Jean-Yves Le Drian déclarait il y a quelques jours : « Ma crainte, c’est que le monde d’après ressemble au monde d’avant, mais en pire ». La pandémie de Sras-CoV-2 ou Covid-19 est désormais envisagée comme un Game Changer : elle vient bousculer les grands équilibres économiques et géopolitiques, et cela avant même de n’avoir encore massivement frappé les régions les plus en difficultés de la planète. A ce jour, le constat d’un choc de légitimité et de souveraineté dans l’action face à la pandémie entre les Etats et les organisations internationales en charge de la santé globale (OMS) s’impose.
Une régulation internationale s’est progressivement mise en place depuis le XIXe siècle pour lutter contre de grandes pandémies, notamment le choléra. Il s’agit alors de répondre aux immenses défis sanitaires et médicaux face auxquels les mesures nationales ont montré leurs limites. En 1907, la création de l’Office International d’Hygiène Publique de Paris s’inscrit dans la continuité du processus d’internationalisation de la santé publique amorcé par les grandes conférences sanitaires internationales (la première se tient à Paris en 1851) et accéléré dans la seconde moitié du XIXe siècle. Ce mouvement ouvre la voie à un système sanitaire international hybride et multipolaire, qui se concrétise d’abord par l’ouverture d’une Organisation d’Hygiène sein de la Société des Nations (1921-1946).
L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) prend le relais en 1946, après la création de l’ONU. Les différentes formules du Règlement Sanitaire International (RSI) en 1951, 1969 et 2005 sont ainsi adoptées dans le cadre de l’OMS. Dans ce cadre, il reste alors à de savoir si les Etats respecteront ces engagements puisque ni l’OMS, ni le RSI ne disposent de moyens de contrôle et d’outils contraignants.
A rebours de cette dynamique séculaire, la pandémie actuelle semble réimposer le cadre national comme l’échelle prioritaire de décision et d’action. Les cadres multilatéraux habituels de l’action sanitaire, humanitaire et sécuritaire sont relégués au second plan. Les stratégies nationales de prévention sont prescrites au moins autant par des considérations biologiques que politiques. Dans ce contexte, le COVID-19 doit être appréhendé et analysé comme un flux mondialisé dans un contexte international en dégradation rapide et durable tel que l’avait décrit la Revue stratégique et de sécurité nationale publiée en 2017. La pandémie catalyse des mutations en cours. Plusieurs puissances régionales ou globales contestent un ordre international dicté, selon elles par l’Occident, et affichent de nouvelles ambitions stratégiques et militaires. Du risque sanitaire au risque géopolitique, il n’y a qu’un pas.
Les polémiques entre la Chine et les Etats-Unis à propos de l’origine du virus ou des mesures unilatérales de suspension de l’accès à leurs territoires respectifs s’inscrivent dans l’affrontement déjà amorcé entre puissances. La question (et les difficultés) du retour des ressortissants dans leurs pays répondent, on l’a vu, autant à des considérations sanitaires que diplomatico-politiques. La compétition des puissances s’impose par exemple, au-delà du seul domaine de la recherche médicale, lorsqu’il s’agit d’assurer aux populations l’accès aux tests de dépistage, aux matériels médicaux (réactifs, masques, appareil d’assistance respiratoire), aux traitements (vaccins, traitements curatifs). La mise en œuvre et l’application des mesures de restriction ou d’interdiction des déplacements internationaux (quarantaines) répondent, certes, à des nécessités sanitaires mais sont également sous-tendues par des objectifs et des contraintes de politique internationale (concurrence économique, politiques de contrôle des migrations). Les dispositifs différenciés et les calendriers décalés de dé-confinement - et donc de relance des économies nationales et régionales – devraient intensifier les tensions. Ce d’autant que la capacité américaine, et plus largement occidentale, à maintenir une posture stratégique dissuasive ont été grevée par la contagion fulgurante des matelots et l’immobilisation des porte-avions Theodore Rossevelt et Charles de Gaulle.
A la compétition internationale installée entre grandes puissances, aux difficultés de l’ONU (et de ses agences comme l’OMS) à faire face à la multiplication des crises humanitaires, se superposent le déclin de la domination américaine dans le monde et les difficultés du Vieux Monde. Confrontée à la montée des forces centrifuges (nationalismes et populismes) qui mettent en cause ses fondements et ses valeurs, l’Union Européenne a ainsi connu des épisodes de xénophobie (anti-asiatique ou anti-italienne) et de désinformation massive dans les premières semaines de la crise du Covid-19. Désormais, une vague d’euroscepticisme agite nombre des opinions publiques des Etats membres, sidérées autant par une catastrophe sanitaire qu’elles pensaient réservée aux pays en développement que par l’incapacité de l’Europe de proposer – pour l’heure- une réponse collective et coordonnée à la hauteur des enjeux.
Il s’agit dorénavant d’observer les conséquences de la pandémie dans l’organisation des systèmes internationaux de régulation. En termes de santé publique internationale, va-t-on vers un retour à une Soft Law qui reposerait sur une réaffirmation durable de la souveraineté et de la légitimité d’action des Etats en matière sanitaire et médicale ? Ou bien la crise actuelle débouchera-t-elle sur une refondation et un approfondissement de la régulation et de la coopération internationale en matière de santé publique ? Plus largement, les mécanismes de sécurité collective et de gouvernance partagée dans des arènes supranationales construites par les Occidentaux vont-ils se renforcer ou être détournés et affaiblis par des puissances comme la Chine ou la Russie ? La gestion de la pandémie va-t-elle obliger les membres de l’ONU ou de l’UE à dépasser les points de blocage de leur fonctionnement observés ces dernières décennies ? Chacun pressent qu’on est à la croisée des chemins.
Quelle que soit l’issue qui s’impose, il semble « que par un retour ironique des choses nous soyons aujourd’hui [encore] sans défense devant un infâme petit microbe archaïque » comme le disait Jean Baudrillard en 1997.
Tribune co-signée par Walter Bruyère-Ostells et Benoît Pouget dans Atlantico