Le secteur énergétique est, depuis l’avènement de l’ère industrielle, un secteur primordial pour l’économie russe, en effet il représente la moitié des apports en devises du pays et participe de l’ordre d’un tiers aux recettes de l’état tout en représentant une frange prépondérante dans la balance extérieure de la Russie (les exportations sont ainsi constituées à plus de 60% par les hydrocarbures). Dans cette perspective il est apparaît pertinent de prendre en compte le fait que l’appareil industriel et les dirigeants des grandes entreprises des secteurs gaziers et nucléaires notamment, sont des proches du pouvoir en place et entretiennent des relations d’interdépendances centrées autour de jeux de pouvoir complexes que T. Gustafon a tenté de présenter dans une approche globale et éclairée[1].
Néanmoins, ce caractère stratégique s’étend bien au delà des frontières du seul état fédéral, le secteur énergétique constitue également un pan majeur de la politique extérieure du pays, pan qui a connu sous l’ère Poutine une évolution considérable qui a conduit à une remise en cause de la pertinence d’une trop grande focalisation sur ce pilier de pression dans l’échiquier mondial. Dans un contexte de profonds changements dans le secteur de l’énergie, et en parallèle de la crise ukrainienne, les états de l’ex Union Soviétique et les gouvernants occidentaux se coordonnent à différentes échelles pour tenter de gagner en autonomie face au géant russe. Se dévoile alors toute l’ambiguïté de la position du président russe, tiraillé entre la pérennisation d’une politique autrefois couronnée d’un succès indéniable et les réalités d’un contexte géopolitique défavorable, l’action du dirigeant fédéral paraît s’inscrire dans une forme d’ambiguïté qui ne peut être comprise qu’en s’attardant sur l’évolution complexe de l’importance de la politique énergétique dans les relations extérieures de la Russie.
L’objet principal de cet article sera de fournir une analyse globale de la politique extérieure de la Russie en matière énergétique et ce plus spécifiquement en ce qui a trait à sa dimension européenne. En ce qui concerne les implications politiques interne du secteur de l’énergie, outre l’article de Th. Gustafson, il peut être pertinent de se rapprocher des études fournies par Pael Baev, professeur et chercheur à l’institut de recherche sur la paix (PRIO, Oslo)[2].
Il ne s’agira pas non plus de présenter toute l’importance des jeux d’acteurs et des processus présumés ou avérés de corruption dans le jeu énergétique russe, étant bien entendu que les rapports d’influence demeurent parmi les principaux leviers d’action dont font usages ses dirigeants et ce, qu’il s’agisse de s’imposer dans les anciens états satellites ou de négocier avec les plus importantes entreprises du secteur de l’énergie en Europe. Cette question s’inscrit dans une logique, aujourd’hui centrale, de guerre hybride et nécessiterait à elle seule un développement plus spécifique[3].
Anatomie d’un héritage
La compréhension des enjeux les plus contemporains de la question de la politique énergétique extérieure de la Russie doit se faire dans la perspective de l’économie globale de ce qui constitue cet » Empire » majoritairement hérité des infrastructures de l’Union Soviétique. L’économie russe dispose, selon un rapport du Sénat français sur l’énergie en Russie, des deuxièmes plus importantes réserves de charbon au monde et elle demeure encore aujourd’hui parmi les plus grands exportateurs avec une production de plus de 150 millions de tonnes équivalent pétrole à l’année. Cependant le secteur du charbon a davantage fait la richesse de l’économie soviétique ainsi, depuis la fin du XIXe ce sont les hydrocarbures qui prédominent et la Russie était en 2014, le deuxième producteur mondial de gaz et le troisième pour ce qui est du pétrole[4]. Dans le contexte de la commercialisation des matières premières énergétiques le pendant nécessaire et probablement le plus « stratégique » est celui de l’approvisionnement.
Cette question est centrale dans l’étude de cet aspect de la politique extérieure de la Russie dans la mesure où elle conditionne de manière significative ses actions politiques et qu’elle conduit à privilégier certains pays riverains au détriment d’autres. Ces préférences et ces actions orientées spécifiquement s’effectuent en fonction de facteurs tels que la position des pays consommateurs ou les tracés envisagés ou réalisés des gazoducs. Un des exemples les plus pertinents de cette considération se trouve dans l’attitude de la Russie vis-à-vis du Turkménistan, en effet ce pays a longtemps été totalement tributaire du bon vouloir de Gazprom pour exporter le gaz de la Caspienne dans la mesure où les seules voies d’approvisionnement vers l’ouest transitaient exclusivement par le territoire russe (pipeline Bakou-Novorossiisk, Bakou-Supsa et Tengiz-Novorossiisk[5]). La dimension stratégique de la mainmise sur les ressources de la Caspienne s’illustre par diverses actions telles que des manœuvres militaires d’envergure comme en 2002 ou la conclusion d’accord sécuritaire tel que l’Organisation du Traité de Sécurité Collective établi en avril 2003. Sans dresser une liste exhaustive des manœuvres de contrôle et de pression opérées par la Russie, on peut néanmoins présenter le fait que de nombreux états on subit des actions d’influence protéiformes, ce fut notamment le cas de la Lituanie dans le cadre de la vente d’une de ses raffineries aux Polonais ou encore celui de la Biélorussie en 2010[6].
