Archive | octobre, 2015

NI YOUGOSLAVIE, NI GRANDE SERBIE : LA QUESTION NATIONALE SERBE EN SUSPENS EN 1995

25 Oct

«  D’immenses cimetières et des amas de corps nous séparaient. » [1]

Prononcée par Alija Izetbegovic lors des négociations précédant les Accords de Dayton, cette phrase ne manque pas de lucidité. Comment les trois communautés de Bosnie-Herzégovine pourront-elle recréer un semblant d’unité après les déchirements et les massacres de la guerre ? Les Serbes de Bosnie-Herzégovine ne peuvent s’estimer satisfaits par le règlement du conflit malgré la création d’une entité serbe fédérée, eux à qui l’on avait fait miroiter le rattachement à la Serbie. Le seul grand gagnant des Accords de paix se trouve donc être Slobodan Milosevic, parvenu à s’imposer, assez paradoxalement, comme l’artisan de la paix dans l’ex-Yougoslavie, l’unique représentant du peuple serbe, et le continuateur de la Yougoslavie.

§ La Republika Srpska : l’amer fruit de la guerre

            « Je me considère comme serbe et je n’aime pas que l’on me désigne comme bosnienne. C’est un terme territorial, pas un terme ethnique. »[2]

Le ton catégorique adopté par Sanda Vukojevic et la teneur de son propos pour répondre à une question sur la nationalité bosnienne se révèlent lourd de sens. La Bosnie-Herzégovine d’après-guerre n’est rien d’autre qu’une construction territoriale vidée de son sens par quatre années de guerre, raccommodée tant bien que mal par les Accords de Dayton et considérée par ses citoyens serbes comme l’incarnation de leurs espoirs déçus. La Republika Sprska ne règle pas la question nationale serbe.

            Ayant combattu pendant quatre ans dans l’espoir de pouvoir être incorporés dans la RFY, les Serbes de BiH rêvaient, avec les Serbes de Serbie, de Voïvodine, du Kosovo et de Croatie, d’ un nouvel état yougoslave au sein duquel ils occuperaient la place qui leur ait dû et exerceraient le droit à l’autodétermination qui leur est aujourd’hui refusé. Il ne faut pas se méprendre sur ces propos de Jovica Rudic. Il ne prône pas la sécession, il ne se revendique pas comme séparatiste. Toutefois, il considère que l’issue de la guerre n’a pas contribué à apporter une solution satisfaisante et honorable aux Serbes hors de Serbie. Pour comprendre l’amertume du peuple serbe de Bosnie, il faut d’abord se pencher sur ce qu’est la Republika Sprska. Territoire nationalement homogène, à 98% serbe, la Republika Sprska a connu durant la guerre une véritable recomposition de sa population. Alors que durant l’offensive du printemps 1992, les Musulmans quittent le Nord et le Nord-Est du pays pour se réfugier en Bosnie centrale, tenue par le gouvernement d’Izetbegovic, les populations serbes opèrent le chemin inverse[3]. Avant la signature des Accords de Dayton, une nouvelle vague d’expulsion des populations non-serbes finit de faire de la RS une entité nationalement homogène. Il faut souligner que ce phénomène n’est pas propre aux populations serbes et à la RS. En comparant une carte de 1991 et une carte de 1996, la composition ethnique de l’ensemble du territoire bosnien a été radicalement bouleversée. Le pays qui constituait, en 1991, une Yougoslavie miniature et une véritable mosaïque nationale, se découpe à l’issue de la guerre en zones nationales quasiment pures. Sur le document 8, les zones quadrillées ou ponctuées de pois, qui matérialisent les opstine d’où aucune majorité ne parvenait à se dégager, représentent environ la moitié du pays. Or, elles ont totalement disparues sur le document 9.

Repartiition de la population ethnique de la Bosnie-Herzégovine en 1991

Figure 1 : Répartition de la population ethnique de Bosnie-Herzégovine en 1991 [4]

Répartion de la population ethnique de Bosnie-Herzégovine en 1996

Figure 2: Répartition de la population ethnique de Bosnie-Herzégovine en 1996 [5]

Les Accords de Dayton ont définitivement consacré le partage de la Bosnie-Herzégovine selon des lignes ethniques. En dépit de l’annexe 7 des Accords dont le but est d’inverser les effets du nettoyage ethnique, à la fin de la guerre, le retour des réfugiés dans leur foyer d’origine constitue plus souvent l’exception que la règle. L’article 1 de l’Annexe 7 prévoit le droit au retour de tous les réfugiés et déplacés, droit qui doit être garanti par les signataires des accords. Ces derniers ne peuvent pas interférer dans le choix de la destination des réfugiés, ne peuvent les forcer à rester ou à partir[6]. Alors que les modalités de la mise en application de l’Annexe 7 sont définies par l’article 2, il faudra attendre 1998 pour que les deux entités se dotent d’une législation conforme. Le principal problème quant au retour des réfugiés demeure le retour des « minoritaires », c’est-à-dire des déplacés dont la zone d’origine se trouve à présent sous le contrôle d’une autre nationalité. En Republika Srpska, cette réalité se traduit par la quasi-nullité des retours dans des villes qui comptaient avant la guerre une forte population musulmane ou croate. C’est que le cas de Bijeljina, où 30 000 non-Serbes vivaient avant la guerre, dont 9% sont restés[7]. Le maintien d’une petite communauté non-serbe aurait pu encourager le retour de populations réfugiées, mais tel n’a pas été le cas à l’issue de la guerre. Tout d’abord, les réfugiés croates ou musulmans établis en Fédération ne souhaitent pas revenir dans une zone où ils ne seraient qu’une minorité[8]. Les perspectives d’intégration sociale se trouveraient particulièrement limitées, notamment en matière d’emploi et d’éduction[9]. Enfin, les volontés politiques en Republika Srpska se montrent peu favorables à un retour des réfugiés, qui nuirait immanquablement à la cohésion que les autorités sont parvenues à instaurer[10]. L’homogénéité nationale est le seul avantage que les Bosno-serbes estiment avoir tiré de la guerre et ils sont donc réticents à la remettre en question.

                Du point de vue de l’intégration politique au sein de la République de Bosnie-Herzégovine, le bilan de la Republika Srpska s’avère plutôt mitigé. Les Bosno-serbes disposent à présent de leur propre Parlement, de leur propre système de défense et la RS exerce toutes les compétences qui ne sont pas déjà attribuées à l’Etat fédéral par les Accords de Dayton[11]. Somme toute, la Constitution de 1992, amendée par l’Assemblée nationale de Republika Srpska en 2002 pour répondre aux dispositions des Accords de Dayton et par le Haut-Représentant des Nations Unies, n’a que peu été modifiée dans le fond. Seules les compétences en matière de politique étrangère, de commerce extérieur, de politique monétaire, d’immigration et de douanes échappent à la RS, tout comme à la Fédération[12]. Dans le chapitre 7 de la Constitution de la Republika Sprska, article 104, les compétences en matière de défense allouées à la RS n’ont pas été modifiées, si ce n’est pour supprimer les mots de « souveraineté » et d’ « indépendance »[13]. L’Etat fédéral ne dispose donc pas d’une armée unique, ce qui témoigne de l’incapacité d’unir véritablement les différentes communautés à l’issue de la guerre, puisque le domaine le plus sensible parmi les compétences régaliennes reste aux mains des entités.

Toutefois, les citoyens de Republika Srpska ne parviennent pas à se sentir pleinement intégrés à la société civile bosnienne. Pour eux, celle-ci n’existe d’ailleurs pas. Selon Predrag Lozo, « la Bosnie est divisée en trois sociétés. Les institutions communes sont de nature uniquement bureaucratique, car il est de toute façon impossible d’adopter une politique commune alors que chacun possède une vision différente en matière de politique, d’économie, de culture, voire en ce qui concerne la vie quotidienne. Pour nous, le gouvernement fédéral n’est pas notre gouvernement. La plupart des Serbes ne considèrent pas la Bosnie-Herzégovine comme leur état »[14]. L’émergence d’une conscience politique en Bosnie-Herzégovine, et surtout en Republika Srpska, est rendue presque impossible par le cloisonnement établi par les Accords de Dayton entre les communautés. Si le phénomène est un peu moins prononcé chez les Musulmans et les Croates, amenés à travailler ensemble au sein de la Fédération, le principe de clé nationale est toujours en vigueur au sein des institutions bosniennes, et ne fait que creuser le fossé entre communautés puisque chacun peut invoquer l’intérêt vital de sa nation pour s’opposer ou au contraire mettre en avant une politique[15]. Chaque institution est formée selon le principe de représentation égale des trois nations[16]. Une telle architecture institutionnelle entraîne immanquablement une composition de la vie politique du pays selon des critères nationaux. En effet, la loi électorale instituée par la Communauté internationale prévoit que chaque communauté élise son président. Les premières élections d’après-guerre, en 1996, donnent vainqueurs le SDA, le SDS et le HDZ[17], dont les représentants restent les mêmes que pendant la guerre. Ainsi, dotée de compétences qui lui permettent de jouir d’une large autonomie, insatisfaite de la Bosnie-Herzégovine de Dayton, la Republika Srpska, en 1995, reste donc en marge de la Bosnie-Herzégovine.

            Peut-elle, à l’issue de la guerre, se tourner vers la Serbie ? Après les Accords de Dayton, la politique de Milosevic à l’égard des Serbes de Bosnie-Herzégovine s’avère particulièrement prudente. Sorti des guerres de dissolution comme le seul grand vainqueur, devenu aux yeux de la Communauté internationale le meilleur garant de la stabilité et de la paix dans la région, il a tout intérêt à préserver son statut. Toutefois, il ne peut pas abandonner les Bosno-serbes à leur sort, lui qui s’est érigé comme le champion de la question nationale serbe. Il va donc œuvrer à la fois comme un soutien à la communauté serbe de Bosnie et à la fois comme un soutien de la Communauté internationale pour la mise en application des Accords de Dayton, ce qui lui permet dans les deux cas de pouvoir interférer dans la vie politique bosnienne.

Le meilleur exemple de la mainmise de Belgrade sur la communauté serbe en Bosnie-Herzégovine reste celui de la gestion de la crise qui oppose les deux franges du SDS entre les intransigeants de Pale qui poursuivaient la ligne de Karadzic, démis de ses fonctions de Président de la RS en 1996 avec l’aide d’un Milosevic pressé par la Communauté internationale, et les très relativement modérés menés par Biljana Plavlic, successeuse de Karadzic à la Présidence[18]. Alors qu’entre 1995 et 1996, Karadzic avait tout fait pour imposer sa vision restrictive des Accords de Dayton et freiner le processus de paix, Plavlic, consciente de la nécessité pour la RS de sortir de son isolement décide de coopérer. En 1997, Plavlic est exclue du SDS et fonde son propre parti, l’Union du Peuple Serbe (SNS)[19]. Milosevic, qui s’était d’abord rapproché des leaders de Pale, va être sollicité par la Communauté internationale afin de ramener l’ordre parmi les Bosno-serbes, qui déstabilisaient l’ensemble des institutions bosniennes, et de consolider la position de Plavlic[20]. Au début réticent, Milosevic, sous la pression occidentale, finit par accepter et négocie le 24 septembre 1997 avec les protagonistes un accord qui prévoit la tenue de nouvelles élections législatives et présidentielles en novembre et le partage des réseaux radio-télévisées entre Banja Luka et Pale, afin d’introduire le pluralisme politique en RS[21]. Aux élections de novembre, le SNS s’impose. Milosevic consolide encore une fois, aux yeux de la Communauté internationale, sa position de garant de la paix. Pourtant, il y a un revers dans cette politique. En voyant Milosevic intervenir sans cesse, sous demande de la Communauté internationale qui plus est, dans ses propres affaires, la RS peine à se détacher de la Serbie et à se lancer dans un processus de rapprochement avec la Fédération afin de permettre aux institutions fédérales de fonctionner.

§ La RFY : une Serboslavie

            La situation de Slobodan Milosevic et de sa République Fédérale de Yougoslavie taillée sur mesure est assez paradoxale en 1995. Des deux guerres entreprises pour la défense du peuple serbe en Croatie et en Bosnie-Herzégovine, encouragées, financées et soutenues quoi qu’il en dise par la Serbie de Slobodan Milosevic, aucune n’a permis de mener à bien son objectif premier, c’est-à-dire le rattachement de la RSK et de la RS à la RFY. Nous avons déjà analysé son revirement dans la guerre de Bosnie-Herzégovine et l’abandon de Karadzic. En ce qui concerne les Serbes de Krajina, ils n’ont guère plus bénéficié de son soutien. Dès le 3 janvier 1992, jour où le quinzième cessez-le-feu depuis mars 1991 entre en vigueur, Milosevic s’était prononcé en faveur du plan Vance. Selon ce plan, signé le 2 janvier à Sarajevo par le ministre de la Défense croate et le commandant du cinquième corps d’armée de la JNA, le cessez-le-feu s’accompagnait de l’envoi de l’UNPROFOR dans les zones disputées par les Serbes, c’est-à-dire en Krajina, en Slavonie occidentale et en Slavonie orientale[22]. L’accord donné par Milosevic pour la signature du Plan ne signifiait pas qu’il renonçait à voir les territoires tenus par les Serbes intégrés à terme la RFY, mais plutôt qu’il espérait voir la ligne de front se figer en Croatie afin de pouvoir redéployer la JNA en Bosnie-Herzégovine. Le Plan Vance lui permettait de sécuriser les acquis serbes en Croatie tout en déjouant la théorie de ses détracteurs, qui l’accusait de vouloir réaliser une Grande Serbie. Pourtant, Milan Babic, Président de la RSK, conçoit la signature du Plan Vance comme l’abandon par Milosevic des Serbes de Krajina. Il est donc écarté au profit de Goran Hadzic, qui prend la tête de la Slavonie orientale et ratifie le Plan une fois élu Président de la RSK par l’Assemblée[23]. En réussissant à se présenter comme favorable à un règlement pacifique de la question serbe en Croatie, Milosevic cherche à se dédouaner de la politique menée en Bosnie-Herzégovine, dont un des objectifs militaires reste l’obtention d’un corridor reliant la RFY à la Krajina.

Cette habile manœuvre politique culmine lorsque Milosevic choisit de sacrifier la Krajina croate en échange de la reconnaissance du partage de la BiH selon des lignes ethniques. Comme il le reconnaît à la fin de l’année 1993 face à un émissaire de Tudjman, « avec la République serbe de Bosnie-Herzégovine, 90% de la question nationale serbe est réglée »[24]. Pour trouver un accord acceptable pour les Serbes en Bosnie-Herzégovine, il lui fallait se détacher des Serbes de Krajina. En instaurant un blocus économique sur la RSK en 1994, qui va forcer les Serbes de Croatie à signer un accord de normalisation des relations économiques avec Zagreb, Milosevic ouvre la voie à un règlement négocié de la question serbe en Croatie, et donc une progressive reprise en main par Tudjman des territoires de la RSK[25]. Le plan Z-4, proposé par la communauté internationale, reposait sur l’octroi aux Serbes de la RSK d’une autonomie conséquente en échange de la réintégration des territoires dans le giron croate. Milosevic, tout en faisait mine de soutenir le plan, refuse de céder sur un point, qu’il partage avec Tudjman : les Serbes de Croatie ne pourront vivre sous l’autorité de Zagreb. Milosevic et Tudjman ont donc élaboré, entre eux, un plan qui prévoit la réinstallation des Serbes de Croatie en Republika Sprska[26]. Pourtant, le gouvernement de la RSK refuse à la fois de se soumettre à Zagreb, et d’abandonner ses terres. Pour Milosevic, la seule issue à l’embarrassante question nationale serbe en Croatie est d’autoriser l’intervention armée. Le déclenchement de l’Opération Oluja le 1er mai 1995 permet la reconquête par l’armée croate de la Slavonie occidentale. En dépit d’une tentative d’alliance avec Karadzic, lui aussi désavoué par Belgrade, afin d’instaurer un « Etat unifié des Serbes de l’Ouest de la Drina », la Krajina tombe le 5 août. Les populations serbes sont alors jetées sur les routes, dans un long exode vers la Serbie. La reconquête croate est dénoncée dans la bouche de Martic et de Karadzic comme une trahison de la part de Belgrade.

