques pilotés par les gouvernements, faisant des journalistes des relais de la propagande de guerre. C’est aussi à cette période que le reportage filmé naît. Sa capacité à révéler la réalité des événements, notamment lors de la guerre du Vietnam, en fait un outil majeur d’information de l’opinion publique. Il est aussi à l’origine de la détérioration des relations entre les journalistes et les militaires puisque les médias américains sont alors accusés d’avoir trahi l’armée, en particulier lors de l’offensive du Têt en 1968[1], pour avoir montré en direct l’horreur de la guerre.

Dès lors, les acteurs principaux de l’information, les journalistes en l’occurrence, n’ont plus jamais pu accéder librement aux zones de combat. Ils doivent dorénavant systématiquement obtenir l’aval des autorités militaires ou gouvernementales pour pouvoir pratiquer leur profession sur les théâtres d’opération par le biais d’accréditations. Ils sont également soumis à des « mécanismes de contrôle », comme le système de pool inventé par l’armée américaine lors de la première guerre du Golfe (1990-1991), un encadrement qui aurait pour vocation de contrôler les flux d’informations, tout en entraînant un sentiment d’assimilation des médias aux troupes avec lesquelles ils étaient embarqués. L’objectivité de l’agent médiatique s’en est trouvée inévitablement remise en cause.

Ainsi, lorsque la France lance sa vaste offensive au Mali le 11 janvier 2013, dans le cadre de l’opération Serval, elle intervient, forte de ses expériences en ex-Yougoslavie et en Afghanistan et des observations de ses alliés. C’est pourquoi l’armée française réitère le principe de l’encadrement des journalistes. Il en est de même pour les opérations Sangaris, en République centrafricaine (RCA), et Barkhane qui prend la suite de Serval en août 2014 et englobe les pays de la Bande sahélo-saharienne (BSS) : Mauritanie, Mali, Burkina Faso, Niger et Tchad.

Armées et médias : quels rapports à l’information ?

 

L’évolution des moyens de production et de diffusion avec l’affirmation de la société de l’information au tournant des années 1970, consacre la notion de « guerre en direct »[2]. L’impression d’un « triomphe de l’information »[3] est néanmoins contrebalancée par une remise en cause de la qualité même de cette information qui doit sans cesse s’adapter à la contraction de l’espace-temps. Les médias, émancipés de la tutelle militaire et armés des nouveaux moyens de communication, peuvent à présent dénoncer voire anticiper les conflits, portés par la liberté de la presse insufflée par la démocratie. Mais face à cette logique de libéralisation, le danger majeur est bel et bien de tomber dans une forme d’« hystérisation de l’événement »[4]. Les forces armées, quant à elles, sont contraintes de s’adapter à cette société de l’information, tout en maintenant la discrétion et l’« effet de surprise » intrinsèques à leurs missions.

Les médias, les acteurs de l’information en général, ont acquis un rôle de contre-pouvoir essentiel au terme d’un long processus de professionnalisation, comme le prédisait Edmund Burke en 1787. Ils doivent écrire « l’histoire au présent », pour reprendre la formule d’Albert Camus, avec la volonté « d’expliquer, de mettre en situation, d’interroger et de critiquer »[5]. C’est d’ailleurs en cela qu’elle s’avère « l’outil le plus efficace pour imposer la transparence aux pouvoirs et pour les obliger à rendre compte à l’opinion »[6]. Les médias sont ainsi des acteurs incontournables du débat démocratique puisqu’ils assurent le relais des informations nécessaires aux citoyens dans la prise de décisions communes. Leur responsabilité éthique va donc de soi[7].

