Par Clémentine LIENARD et Nicolas CADOT
Etude comparative de :
- Sophie Bava, Julie Picard, « Les nouvelles figures religieuses de la migration au Caire », Autrepart 2010/4 (n°56), p.153-170
- Didem Daniş, « « Attendre au Purgatoire » : Les réseaux religieux de migrants chrétiens d’Irak en transit à Istanbul », Revue européenne des migrations internationales [En ligne], vol. 22 - n°3
Introduction
Avant de les étudier et de les analyser dans le détail, il convient de présenter plus en profondeur les deux textes proposés ici, ainsi que leurs auteurs respectifs, afin de les inscrire dans un contexte de recherche global, seul à même d’appréhender leur légitimité universitaire et scientifique.
Le premier texte est un article de Sophie Bava et de Julie Picard intitulé « les nouvelles figures religieuses de la migration au Caire », publié dans le numéro 56 de la revue quadri-annuelle « Autrepart », destinée à l’étude des « sciences sociales du sud ». La présence de cet article dans ce numéro n’est pas anodine au vu du thème abordé par celui-ci: « Migrations et transformation des paysages religieux »; de la même manière, il n’est pas surprenant d’en reconnaître la maternité à Sophie Bava et Julie Picard.
En effet, la première est une docteure en anthropologie, spécialiste des migrations religieuses en Afrique du Nord à l’Université d’Aix-Marseille, et qui signe plusieurs articles au sein de ce numéro. Forte d’une thèse sur les « pratiques religieuses des migrants sénégalais mourides entre Marseille et Touba » soutenue le 17 juin 2002 à l’EHESS Marseille, sous la direction d’André Mary, elle est également membre du Conseil Scientifique de l’UMIFRE et de l’ESPAR (Egypte Soudan et Péninsule Arabique, de 2013 à 2017) et a organisé de nombreux colloques et séminaires sur les problématiques liées aux migrations religieuses dans le pourtour méditerranéen. De plus elle est membre du programme ANR Transmed CIRELANMED (Circulations religieuses autour de la méditerranée) et est responsable de l’axe 1, « Internationalisation de la formation religieuse et socialisation » Elle est également directrice de nombreux mémoires sur la question et de jury de thèse dont celui de Julie Picard, co-auteure de ce texte.
Celle-ci est enseignante à l’Université de Toulouse et docteure en géographie avec une thèse portant sur « le Caire des migrants africains chrétiens. Impasses migratoires et citadinités religieuses. Membre du programme ANR Jeunes Chercheurs MIGRELI, coordonné par Sophie BAVA elle-même, (IRD/LPED) : « Instances religieuses et d’origine confessionnelle sur les routes de la migration africaine » elle est aussi à l’origine de nombreux articles sur cette question des migrations religieuses au sein de la ville du Caire, pour laquelle elle apparaît comme une spécialiste.
Concernant le second texte, celui-ci est l’œuvre de la chercheuse turque Didem Danis paru dans le vingt-deuxième numéro de la revue européenne des migrations internationales. Didem Danis, en sa qualité de maître de conférences en Sociologie à l’Université de Galatasaray est également docteure en sociologie depuis 2009, date où elle fait valider sa thèse sur les « migrations de transit et les réseaux de migrants irakiens à Istanbul » à l’EHESS de Paris sous la direction d’André Wieviorka. Cet article se situe donc dans la continuité de ses précédents travaux universitaires et scientifiques qui se sont beaucoup centrés sur les migrations Irak-Turquie, notamment pour des motifs religieux.
S’ils s’attachent tous deux à souligner la prégnance des logiques d’appartenance cultuelles dans les dynamiques de migration, qu’elles en soient l’origine, le moyen ou le but, les deux textes possèdent des différences notables et complémentaires qui obligent une analyse dialectique et critique, que l’on retrouvera dans notre exposé. Ainsi, le premier texte, au contraire du second qui s’intéresse aux populations assyro-chaldéennes, ne se base pas sur une population restreinte mais traite d’une population bien plus large, à l’échelle continentale et qui comprend notamment chrétiens d’Afrique Subsaharienne et de la Corne de l’Afrique et musulmans des pays de l’Ouest africain. Dans un souci évident d’éviter les généralisations excessives, ces deux textes nous présentent également en annexe des portraits individuels visant à éclairer la diversité des situations et des motivations qui entourent les migrations de types religieux et contribuent par là même occasion à apporter une contribution non négligeable à l’analyse scientifique et universitaire du rôle central de l’obédience spirituelle dans les logiques migratoires transnationales de départ, d’arrivée, d’inclusion et d’accueil.
Pour mieux comprendre le développement de ce pan de l’analyse socio-ethnographique des migrations, on peut lire l’article de Stefania Capone publié dans le même numéro et qui cherche à en faire l’historiographie, en rappelant au passage que « si les études abondent, notamment sur les pratiques religieuses des différents groupes ethniques émigrés aux États-Unis, les efforts de théorisation dans ce nouveau domaine d’études sont encore rares » (Capone, 2010, p13)
Là n’est cependant pas la problématique qui nous anime. A travers l’étude combinée de ces deux articles, nous chercherons en effet à répondre à la question suivante: en quoi les dynamiques religieuses impactent-elles les logiques migratoires transnationales?