Ainsi, si Milosevic avait réellement voulu réaliser une Grande Serbie, il a indubitablement échoué. S’il prétendait résoudre la question nationale serbe à nouveau soulevée par l’effondrement de la Yougoslavie, il a tout autant échoué. Il ne reste, des conflits de dissolution de la RFSY, qu’une Yougoslavie que les détracteurs de Milosevic surnomment « Serboslavie »[27]. La RFY consiste en fin de compte, du point de vue institutionnel, en une Serbie étroite alliée au Monténégro dans un système de confédération relativement souple. Du point de vue politique, elle se révèle une construction artificielle réalisée par Milosevic pour Milosevic. Comptant dix millions de Serbes pour 600 000 Monténégrins, elle est dominée par le poids politique écrasant de la Serbie de Milosevic, qui se fait introniser président de la Fédération en 1997. Depuis 1992, elle a toujours été dirigée par le SPS, sans connaître d’alternance. La Présidence serbe, représentée par Milosevic, a entièrement la main sur la Présidence de la Fédération, élisant Cosic puis en 1993 Lilic, fidèle parmi les fidèles de Milosevic. Ainsi, par exemple, lors des accords de Dayton, la RFY est représentée par Milosevic, et pas par Lilic. Le non-respect des résultats des élections municipales de novembre 1996 entraine d’ailleurs des mouvements de protestation à Belgrade pendant plusieurs semaines. Milosevic finit par céder et par reconnaître la victoire des candidats de l’opposition en février 1997, mais le front d’opposition, miné par les luttes internes, faiblit rapidement, offrant la preuve que sans force politique véritablement solide, le SPS demeure intouchable[28]. Officiellement, deux niveaux de pouvoir cohabitent au sein de la Fédération. Chaque république possède un président, un gouvernement, et une assemblée. Les mêmes institutions se retrouvent à l’échelle fédérale, mais restent une coquille vide, que Milosevic s’approprie définitivement en 1997, en se faisant élire Président de la Fédération[29].

            Nous avons précédemment réfuté les nombreuses théories expliquant l’échec des deux premières Yougoslavie par leur caractère artificiel. Toutefois, ce postulat devient entièrement légitime à partir du 27 avril 1992. L’alliance avec le Monténégro, acceptée par son président Bulakovic qui avait été placé au pouvoir par la Révolution antibureaucratique, ne repose en aucun cas sur un principe d’égalité des deux composantes. De plus, au Monténégro, dès 1993, un courant visant à revendiquer une nation monténégrine différente de la nation serbe fait son chemin. Elle se traduit sur le plan culturel par la création d’une Eglise orthodoxe autocéphale en 1993 et par la publication d’un Who’s who qui qualifie certains éminents écrivains serbes du XIXème siècle comme yougoslaves et non serbes par la Duklanjska akademika, dont le nom fait référence à la principauté monténégrine du XIème siècle. Ce phénomène « d’attraction-répulsion » envers la Serbie menace donc dès le départ la viabilité du projet « serboslave » de Milosevic[30].

            En fin de compte, analyser la situation de l’ex-Yougoslavie en 1995 permet de réaliser que le projet national de Milosevic n’était pas plus grand-serbe qu’il n’était yougoslave. Mobiliser le peuple serbe autour de la question de son devenir dans une Yougoslavie éclatée a constitué un formidable levier politique qu’a savamment su manipuler le leader serbe afin de parvenir à maintenir au pouvoir les apparatchiks d’un régime finissant et sclérosé en leur apportant le souffle nouveau du nationalisme. Même en 1995, il parvient à demeurer la figure tutélaire du peuple serbe qu’il a pourtant précipité dans la guerre, grâce à son ingérence constante dans la vie de la Republika Srpska et son rôle de représentant de l’ensemble des Serbes dans les processus de négociations. Nicolas Mall le souligne parfaitement en déclarant que pour parler des guerres de dissolution d’ex-Yougoslavie, il ne parlera jamais de la volonté du peuple serbe, mais de la volonté du gouvernement Milosevic[31]. En faisant sien le principe de libération et d’unification qui régit toute forme de réponse à la question nationale serbe, il a sciemment manœuvré entre projet yougoslave et grand-serbe afin de pouvoir élargir une RFY artificielle à l’ensemble des territoires serbes. Dès lors que ce plan s’est avéré irréalisable et risquait de lui porter préjudice, il n’a pas hésité à sacrifier ceux dont il embrassait la cause la veille.

En Serbie même, la question nationale serbe est pourtant considérée comme irrésolue. Le discours nationaliste des Sesejl et Draskovic, est discrédité, mais l’unité du peuple serbe reste un motif de préoccupation récurrent. La question nationale serbe ne peut se résoudre dans la violence, les guerres de dissolution l’ont prouvé. Dans un ouvrage publié par l’Université de Belgrade en 1995, Jovan Ilic reformule la question nationale serbe[32]. Sa résolution est toujours conditionnée par l’union dans la mesure du possible des Serbes au sein d’un même état, mais cet état doit être démocratique, entretenir de bonnes relations avec les Etats voisins et assurer que leurs minorités vivant sur le territoire serbes puissent jouir de droits égaux aux Serbes et inversement[33]. Au lieu d’encourager la polarisation des communautés serbes en dehors de Serbie, Ilic considère que la résolution de la question nationale serbe passera également par la coopération avec les autres communautés, notamment au niveau économique et culturel[34]. Les Serbes doivent cependant disposer de structures gouvernementales et administratives propres afin de pouvoir exercer leur droit à l’autodétermination[35]. Ce constat, qui fait état de la nécessité de continuer à œuvrer pour la résolution de la question nationale serbe, suppose pour autant une solution compréhensive, ce qu’a refusé Milosevic auparavant.

            Ainsi, l’après-guerre fait état d’un gouffre entre la solution apportée à la question nationale bosno-serbe et le projet initial que Milosevic leur avait fait miroiter. Frustrés, déçus, mais résignés, les citoyens de la Republika Srpska espèrent encore en 1995, qu’ils pourront un jour accéder à une plus grande autonomie et pourquoi pas à la réintégration de leur république dans un état national serbe. De son côté, Milosevic, depuis sa « Serboslavie » savoure sa victoire, car la RS lui semble être une solution tout à fait satisfaisante aux revendications des Bosno-serbes, d’autant plus qu’il conserve une influence indéniable auprès d’eux. A Belgrade, il se retrouve à la tête d’une Fédération construite à sa mesure et selon sa volonté, majoritairement serbe. En 1992, trois solutions se présentaient à la RSFY de Milosevic [36]. En 1995, il est possible d’affirmer qu’il a irrémédiablement choisi la troisième option, celle d’une Serbie étroite, rejetant à la fois la confédération souple de peuples yougoslaves et la Yougoslavie qui tendrait à infléchir les autres peuples yougoslaves à la volonté serbe.

Ainsi, la guerre de Bosnie-Herzégovine a été menée par un camp serbe qui poursuit au départ un objectif commun, c’est-à-dire le rattachement de la RS à la RFY, puis qui se divise au fur et à mesure que les intérêts de Belgrade deviennent contraires à ceux de Pale. Du point de vue militaire, la campagne a été menée par les Bosno-serbes dans l’objectif de parvenir à conquérir les territoires à majorité serbe et ceux qui se révélaient d’importance stratégique capitale comme le corridor le long de la Drina et de les rendre nationalement homogènes afin de pouvoir effectuer son intégration au sein de la RS. Belgrade apporte au départ son soutien à cette entreprise, d’abord ouvertement grâce à la JNA, sous le prétexte de protéger la Yougoslavie, puis officieusement pas le biais des milices. Une fracture ne tarde pas à s’opérer entre réalité militaire et réalité diplomatique, lorsque Milosevic se détache de plus en plus des Bosno-serbes afin de sécuriser sa propre position mise à mal par l’isolation de la Serbie sur la scène internationale. Ainsi, au lieu d’œuvrer pour le rattachement de la RS à la RFY, il commence à encourager l’octroi d’une autonomie plus large aux Bosno-serbes à partir du Plan Vance-Owen. Il va contraindre Karadzic à accepter le processus de paix en soumettant la RS à un embargo, cherchant à prouver qu’il est, lui, Slobodan Milosevic, le seul garant du peuple serbe. Peu importe que Dayton soit vécu par les Bosno-serbes comme un renoncement et une trahison, les Accords le servent tout en offrant une solution qui reste acceptable à la Republika Srpska. En fin de compte, l’issue de la guerre de Bosnie, la capitulation de la RSK et l’acceptation de la RFY comme héritière de la Yougoslavie de Tito laisse la question nationale serbe irrésolue. Le projet yougoslave ne peut plus lui convenir, la guerre, les massacres et les luttes politiques l’ont définitivement enterré. Le projet grand-serbe, si tant est qu’il n’ait jamais constitué un véritable programme politique autre que pour des partis ultranationalistes, est irréalisable sans guerre, dans une région où les nations sont entremêlées. La réalisation d’un état national serbe, en 1995, semble compromise puisque RS et RSK ont toutes deux rejoint le giron des états croates et bosniens. Cet état national serbe finira par voir le jour en 2006, sur les ruines de la troisième Yougoslavie. Contenu à la Serbie étroite, toujours sensible aux discours nationalistes, il finit pourtant par se détourner de la question du peuple serbe hors de Serbie.

Sophie Gueudet, diplômée du Master II en 2015 et doctorante CHERPA Sciences Po Aix-Ludwig-Maximilians University de Munich 

[1] L. Silber et A. Little, The death of Yugoslavia, op. cit., p. 374

[2] Entretien avec Lozo Predrag, Jovica Rudic et Sanda Vukojevic, Université de Banja Luka, 4 février 2014

[3] L. Robin-Hunter, « Le nettoyage ethnique en Bosnie-Herzégovine : buts atteints ? », Revue Géographique de l’Est, 1 janvier 2005, vol. 45, no 1, p. 40

[4]  L. Robin-Hunter, « Le nettoyage ethnique en Bosnie-Herzégovine : buts atteints ? », Revue Géographique de l’Est., p. 37

[5] Ibid., p. 41

[6] ROZIERE, Stéphane, « La communauté internationale face au nettoyage ethnique : Dayton dans une perspective historique », dans A.-L. Sanguin, A. Cattaruzza, E. Chaveneau-Le Brun, et J.-A. Dérens, L’ex-Yougoslavie dix ans après Dayton: de nouveaux États entre déchirements communautaires et intégration européenne, Paris Budapest Kinshasa [etc.], l’Harmattan, 2005, p. 35

[7] Unfinished Business: Return of Displaced Persons and Other Human Rights Issues in Bijeljina, 2000, p. 38

[8] R. BRUKBAKER, From the unmixing to the remixing of people: UNHCR and the minority returns in Bosnia, UNHCR, coll. « New issues on refugees research », p. 5

[9] Ibid., p.6

[10] Unfinished Business, op. cit., p. 44

[11] Voir Annexe 15

[12] ROBIN-HUNTER, Laurence, « Présent et avenir de la BH : la préservation souhaitable d’un état multinational ou le choix réaliste de la partition d’un pays », dans A.-L. Sanguin, A. Cattaruzza, E. Chaveneau-Le Brun, et J.-A. Dérens, L’ex-Yougoslavie dix ans après Dayton, op. cit., p. 157

  • [13] REPUBLIKA SRPSKA, Constitution of Republika Srpska, Official Gazette, 6/92, 8/92, 15/92, 19/92, 21/92, 28/94, 8/96, 13/96, 15/96, 16/96 and 21/96.

[14] Entretien avec Lozo Predrag, Jovica Rudic et Sanda Vukojevic, Université de Banja Luka, 4 février 2014

[15] Groupe interparlementaire d’amitié France-Balkans occidentaux, La Bosnie-Herzégovine quinze ans après Dayton: combler les retards d’avenir, Sénat, 2009

[17] P. Boulanger, La Bosnie-Herzégovine, op. cit., p. 65

[18] P. Boulanger, La Bosnie-Herzégovine, op. cit, p.65

[19] Conseil de l’Europe, Résultat des élections en Bosnie-Herzégovine, accessible sur https://wcd.coe.int/ViewDoc.jsp?id=887243&Site=COE

[20] R.C. Holbrooke, To end a war, New York, Etats-Unis, Modern Library, 1999, p. 347

[21] Ibid., p. 355

[22] Vance Plan, accessible sur http://wayback.archive.orghttp://sca.lib.liv.ac.uk/collections/owen/boda/vanc1.pdf

[23] F. Hartmann, Milosevic, op. cit., p. 310

[24] Ibid., p. 316

[25] Ibid., p. 321

[26]  F. Hartmann, Milosevic, op. cit., p. 322

[27] T. Judah, The Serbs, op. cit., p. 198

[28] C. Lutard, Géopolitique de la Serbie-Monténégro, op. cit., p. 88‑89

[29] Ibid.

[30] LECOMTE, Aleksandar, « Le Monténégro : séparation ou intégration » dans A. Troude, Géopolitique de la Serbie, Paris, France, Ellipses, 2006, p. 141

[31] Entretien avec le Professeur Nicolas Mall, Sarajevo, 5 février 2015.

[32] J. Ilić, The Serbian question in the Balkans, traduit par Ivanka Grdović, Belgrade, Yougoslavie, Faculty of Geography University of Belgrade, 1995

[33] Ibid.

[34] Ibid.

[35] Ibid.