Mais la pratique journalistique ne peut s’exercer véritablement que si la liberté de l’information est effective. L’indépendance des médias est effectivement indispensable au bon fonctionnement de la démocratie, ce que confirme l’article 11 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 en France : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre des abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. » L’ONG Reporters sans frontières (RSF), fondée en 1985, s’inscrit d’ailleurs dans la lignée du principe de liberté d’expression et d’information. Toutefois, l’objectivité et la liberté de la presse sont remises en question du fait de l’accélération du temps médiatique. Ainsi, les chaînes d’information en continu sont forcées de prendre en compte les contraintes économiques et le souci d’immédiateté consacrant « l’instantané », le « scoop », le « buzz », le marketing et le sensationnel.

Dans le même temps, les forces armées ont rapidement saisi l’enjeu qu’il y avait à « Conquérir les cœurs et les esprits » des populations locales lors des interventions à l’étranger, pour reprendre les termes du général américain David Petraeus dans le COIN[8] Field Manual de 2007. La conquête de l’opinion publique est une condition de la légitimation d’une Opération extérieure (OPEX). Les autorités militaires sont donc dépendantes de l’image que les médias vont véhiculer d’une mission. En bref, l’adhésion de l’opinion publique à une intervention réside dans la compréhension des enjeux qu’elle en a. Le rôle des médias paraît alors substantiel.

Entre médiatisation et conduite des opérations, la gestion des représentations dans l’opinion publique

 

La « conquête » de l’opinion publique n’a pas forcément lieu en amont d’une opération. Si la dégradation d’une situation est souvent observée et dénoncée par les médias, l’immédiateté de la réaction militaire ne permet pas de bâtir une légitimité d’intervention. Celle-ci se fera a posteriori, au regard de l’évolution des événements sur le terrain. Ainsi, lorsque la France entre en guerre au Mali en janvier 2013, la surprise est totale pour l’opinion publique internationale. Dans d’autres circonstances, les médias ont joué un rôle majeur dans la dénonciation des exactions commises en RCA et ont favorisé l’engagement de la France avec l’opération Sangaris, bien que l’opinion publique française n’ait soutenu réellement l’armée française qu’après la couverture médiatique des lynchages à Bangui, dans la nuit du 4 au 5 décembre 2013[9]. Force est de constater que le fait de convaincre l’opinion du bien-fondé d’une opération se fait nécessairement dans le temps long, tandis que le soutien populaire a tendance à se déliter facilement ou à réagir vivement aux images qui choquent. Mais puisque « perdre la population revient à perdre la guerre »[10], l’armée, cette « Grande Muette », est définitivement confrontée à la « planète médiatique ».

S’adapter aux nouveaux modes de fonctionnement impulsés par la société de l’information a été une volonté constante de la part du ministère de la Défense français depuis la fin des années 1990. C’est dans ce sens et par souci de visibilité que l’armée française s’est donné les moyens de construire un dispositif de relations publiques à même de répondre à ses besoins. Cet usage officiel des TIC est le témoin de la modernisation des forces armées qui veulent répondre à au moins trois impératifs : rompre avec l’idée d’une communication militaire systématiquement assimilée à la propagande, assumer une politique d’ouverture avec la volonté de transparence, tout en maintenant un degré nécessaire de confidentialité pour ne pas compromettre les opérations. Si la communication institutionnelle de la Défense est gérée par la DICoD (Délégation à l’information et à la communication de la Défense) et les SIRPA (Services d’informations et de relations publiques des armées) des différentes armées et des services de la Défense, elle s’accompagne d’une Communication opérationnelle (COMOPS), spécifique aux défis de l’information en temps de guerre. Elle est directement pilotée par l’État-major des armées.

L’« abaissement » des contraintes techniques et des barrières géographiques favorise l’explosion médiatique qui est caractérisée par un flux continu, instantané et global. C’est dans ce même champ dématérialisé que se joue la bataille pour « conquérir les cœur et les esprits »[11]. En outre, le contexte d’insécurité propre aux zones et à la nature des conflits contraint la liberté de mouvement des acteurs de l’information et donc le recueil et la diffusion des données à l’attention du public. À cet égard, le contexte des guerres asymétriques[12], comme au Mali notamment, et plus généralement dans la région du Sahel, rend difficile toute collecte d’informations objectives puisque les journalistes ne peuvent rejoindre les zones insurgées.