La Russie pouvait donc se reposer sur un maillage de corridors d’approvisionnement bien institués, autour d’infrastructures établies durant l’URSS et qui lui permettaient de se focaliser sur la pérennisation de ce réseau et de son usage en tant que solide moteur de son économie.
Diviser pour mieux régner: la nouvelle donne énergétique dans un contexte post guerre froide
» Pas de gaz pour l’Ukraine, pas de gaz pour l’Europe » telles furent les mots prononcés en 1993 par un cadre ukrainien du secteur de l’énergie lorsque les Russes décidèrent de couper l’approvisionnement de son pays et alors que la pression dans les arrivées de gaz de l’Europe de l’ouest chutait dramatiquement[7]. Cette phrase incarne à elle seule toute l’imbrication entre les différents pays consommateurs du fait des voies d’approvisionnement par pipeline. Si la stratégie de constructions de dérivations comme le Nord Stream (effectif depuis 2012, via la mer Baltique) procure aujourd’hui d’autres alternatives possibles à la Russie, elle demeurait jusqu’alors dans une position de domination en demi-teinte. Lors des décisions d’action sur les approvisionnement gaziers des années 90 comme lors de celles de 2005, la Russie a pris la décision de reprendre l’approvisionnement sans attendre la conclusion des négociations en cours, car une trop forte action sur les ressources allouées à l’Ukraine aurait irrémédiablement eu des répercussions sur les ressources disponibles pour les consommateurs tels que l’Allemagne ou la France qui demeurent certes moins dépendants mais qui le restent néanmoins ( en 2014 la consommation française de gaz russe représentait environ 15% de son usage total).
Une des causes principales de cette apparente faiblesse dans la décision russe réside dans la réalité de l’interdépendance qui lie Moscou et l’Ouest. Les pays occidentaux, et en particulier les états voisins de la Russie, sont très profondément dépendants des apports russes et ce malgré des efforts majeurs de diversifications (en particulier via le jeu norvégien), cependant cette dépendance en crée une autre également proportionnelle du côté russe. Dans un contexte de fragilisation de l’économie russe, lié à la baisse du cours des matières premières notamment, la nécessité de vendre ses hydrocarbures selon un flux régulier et assuré apparaît vital et supplante donc même, parfois, les volontés politiques d’influence. En considérant ce facteur, le choix du projet de Nord Stream prend davantage de sens, ce gazoduc a permis de réduire la part des hydrocarbures passant par l’Ukraine et la Pologne de 80% à 50% seulement, mais quel avantage pour la Russie quand celui-ci a coûté jusqu’à cinq fois ce qu’aurait coûté un second pipeline à travers terres? L’avantage est double, en premier lieu, cela permet d’isoler les pays frontaliers d’un soutien européen centré sur la dépendance énergétique ce qui renforce les possibilités d’action d’influence de la Russie ; en second lieu cela permet une fidélisation des consommateurs les plus à l’ouest[8].
De la subtilité des termes de l’échanges: D’une Europe prise en tenaille vers une Europe qui perturbe la polarisation.
Ce dernier aspect est lui-même un facteur déterminant de la nouvelle donne énergétique et il repose sur un équilibre subtil que la dualité acheter/ou ne pas acheter Russe ne permet pas d’appréhender pleinement. La fidélisation des partenaires majeurs que sont des états comme l’Allemagne ou la France passe par la négociation de contrats bilatéraux spécifiques en opposition d’une certaine manière avec la logique promue par le traité sur la Charte de l’énergie signé en 1994 que les autorités russes se refusent toujours de ratifier et ce, malgré le vote du parlement en faveur d’une position de ratification. Ce traité entendait rationaliser les politiques d’approvisionnement énergétique entre les différents états signataires au travers d’accords généraux. Cependant, pour la Russie, fragiliser le lien de confiance avec les états de l’ouest européen en les rendant tributaires de l’attitude des pays de l’est n’est pas stratégiquement viable dans la mesure où cela conduirait à renforcer le lien que ces états entretiennent avec la Norvège par notamment (plus de 40% des importations de gaz françaises[9]).