[36] Voir infra, Partie II Chapitre I, section 3, paragraphe 3

L’ETAT ISLAMIQUE ET SON AUDIENCE : un ciblage sciemment déployé à la conquête des cœurs et des esprits

19 Oct

Il est évidemment essentiel de comprendre que le contenu du message diffusé par l’EI, notamment sa cyber-littérature djihadiste,  s’inscrit dans une stratégie de communication élaborée et sophistiquée jouant un rôle primordial dans ce qui pourrait être considéré comme une vraie « guerre des idées ». Lorsqu’il est question de sophistication, il doit être entendu comme utilisant les méthodes de communication modernes, ainsi que celles de relations publiques, tout en ajoutant une segmentation précise et efficace de l’audience. Cette segmentation présente l’intérêt d’une division des individus ciblés, permettant à l’EI de pouvoir adapter les outils en fonction des destinataires choisis. Par cette hiérarchisation des « Oumma » (communauté de fidèle), l’EI est capable de cibler parfaitement les audiences qu’il souhaite atteindre, augmentant ainsi ses chances de persuasion ou d’influence. En effet, il adapte les moyens déployés en fonction du public visé, pour parvenir à faire pénétrer efficacement son message dans les cœurs et les esprits de celui ci. Conscient du potentiel illimité des Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication (NTIC) et des réseaux sociaux, il manie avec agilité et sophistication les outils de diffusion de l’information du XXIe siècle, en totale contradiction avec sa vision califale moyenâgeuse. En effet, en perpétuelle recherche de symboles provenant de l’époque du Prophète, l’EI les incorpore dans ses productions macabres, où sa singularité s’illustre par une esthétique djihadiste de l’horreur. Ainsi, les leaders du groupe et ses membres développent une propagande redoutable, fondée sur un aspect tant rationnel, qu’irrationnel. Il manipule les « faits pour démontrer, de façon rationnelle, la supériorité de son système et la réalité prétendue de son utopie imaginée [1]». Toute la communication mise en œuvre répond à des buts politico-religieux et idéologiques définis, où l’homme est à la fois l’enjeu et le moteur de l’action. C’est ainsi que l’entité se fixe l’objectif de conquérir affectivement et intellectuellement ses cibles, par une diversité de moyens déployés. L’information apparaît au cœur des techniques utilisées, étant la communication de tous les faits, les nouvelles, les explications, destinée à donner aux individus ou aux groupes auxquelles elle s’adresse, les moyens de fonder leur opinion[2].

            D’autre part, il est intéressant de relever la marque de fabrique du groupe, illustrée par la binarité de son message, qui oscille entre action et guerre psychologique. En effet, l’action psychologique, vise ainsi à fortifier l’adhésion volontaire aux idéaux et objectifs généraux de la communauté, ainsi que de maintenir une compréhension et une collaboration avec les alliés, l’action psychologique revêt alors souvent les techniques de la propagande. Tout cet effort est mis en œuvre afin d’éclairer l’opinion, d’orienter les sentiments, l’attitude et les comportements des adhérents afin de réaliser les objectifs stratégiques ou tactiques attendus par l’EI. Le combat de l’EI s’illustre également par la notion de guerre psychologique, destinée à influencer l’opinion, les sentiments, l’attitude et les comportements des adversaires de manière à les modifier dans un sens favorable à la réalisation des objectifs de la guerre.

            Ainsi, la notion de djihad virtuel (djihad sur les réseaux, internet ou en ligne) prend alors tout son sens dans cette conquête des cœurs et des esprits et apparaît comme un formidable outil permettant de viser les populations les plus éloignées ou la diaspora musulmane. Les djihadistes permettant ces actions peuvent être considérés comme des « digital natives » [3] maîtrisant parfaitement les codes culturels des jeunes générations, où le numérique est un élément central de ce siècle. En effet, le numérique a offert à ce groupe une perspective nouvelle et des ressources inépuisables pour la prolifération de leur influence en ligne.

            Section 1: l’Oumma locale et l’Oumma proche.

 

  1. Entre valorisation d’une nouvelle « colonie de peuplement » et vision autoritaire du gouvernement.

            L’objectif ultime de ce proto-État étant de bénéficier de la légitimité de tout État, se doit d’obtenir le soutien de sa population, de confession musulmane sunnite, à cheval entre la Syrie et l’Irak. La volonté de crédibilité est recherchée par tous moyens afin d’ancrer dans les esprits que leur vision califale et le projet politico-religieux qui l’accompagne est le remède à tous les maux des populations locales. Cependant, comme tout État à tendance totalitaire, l’EI doit affirmer son autorité, ce qu’il réussi particulièrement bien en faisait régner l’ordre par la crainte, la peur et la terreur au regard du sort réservé aux transfuges, aux prisonniers, aux homosexuels, aux femmes ou aux minorités religieuses. Dès lors, l’EI vacille entre la valorisation de son image comme entité politique, sociale et religieuse capable de recevoir le soutien de sa population, tout en restant intransigeant voire extrémiste quand à la rétribution de la Justice en son sein.

            Le groupe a mis en place un véritable système de presse locale diffusant un flash info du jour des événements de l’État Islamique[4]. Il existe une importante stratégie d’endoctrinement des populations car s’inscrivant dans une stratégie durable et ayant des objectifs à long terme, il est primordial pour l’entité d’obtenir l’adhésion et le soutien des populations locales notamment par des allégeances souvent forcées. L’argumentaire déployé s’articule notamment autour des thèmes de la sécurité, de la pratique d’un islam pur et véridique du temps du Prophète, de la fin de la corruption des États arabes, du retour de la stabilité des prix. En d’autres termes, tout est mis en place pour accorder une vision positive de l’ « arrière front » de l’EI, de cette nouvelle colonie de peuplement. L’obsession de l’image et la volonté de rassurer les djihadistes désireux de rejoindre les rangs et de s’y installer durablement est flagrante. Pour se faire, furent crées par Al Hayat Media Center, une série de huit mujatweets[5] de mai 2014 à juin 2014. Ces mujatweets, terme provenant du néologisme mettant en corrélation les termes mujaheed et « tweet », sont des séquences vidéos très brèves de quelques minutes, vantant les vertus de la vie au sein de EI, diffusées sur Youtube notamment. Le premier épisode par exemple, met en scène une recrue européenne chantant une chanson en allemand louant l’EI. Le second clip vidéo met en scène des enfants partageant un bon moment avec les combattants et militants, quant au troisième, il met en évidence un chef syrien dans sa vie quotidienne et explique comment la vie se déroule depuis que l’Organisation contrôle la région. Le quatrième réalisé en juin 2014, est d’un modèle un peu différent. La vidéo accompagne un membre allemand de l’EI visitant un hôpital et qui s’adresse aux destinataires en ces mots « Come to the land of honor and search for shabada (martyrdom) », la vidéo est sous-titrée en Anglais pour permettre au plus grand nombre de comprendre le dialogue. De plus, l’esprit de nation combattante est amplement cultivé dans la communication du groupe pour ce type de population.

            Cependant, contraint d’imposer son autorité et son intransigeance salafiste, le groupe pratique l’exemplarité de la peine avec ardeur et le fait savoir au monde entier. Cette exemplarité de la peine est particulièrement visible lorsqu’il s’agit de punir les homosexuels. Par exemple, le 13 août 2015[6], la province de Homs de l’État Islamique a diffusé une vidéo sur Internet montrant l’exécution de deux hommes de Palmyre, en Syrie, reconnus coupables de s’être livrés à des actes homosexuels. Les hommes ont été projetés du haut d’un immeuble, puis lapidés. Au début de la vidéo, d’une durée d’un peu plus de six minutes, un homme masqué de l’EI lit à voix haute la sentence des homosexuels devant un rassemblement d’hommes et d’enfants. De plus, le magazine Dabiq est également un outil utilisé pour mettre en évidence la punition collective comme étant l’une des sentences les plus appropriées pour dissuader les opposants, les milices du réveil ou toutes personnes dissidentes. Toute une série de photographies des massacres et d’exécutions sont disponibles pour prévenir toute rébellion contre le groupe et persuader de sa suprématie finale sur toute forme de résistance. Ainsi, opérant une dichotomie et une segmentation de son message l’EI a su instaurer une politique de la terreur assurant son autorité, tout en valorisant son image d’État alternatif à un système antérieur corrompu. Il a obtenu une certaine légitimité au sein de sa population lui permettant par la suite d’étendre son califat au delà de ses frontières initiales.

  1. Le système d’allégeance à l’EI: une vision expansionniste du Califat.

            Ayant à l’esprit les débats existants au sein des penseurs djihadistes autour du concept de bay’a, il ne sera en aucun cas question de choisir l’une ou l’autre des thèses, mais de comprendre la notion générale[7]. En effet, certains penseurs considèrent que l’EI n’est pas un État sous la forme d’un califat mais plutôt un champ de bataille pour le djihad qui ne nécessite qu’une allégeance restreinte et non totale comme certains le revendique. Pour exemple, c’est une allégeance restreinte qui est faite au leader d’Al Qaïda Al- Zarwahiri, ne concernant que les questions du djihad. En revanche, pour l’EI c’est une l’allégeance non restreinte donnée au pouvoir politique du mouvement, où la communauté toute entière doit obéissance au calife et ce, pour toutes questions, et non celles seulement cantonnées au djihad.

            De ce fait, dans la doctrine salafiste, dès lors que le Califat fut proclamé, il enjoint une obligation religieuse pour tous les salafistes de prêter allégeance, de répondre à l’appel du calife comme il fut mentionné précédemment. Cette allégeance est le système de base de la gouvernance islamique. D’autre part, cette allégeance érige un triptyque et un lien entre le domaine politique, religieux et militaire qui est un trait de caractère du califat. L’EI s’est focalisé sur cette allégeance en présentant un véritable outil marketing autour de l’investiture de ces « Bay’a »[8] et de l’obéissance au calife Ibrahim. Ces allégeances, aussi bien énoncées en ligne que matériellement exprimées, ont pour objectif d’établir un leadership tant territorial, que politique, qu’idéologique et virtuel. Elles permettent également de reconstituer les structures traditionnelles d’autorité et le leadership dans les régions locales sous le contrôle de l’Organisation, explique Philipp Holtmann. L’auteur décrit les différentes allégeances et le but de chacune d’elles, ce qui explique le nombre si important et la prolifération du phénomène. Il nomme pour commencer ce qui pourrait être traduit comme la plus petite allégeance « smaller bay’at » qui sont des allégeances faites par la communauté entière qui reconnaît obéissance à son chef, elle a donc une portée générale. Ensuite il nomme la seconde sous la dénomination « greater bay’ah » pour considérer celle de l’élection du calife Al-Baghdadi. L’auteur laisse ressortir la pratique judicieuse de l’EI pour contourner les restrictions théologiques concernant une allégeance forcée. En effet, les juristes islamiques expliquent qu’une investiture forcée ou par l’utilisation de la force armée est illégale. Le calife ne doit en aucun cas forcer la communauté à se soumettre à son autorité, ce qui est pourtant le cas en Irak et en Syrie. C’est pourquoi l’Organisation insiste sur le côté marketing de la cérémonie prônant le caractère volontaire de ces décisions.

            Ensuite l’EI met également en place deux autres types d’allégeance l’une pour forger des alliances locales et l’autre pour établir des alliances d’envergure internationale. Dès lors, la première poursuit un objectif d’expansion territoriale et d’endoctrinement, tandis que la seconde consiste à adopter un terrorisme de dissuasion et de représailles stratégiques. Au niveau local, il s’agit de forger des alliances avec les tribus et les communautés sous le contrôle de l’EI. En revanche, la vision internationale de ces cérémonies lui permet, comme pour Al Qaïda, d’élaborer une hiérarchie, un commandement stratégique et de créer des obligations pour les groupes affiliés. Contrairement à la pratique de l’ancienne organisation confirmant par ses relais médiatiques les allégeances portées à son égard, l’EI n’opère pas de la même manière, considérant ce processus trop long et inefficace. En effet, toute la stratégie de l’EI étant fondée sur le dynamisme, la réactivité et la rapidité, il utilise les allégeances populaires afin de forger rapidement de nouvelles alliances internationales par la mise en place d’un leadership « longue portée » par le biais d’Internet. Ses destinataires ne sont pas seulement des groupes terroristes de grande envergure mais également des individus, des petites communautés ainsi que des réseaux dispersés. Là encore, on observe réellement le caractère universaliste et généraliste du mouvement. Le facteur primordial, selon l’EI, ne semble pas être forcement la reconnaissance officielle de l’affiliation mais plutôt les convictions idéologiques des groupes qui souhaitent rallier le mouvement en honorant leur allégeance comme un contrat transcendantal islamique, explique Philipp Holtmann. Ainsi la vision de l’EI peut se résumer par ces dires « if you cannot perform hijrah for whatever extraordinaire reason, then try in your location to organize baya’at to the Khalifah Ibrahim. Publicize them as much as possible. Gather people in the masajid, Islamic centers, and Islamic organizations, for exemple, and make public announcements of bay’ah. Try to record these bay’ah. Try to record these bay’at and then distribue them through all forms of media including Internet». Enfin, un autre type de serment est mis en évidence pour son attrait fonctionnel afin de motiver les combattants à remplir des buts tactiques spécifiques. Ceux ci sont intitulés « Fighting-pledges » (Bay’at qital) ou « death-pledges », provenant des combattants avant une bataille par exemple. Tout ce processus permet à l’EI de faire rentrer ses combattants dans une sorte de transe face au combat, de les radicaliser. Cette pratique se retrouve également chez les enfants pour les endoctriner.

            Enfin, le serment en ligne fait également partie de la structure de pouvoir de l’EI. En effet, il permet de solidifier et de connecter le monde réel au monde virtuel. Ainsi, de nombreux sympathisants ont pu par l’intermédiaire des médias sociaux prêter allégeance au Calife. Ce serment en ligne est supposé stimuler les adhésions en augmentant le sentiment de fraternité, de communauté, d’obéissance allant même jusqu’à faire émerger de futurs supporters actifs sur le net voire des acteurs à part entière du mouvement. D’autre part, l’auteur explique que l’EI espère que ce sentiment d’obligation va exercer une pression physiologique suffisante sur ces individus pour les pousser à agir seul. Tout ce « online Bay’at » fut expérimenté depuis 2006 par l’État Islamique en Irak, notamment en 2010 où une campagne fut menée sur les forums djihadistes qui appellent les membres à confirmer l’élection du leader du mouvement de l’époque à savoir Abou Omar Al-Bagdhadi. L’EI utilise ce système présent dans l’Islam afin de créer un lien virtuel de légitimité ainsi qu’un « leadership longue portée » autour de « sa marque », une sorte de concept marketing. Ainsi, entrelaçant des acteurs réels, des événements, des campagnes en ligne et des discussions sur les médias sociaux, le concept devient connecté à l’autorité idéologique de l’EI, allant jusqu’à considérer le jihad jusqu’à la mort. Dès lors, ce procédé s’inscrit dans le paradigme du leadership virtuel, qui n’est à proprement parlé pas un véritable leadership mais néanmoins psychologiquement très efficace.