Malgré les risques qu’encourent les journalistes en zones de conflit, leur en interdire totalement l’accès n’est pas une option acceptable car la guerre ne peut se dérouler à huis clos, en toute impunité et à l’abri du regard des médias et donc de l’opinion publique. Si la mise en place de dispositifs « d’encadrement » des journalistes peut paraître opportune d’un point de vue sécuritaire et de confidentialité des missions, ce compromis n’en demeure pas moins « une manière » peu satisfaisante de couvrir un conflit et ne saurait, bien évidemment, se substituer à la nécessité d’une presse libre.

Comment informer face au « black-out militaire » ?

 

Plus que jamais, le risque de prises d’otages de journalistes témoigne d’un modèle de guerre qui cherche à susciter la psychose, en particulier parmi les populations occidentales. Il s’agit d’une véritable arme, également d’un commerce, pour les insurgés qui veulent obtenir l’arrêt des opérations militaires. C’est pourquoi, le ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, avait justifié le « verrouillage » de la communication militaire lors de Serval[13] en avançant l’argument de la crainte de voir les prisonniers d’AQMI[14] faire l’objet de représailles d’autant que, du 16 au 19 janvier 2013, l’organisation terroriste avait réalisé une prise d’otages de vaste ampleur, à In Amenas, au sud de l’Algérie, en plein Sahara. L’organisation terroriste réclamait entre autres, l’arrêt immédiat de l’intervention française au Mali. Ainsi, l’insécurité régnante justifie les mesures prises par les autorités militaires pour dissuader les journalistes de se rendre dans des zones non maîtrisées par l’armée. La mort de Camille Lepage le 12 mai 2014 à Bangui, et avant elle, celle de ses collègues de Radio France Internationale (RFI), Ghislaine Dupont et Claude Verlon, le 2 novembre 2013 dans la région de Kidal, au Mali, rappellent la difficulté pour la presse d’exercer son métier.

Le principe de la censure a profondément marqué négativement les relations entre militaires et journalistes. C’est pourquoi Rudyard Kipling pouvait affirmer que « la première victime d’une guerre, c’est [toujours] la vérité ». Fred Halliday, dans The Media of Conflict, note par ailleurs qu’« il n’y a rien de tel qu’une guerre pour générer la controverse […] sur le rôle des médias dans la couverture des événements internationaux. Chaque conflit moderne a engendré des polémiques sur sa couverture médiatique »[15]. Ainsi, les militaires justifient leur contrôle au motif de « préserver la sécurité des troupes et des opérations »[16], alors que les journalistes considèrent que le principe de liberté de l’information ne peut être remis en question puisqu’il est « inscrit[e] dans les fondements démocratiques »[17]. Chaque conflit a entraîné d’importants changements sur la gestion des médias. Parmi les mutations majeures, le dispositif « d’encadrement » des journalistes sur les théâtres d’opération a cherché à trouver un compromis entre la liberté quasi totale (guerre du Vietnam) et le contrôle trop ferme des agents de l’information, qui s’inscrirait alors dans la pratique de la censure (première guerre du Golfe).

D’un point de vue journalistique, la mise en place de dispositifs « d’encadrement » des médias repose sur un accord de confiance avec l’armée. Cette dernière doit naturellement prendre en compte le respect des principes démocratiques, dans ce cas précis, l’accès à l’information. Peu disposée à réitérer les systèmes de pool[18] mis en place par les Américains lors de la guerre en Irak en 2003, l’armée française a fait le choix dès son déploiement au Mali, puis en RCA, du « journalisme embedded » ou journalisme dit « embarqué » ou « inséré »[19]. Après avoir fait leurs demandes auprès du ministère de la Défense, les médias sont autorisés à suivre les missions à bord ou non des véhicules militaires. Pour les reporters, l’embedding permet ou donne effectivement l’accès aux zones de combats en fonction, encore une fois, des conditions réelles du théâtre d’opération en question. Cependant, dans les cas où les journalistes n’obtiennent pas de reportage « embarqué », il leur reste la possibilité d’engager un « fixeur » (de l’anglais to fix, fixer, arranger…), un accompagnateur local qui connaît la région et qui fera office de guide, de chauffeur et d’interprète.

