Des exercices militaires d’une ampleur inégalée depuis la fin de l’Union soviétique ont débuté le 28 mars 2013 dans la région de la mer Noire. Prenant totalement par surprise le commandement militaire, l’objectif premier était de vérifier le niveau opérationnel des forces armées après les restructurations de la réforme de 2008[1]. Mais l’intérêt de la manœuvre semble plus large. Moscou n’a en effet pas prévenu les Etats riverains de la mer Noire ou de l’OTAN, transformant de simples exercices en une démonstration de force visant à souligner que la Russie, après avoir été en retrait pendant une vingtaine d’années, est déterminée à renforcer son influence dans cette région[2]. Le bilan de ces manœuvres est difficile à établir, néanmoins les experts s’accordent à dire qu’il est potentiellement majeur pour l’environnement géostratégique eurasien. S’agit-il d’une manifestation de force ponctuelle destinée à muscler la diplomatie russe au Proche-Orient ? Ou bien s’agit-il plus largement d’une orientation nouvelle de la politique de défense vers un emploi expéditionnaire des forces armées russes ? Enfin, quelle est sa portée géostratégique[3] ?
Un bilan militaire satisfaisant : la modernisation de l’armée semble bien engagée
Depuis 2008, l’armée russe connaît la réforme la plus importante depuis la création de l’armée rouge en 1918 (celle-ci est décrite dans un article récemment posté sur ce blog[4]). Restructurée en profondeur, les forces armées devaient évoluer vers un format fortement réduit, plus expéditionnaire et mieux équipé. Les personnels d’active ont été réduits, leur nombre est passé de plus de 1,2 million à moins d’un million, et connaissent de nombreux changements structurels visant à augmenter le professionnalisme des troupes. Ces réductions d’effectifs s’accompagnent en outre d’une augmentation significative du budget. Fixé à 3% du PIB, il représente en 2012 le cinquième budget de défense mondial et pourrait dépasser les budgets français et britannique dans les années à venir. Un accent a notamment été porté sur l’acquisition et la modernisation de l’équipement, avec un investissement de 700 milliards $ sur la décennie 2011-2020.
Or, les premiers objectifs de la réforme ayant été fixés fin 2012, la nécessité d’en évaluer le succès s’est fait sentir. D’autant que le limogeage du ministre à l’origine de ces réformes en novembre dernier[5] a imposé la nécessité d’établir plus de clarté sur l’état de la nouvelle armée russe et de maintenir la pression sur les efforts de transition. Le Kremlin est pour cela revenu aux pratiques délaissées depuis la fin de la Guerre froide : les exercices non planifiés[6].
Les manœuvres conduites en mer Noire au mois de mars ne sont pourtant pas les premières de l’année 2013. Fin février, des troupes des districts Central et Sud, dont un régiment parachutiste, ont effectué un entraînement dans la région de l’Oural, mobilisant une vingtaine d’avions de transport militaires[7]. Pour autant, la manœuvre de mars est d’une plus grande échelle. Trente-six navires de guerre des bases navales de Sébastopol et de Novorossisk ont été mobilisés, ainsi que des unités aériennes, principalement de transport, des forces d’intervention rapide, notamment parachutistes, et des forces spéciales. Le porte-parole du président Poutine indique que le total s’élève à environ 7 000 troupes, 250 véhicules blindés et une quarantaine d’aéronefs[8].
Les experts militaires estiment que le niveau opérationnel observé lors de cet exercice est inégalé depuis la fin de l’Union soviétique. Les capacités tactiques des soldats et le commandement opérationnel ont vraisemblablement témoigné des succès de la réforme.
Le commandement, faiblesse majeure de l’armée postsoviétique, a ainsi été simplifié et amélioré par le passage de la structure divisionnelle et régimentaire à une organisation basée sur trois niveaux de commandement, le district militaire (niveau stratégique), le commandement opérationnel (niveau opératif) et la brigade (niveau tactique). Les observateurs russes attribuent en grande partie la hausse du niveau opérationnel attestée par ces exercices à cette réforme du commandement. L’autre innovation structurelle majeure est l’autorité des commandants de districts. Ils commandent désormais l’ensemble des forces du district, permettant ainsi de renforcer la réactivité d’une action interarmée, comme dans le cas présent.
Le bilan de ces manœuvres est donc globalement positif et signale que l’armée russe a bien amorcé son processus de transition. Néanmoins, étant donné la nature des forces employées (principalement des troupes d’élite), il est difficile de tirer des conclusions sur l’évolution de l’ensemble des forces armées. La gestion des personnels et les plans d’équipement, essentiels à l’évolution de l’armée dans son ensemble, ne manifesteront leurs effets que dans les années à venir. En revanche, le type d’exercice révèle l’orientation qu’est en train d’adopter Moscou quant à l’utilisation de ses forces conventionnelles, longtemps marginalisées par rapport à la composante nucléaire et fortement empreintes d’une logique d’emploi statique, focalisée sur la défense du territoire.
Portée géostratégique des manœuvres : une capacité d’intervention en Méditerranée orientale
La réaction de surprise des Etats riverains de la mer Noire et de l’OTAN (qui n’avaient pas été prévenus de la manœuvre) suscitée par l’exercice a été totale, effet que Moscou souhaitait visiblement provoquer. Le chiffre de 7 000 militaires participant à l’exercice, selon la déclaration officielle du porte-parole de la présidence, correspond exactement à la limite au-delà de laquelle la pratique internationale exige la notification préalable de l’exercice aux Etats voisins ou partenaires[9]. Il est donc clair que le Kremlin n’envisageait pas cet exercice comme une étape vers une coopération multilatérale, mais cherchait à exercer une forme de dissuasion conventionnelle en montrant que la Russie pouvait surprendre.
Par ailleurs, la nature des manœuvres conduites dans la région de la mer Noire est particulièrement révélatrice des intentions du Kremlin. Les forces mobilisées ont conduit des opérations navales, amphibies et aéroportées, et sans période de mobilisation. Il paraît ainsi plausible que Moscou envisage la possibilité d’une intervention militaire en mer Noire ou en Méditerranée orientale[10]. D’autant que le mois dernier, les autorités russes ont fait part de leur décision de maintenir une présence navale permanente en Méditerranée[11].
D’autres observateurs ont lié ces événements à la préparation des Jeux Olympiques de Sotchi, débutant en février 2014 et nécessitant une politique antiterroriste robuste. Toutefois, la forte composante navale semble plutôt indiquer une priorité pour le développement d’une capacité d’intervention en Méditerranée. La Russie de Poutine serait-elle en passe de réaliser le rêve de Pierre le Grand : accéder aux mers chaudes ?
[3] Ces interrogations sont des questions majeures depuis la réforme de 2008. La transformation de l’outil militaire russe suite à la guerre de Géorgie laisse à penser qu’elle sera suivie d’une nouvelle doctrine d’emploi des forces armées et de nouveaux niveaux d’ambition. Voir, entre autres : C. Baker, Gradual Reform or a Turning Point in Russian Military Transformation : How Russian Air Power has developed through Conflict and Reform from 1991-2012, Air Power Review, Vol 15, No 3, automne/hiver 2012