            Certains exemples peuvent être soulignés matérialisant concrètement la portée de ces allégeances et la stratégie expansionniste du groupe. Il faut cependant garder à l’esprit la volatilité de certaines d’entre-elles, pouvant se modifier au cours du temps. Cependant, plusieurs wilayats furent durablement fondées notamment en Arabie Saoudite, au Yemen, en Egypte, en Libye ou encore en Algérie, Dabiq #5. En effet, l’EI avait déclaré sa volonté, très clairement reprise dans un article du New York Times, en ces termes « the group is expanding beyond its base in Syria and Iraq to establish militant affiliates in Afghanistan, Algeria, Egypt and Libya… raising the prospect of a new global war on terror » (New York Times 14 février 2015). D’autre part, dans un enregistrement audio, le calife Al-Baghdadi avait annoncé, en novembre 2014, avoir accepté plusieurs allégeances de groupes djihadistes, notamment en Algérie « Jund Al-Khilafah », en Libye « Majlis Shura Shabab Al-Islam » et dans le Sinaï, en Egypte « Ansar Beït Al-Maqdis », et quelques autres au Yémen et en Arabie Saoudite[9]. Le point commun de ces organisations s’illustre par le fait qu’elles opèrent dans des territoires qui échappent au contrôle de l’État, où dans des espaces où le pouvoir politique est inexistant tel qu’en Libye ou au Yémen (ISW Décembre 2014). Autre caractéristique commune pour l’essentiel d’entre-elles, le canal médiatique est largement utilisé pour les diffuser. Le direct et Internet permettent une accessibilité en temps réel et une diffusion massive de celles ci. Ces allégeances ont une sorte de « rythme », de rituel afin d’exprimer leur soumission au Calife et se présentent sous le même format, mais peuvent diverger quant à leur contenu ou leur portée[10]. Par exemple, l’allégeance faite au calife Ibrahim par le leader de Boko Haram, Abubakar Shekau, le 7 mars 2015, n’impliquait pas à son commencement une collaboration logistique ou opérationnelle. D’autre part, selon le reporter David Thomson[11], cette allégeance sert également les intérêts de Boko Haram qui ne se résigne plus qu’à une simple assise nigériane. Il est notable que le groupe sort de ses frontières pour drainer des combattants venus de l’extérieur, notamment dans les États frontaliers du Nigéria. Par une sophistication de ses vidéos et des supports utilisés, Boko Haram bénéficie désormais du coup de publicité et des compétences techniques nécessaires afin de séduire de nouvelles recrues. En revanche, elle peut être considérée comme une coopération idéologique qui renvoie, selon le journaliste d’RFI, à un message fort sur les intentions futures de ce groupe, pouvant par la suite se concrétiser par une collaboration plus étroite entre les deux groupes ce qui fut réalisé en avril 2015. En effet, à cette date Boko Haram devient l’EI en Afrique de l’Ouest sous l’anacronyme anglais ISWAP. Un autre exemple peut être cité, celui de la Libye. D. Thomson explique, que l’EI a envoyé des combattants notamment médiatiques provenant de Syrie, pour « prendre souche » dans le territoire, on assiste à une véritable externalisation de l’EI et de ses compétences. En date du 9 mai 2015, une nouvelle allégeance est portée à EI par la brigade algérienne Skikda par un message audio reprenant un discours du calife relayé par la radio Al-Bayan.

            Ensuite, Dabiq #5 informe les intéressées sur les conditions à remplir afin d’obtenir la validation de l’allégeance. Une fois l’allégeance acceptée, le groupe affilié doit désigner un wali ou un gouverneur, un conseil de la Shura, selon les explications là encore fournies par le magazine. Les leaders doivent ensuite prouver leur volonté d’appliquer la Charia selon la ligne directrice de l’EI dans chacune de leur région. Ce n’est qu’à partir de cet instant que l’aspect militaire et la stratégie qui en découle pourra être élaborée au sein de la nouvelle Wilayat. Le groupe ne se limite plus à la sphère régionale. Grâce à l’avènement et l’emploi des nouvelles technologies de communication et d’information (NTIC), des réseaux et d’Internet, l’EI dispose d’une portée internationale pour cibler ses nouvelles recrues.

Section 2: L’Oumma lointaine

 

            Ce type particulier de communauté, dénommée « l’Oumma lointaine » regroupe la diaspora musulmane ainsi que les potentielles recrues. C’est une cible essentiellement non arabophone, ce qui explique les sous titrages et l’adaptation culturelle afin de séduire et de persuader ce segment d’audience. De plus, les combattants étrangers sont particulièrement visés au sein de cette catégorie[12] auxquels un message stratégique leur est envoyé. En effet, dans un premier temps il leur est demandé de réaliser la Hijra (Dabiq, Messages et vidéos de martyrs, vidéos de combattants étrangers) en laissant sous entendre une obligation sous-jacente. Ensuite, ils sont appelés à déclarer Bay’a, et enfin, pour ceux dans l’impossibilité de se rendre sur place, de conduire des attaques de « loups solitaires », (Dabiq Issue 5, « Direct result of the Shaykh’s call to action » et le discours du porte parole Adnani du 21/09/2014). Enfin, il faut également noter l’existence de certaines cibles privilégiées retenant l’attention particulière du groupe telles que le Canada, la France, l’Allemagne, l’Indonésie, le Kazakhstan, la Moldavie, la Russie et la Grande Bretagne.

  1. De la Hijra au terrorisme individuel.

            Les caractéristiques principales de toute la cyber production djihadiste salafiste à destination des futures recrues d’Occident reposent sur les notions de quête de cause et du besoin d’appartenance. Ces deux thèmes sont constamment repris dans le contenu qui leur est destiné afin de répondre à leurs besoins, ce qui explique le succès de l’entité. Le salafisme y est présenté comme une solution et la religion, les croyances ainsi que la spiritualité sont mis en avant. De plus, le besoin d’autorité, de règles et l’abdication de la liberté sont également des thèmes attrayants pour influencer et convaincre les individus ciblés. Dans cette étape de la communication, nous sommes au cœur de l’endoctrinement, définit comme l’exploitation d’une radicalisation au profit du but recherché, faire la Hijra, combattre sous l’étendard noir ou passer à l’acte sous l’angle du terrorisme individuel. La méritocratie, doctrine suivie par le groupe, offre également à ces jeunes, l’espoir que tout est possible, ce qui n’était pas souvent le cas dans l’Organisation Al Qaïda. L’exemple le plus notable semble être celui du commandant en chef de l’État Islamique sur le théâtre syrien Omar al-Shishani, un géorgien d’origine tchétchène qui a servi dans l’armée géorgienne lors de l’affrontement avec la Russie en 2008 et s’est rendu en Syrie en 2011. Il fut observé antérieurement la mise en place d’une stratégie par les leaders du mouvement afin de séduire, convaincre et persuader les potentiels adhérents au mouvement, tout en utilisant des vecteurs adaptés à ces jeunes. En effet, l’EI est un prédateur redoutable pour ces jeunes candidats car ses membres manient avec prouesse les codes contemporains et occidentaux susceptibles de toucher ces jeunes individus (18- 30 ans). Les membres de la branche médiatique de l’Organisation mettent en œuvre des moyens considérables d’adaptation culturelle afin de toucher par le meilleur vecteur les ciblées choisies. Ils se sont institués comme des « gardiens et intermédiaires de l’information », intériorisant le rôle de disséminateurs[13] et de rabatteurs. Ils ont pour objectif précis d’instiller les messages et les contenus émanant de EI auprès des potentielles recrues (Shamis Witness, Ibrahim alias crush nos ennemis / Ichigo turn), ils ne proviennent pas forcement d’Irak ou de Syrie mais souvent originaires d’Europe où ils s’autoproclament porte parole de EI. Ils permettent d’accorder l’accès à une information inaccessible aux utilisateurs de base et agissent comme des intermédiaires. Ainsi, ils diffusent une propagande non-arabe et facilitent l’accès au contenu arabophone. Le but étant d’attirer leur attention, d’embellir l’image et la puissance du groupe afin d’encourager leur soutien à EI. La prise de conscience du public occidental, de ses codes et de ses faiblesses, permet aujourd’hui à l’EI d’atteindre un panel d’individus bien plus étendu et diversifié, que ce qu’avait pu réaliser AQ avant lui. De plus, grâce à l’essor des NTIC et des réseaux, l’EI dispose d’une portée planétaire dans la diffusion ciblée de son message et peut aisément ajuster celui ci en fonction des individus ciblés derrière leurs interfaces. Ainsi plusieurs combattants ont, depuis plus d’un an, documenté sur leurs réseaux leur djihad afin de le rendre accessible à tous, comme par exemple, le compte Twitter d’Abu Ayub maldifi qui avait posté « par la grâce d’Allah, nous profitons de sites et de paysages magnifiques et tout ceci est gratuit. Il vous suffit d’être moudjahidin ». En effet, le chercheur El Difraoui expliquait qu’il a « toujours un aspect très boy-scout dans la communication des islamistes. A ces jeunes qui se morfondent en banlieue, on montre des images de combattants en pleine nature. C’est une façon de présenter le djihad comme une aventure romantique »[14]. Une autre vidéo populaire et diffusée sur Twitter et Facebook, intitulée « Khairah Ummah », avait pour objectif de montrer aux potentielles recrues, la création de la meilleure Oumma produite par l’humanité. Elle est réalisée en plusieurs versions pour atteindre un public occidental avec des sous-titrages multilingues, anglais, français, russe et turque. Le but de la majeure partie des productions citées étant de construire une image d’un « djihad normal » en accentuant les actes de la vie quotidienne des combattants, s’efforçant de minimiser les contraintes du djihad en publiant des photos de leur petit déjeuner, des moments de camaraderie, des repas pris en commun, ou encore par l’intermédiaire de la vidéo qui prône les vertus d’une vie rythmée par le djihad« There is no life without jihad »[15]produite par Al Hayat Media Center le 19 juin 2014. Ainsi, plusieurs combattants interviennent toujours au cours de ce type de vidéos en témoignant de leur expérience sur place et en lançant un appel à les rejoindre afin de mener une vie digne. Ces « brothers », selon l’appellation du groupe, apparaissent comme des idoles et des exemples à suivre pour ces jeunes. Abu Yahyaash Shami ou Yilmaz, ancien soldat allemand, qui entraîne les combattants dans différentes factions en Syrie, a documenté son expérience syrienne en postant des photos sur Instragram sous le pseudo « Chechclear » en référence à une vidéo violente de l’insurrection tchétchène décapitant un soldat russe dans les années 1990. De plus, la revue Dar al-islam illustre véritablement cette volonté de pousser ces musulmans à rejoindre le califat. Elle fait état de « l’immense bienfait qu’est celui de vivre sous la foi d’Allah au milieu des croyants. Et pour rappeler à ceux qui n’ont pas accompli l’obligation d’émigrer de la terre de mécréance et de guerre vers celle de l’Islam qu’ils sont en immense danger dans ce monde et dans l’autre ». Cette vision utopiste de la vie sous le Califat offre une alternative plausible aux individus déçus par une laïcité et une démocratie ne prenant pas en compte leur religiosité. Ils réconfortent ceux qui ne se retrouvent pas dans les systèmes occidentaux leur ouvrant la porte vers un nouveau monde empreint de Foi et de « liberté ». Une autre vidéo en date du 7 juin 2015 d’une durée de 13 minutes, réalisée par la branche médiatique de la province de Raqqa, est une interview d’un combattant français connu sous le nom Abou Salman Al-Faransi. Il y explique sa conversion à l’Islam et comment il a rejoint EI en Syrie. Mais à travers cette vidéo il appelle les français musulmans à rejoindre l’EI pour y pratiquer le djihad. De plus, il menace également les pays de la coalition étrangère et précise que les combattants sont prêts à frapper n’importe où et n’importe quand. La vidéo est réalisée en français et sous titrée en arabe ce qui montre bien la portée et l’audience visée de ce type de vidéo. Elle est distribuée par les branches médiatiques de l’EI ainsi que par ses partisans sur Twitter et se trouve hébergée sur des sites de partages de vidéos tel que Youtube, archive.org ou encore senvid.com. Les réalisateurs filment le protagoniste dans plusieurs endroits de la ville et durant sa vie quotidienne montrant ses activités routinières. La vidéo est accompagnée par un nasheed français de recrutement intitulé « Extend your hand to pledge allegiance ». Une vidéo de juillet 2014 « the chosen few of different lands » produite par Al Hayat Media Center, met en scène à son tour un canadien nommé André Poulin, connu sous le nom d’Abu Muslim. Il était une pièce maîtresse de la propagande extrémiste. Il appelait dans sa vidéo de nouveaux djihadistes: docteurs, ingénieurs, professionnels, volontaires et bailleur de fonds, tout en donnant un compte rendu sur sa vie quotidienne. Au regard de ces techniques d’approche culturelle, le chercheur El Difraoui expliquait que « ce discours personnalisé donne un visage plus humain du djihad, une forme de normalité que l’on ne voyait pas dans les vidéos d’Al Qaïda ». Ces exemples motivent les jeunes recherchant un modèle à suivre, une inspiration les poussant à agir par la suite. La familiarité du message permet d’approcher au plus près ces jeunes sans les effrayer puisqu’ils sont persuadés de déjà connaître la vie qui les attend sur place. Par une communication prolixe autour de ce quotidien, les jeunes sont persuadés de laisser derrière eux une vie de mécréant au profit d’une vie simple et heureuse. Le groupe a fait preuve d’imagination allant jusqu’à publier un « guide touristique de l’État Islamique [16]» intitulé « Vacances au Sham, le guide touristique » ou encore « a brief guide to Islamic state » par le djihadiste britannique Abou Rumaysah. Cependant, même si la volonté première de l’EI était d’obtenir l’adhésion du plus grand nombre, ce n’est que pour parvenir par la suite au but ultime; la « guerre dans le sentier de Dieu » par le djihad.