Dans un contexte de haute tension, « l’encadrement » des journalistes par les militaires peut sembler être un « moindre mal », voire une « solution de facilité » à moindres frais, car il permet aux acteurs de l’information d’accéder à des zones de combat, qui leur seraient fermées et de continuer à informer. L’indépendance d’esprit n’est pas nécessairement remise en cause, en revanche, la dépendance physique induite peut vraiment devenir problématique. Elle l’est notamment pour les militaires. En effet, il convient de rappeler qu’un reporter « embarqué » dans un véhicule avec son cameraman sont autant de combattants en moins. En outre, cette prise en compte des journalistes représente « une charge » pour ces militaires qui doivent non seulement remplir leur mission mais aussi assurer la protection de leurs passagers, ce qui renforce d’autant leur vulnérabilité. Cette vulnérabilité concédée, d’un point de vue militaire, est acceptable car la présence de médias en 1er échelon, directement au contact, est un véritable moyen pour valoriser la progression militaire. Mais cela se fait sans aucun doute au détriment de l’indépendance de la presse, d’autant que la COMOPS a une tendance à privilégier certains médias plutôt que d’autres, comme les grandes chaînes télévisées nationales ou ouvertes sur le monde qui donnent une plus grande visibilité médiatique. Les autres médias et les indépendants doivent couvrir un théâtre par leurs propres moyens et se livrent à une concurrence effrénée.

La cohabitation militaires-journalistes sur les théâtres d’opération : un mariage de nécessité ?

 

La cohabitation entre journalistes et militaires en milieu hostile est une réalité, bien qu’ils entretiennent une méfiance réelle les uns vis-à-vis des autres. Pourtant, certaines actions majeures viennent remettre en question ce climat de tension. Amenés à travailler ensemble, pour ne pas dire « condamnés », l’institution militaire et les médias doivent trouver un terrain d’entente en amont des missions qui leur sont confiées ou qu’ils ont à couvrir. Les stages de sensibilisation des journalistes aux zones de conflit organisés par le ministère de la Défense au Centre national d’entraînement commando (CNEC) en sont un exemple.

Par ailleurs, la présence d’un officier de presse ou OffCom aux côtés des unités combattantes et chargé de faire le lien avec les médias est un élément majeur dans le dispositif global de la COMOPS. L’OffCom doit donc s’efforcer de comprendre les médias. Dans le cadre de l’embedding, en particulier, il s’assure de la protection des journalistes et fait en sorte que ceux-ci ne nuisent pas à la conduite des opérations. Cela implique de sa part un grand sens de la pédagogie. L’OffCom, en tant que premier communicant militaire, répond pleinement à ce que l’ancien chef d’état-major de l’armée de Terre, le général Irastorza en dit : « communiquer est un acte de combat ». Le déploiement systématique des communicants militaires lors des opérations, du Mali au Sahel, en passant par la RCA, s’est institutionnalisé. Sur le théâtre malien en particulier, les journalistes ne pouvaient interpeller directement un soldat pour obtenir son témoignage sans l’approbation des OffCom et étaient constamment réorientés vers les centres opérationnels. En revanche, la gestion médiatique de Sangaris en RCA ne transitait pas autour de l’OffCom puisqu’il s’agissait de combler la frustration qu’avaient rencontrée les journalistes lors de Serval et donc de les laisser libres de tout mouvement.