A cet aspect global vient s’ajouter un processus économique complexe que l’on pourrait résumer de la sorte: la filière énergétique russe est monopolistique pour sa plus large partie depuis le mouvement de renationalisation opéré par Poutine et concentré sur l’expansion du géant Gazprom, mais les filières gazières du reste de l’Europe, notamment dans le cadre de l’Union Européenne, se libéralisent et s’ouvrent à de nouveaux acteurs. Cette dualité induit une situation singulière dans laquelle s’opposent alors la volonté d’ouverture et de concurrence des autorités européennes d’une part et la puissance et la fougue conquérante du géant gazier russe d’autre part. La contrepartie principale que devrait concéder le Kremlin pour espérer prendre sa part du gâteau résiderait alors dans deux perspectives que seraient une ouverture du marché national (difficilement envisageable pour ses dirigeants) ou l’acceptation de la remise en cause des situations monopolistiques dans une partie de la sphère eurasienne (ce qui paraît plus cohérent mais ce qui signifierait un ébranlement d’une part de l’influence de Moscou).
Les implication de cet équilibre sont d’autant plus importantes qu’elles s’inscrivent dans un contexte de moyen terme selon lequel, d’ici 20 à 30 ans environ, 70% des besoins énergétiques de la communauté européenne seront assurés par des importations alors qu’aujourd’hui ce pourcentage ne s’élève qu’à 50%[10].
De l’hypothèse d’un exode oriental
En parallèle des tentatives plus ou moins fructueuses de Moscou pour s’emparer des entreprises responsables de l’approvisionnement gazier dans les marchés occidentaux, s’esquisse une attitude de secours centrée sur un revirement de la focalisation des efforts d’investissement et de développement. Dans la perspective d’une Europe où la russophobie économique semble croître, la Russie pourrait se tourner vers de nouveaux débouchés pour s’affranchir d’une vulnérabilité qui continuerait à s’accroître rapidement. Néanmoins des analystes tel que Vladimir Milov fournissent une grille de compréhension beaucoup plus nuancée dont la pertinence semble davantage en accord avec la réalité des contraintes russes[11].
La Russie a massivement communiqué sur les accords conclus depuis 2013 avec la Chine autour de ce qui faisait alors figure de « contrat du siècle »[12]. Ces accords avaient pour pierre angulaire le projet « Vladivostok LNG » dans lequel la China National Petroleum Corporation ( CNPC) était invitée à prendre part à hauteur de 49% ce qu’elle se refusa de faire. Sans être l’unique symptôme de la réalité mitigée du succès de ces accords, ce fait témoigne du recul qu’il est nécessaire de présenter face à ce qu’il serait facile d’appréhender comme étant un virage brusque et considérable de la Russie vers l’Est. Il semble indéniable de constater que la Russie tend et tendra probablement à diversifier ses débouchés autour de puissances majeurs à l’est et au sud en la personne de la Chine ou de la Turquie, néanmoins la tendance actuelle à la surestimation de ces partenariats balbutiants paraît davantage être liée à une volonté de montrer aux consommateurs occidentaux qu’ils pourraient, dans un futur hypothétiques, ne plus être si irremplaçables, avec tous les leviers d’influence que cela fournirait alors à Moscou.
D. M., étudiant du Master 2 en 2016-2017
[1] 1 Th.Gustafson, «Putin’s PetroleumProblem», Foreign Affairs, novembre-décembre 2012.
[2] Pavel Baev « Rosneft, Gazprom et l’État : qui décide de la politique énergétique russe ? » « Russie.Nei.Visions », n° 75, mars 2014
[3]Michael Rühle and Julijus Grubliauskas, ”Energy as a Tool of Hybrid Warfare », Research Division – NATO Defense College, Research Paper 113, Rome, Avril 2015.
[4] Bp Statical Review of World Energy.
[5] L’usage de la terminologie anglaise de « pipeline » permet d’éviter une éventuelle confusion entre oléoduc et gazoduc dans la mesure où l’anglicisme regroupe dans sa définition l’ensemble des formes possibles.
[6] AFP, « Le conflit gazier entre la Russie et la Biélorussie s’envenime », en collaboration avec L’Express, Juin 2010.
[7] A ce titre voir : Avioutskii Viatcheslav, « La guerre du gaz : gestion d’une rivalité commerciale russo-ukrainienne », Outre-Terre, 2007-2, n° 19, p. 249-267.
[8] « He who pays for the pipelines calls the tune », The Economist, 17 juillet 2009.
[9] http://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/index.php/Energy_production_and_imports/fr
[10] Commission des communautés européennes, Livre Vert, Une stratégie européenne pour une énergie sûre, compétitive et durable, Bruxelles, 8 mars 2006
[11] Vladimir Milov est un économiste spécialiste reconnu des questions énergétiques, opposant au Kremlin, ancien vice-ministre de l’Energie de la Fédération de Russie en 2002 et chef du département de la stratégie à la Commission fédérale pour l’Energie entre 1999 et 2001.
[12] http://www.lefigaro.fr/conjoncture/2014/05/21/20002-20140521ARTFIG00228-moscou-conclut-un-enorme-contrat-de-fourniture-de-gaz-a-la-chine.php
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