            En conséquence, l’incitation à prendre les armes est sans cesse rappelée et martelée dans l’esprit de ces jeunes. Des faits « d’armes » ou « des actes terroristes » leur sont relatés afin qu’ils puissent s’en inspirer ou copier de tels agissements (copycat) à l’image des attentats commis par Medhi Nemmouche ou Mohammed Merah. D’autres occidentaux sont également pris pour modèles, mais cette fois pour la valorisation du statut des occidentaux au sein de l’entité, à savoir « Jihadi John » ou encore Maxime Hauchard. En revanche, l’EI inspiré par les écrits d’Al Suri influence et recommande à ses membres d’agir seul, selon leur propres moyens, s’ils sont dans l’impossibilité de rejoindre les terres d’Islam. C’est ainsi qu’apparaît la notion très médiatique et controversée de « loups solitaires ». Dans le présent développement, le terme de terrorisme individuel ou celui du djihad individuel seront préférés, en tant que nouveau processus poussant à une individualisation du terrorisme. Le terme « loup solitaire » des années quatre vingt dix de Tom Metzger et Alexis Curtis désignait le mouvement des « white supremacists » agissant par une violence politique. Il était précisé une différence entre une « cellule dormante » et les « loups solitaires ». Ces derniers sont des individus agissant de leur propre chef sans aucun ordre ou connexion avec une organisation ou groupe d’individus. Alain Rodier[17] explique que cette notion englobe plutôt quatre catégories d’individus qui peuvent répondre à ce concept assez fou. Cependant, afin de respecter au mieux les dires des membres de l’EI et leur vision il sera préférable d’éviter de garder à l’esprit cette notion trop médiatique de loup solitaire. En s’intéressant à la publication de la revue Dar al-islam #2, il est essentiel de relever que les auteurs dénigrent ces « loups solitaires », mais qui n’est autre qu’une critique déguisée à l’encontre de l’organisation rivale AQ[18] et de sa stratégie.  La revue exprime cette critique en énonçant que « son acte (référence au martyr Abou Basir Abdallah Al ifriqi) en totale conformité avec le Qour’ân et la Sounnah, met fin aux théories humaines innovées du loup solitaire promues par certains groupes égarés. La base du djihad est qu’il est mené en groupe sous les ordres du Calife comme il l’était  à l’époque du Prophète Allah ». Selon les salafistes djihadistes de l’EI aucune innovation n’est permise car elle sous entend qu’elle n’a pas été donnée par Allah. Cette affirmation permet de comprendre le mécanisme de l’EI dans sa vision du djihad global et sa volonté de relayer AQ au rang d’Organisation non-islamique. Ainsi, le concept de « résistance sans leader » (Louis Beam) reprise pour le terrorisme islamiste en un « jihad sans leader » (Sageman), permet de comprendre l’évolution actuelle du terrorisme passant du groupuscule au « terrorisme individuel ». Cette vision du terrorisme fut également prônée par Abou Moussab Al-Suri. Pour reprendre la typologie établie par Marc Sageman, Al Suri appartient à la première génération de djihadistes, il a enseigné l’art du djihad à la deuxième génération et a théorisé le processus de décentralisation ayant donné naissance à la troisième génération. Il considérait  les individus tels que des éléments privilégiés car ils sont imprévisibles et difficilement détectables, notamment lorsqu’ils agissent selon la Taqiyya ou l’art de la dissimulation.  Le chercheur Marc Hecker (IFRI) reprenait les idées principales de ce dernier, en expliquant qu’il était conscient que face à un adversaire matériellement supérieur, la concentration des moyens peut s’avérer fatale. Sa théorie sonne donc comme un appel à la dispersion, à la décentralisation maximale, processus largement utilisé dans tous les domaines par l’EI. Des « camps d’entraînement mobiles » doivent être créés et le djihad mondial, réunissant potentiellement toute l’oumma, doit s’organiser autour de petites cellules, limitées parfois à une seule personne, indépendantes les unes des autres et susceptibles de s’auto-générer. Al- Suri résume sa théorie en un slogan: « nizam la tanzim », c’est à-dire « un système, pas une organisation». Il précisait également qu’« il n’y a pas de liens organisationnels entre les membres des unités de la résistance islamique globale.  Les seuls liens sont  [… ] un système d’ action , un nom et un  but communs ». En effet, Gilles Kepel[19] explique que selon lui« cette résistance ne saurait être menée par des groupes structurés, pyramidaux, trop facile à démanteler par la répression, mais par des réseaux souples de djihadistes bien formés, voire des individus isolés endoctrinés par le biais de sites spécialisés d’Internet ». Il s’avère que cette tendance semble se généraliser changeant le visage du djihadisme et du terrorisme avec de tristes illustrations telles que celles de Mohammed Merah, Medhi Nemmouche, ou dernièrement Amedy Coulibaly, où la pathologie de la violence fut sans nul doute dissimulée sous une cause plus noble, la défense d’un Islam humilié. Le changement de profil des candidats au djihad marque aussi la dimension inédite du groupe qui réussi à cibler tous types d’individus.

  1. Diversité des profils visés.

            La particularité du phénomène actuel s’illustre par la diversité des profils des candidats au djihad ne permettant pas d’établir de profil type. En effet, John Horgan, directeur du Center for Terrorism and Security Studies affirme également que depuis quatre décennies de recherches psychologiques aucun profil terroriste n’a encore pu être établi. L’anthropologue Dounia Bouzar[20] a pu observer un changement notoire dans les candidats au djihad, car il ne s’agit plus aujourd’hui, comme ce fut le cas durant les années précédentes, de jeunes de banlieues ou issus de l’immigration. Aujourd’hui, la radicalité salafiste djihadiste touche n’importe quel jeune, sans rapport direct avec son milieu social. Selon les études et les enquêtes réalisées, plusieurs traits communs sont tout de même décelés. Selon Yannick Bressan, la fragilité psychique des candidats, un profond détachement envers leur pays, leur communauté ou de leur famille et un désir de récits d’aventures sont autant de facteurs, qui tous s’inscrivent dans le cadre d’une problématique identitaire. A titre d’exemple, Samuel Laurent avait recueilli les propos du Cheik Omar Al-Bacri (libanais proche de l’EI), qui expliquait tout l’attrait de ce nouveau concept radicalisée de l’Islam, à savoir le salafisme djihadiste. Selon ses propres dires « Quand vous devenez salafiste, tout devient rassurant, le Coran vous guide en toutes circonstances. Il vous explique quand et comment agir: couper la main au voleur, donner cent coups de fouet aux fornicateurs, quatre-vingt aux buveurs d’alcool.. tout est clair! ». Ainsi, cette déclaration met en évidence la volonté d’une soumission totale à la religion, et par conséquent à son chef. Toute leur vie s’achemine au service de Dieu, l’Islam n’est alors que la seule réponse aux questions que ces individus peuvent se poser. D’autre part, le salafisme repose sur la communauté de croyants, l’Oumma, une masse indivisible laissant peu de place à l’individualisme et impossible d’en contester les ordres. C’est ce schéma qui est la plus part du temps recherché par ces jeunes en quête d’une cause, d’une identité, d’autorité, d’une famille ou d’un nouveau départ. D’autre part, deux argumentaires ont été répertoriés afin d’identifier les motivations de ces jeunes : l’un est fondé sur des motivations internes, l’autre sur des motivations externes. Ces derrières sont représentés comme les événements qui se produisent dans l’environnement de ces jeunes tel que la faiblesse étatique, l’éducation, des inégalités sociales et économiques, les conflits dans le monde. Les djihadistes par le biais de leur propagande se nourrissent de ce type d’informations, notamment en usant de la désinformation en remployant et en détournant des images ou des récits diffusés dans les médias occidentaux. Cependant, des motivations dites internes peuvent être citées, correspondant souvent à des motivations religieuses, qui souvent ne sont pas le seul facteur déterminant pour le passage à l’acte. S’ajoute également à cette motivation, un sentiment politique ainsi que certaines circonstances personnelles. Donner un sens à leur vie ou pour certains la recherche de rédemption sont également des facteurs répertoriés comme des sources d’incitation. Le criminologue Alain Bauer, a baptisé ce type de profil sous le vocable « gangsterroristes » ou jihadistes « hybrides » : « Ces délinquants qui pratiquent le vol à main armée, le trafic de voitures, continuent sous couvert d’Al-Qaeda. A un moment, dans leur esprit confus, au lieu de se renier, ces êtres trouvent une cause qui leur permet de poursuivre leur activité criminelle, façon d’atteindre croient-ils la rédemption.[21]». Ces individus sont le plus souvent la recherche de pénitence par le djihadisme qui séduit de nombreux musulmans européens et convertis, victimes d’une culture qui les incite selon eux à de tels actes. D’autres, selon l’otage français libéré Nicolas Hénin (Novembre 2014), « sont le produit de nos sociétés occidentales et ils avaient déjà une inclinaison à la violence pendant leur recherche d’identité. Maintenant, enfin, ils ont trouvé un prétexte pour laisser libre cours à ces tendances », décrivant ses tortionnaires, dont l’un était Medhi Nemmouche. Cependant, selon Scott Atran, les profils identifiés sont souvent des jeunes bloqués dans des étapes de transition de leurs vies, soit parce qu’ils sont devenus récemment français après une immigration, soit encore étudiant, soit entre deux emplois à la recherche d’une famille à construire, d’amis ou entretiennent un désir de voyager. Ce type de profil s’inscrit dans une volonté de changement et de prendre son destin en main. D’autre part, il faut également souligner que la majeure partie d’entre eux n’ont pas reçu une éducation religieuse mais se sont radicalisés par la suite à l’issue de l’appel militant du djihad diffusé par les groupes djihadistes. Vincent Geisser explique[22] qu’il s’agit soit d’individus de culture musulmane ayant découvert une idéologie radicale et attrayante, soit de convertis, convaincus par le binarisme réducteur de l’Organisation, comme une solution simple à leurs problème d’identité et de sens. Selon les études menées, la majeure partie de ces individus n’ont pas côtoyé ni des mosquées, ni même un gourou, mais se sont documentés et laissés séduire par un contenu téléchargeable et accessible sur internet ou par l’intermédiaire de « prédicateurs numériques » aux connaissances et compétences religieuses non-avérées. Les messages diffusés par le groupe trouvent un écho favorable chez les personnes qui le rejoignent, il leur offre clés en main  une chance d’exister, une cause à défendre, une rédemption, une terre d’accueil, une famille et parfois même la voie « royale pour atteindre le Paradis ». Plusieurs partisans s’expriment sur les réseaux témoignant de leur engagement et du bienfait de leur changement. Là encore, le rôle des prosélytes en ligne et le ciblage qu’ils accomplissent sont des outils essentiels pour le rabattre de tels individus. Ils identifient particulièrement les personnes vulnérables et cherchent activement à les « absorber » en renforçant leurs doutes sur leur situation actuelle tout en les convaincant de les rejoindre pour une vie meilleure. Des personnes marginalisées, ou en quête de visibilité parce qu’elles ne sont pas reconnues, deviennent alors des « proies » facilement atteignables. Certains récits provenant des « frères » ou des « sœurs » du djihad leur sont rapportés afin de les pousser à rejoindre les terres d’Islam, comme par exemple cet extrait; « That’s why I pledged alliance, in order to help the brothers and sisters of ISIS and teach them how to make da’wa to people who have long lived in humiliation and do not know the laws of Allah. We are, and we make da’wa to the children, to the elderly, to all people ».

 

            Cependant, l’afflux important de combattants étrangers et de leurs familles vers le califat est une réalité, mais cette communauté ne se cantonne pas aux frontières terrestres du Moyen Orient. La volonté universaliste et cosmopolite du groupe transparaît dans ses intentions, notamment par sa volonté de créer un lien direct entre sa communauté réelle et sa communauté virtuelle. En effet, le paradigme numérique lui offre la possibilité de créer une Oumma virtuelle, regroupant l’ensemble la diaspora musulmane sunnite inter-connectée aux quatre coins du monde. Un nouveau type de djihadiste voit ainsi le jour, tout comme un nouveau rôle attribué aux femmes dans ce djihad en ligne.

Section 3: L’Oumma virtuelle : les e-djihadistes et le djihad au féminin.

 

  1. La dé-territorialisation de la communauté des fidèles: l’Oumma

            Pourquoi une telle présence en ligne? Pourquoi cette volonté de créer une communauté virtuelle de fidèles soutenant l’EI et ses idées? Serait ce parce qu’elle permet de concrétiser de leur vision globale, cosmopolite et universaliste?

            L’évidence des faits suggère une réelle prise de conscience de l’opportunité de la e-sphère par les membres de l’EI, permettant de passer outre les frontières physiques et étatiques afin d’établir une sorte de « sanctuaire djihadiste numérique ». En effet, face à une société de plus en plus individualiste, certains individus développent un besoin vital de trouver refuge au sein d’une communauté. Cette communauté virtuelle devient alors une sorte de communauté de substitution dans une société en perte de repères identitaires. Celle ci n’est autre que le pendant d’une réalité sociale, clanique et communautaire. Il s’agit de reconstituer, dans le monde virtuel, sa communauté réelle, menant à une sorte de « tribalisme virtuel » pour reprendre les termes de Mathieu Guidère. Dounia Bouzar ajoute, qu’il est question pour ces individus de retrouver leurs « pairs virtuels », de reconstituer un espace sacré, qui renforce cependant l’isolement du groupe « purifié ». La virtualité offerte par les réseaux et les NTIC permet de constituer un tel sanctuaire. L’EI, conscient de cet enjeu, mise cette carte en recréant des liens communautaires dans cet espace virtuel religieux, où chaque internaute peut bénéficier d’une oreille attentive. En effet, ils établissent un échappatoire et une cause à soutenir, offert par la religion musulmane, à des laissés pour compte, en marge d’une société trop individualiste et inégalitaire à leurs yeux. La e-sphère leur offre également la possibilité de se construire une identité virtuelle propre, la construction et la définition de soi virtuellement. L’oumma virtuelle donne une seconde chance à ses adhérents, d’être celui que l’on ne peut être dans le monde réel et octroie une tribune pour s’exprimer, militer et échanger. L’EI exacerbe et instrumentalisme ces ressentis et se joue des émotions et des sentiments des e-djihadistes, afin de créer une cohésion virtuelle autour d’un but commun. Gilles Kepel parle même de « cluster », de tribu virtuelle, construite selon une vision horizontale. D’autre part, selon lui, ce monde numérique est une « bombe diasporique » qui occasionne un repli sur son groupe à une dimension inédite. En effet, cet enfermement communautaire peut s’effectuer à distance, nul besoin d’être proche, il suffit d’utiliser un réseau, créant une cette nouvelle forme tribale : la « tribu numérique ». En effet, les groupes Pro-EI jouent un rôle primordial dans la diffusion du message et dans l’expansion de la sphère d’influence du groupe.

            En revanche, par cette activité immatérielle proliférante, le groupe aurait-il la prétention de dresser une « armée numérique » au service du califat, notamment sous une dénomination aujourd’hui bien connue du « Cyber-califat »? Le menace d’un cyber-terrorisme pourrait-elle se concrétiser avec l’ascension du groupe sur les réseaux?

            Avant de s’intéresser à une quelconque cyber-conflictualité, il est nécessaire de noter l’avènement d’un nouvel acteur dans la e-sphère. En effet, les femmes jusqu’alors marginalisées du combat physique et militaire, trouvent une place dans le djihad médiatique et numérique. Elles y jouent un rôle important et actif, mobilisant les foules, séduisant les futures femmes de djihadistes, tout en répondant aux questions des plus hésitantes. Elles servent la cause salafiste djihadiste par un militantisme numérique et attirent de nouvelles recrues féminines dans les rangs de l’Organisation.

  1. e-djihad: une partition aussi féminine.

            L’anthropologue Dounia Bouzar explique la place des femmes au sein de la communauté musulmane précisant qu’il existe une séparation traditionnelle des sexes. Les hommes et les femmes évoluent dans deux univers distincts, l’un tourné vers le monde extérieur, la sphère publique, et l’autre, vers un monde intérieur celui de la sphère privée réservé aux femmes. Cette dichotomie allait de paire avec les tâches et les fonctions dévolues à chacun. Sans entrer avec plus de précisions sur le statut actuel de la femme dans la religion musulmane, il est seulement question ici, d’observer l’opportunité de ce monde virtuel pour ces jeunes femmes et filles qui peuvent exprimer leurs idées et militer, tout en restant dans la sphère qui leur est le plus souvent dédiée. Là encore, il n’est pas question de généraliser la situation féminine dans l’Islam, seulement d’apporter des éléments de réflexion sur la constitution d’une Oumma virtuelle et la place de celles ci en son sein. En revanche, une tendance actuelle doit être soulignée afin de comprendre le paradoxe que représente leur implication dans le djihad médiatique. En effet, les salafistes djihadistes, ont crée une sorte « apartheid racial pour se protéger des femmes et les neutraliser », explique D. Bouzar[23]. Ils créent une sorte de réduction de l’être humain à cette seule caractéristique identitaire, celui d’être une femme. En effet, cette anthropologue explique une tendance remarquée chez les radicaux qui vont en quelque sorte « effacer » celle-ci. «  le fait de refuser d’échanger avec elle la nie en la réduisant à un sexe. Assigné à une dimension sexuelle dans laquelle est n’est pas actrice, elle devient objet ». Mais pire encore, elle devient « l’objet diabolique ». Ainsi, Asma Guenifi[24] expliquait même qu’il existe une réelle frustration sexuelle exprimée envers les femmes, un objet qui se doit d’être caché des yeux de tous. Enfin, Dounia Bouzar ajoutait que le fait pour ces nouveaux radicaux de distinguer de manière si extrême une femme permettait de l’extraire de la communauté des humains. De plus, l’EI raffolant d’une lecture non conceptualisée des textes coraniques accentue cette déshumanisation de la femme légitimant son exclusion et les exactions subies par ces dernières.