L’OffCom, sur le terrain, est un élément indispensable de la COMOPS puisqu’il assure la gestion des relations avec les médias. Il est aussi un « facilitateur » qui permettra aux reporters de remplir leur devoir d’information, tout en veillant au maintien de la confidentialité des missions. « Communiquer sans trop en dire »[20], tel est l’exercice auquel se livrent les communicants de la Défense avec l’appui des équipes images.

Pourquoi montrer la guerre et qu’en montrer ?

 

« Montrer la guerre », c’est considérer qu’il y a naturellement une utilité à transmettre des images du front. Cette information vise à expliquer les circonstances d’un conflit. Elle s’accompagne d’images qui sont réellement capables de mobiliser les individus autour d’une cause. En effet, c’est par, pour ou à cause de l’émotion qu’elles suscitent que l’opinion découvre et appréhende la supposée « réalité » de la guerre. Les journalistes estiment donc que leur prise de risques est nécessaire, voire un « devoir », selon Nahida Nakad, Grand Reporter chez TF1 et ancienne directrice de la rédaction de France 24, que c’est « l’essence » même du métier de reporter, ajoute Martine Laroche Joubert. Cette prise de risques constituerait la condition incontournable pour que l’opinion publique soit informée et consciente des réalités de la guerre ; une opinion publique qui sera alors en mesure de soutenir, d’adhérer ou de révoquer une intervention militaire.

L’information est un enjeu crucial au cœur des guerres contemporaines. Ce constat, qui fait état d’une rencontre obligée entre les mondes journalistique et militaire sur les théâtres d’opération, rappelle surtout le rapport divergent que chacune de ces professions entretient vis-à-vis de cette information. Si la fonction première des médias consiste à sensibiliser l’opinion publique sur les événements, au nom de la liberté de l’information et du « droit de savoir », à l’opposé, dans le cas des armées, l’information est davantage considérée comme faisant partie intégrante de la planification opérationnelle. Il en découle, par conséquent, pour les armées, un besoin de confidentialité inhérent au succès des missions que le pouvoir politique leur confie. Or les conflits actuels se déroulent au beau milieu de la « société de l’information », ce qui implique naturellement pour la Grande Muette une obligation d’adaptation. Pour ne pas être condamnée à perdre en visibilité au cœur de ce paradigme sociétal selon lequel « tout se voit, se dit et se sait ». 

La normalisation des relations entre militaires et journalistes est donc contrainte par les circonstances de la guerre. En effet, « les deux structures ont appris à coexister ». Au-delà de la réalité d’une cohabitation, il y a bien l’exigence d’un « mariage de raison ». Les stages de sensibilisation comme au CNEC ou le rôle d’intermédiaire que tient l’OffCom sur les théâtres d’opération, apparaissent comme des pistes intéressantes pour créer, ou au mieux, au moins initier, une relation de confiance durable. D’ailleurs, c’est au travers de cette « entente professionnelle » que les militaires et les journalistes seront en mesure de déterminer, en conscience, pourquoi il faut absolument montrer la guerre et ce qu’il faut en montrer. Ces problématiques, qui constituent finalement le cœur de la conflictualité, ne peuvent être résolues qu’en considérant la responsabilité qu’ont les journalistes, parce que c’est leur vocation, et les militaires, parce qu’ils sont également les témoins actifs du conflit, à informer l’opinion publique. La responsabilisation de ces acteurs suppose une prise de conscience contrôlée du poids émotionnel que génèrent les images de guerre et la nécessité de les expliquer afin de rappeler la complexité inhérente à tout conflit. Ce mariage de raison doit en outre impérativement reposer sur un respect de la dignité humaine. Il n’est pas utile de « tout » montrer surtout quand cela est difficilement acceptable au regard de l’éthique. Finalement, montrer la guerre, c’est faire des choix afin de ne pas être tenté d’instrumentaliser l’émotion de l’opinion publique.

 

À l’évidence, militaires français et journalistes présents sur les théâtres d’opération de Serval à Barkhane en passant par Sangaris, sont des témoins de la guerre. En partant de la relation a priori conflictuelle qui les oppose, un « mariage de raison » semble nécessaire pour offrir une meilleure information. Pourtant, la méfiance persiste. Elle s’explique notamment parce que journalistes et militaires ne font pas partie de la même « unité ». En effet, à la différence des soldats qui forment un « esprit de corps »[21], une entité propre caractérisée par la cohésion nécessaire entre « frères d’armes », la diversité journalistique et les impératifs commerciaux brisent en quelque sorte la solidarité entre les médias. Ces derniers doivent « rapporter » de l’information tout en subissant les pressions médiatiques et économiques de leurs rédactions, l’insécurité qui pèse sur l’exercice de leur métier et les différents compromis qui doivent, malgré tout, leur permettre d’exercer leur profession. Cette différence entre l’unité et la pluralité nous semble fondamentale puisqu’elle peut expliquer pourquoi, l’institution militaire déploie souvent des mécanismes de « repli » sur elle-même. Tout système cherche fatalement à se protéger… Or, ce besoin de sécurité ne doit pas couper les liens établis par le triangle relationnel militaires-journalistes-opinion publique et entraver la transparence souhaitée par les médias. En effet, bien qu’une transparence absolue du champ de bataille ne soit pas envisageable, la guerre ne doit pas pour autant se dérouler à huis clos. Cette pratique favoriserait assurément des actes et des dérives répréhensibles et, au-delà, un sentiment d’impunité insupportable. Les journalistes doivent lutter pour recouvrer ou gagner leur liberté d’information sans toutefois exiger des militaires qu’ils renient leur identité. Certes, « la guerre est passionnante par la force des choses », comme l’affirme Jean-Pierre Perrin[22], mais on aurait tort de manipuler la vérité au profit d’une des entités. L’enjeu de cette relation repose donc sur la recherche d’un compromis, une confiance professionnelle réciproque et le respect de l’opinion publique qui demeure et demeurera, in fine, le seul véritable curseur de la démocratie.

Hélène Rolet, d’après son mémoire d’IEP soutenu en juin 2015

[1] BARBÉRIS, Patrick (réal.). Vietnam, la trahison des médias. Zadie Productions, ARTE France, 2009. 90 min. Documentaire.

[2] WOLTON, Dominique. « Traitement de la guerre par les médias, guerre et déontologie ». CNRS THEMA [En ligne]. 2004, n° 2, p. 58 [Consulté le 2 janvier 2015]. Disponible à l’adresse : http://www2.cnrs.fr/sites/thema/fichier/numero_002.pdf

[3] Ibid.

[4] Ibid.

[5] LEPRETTE, Jacques, PIGEAT, Henri (sous la dir. de). Éthique et qualité de l’information. 1re éd. Paris : Presses universitaires de France. 2004, p. 4 (Coll. « Cahier des sciences morales et politiques »).

[6] Ibid.

[7] L’éthique et la déontologie des journalistes se construit progressivement au cours du temps avec la Charte des devoirs professionnels des journalistes français de 1918, revue en 1938, puis, finalement en 1971, avec la Charte de Munich. Cette dernière est rebaptisée en 2011 « Charte d’éthique professionnelle des journalistes ».

[8] COIN est l’acronyme de Counter-insurgency.

[9] LAGNEAU, Laurent. « L’opération Sangaris est peu soutenue par l’opinion publique ». Blog Zone militaire, opex360.com [En ligne]. 2013, mis en ligne le 9 décembre [Consulté le 10 mai 2015]. Disponible à l’adresse : http://www.opex360.com/2013/12/09/loperation-sangaris-est-peu-soutenue-par-lopinion-publique/

[10] HECKER, Marc, RID, Thomas. « Communication en opérations extérieures : évolution du traitement médiatique des opérations ». Les Documents du C2SD [En ligne]. 2009, n°102, p. 6 [Consulté le 4 janvier 2015]. Disponible à l’adresse : http://fr.calameo.com/books/000419540f20f62f3ed5b

[11] FRANCART Loup, Général (2s), « La gestion de l’environnement psychologique dans les opérations extérieures », Synthèse, Institut de relations internationales et stratégiques, 2000, p. 2.