            Mais alors comment expliquer leur implication au sein du djihad médiatique? Comment deviennent elles des actrices à part entière? Afin de cerner l’esprit dans lequel évolue ce paradoxe, il s’avère nécessaire de revenir à la vision « jusqu’au-boutiste » du mouvement de l’EI. En effet, selon l’expression empruntée à M. de Saint-Victor, l’EI utilise tous les moyens et les outils à sa disposition pour servir sa cause et ses intérêts, même s’il faut pour se faire il faut contredire quelques idéaux. D’autres exemples reprendront cette stratégie de maximisation, légitimant n’importe quelle pratique pourvu qu’elle soit bénéfique aux actions menées par l’Organisation. Après s’être arrangé pour détourner l’iconoclasme musulman, les membres de l’EI font de même avec le statut de la femme et son implication dans le djihad, leur offrant une « partition à jouer » Ainsi, la femme apparaît sur la scène du djihad global dans une lutte médiatique où la sphère privée chevauche la sphère publique, ouvrant une fenêtre sur le monde à ces jeunes femmes en quête d’un monde meilleur. Là encore, la supercherie d’égalité homme femme est instrumentalisée afin de créer une cause commune et faire émerger l’adhésion de ces jeunes femmes à leur vision du Califat. Deux figures légendaires et charismatiques du Coran sont également utilisées afin de légitimer et d’encourager les jeunes femmes; Fatima la fille du Prophète et Aïcha sa plus jeune femme. De plus, pendant les révolutions arabes, les femmes égyptiennes sympathisantes des Frères Musulmans ont joué un rôle considérable dans le soulèvement contre le régime égyptien. Mais les femmes étaient déjà revenues en force dans le terrorisme à partir de 2003 sur les sites islamistes, notamment au cours de la guerre d’Irak puis de Tchétchénie en 2008, commente le juge Marc Trévedic[25]. Le web a permis la libéralisation et l’émancipation de la femme salafiste, car nul besoin de porter la Burqa sur Internet. A l’époque d’Al Qaïda, on parlait de « veuves noires » pour les désigner. Une figure emblématique de ce type djihad était Malika El Aroud[26], qui énonça une phrase très parlante quant au rôle que ces jeunes sont amenées à jouer; « Mon arme, c’est l’écriture. C’est mon djihad, vous pouvez faire beaucoup avec les mots. Écrire est aussi une bombe »[27]. Poster un texte de propagande revient à poser une bombe dans l’esprit et le psychique des internautes, ce que l’EI a parfaitement cerné et utilisé. Ainsi, les femmes djihadistes du mouvement « pro-Islamic State » du groupe médiatique al-Battra Media Foundation a réactivé sa division « al-Khansa’Media Battalion[28] ». La leader de ce recrutement en ligne est une vétérance du djihad en ligne déjà active durant l’époque d’Al Qaïda où elle utilisait le pseudo « Al-khansa » pour couvrir ses opérations. Ce nom signifiant la « mère des martyrs » était celui d’une poétesse avant le début de la Révélation qui se converti à l’Islam. Après la disparition du Prophète elle stimulera ses fils pour qu’ils embrasent l’Islam et affrontent l’ennemi en leur tenant ces propos « Ô mes fils ! Vous avez embrassé l’Islam et émigré de plein gré. Par Dieu, en dehors Duquel il n’y a pas d’autre dieu, vous êtes les fils d’une femme qui n’a jamais trahi votre père, ni déshonoré votre oncle, ni mélangé votre lignée, ni changé votre famille. Vous savez ce que Dieu a réservé aux musulmans comme récompenses dans la lutte contre les infidèles ; sachez que la vraie vie commence après la mort. Dieu dit : « O vous qui croyez ! Armez-vous de patience ! Rivalisez de constance ! Soyez vigilants et craignez Dieu, si vous désirez atteindre le bonheur ! »[29]. Tout ceci explique la ligne de conduite recherchée par les membres de l’EI envers ces femmes recrutées à l’échelle planétaire. Ce recrutement mondial ouvre une possibilité incroyable pour la construction de la future génération de djihadiste mise en place par l’EI, qui pourrait s’apparenter au processus observé à l’époque nazie du Lebensborn expliqué précédemment.

            Le groupe avait initialement annoncé sa création en décembre 2013 et notifié la réactivation d’un compte Twitter le 4 septembre 2014 (@al_khansaa2). S’ajoutant au rôle de militante aguerrie voire de propagandistes djihadistes, ces dernières construisent également des « e-agences matrimoniales pour jeunes salafistes djihadistes ». Elles agissent telles que le font les « mentors » et tentent de trouver des femmes susceptibles d’ immigrer vers les terres du Califat, pour produire la future génération de djihadistes. Dès lors, elles servent d’intermédiaires et de « rabatteurs » virtuels auprès de ces jeunes recrues et prodigue une écoute attentive face aux questionnements de certaines. Le procédé le plus simple et le plus efficace selon l’EI était d’employer des jeunes femmes qui elles aussi avaient rejoint le Califat et témoignaient de leur expérience[30].  La huitième édition de Dabiq, contient un article écrit par une femme arabe ayant réalisé la Hijra et exhorte les autres musulmanes du monde à venir la rejoindre. Là encore, la manipulation coranique bat son plein. Elle persuade les jeunes candidates de l’obligation qui pèse sur elles et cite le Prophète en ces termes « les femmes sont les moitiés jumelles des hommes » ce qui revient à dire qu’elles aussi doivent faire la Hijra.  Une autre figure dénommée Aqsa Mahmood[31] détaille à son tour sous le pseudo Umm Layth, sur son compte Twitter ainsi que sur son blog, sa transformation. Elle y explique comment une jeune adolescente provenant d’un pays laïc et vivant selon un mode de vie séculaire s’est radicalisée. Depuis, elle séjourne en Syrie où elle continue ses activités en ligne et tente de montrer l’exemple aux autres jeunes filles. Le 28 juin 2015, elle publie un poème d’éloge aux attaques de l’EI du 26 juin en Tunisie, au Koweït et en France, intitulé « «Vendredi noir » sur son blog Tumblr. On peut y lire certaines lignes consacrées à la vengeance : « vengeance. C’est une réponse à notre emprisonnement. Ils essaient de nous rendre sourds, muets, aveugles face à la lumière d’Allah, mais elle brillera toujours » ; ou encore à des menaces voilées : « Peut-être comprenez-vous, peut-être pas, sachez seulement cela ; si vous n’avez aucune pitié pour nous, alors pourquoi devrions-nous en avoir pour vous », laissant transparaître l’implication de cette djihadiste dans le rôle qui lui est dévolu au sein de l’Organisation. Umm Abdullatif, étant connu comme Zehra Dumann, originaire de Melbourne, communique avec de potentielles recrues féminines via sa page sur Ask.fm et y décrit son « lifestyle » en louant les joies d’une telle vie. Elle y cite notamment certaines phrases telles que « c’est quelque chose que tu as besoin pour te connaître toi même »[32] et répond aux questions des jeunes femmes intéressées. De plus, un autre exemple peut être cité pour appâter les futures épouses. Un document mis en ligne, intitulé les « Femmes de l’État islamique : manifeste et étude de cas »[33], publié par la brigade Al-Khansaa[34] offre une vision de leur nouvelle vie afin qu’elle en connaisse les détails avent de s’engager.

            Le ciblage mis en place par l’EI lui permet d’ajuster le message transmis en fonction du destinataire visé. Les outils et les méthodes sont également adaptés afin d’atteindre efficacement les esprits. Il en va de même lorsqu’il est question de construire l’identité de son ennemi. La construction médiatique de l’ennemi est une donnée primordiale afin d’identifier clairement les adversaires à atteindre pour les combattants de l’EI. Les leaders mettent tout en œuvre afin de les discréditer, de les stigmatiser et de les déshumaniser, rendant le recours à la force nécessaire et outrageusement violent voire barbare. L’ambiance des supports constitués à cet effet, gravite autour du retour de la notion Guerre Sainte, justifiant la guerre et ses atrocités au nom d’une cause estimée juste : la défense de l’Islam contre les oppresseurs, les mécréants et les hérétiques. L’EI replace au cœur des débats l’ancienne guerre de religion, où les ennemis sont nommés « croisés » et où le but de la guerre est avant tout masqué par une revendication religieuse. Le groupe souhaite à terme voir l’étendard noir se profiler à l’horizon, convertir le plus grand nombre à l’Islam et soumettre l’ensemble de monde à ses prétentions. S’agirait-il d’un retour de la Guerre Sainte modernisée à l’aune du XXIe siècle?

Julie LINARES, diplômée Master II en 2015.

[1] Charlie WINTER « The virtual caliphate; Understanding Islamic States Propaganda strategy », juillet 2015, Quilliam Foundation.

[2]  TTA 117, p9.

[3] Marc Prensky « Digital Natives, Digital Immigrants » publié en 2001.  Selon lui, l’an 2000 n’a pas seulement marqué le passage d’un siècle à l’autre. Cette date constitue une rupture fondamentale dans la façon dont les nouvelles générations, nées à partir des années 80, apprennent. « l’hypertexte, la musique téléchargée, le téléphone dans la poche, les bibliothèques sur leurs ordis » ont vu leurs cerveaux se structurer différemment par rapport à celui de leurs aînés. Du moins, que leur « schéma de pensée » serait différent.

[4] https://ia601502.us.archive.org/0/items/AlbaYan_109/Mercredi%2017%20Rajab%20de%20l’année%201436.pdf

[5] http://jihadology.net/?s=mujatweets

[6] http://www.memri.fr/2015/08/18/avertissement-photos-graphiques-une-video-de-lei-montre-lexecution-de-deux-homosexuels-a-homs/

[7] Aller plus loin: Cole Bunzel « Paper state to caliphate: the ideology of Islamic State », p 26,19 mars 2015, Center for Middle East Policy at Brookings.

[8] « The different functions of IS online and offline Pledges (Bayat): creating a multifaceted nexus of authority », by Philipp Holtmann, Novembre 1(, 2014, on Jihadology.

[9] Aaron Y.ZELIN « The Islamic States archipelago of Provinces », in the Washington Institute, 14 novembre 2014. http://www.washingtoninstitute.org/policy-analysis/view/the-islamic-states-archipelago-of-provinces.

[10] Exemples sur archives.org https://ia600307.us.archive.org/14/items/bay3aa_201505/bay3aa.mp3

[11] Entretien téléphonique du 8 mai 2015.

[12] ISW global messaging strategy, december 2014.

[13] Terme employé par ICSR de Londres.

[14] France TV info du 1 octobre 2014.

[15]  https://news.vice.com/article/pro-isis-recruitment-video-encourages-foreign-fighters-to-join-jihad

[16] 12 mai 2015, https://Twitter.com/AbouZilleur_/status/598082514733797376/photo/1

[17] Alain Rodier « Quest ce quun loup solitaire ? », janvier 2015, note d’actualité N°378, Cf2R.

[18] Nouvelle brochure de l’État Islamique  en français intitulée « quAllah maudisse la France », 12 février 2015, MEMRI FR.

[19] Gilles Kepel, Terreur et martyre, Relever le défi de civilisation, Flammarion, Paris, 2008, p189.

[20] http://www.bouzar-expertises.fr/images/docs/METAMORPHOSE.pdf

[21] http://www.liberation.fr/societe/2013/05/20/le-jihad-nouvelle-generation_904308

[22] Vincent Geisser « Eduquer à la laïcité, rééduquer au « bon islam »?, migrations société 27 (157), janvier-février 2015.

[23] Dounia BOUZAR, Désamorcer lIslam radical, Paris, 2014, Editions de l’Atelier/Editions Ouvrières.

[24] « Dans la tête des terroristes. Profils psychologiques et ingrédients de la terreur ». Asma GUENIFI, le 2 avril 2015, Conférence IHEDN.

[25] Marc TREVIDIC, Terroristes: les 7 piliers de la déraison, 2013, Editions Jean-Claude Lattès.

[26] Activiste radicale belge d’origine marocaine née en 1959/1960, qui avait pour premier mari Abdessatar Dahmane qui a trouvé la mort en assassinant le commandant Massoud. Elle fut ensuite mariée à un second mari parti faire le djihad au Wazaristan. Elle est l’auteur du livre « Soldats de lumières » qui glorifiait les moudjahidines afghans. C’est avec son deuxième mari qu’elle devient très active sur internet, animant tous deux le site MINBAR SOS.

[27] Expression déclarée en mai 2008 dans le journal Herald Tribune.

[28] https://azelin.files.wordpress.com/2015/01/al-khansc481-media-battalion-22women-in-the-islamic-state22.pdf

[29] Coran Sourate III verset 200.

[30]  MEMRI FR, 3 avril 2015.

[31] Jeune fille provenant de Glasgow en Ecosse. https://Twitter.com/hashtag/aqsamahmood partie en Syrie pour épouser un combattant tunisien.

[32] http://www.rferl.org/content/islamic-state-jihadi-brides/26932055.html

[33] Document traduit en anglais par le chercheur Charlie WInter du Think Tank Quilliam foundation. http://www.quilliamfoundation.org/wp/wp-content/uploads/publications/free/women-of-the-islamic-state3.pdf.

[34] Egalement le nom de la brigade composée d’une cinquantaine de femmes chargées de patrouiller dans les rues de Raqqa, en Syrie, pour faire respecter l’idéologie de l’État islamique (EI), et parfois punir les récalcitrantes aux diktats de l’organisation djihadiste.

LA FRANCE ET L’ALLEMAGNE SUR LE QUI-VIVE AVANT 1914

18 Oct

                 Habitué à s’adresser à un public dépassant le cercle restreint de la société militaire[1], le général Bonnal écrit en 1906 que les travaux de préparation à la guerre ont atteint en France et en Allemagne un degré de perfection qu’il semble difficile de dépasser[2]. Pourtant, loin de diviser nettement les deux pays en deux blocs hermétiques et hostiles[3] -  l’image d’Épinal, en la matière, étant largement erronée - ces efforts impliquent un certain entrelacement des flux et reflux de la réflexion militaire. Il règne certes une ambiance électrique, l’époque étant ponctuée d’incidents aux marges de l’Europe, dans le théâtre à la fois proche et lointain, routinier et champ d’expérimentation, que constitue l’espace colonial. Vis-à-vis de l’Allemagne, l’état-major à Paris ne s’en tient pas à un sentiment d’hostilité brutal et sans nuance. Il fait preuve au contraire, en vue de l’emporter dans un avenir plus ou moins rapproché, d’un certain instinct d’imitation et d’étonnantes capacités d’adaptation. De part et d’autre se produit un processus patient et durable de découverte, d’analyse et d’interprétation, par la magie de la traduction, de la pensée théorique et technique de l’adversaire désigné. Si le mathématicien Henri Poincaré, incarnation de la science triomphante, affirme en 1912 dans un discours que la guerre est une science expérimentale dont l’expérience ne peut se faire, le commandement estime néanmoins qu’il n’est pas vain de tenter de deviner les intentions et de se familiariser avec les pratiques militaires du voisin. Il s’agit aussi, côté français, de se sortir de la douloureuse situation de vaincu de 1870 pour se positionner comme le potentiel vainqueur. L’avant-1914 constitue une page particulière de la longue et complexe histoire d’amour-haine entre la France et l’Allemagne. Les hommes et les canons se trouvent dressés face-à-face, mais globalement, jusqu’à l’éclatement des hostilités, la relation entre états-majors demeure de type dialogique.

Confrontation brutale du régime de Napoléon III avec une Allemagne en train de se constituer en État-nation moderne, la guerre de 1870 occupe en France une fonction axiale dans la redéfinition des rapports entre armée et citoyenneté. Dépassant la sphère traditionnelle des combattants, alors perçus comme des professionnels légèrement aventuriers, méprisant l’intellectualité, la défaite consacre un certain épanchement de la société militaire dans diverses strates de la société civile. Elle donne une impulsion décisive à la mise en place d’un service militaire dit universel, alors que l’Allemagne dotée d’une démographie dynamique peut, elle, se permettre une sélection dans la masse de ses appelés, avec une durée du service s’échelonnant d’un à trois ans. Idée issue de la Révolution, réactivée dans le sillage de la mise en place de la IIIe République, la conscription devient progressivement un mécanisme considéré comme fondamental, non seulement pour la sécurité de la nation, mais aussi comme garant du bon fonctionnement du corps social. Porté à trois ans le 15 juillet 1889, il devient ensuite « universel » et égalitaire, raccourci à deux ans, le 21 mars 1905. Le 7 août 1913, une loi le rétablit à trois ans, dans une ambiance de controverse. Les possibilités d’exemptions deviennent de plus en plus rares, les forces vives de la nation se devant d’être intégralement mobilisables. La démocratie française, encore en phase d’apprentissage, tente de forger un lien idéalement quasi-indissoluble entre la nation et la jeunesse masculine dans un mouvement général de façonnement des institutions républicaines qui passe notamment par la redéfinition ce qui est « français ». L’image de l’ennemi évolue jusqu’à l’orée de la Grande Guerre, avant de connaître de nouvelles mutations durant les quatre ans d’hostilités. L’imaginaire des frontières de l’Est est un élément prépondérant, la reconquête des provinces perdues (l’Alsace et la Lorraine) fonctionnant comme un horizon censé unir des groupes sociaux aux aspirations très différentes. Les Français considèrent que les Allemands ont su naguère tirer les leçons des revers infligés par leur héros Napoléon.

Le dernier quart du XIXe siècle est marqué par la prépondérance des armées de masse dans les principales puissances d’Europe continentale[4], le modèle prussien étant imité[5], dans une optique de revanche, par la IIIe République qui cherche à s’affirmer. Depuis ses débuts, celle-ci s’efforce de tisser des liens solides entre armée et nation, avec un certain bonheur puisqu’à partir de 1914, et dans leur écrasante majorité, les Français admettent le devoir de défense nationale comme un devoir naturel à tout citoyen[6]. Prétendre confier la sécurité de la nation à une poignée de spécialistes évoque des réminiscences monarchistes, ou du moins anti-parlementaristes, comme la vie publique française en a connu au XIXe siècle. Il s’agit donc de promouvoir une excellence républicaine, via notamment de grandes écoles capables de rivaliser avec les académies militaires d’outre-Rhin. La formation intellectuelle, physique et morale des officiers est tout entière conçue dans cette perspective, puisque nous sommes encore tellement sous l’impression de nos défaites de 1870, nous attribuons à nos voisins une telle force[7] constate en 1911 le colonel Boucher. L’humiliation de 1870 a, d’une certaine manière, pu être surmontée par une habile acculturation nationale du modèle prussien, mais sans procurer à la France une sérénité durable. Le service militaire se prolonge par un processus volontariste de canalisation du sentiment national embrassant la famille, le champ des croyances et du religieux, l’éducation, la littérature.

Dans la sphère du commandement existent des passerelles, sinon de véritables réseaux de sociabilité entre Paris et Berlin, l’apprentissage des langues étrangères multipliant paradoxalement les occasions de contacts entre des groupes théoriquement dressés à se haïr. La principale différence entre les forces françaises et allemandes réside dans le degré d’encadrement des hommes[8]. La France souffre d’une pénurie de sous-officiers professionnels, si bien que les compétences des officiers se trouvent diluées dans des tâches subalternes, situation relativement peu propice aux expérimentations et au dynamisme intellectuel. Les écoles phares que sont Saint-Cyr et Polytechnique, héritages de la réorganisation militaire napoléonienne exigent de leurs élèves des compétences avancées en allemand, alors que l’anglais est absent au programme en dépit de la signature en 1904 de la série d’accords bilatéraux avec le Royaume-Uni connus sous le nom d’Entente cordiale. Les élites, dans l’Allemagne de Guillaume II, cultivent également leurs aptitudes linguistiques. La cavalerie, l’arme la plus difficile à intégrer pour les jeunes officiers, reste auréolée d’un prestige historique qui inhibe d’éventuelles interrogations sur son utilité réelle. L’état-major français, à l’instar de son homologue allemand, considère qu’elle peut encore jouer dans la guerre un rôle potentiellement décisif. En 1913, le cheptel équin français a atteint historiquement son acmé, 3 222 080 chevaux étant recensés[9]. Prestigieux socialement, le métier des armes n’est guère rémunérateur. Cette situation peu enviable fait l’objet d’un long article dans le périodique le plus représentatif de l’état-major allemand, Militär-Wochenblatt[10]. Les récriminations dans la presse française à propos des insuffisances et de la baisse de niveau de la situation de l’officier se sont multipliées dans les dernières années constate un rédacteur en 1913. Cet état de fait est illustré par un tableau comparatif mettant en évidence la décrue progressive (et semble-t-il inexorable) du nombre de candidats aux écoles de Saint-Maixent[11] et de Saint-Cyr. Les chiffres, nullement exagérés, se recoupent avec ceux des Français[12]. Les polytechniciens qui seuls maîtrisent le commandement d’une arme savante telle l’artillerie, dont l’importance n’est pas forcément reconnue à sa juste valeur, sont de plus en plus nombreux à quitter l’armée. Les ingénieurs de l’armement, limités dans leur avancement militaire, puisqu’ils ne peuvent pas dépasser le grade de colonel, tendent à se reconvertir dans l’industrie civile. C’est le cas par exemple de Rimailho[13] et Sainte-Claire Deville, dont les noms sont associés au célèbre canon de 75 mm modèle 1897. Par manque de moyens plus que par un quelconque aveuglement idéologique, la culture stratégique de l’armée française est globalement peu technologique. Munis seulement d’une formation technique assez sommaire, les saint-cyriens majoritaires sont attirés par les progrès des sciences humaines, dont le spectre s’étend du plus sérieux à un certain irrationalisme. Dans cette mouvance, les facteurs moraux sont quasi-unanimement considérés comme essentiels parmi les conditions de la victoire. L’exemplarité de l’officier, généralement fantassin, est vue comme centrale dans la conduite d’une guerre de masse, les conscrits dont le service cultive essentiellement la fougue et l’obéissance devant être galvanisés par des ordres vocaux simples. Il s’est en outre produit après la défaite française de 1870 une rupture rhétorique, l’ennemi allemand étant alors considéré comme un potentiel inventeur de monstruosités mécaniques doté d’une volonté de façonner l’histoire par la puissance technicienne. En 1879, le roman de Jules Verne, Les Cinq cents millions de la bégum avait par exemple mis en scène un Français et un Allemand initiateurs de deux villes idéales antagonistes, à une sorte de phalanstère aux principes hygiénistes s’opposant une cité-usine vouée à fondre d’énormes canons. Ce sont les deux faces de la même utopie. L’imaginaire autour de bouches à feu a considérablement évolué des campagnes napoléoniennes à l’orée de la Grande Guerre, mais la supériorité allemande en matière d’artillerie lourde est inadéquatement perçue par l’état-major français jusqu’en 1914, bien que de vifs débats agitent les cercles avertis. Il existe bien dans, certains domaines, une répartition inéquitable de part et d’autre des équipements, mais surtout un différentiel, qui se révélera non-négligeable, dans la manière dont il est prévu d’en faire usage sur le champ de bataille.

Entre la France et l’Allemagne, la Grande Guerre – ce nom lui ayant été attribué pour souligner sa singularité - n’est pas une fatalité, ce n’est que dans la sphère des imaginaires qu’existe l’idée d’un cheminement inéluctable vers un chaos intereuropéen. Il s’agit d’une reconstruction explicative élaborée a posteriori, de même qu’on a arbitrairement renommé Belle Époque l’ère d’avant 1914, qui n’avait été un âge d’or que pour une frange de privilégiés. Après 1918, l’histoire de la renaissance militaire après une humiliation cuisante se répète en sens inverse de la situation d’après 1870, puisque l’état-major français et la classe politique sont quasi-unanimes pour abaisser l’Allemagne en vue de prévenir sa résurgence comme puissance de premier plan.

Candice Menat, docteur en Histoire, CHERPA

[1]. JAUFFRET, Jean-Charles, « Les fonctions de la presse militaire française de 1871 à 1914 » in GILI, Jean-Antoine, SCHOR, Ralph (dir.), Hommes, Idées, Journaux : mélanges en l’honneur de Pierre Guiral, Paris, Publications de la Sorbonne, 1988, 487 p., p.51 à 56, p.53. Si le général Lewal, l’un des responsables du renouveau de la pensée militaire française, consacre quelques études stratégiques, en 1872, au conservateur Journal des Sciences militaires, le général Bonnal préfère la plus vaste audience de la Revue des Deux Mondes (…).

[2]. BONNAL, Henri, général, La prochaine guerre, Paris, Librairie Chapelot, 125 p., p.13. Le livre fait partie de la série des  Questions militaires d’actualité.

[3]. POIDEVIN, Raymond, « La question d’un rapprochement économique et financier entre la France et l’Allemagne de 1906 à 1909 » in SHAMIR, Haim, France and Germany in an Age of Crisis, 1900-1960 : Studies in Memory of Charles Bloch, Leiden, Brill, 1990, 411 et VI p., p.17 à 29.

[4]. Parmi les belligérants prenant part à la Première Guerre mondiale, la Grande-Bretagne, acteur relativement tardif, est la seule nation d’envergure à ne posséder qu’une armée professionnelle.

[5]. BOULÈGUE, Jean, « De l’ordre militaire aux forces républicaines : deux siècles d’intégration de l’Armée dans la société française » in THIÉBLEMONT, André, colonel (dir.), Cultures et logiques militaires, Paris, PUF, 1999, 339 p. et VIII, p.261 à 288, p.272-273. « L’organisation de la conscription sous la forme du service militaire en temps de paix s’est faite progressivement, et de plus en plus « universellement », de 1872 à 1905. Le discours officiel républicain s’est efforcé de forger une légitimité démocratique, en même temps que nationale, au service militaire. Le principe invoqué est qu’il est lié à la citoyenneté, à la fois en tant que droit et en tant que devoir. Le désir de légitimation a été si fort qu’on a voulu lui assigner la Révolution française pour origine (…) Il fallait « oublier » pour cela que c’est en Prusse, quelques décennies plus tôt, que fut mis en place le système moderne de service militaire et qu’il s’étendit en deux siècles à la plupart des États d’Europe continentale, démocratiques ou non, tandis que d’autres pays, démocratiques et même républicains, en faisaient l’économie ».

[6]. ROUSSEAU, Frédéric, Service militaire au XIXe siècle : de la résistance à l’obéissance : un siècle d’apprentissage de la patrie dans le département de l’Hérault, Montpellier, ESID, 1998, 224 p., p.8.

[7]. BOUCHER, Arthur, colonel, La France victorieuse dans la guerre de demain, Paris, Berger-Levrault, 1911, 103 p., p.5.

[8]. BONNAL, Henri, général, Questions militaires d’actualité, Paris, Chapelot, 1908, 125 p, p.59-60 estime qu’en 1905, forte de cent-quarante hommes, une compagnie allemande compte quatre officiers et quatorze sous-officiers, ce qui équivaut à un taux d’encadrement de 13%. Dans la compagnie française, hors troupes de couverture, avec trois officiers et sept sous-officiers, ce taux est de 9,5% et diminue encore si on ne prend en compte que les emplois de combattants.

[9]. DIGARD, Jean-Pierre, Une Histoire du cheval, art, techniques, société, Arles, Actes Sud, 2007, 296 p., p.14.

[10]. LEHMAN, Fritz, « Offizierersatz und Beförderund im französischen Heere », Militär-Wochenblatt n°1 1er janvier 1913 p.4 à 9, p.7.

[11]. L’école militaire d’infanterie, plus accessible que Saint-Cyr à la jeunesse attirée par le métier des armes, est créée à Saint-Maixent le 22 mai 1880,

[12]. JAUFFRET, Jean-Charles, Parlement, gouvernement, commandement, l’armée de métier sous la IIIe République : 1871-1914, Vincennes, Service historique de l’armée de terre, 1987, volume 1, 650 p., volume 2, 704 p., p.517.

[13]. Le changement d’activité d’un technicien de premier plan de l’armée française est dûment enregistré par l’état-major  allemand. ANONYME, Militär-Wochenblatt n°25 22 février 1913, rubrique Kleine Mitteilungen p.571. Le rédacteur anonyme salue un artilleur de premier ordre.

ENTRE KURDES ET POLITIQUE RÉGIONALE : LA TURQUIE FACE A SES AMBIGUITES

5 Oct

Depuis l’apparition du nationalisme kurde, les élites turques se sont montrées inconséquentes dans leur aptitude à résoudre le problème de la présence kurde sur le territoire anatolien. Perçue tour à tour comme un obstacle à détruire ou comme un enjeu électoral, la question kurde a toujours été appréhendée comme une problématique à court terme, réduisant du même coup, son importance à celle d’une simple contingence politique. A partir de 1978, l’apparition du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), qui prône une lutte armée « généralisée », va forcer les autorités turques à reconsidérer l’ampleur de la question kurde.

De nombreux éléments historiques vont plaider en faveur d’une résolution  pérenne du conflit. La présidence de Turgüt Özal  annonce un effort de réconciliation entre les deux parties en présence en brisant le tabou kurde. De mère kurde, il devient le président de la République de Turquie le 9 novembre 1989. Il est le premier à reconnaitre de manière officielle  la réalité du fait kurde au plus haut niveau de l’Etat. Il encourage le développement du mouvement légaliste en soutenant la création du Parti Populaire du Travail (HEP). En effet, le président Özal voit dans l’existence d’une représentation parlementaire kurde pacifique le seul moyen de juguler l’influence croissante du PKK au sein de la population kurde de Turquie.

De même, six années plus tard, l’arrestation d’Abdullah Öcalan, père fondateur du mouvement et leader indiscutable du PKK, porte un coup sévère au mouvement national kurde tout entier. Le 16 février 1999, il est capturé sur le territoire kenyan dans une opération menée conjointement par les services secrets turcs, américains et israéliens. Le mythe d’un chef insaisissable, pourfendeur de l’Etat turc, se désagrège, renvoyant les Kurdes à leur propre impéritie. L’emprisonnement d’Öcalan est toutefois l’occasion d’un revirement stratégique radical du parti en faveur de la résolution diplomatique du conflit. Le 2 août 1999, alors qu’il vient d’être condamné à mort par les autorités turques, Abdullah Öcalan appelle à la suspension immédiate de la lutte armée et au retrait des combattants du PKK du sol turc vers les montagnes du Kurdistan irakien. Sa peine est finalement commuée en prison à perpétuité sous la pression occidentale.