[12] ZERBIB, Romain. « La guerre asymétrique : matrice des conflits du futur ? ». Les Echos  [En ligne]. 2014, mis en ligne le 1er décembre [Consulté le 21 mars 2015]. Disponible à l’adresse : http://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/cercle-119350-la-guerre-asymetrique-matrice-des-conflits-du-futur-1070020.php#. La guerre asymétrique est caractérisée par « une recherche davantage tactique à travers des moyens irréguliers, autrement dit, en dehors du cadre culturel, technologique et procédural de la partie rivale ».

[13] Le « verrouillage » s’est étendu sur une durée courte, le temps de libérer les otages et non pas durant la totalité de la mission.

[14] Envoyé spécial, Mali : gestion de crise, reportage de A. Burel, P.-J. Perrin et al., diffusé sur France 2, le 31 janvier 2013. Disponible à l’adresse : http://www.dailymotion.com/video/xx6p22_dans-les-coulisses-de-la-gestion-de-crise-au-mali-envoye-special-france-2_news

[15] LALIZOU, Amandine. Le traitement de l’information par les journalistes et les correspondants de guerre dans les zones de conflit armé. [En ligne]. Mémoire de droit de la communication. Paris : Université Panthéon-Assas, 2010, p. 5. Format PDF. Disponible sur : https://docassas.u-paris2.fr/nuxeo/site/esupversions/03ef7447-7542-4f06-b485-c25460c802d1 [Consulté le 12 mars 2015].

[16] BOUBÈYE MAIGA, Tiégoum. « L’Information en temps de guerre : la vérité, première victime ». Maliweb [En ligne]. 2013, mis en ligne le 26 février [Consulté le 10 mars 2015]. Disponible à l’adresse : http://www.maliweb.net/insecurite/linformation-en-temps-de-guerre-la-verite-premiere-victime-130177.html

[17] BOUBÈYE MAIGA, Tiégoum, op. cit.

[18] « Cette organisation des reportages collectifs, encadrés par les militaires, autour d’une seule caméra, donc d’une unique source d’images ». BUFFI, Olivia. « Guerre du Golfe : le précédent de 1991 ». LeMonde.fr [En ligne]. 2003, mis en ligne le 22 février [Consulté le 15 mai 2015]. Disponible à l’adresse : http://abonnes.lemonde.fr/actualite-medias/article/2003/02/22/guerre-du-golfe-le-precedent-de-1991_310368_3236.html

[19] Les deux traductions sont possibles. L’armée française préférera le terme « embarqué » qui traduit bien sa vision de la coopération avec le milieu journalistique.

[20] Envoyé spécial, Mali : gestion de crise, reportage de A. Burel, P.-J. Perrin et al., diffusé sur France 2, le 31 janvier 2013. Disponible à l’adresse : http://www.dailymotion.com/video/xx6p22_dans-les-coulisses-de-la-gestion-de-crise-au-mali-envoye-special-france-2_news

[21]  OGER, Claire. « De l’esprit de corps au corps du texte : cohésion militaire et dissolution journalistique ». Langage et société [En ligne]. 2000, n° 94, p. 9-43 [Consulté le 26 décembre 2014]. Disponible à l’adresse : http://www.cairn.info/revue-langage-et-societe-2000-4-page-9.htm

[22] PÉCOUT, Gilles, ZVI, Ben-Dor (sous la dir. de). « Les reporters de guerre entre observation et engagement ». SAVOIRS ENS [En ligne]. 13 avril 2012, Paris. Disponible à l’adresse : http://savoirs.ens.fr//expose.php?id=900

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