Dans un contexte de rapprochement entre la Turquie et l’Union européenne[1], le PKK espère tirer son épingle du jeu en posant la résolution de la question kurde comme une condition préalable à l’adhésion. Dès lors, il n’est plus question de libération nationale, ni même d’autonomie des régions kurdes. Le parti ne revendique désormais plus que des droits d’ordre culturel. En effet, le gouvernement Ecevit entreprend une politique de réforme dite des « paquets d’harmonisation législative ». Il s’agit alors de favoriser le rapprochement du système turc avec le modèle européen de protection des droits et libertés. Le 17 décembre 2004, le Conseil européen prend acte et donne son feu vert à l’ouverture des négociations d’adhésion.

De manière concomitante, la Turquie mène sur la scène intérieure une politique dite d’ « ouverture démocratique » qui se traduit par un certain nombre d’avancées concernant les droits culturels de cette minorité. En date du 1er janvier 2009, une nouvelle chaîne de télévision publique, TRT 6, est lancée en Turquie. Elle a comme particularité de diffuser un certain nombre de programmes en kurmandji, dont la pratique fut longtemps interdite en Turquie.  Le 13 novembre 2009, Besir Atalay, ministre de l’Intérieur turc, annonce trois mesures relatives à la question kurde. La première est relative au droit pour les communes kurdes dont le nom a été turquisé de revenir à leur nom d’origine. La seconde fait état de la mise en place d’une commission indépendante qui aura vocation à enquêter sur les violations des droits de l’homme dans la région du Sud-Est et la troisième concerne l’autorisation de s’exprimer en kurde dans la vie politique turque[2]. De plus, en 2009, des négociations s’ouvrent, dans le plus grand secret, à Oslo entre les renseignements turcs (MIT) et des hauts représentants du PKK. Pour la première fois de l’Histoire, des négociateurs des deux camps se trouvent à la même table, discutant de la suite à donner aux demandes du peuple kurde. C’est l’occasion pour le PKK de formuler ses deux exigences majeures à savoir la reconnaissance du peuple kurde par l’octroi des droits individuels dont il est privé et la mise en place d’une autonomie démocratique pour les régions kurdes du Sud-Est. Cette première prise de contact qui ne débouche sur aucun résultat concret offre au moins l’intérêt de rompre avec le traditionnel discours selon lequel l’Etat turc ne négocie pas avec les « terroristes ».

Toutefois, alors que ces mesures sont l’occasion de mettre définitivement à bas le discours officiel d’une République unitaire fondée autour de l’ethnie turque, les concessions accordées au mouvement kurde restent néanmoins très marginales.  L’aspect symbolique des mesures ne parvient pas à masquer la déception du mouvement kurde face à une ouverture qu’il considère davantage comme une manœuvre politique de séduction qu’une véritable révolution dans l’administration politique de ce peuple. En effet, les trois revendications principales formalisées par le mouvement légal kurde sont la reconnaissance constitutionnelle du fait kurde et des langues kurdes, l’enseignement en langue kurde et le renforcement de l’autonomie des pouvoirs locaux au Sud-Est, trois points semblables à ceux évoqués par Öcalan dans sa feuille de route pour sortir du conflit.

De plus, la tentative de rapprochement avec l’Union européenne est un échec. Un an après le début des négociations en octobre 2005, les relations turco-européennes sont au point mort. La question de la partition de Chypre, membre à part entière de l’Union européenne depuis 2004, est un point d’achoppement diplomatique qui reste, pour le moment, indépassable. En effet, depuis 1974, la Turquie occupe le nord de l’île et conteste la légitimité du gouvernement de Nicosie qui est par ailleurs reconnu par la communauté internationale. Devant le refus turc d’ouvrir ses ports et aéroports aux moyens de transport en provenance de Chypre, le Conseil des ministres européen décide finalement de suspendre les discussions d’adhésion avec la Turquie.

            La déconvenue européenne qui en résulte force la Turquie à repenser sa politique extérieure. Après s’être tournée sans succès vers l’Occident, elle va à présent regarder davantage vers l’Est. Le Parti de la justice et du développement (AKP), arrivé au pouvoir en 2002, va alors se trouver confronté à un monde musulman avec lequel il entreprend une politique de « zéro problème avec les voisins » qui se révèle être une politique d’hégémonie régionale. L’objectif attitré de cette politique est la constitution d’une zone de paix et de stabilité dans la proximité immédiate de l’Etat turc.

Cette posture est facilitée par le traumatisme que représente la projection de forces américaines en Irak en date de l’année 2003. Cette opération militaire d’envergure est perçue comme une intrusion dans la sphère moyen-orientale. Elle est par conséquent à l’origine d’une détérioration des relations entre les Etats-Unis et la Turquie. Le 1er mars 2003, l’Assemblée nationale turque s’oppose à la demande américaine de mise à disposition de ses infrastructures militaires. Conjointement, les relations bilatérales qu’entretient la Turquie avec ses voisins immédiats vont s’améliorer. En 2004, la Turquie et la Syrie signent un accord de libre-échange qui est le point de départ d’une « lune de miel » entre Erdogan et Bachar El-Assad. Sur la même période, le commerce bilatéral entre la Turquie et l’Iran explose, le volume monétaire passant de deux milliards de dollars US en 2001 à vingt-deux milliards de dollars en 2012[3]. Outre l’association en matière économique, les années 2000 sont aussi l’occasion d’une entente sécuritaire concernant le PKK et ses affiliés régionaux comme le Parti pour une vie libre au Kurdistan (PJAK) en Iran ou le Parti de l’union démocratique (PYD) en Syrie. 

Dans le cadre de cette politique, le rapprochement le plus significatif s’effectue avec le Gouvernement régional du Kurdistan irakien (GRK), entité politique fédérée du Nord de l’Irak. Reconnue par la Constitution irakienne de 2005, il s’agit de la seule émanation kurde dotée d’une réelle  autonomie politique. Le GRK dispose ainsi de son propre parlement, habilité à  édicter des lois, et d’un corps armé composé de peshmergas qui veillent sur ses frontières territoriales. Si l’Irak est devenu depuis 2011 le deuxième partenaire commercial de la Turquie avec près de douze milliards de dollars d’échanges en 2013, 70% de ces opérations financières ne concernent que la région kurde qui fournit abondamment la Turquie en pétrole[4]. L’appui de la Turquie est pour le GRK une condition fondamentale à la conservation de son autonomie rudement acquise au détriment de Bagdad. En effet, la quasi-indépendance du GRK vis-à-vis du gouvernement central irakien est assurée par la viabilité économique de la région, dépendant quasi-exclusivement des exportations pétrolières à destination de Turquie. Ainsi, en se présentant comme un client régulier, la Turquie se porte garante de la subsistance d’une entité kurde à ses frontières.

 

Cette alliance a priori contre nature pour la Turquie possède néanmoins plusieurs avantages. Tout d’abord, elle signifie une perte de revenus conséquente pour l’Etat central irakien puisque 95% des revenus du pays proviennent du pétrole et que le Kurdistan irakien renferme la deuxième source de pétrole d’Irak avec une capacité de production de cent vingt-cinq milles barils par jour. L’affaiblissement financier de l’Irak constitue une bonne nouvelle pour l’ambition turque de devenir la puissance régionale de référence. De plus, les relations plus que cordiales qu’entretiennent Erdogan et Massoud Barzani, président du GRK, permettent au gouvernement de l’AKP de faire pression sur le PKK, présent depuis 1999 sur le sol irakien, par l’intermédiaire du GRK. En ce sens, le soutien du GRK est régulièrement instrumentalisé par l’AKP pour montrer qu’il œuvre en faveur des Kurdes. En novembre 2013, la visite de Barzani à Diyarbakir, accueilli comme un véritable chef d’état, est clairement motivée par l’approche des élections locales de mars 2014. Elle permet la promotion d’ « une identité kurde alternative à celle proposée par Öcalan »[5]. Ainsi, d’un point de vue externe, elle sape la capacité du PKK et du GRK, deux principaux acteurs kurdes de la région, à se rapprocher dans l’optique de constituer un projet commun de Kurdistan indépendant qui menacerait les délimitations frontalières existantes. D’un point de vue interne, elle essaie de rompre avec son image de rigidité vis-à-vis de la question kurde en prouvant qu’elle peut lier des relations pacifiques avec une entité kurde. De manière indirecte, il s’agit de signifier que l’impossibilité d’une issue en Turquie serait le fait de l’intransigeance du PKK, non celle du gouvernement.

 

Le GRK se révèle donc un partenaire fondamental sur la question kurde. Cette relation va être renforcée par ce que Didier Billion qualifie de « confessionnalisation de la politique extérieure du pays »[6]. Dans son duel à distance avec l’Iran chiite, autre poids-lourd de la scène politique moyen-orientale, la Turquie va mettre en œuvre une politique s’appuyant sur la volonté de renforcer l’axe sunnite au Moyen-Orient. La période des printemps arabes s’ouvrant en 2011, qui bouleversent l’équilibre géostratégique de la région, va également participer à l’affirmation de cette nouvelle posture turque. Le rejet de la politique pro-chiite de Nouri Al-Maliki en Irak accentue le soutien au gouvernement kurde d’Erbil. En 2013, le coup d’Etat militaire qui secoue l’Egypte renverse le gouvernement des Frères Musulmans dirigé par Mohammed Morsi. L’anéantissement d’un gouvernement sunnite élu par le peuple mène la Turquie et l’Egypte à la limite de la rupture des liens diplomatiques. De même, l’insurrection syrienne contre Bachar El-Assad donne au gouvernement turc l’opportunité de faire d’une pierre deux coups en renversant le régime alaouite au pouvoir pour le remplacer par un pouvoir politique issu de la majorité sunnite du pays. Dans cette optique, le gouvernement turc fait le choix de soutenir l’opposition sunnite au régime de Bachar El-Assad dans toute sa « diversité » : l’Armée syrienne libre, le Front Al-Nostra ou encore  Daesh[7].

 

La crise syrienne dans son ensemble est particulièrement révélatrice de la difficulté pour l’Etat turc à appréhender son environnement. Bien que l’opposition ne parvienne à chasser définitivement Bachar El-Assad, l’affaiblissement du pouvoir mène au retrait des troupes de Damas stationnées dans les zones kurdes du Nord-Est. Le PYD, qui correspond à la branche syrienne du PKK, en profite pour prendre possession de cette région qu’il nomme Rojava, signifiant littéralement l’ « Ouest du Kurdistan ». Parvenant à mettre en place une force militaire estimé à trente mille hommes[8] et une organisation administrative autonome, le PYD annonce, de manière unilatérale, l’indépendance de la zone  placée sous son contrôle militaire. D’un point de vue géostratégique, il s’agit d’un véritable coup dur porté au régime turc. En effet, la région du Kurdistan turc est désormais bornée par le Rojava au Sud et par le GRK à l’Est, prônant tous deux, si ce n’est l’indépendance, au moins l’autonomie des populations kurdes vis-à-vis des structures étatiques.

 

La conscience profonde de la menace que représente la présence de telles entités à ses frontières  amène la Turquie à renforcer sa coopération avec le GRK avec la mise en place d’une politique d’endiguement vis-à-vis de l’espace kurde syrien. En 2013, la construction d’un mur entre Nusaybin en Turquie et Qmichli en Syrie a vocation à isoler la composante kurde syrienne de la population kurde de Turquie. Le gouvernement d’Erbil prend également la décision de fermer le pont de Simalka reliant les territoires irakien et syrien[9]. Dans la lignée de cette politique, la non-intervention turque lors du siège de Kobané par les membres de Daesh, internationalement critiquée, répond à la volonté turque de procéder à l’affaiblissement de ce bastion kurde. En effet, les liens entre le PKK et le PYD laissent présager, si la situation venait à se stabiliser, des temps difficiles pour la Turquie. Celle-ci n’aurait alors d’autre choix que de parvenir à de vraies avancées en faveur des Kurdes ou de subir les attaques d’un PKK/PYD renforcé par les livraisons d’armes effectuées par les Occidentaux et par l’aura acquise dans la lutte contre les islamistes de Daesh.

 

Mise en danger par la pression exercée par l’influence régionale croissante du mouvement kurde, la Turquie parvient, pour le moment, à assurer une « cogestion de l’espace transfrontalier entre les zones kurdes d’Irak, de Turquie et de Syrie » avec l’aide du GRK[10]. Pour combien de temps ? Outre cette carte stratégique, la situation de la Turquie s’est considérablement aggravée. L’Etat turc est passé du « zéro problème avec les voisins » à « zéro voisin sans problèmes », accentuant les troubles à ses frontières et jusque sur son sol[11]. La complexification de l’espace géographique moyen-oriental est également renforcée avec l’apparition d’un nouvel acteur : Daesh qui contrôle un territoire à cheval entre la Syrie et l’Irak et menace la stabilité de l’ensemble de la zone. En dépit de l’effort kurde déployé pour contenir cette structure terroriste, Ankara ne semble pas décidé à remettre son destin entre les mains des Kurdes, refusant de participer à l’avènement d’une puissance stratégique kurde au Moyen-Orient.

 

Baptiste Orlandini, diplômé du Master II en 201

 

[1] La République de Turquie acquiert en 1999 le statut de candidat officiel à l’entrée dans l’Union européenne.

[2] AFP (ANKARA), « Le gouvernement turc annonce des mesures pour améliorer les droits des Kurdes », 13 novembre 2009

[3] Zaman France, « L’Iran et la Turquie consolident leurs accords commerciaux », 16 décembre 2013, disponible à l’adresse suivante : http://www.zamanfrance.fr/article/liran-turquie-consolident-leurs-accords-commerciaux-6589.html (date de consultation : 18/04/2015)

[4] Y. BENHAIM, « Quelle politique kurde pour l’AKP ? », Politique étrangère, 2014, p. 39-50, p. 45

[5] Y. BENHAIM, « Quelle politique kurde pour l’AKP ? », op. cit., p. 48

[6] D. BILLION, « Les défis de la politique régionale de la Turquie », Observatoire de la Turquie et de son environnement géopolitique, 6 octobre 2014, disponible à l’adresse suivante : http://www.iris-france.org/docs/kfm_docs/docs/observatoire-turquie/obsturquie-dfispolregionale-db-octobre-2014.pdf (date de consultation: 17/05/2015)

[7] Ibid.

[8] H. BOZARSLAN, « Les Kurdes et l’option étatique », Politique étrangère, 2014, pp. 15-26, p. 23

[9] Y. BENHAIM, « Quelle politique kurde pour l’AKP ? », op. cit., p. 45

[10] Ibid. p. 46

[11] L’immigration massive de réfugiés syriens sur le sol turc est estimée depuis 2011 à 800 000 individus. Cet afflux migratoire menace la stabilité socio-économique du pays. En effet, il est à la source de nombreuses tensions relatives notamment au marché du travail.

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