Pour répondre, nous verrons tout d’abord de quelle manière la religion s’articule comme un capital activé au sein des logiques migratoires transnationales. Nous chercherons ensuite à démontrer la pluralité des logiques qui sous-tendent l’activation de ce capital au cours des migrations, à partir des exemples fournis par les textes.
I. L’activation du capital religieux au cours des processus migratoires
Quelle que soit la place et l’importance qu’occupe la religion dans le choix du départ, elle apparaît déterminante dans les conditions d’accueil et d’intégration lors de l’arrivée des migrants au sein de nouveaux territoires, particulièrement lorsque ceux-ci sont appréhendés comme des lieux de transit. La religion, dans le cadre de cette migration de moyen-terme et transnationale est utilisée à la fois comme un ressort de l’inclusion communautaire sur mais aussi comme un support matériel d’intégration sociale.
A. L’appartenance religieuse comme base du lien social communautaire
Au Caire comme à Istanbul, et que ce soit chez les populations assyro-chaldéennes d’Irak ou africaines, la religion apparait comme un des facteurs d’intégration sociale privilégiée par les nouveaux arrivants. Si tous les migrants ne rentrent pas dans ces logiques communautaires, comme nous le verrons par la suite à travers l’analyse de certains portraits individuels, nombreux sont ceux qui investissent les espaces locaux du religieux. Cela a plusieurs implications: tout d’abord, cela témoigne bien souvent de l’existence d’une intégration intra-communautaire qui précède et influe (négativement ou positivement) l’intégration intercommunautaire sur le territoire d’origine. De plus, cette concentration du lien social autour de la question de l’appartenance religieuse tend à renforcer les liens communautaires transnationaux et contribuent au dynamisme d’une diaspora basée sur des critères différents de ceux, majoritairement financiers et économiques, qui reviennent souvent dans les travaux des chercheurs. Enfin, cette (ré)-activation du religieux tend à redynamiser des espaces religieux délaissés par les populations locales dans les pays d’accueil, et doit nous pousser à nous interroger sur les impacts des logiques de migration religieuses sur les populations autochtones.
L’analyse de portraits individuels permet une compréhension plus précise des logiques qui sous-tendent les dynamiques d’intégration communautaire à travers la religion, ainsi que des formes qu’elles prennent. L’exemple de Malik, étudiant nigérian de 39 ans ayant migré au Caire, disponible dans le premier texte nous donne un éclairage précieux sur l’importance du religieux dans l’activation du lien social intra-communautaire « Le fait d’être musulman et surtout azhari lui donne une légitimité dans les affaires dans un pays où il y a beaucoup de musulmans ou quand il faut négocier et demander un crédit aux libraires,[…]. Parallèlement, il est le tuteur d’enfants de riches nigérians étudiants au Caire« . (Bava, Picard, 2010, P159). Ce court passage encapsule plusieurs idées fondamentales que l’on retrouve au sein des deux textes. Tout d’abord on y retrouve cette idée que le migrant se définit aux yeux des autres membres de sa communauté du pays d’accueil non pas en fonction de son pays d’origine mais selon son appartenance religieuse, qui lui permet de bénéficier de certains privilèges et largesses. Cette activation intra-communautaire est d’autant plus salutaire qu’elle émerge parfois dans des contextes de xénophobie et de rejet de la part des populations locales, qui voient souvent dans l’arrivée de ces populations des menaces, notamment sur le marché de l’emploi: » Comme tout métier, le travail est dur ici en Égypte. C’est dur à cause de la langue, de la communication… Dur aussi de se faire prendre pour un Soudanais et de laisser parler dans votre dos (…) Non, les Égyptiens ne connaissent pas l’Afrique » » (Bava, Picard, 2010, p164).
D’autre part, la seconde partie de la première citation permet de distinguer une composante fondamentale des dynamiques d’intégration intra-communautaire des populations migrantes basées sur le lien religieux: leur réactualisation constante, mais aussi leur transnationalisation. L’intégration d’un nouveau membre à la communauté religieuse locale permet le développement du réseau et son extension à la diaspora du nouvel admis. Ainsi, dans le cas de Malik, son statut au sein de la communauté musulmane cairote, rendu possible par les logiques d’activation du lien communautaire, lui permet de servir lui-même de support d’intégration des enfants de riches nigérians au Caire. Dans ce système évolutif auto-entretenu, la migration religieuse, particulièrement dans des pays de transit comme l’Egypte ou la Turquie tend à se transnationaliser et à dépasser la dialectique pays d’origine/pays d’accueil pour toucher les pays où la diaspora de la communauté est présente. Cela tient en grande partie, selon Danis, à « L’extension des institutions et des courants religieux à l’échelle mondiale. » (Danis, 2006, p5). Cette intégration sociale basée sur le lien religieux intra-communautaire ne se fait donc évidemment pas de la même manière selon que les migrants intègrent une minorité où qu’ils viennent grossir la population majoritaire. Cette dimension de la migration religieuse, faiblement étudiée par les deux textes, apparaît pourtant déterminante pour expliquer les stratégies utilisées par les migrants pour s’intégrer: si dans le cas des assyro-chaldéens irakiens en Turquie ou des chrétiens d’Afrique de l’Ouest en Egypte, minorités chrétiennes dans des contextes majoritairement musulmans, ces logiques d’intégration s’expriment davantage par l’activation des liens communautaires et l’affirmation du statut minoritaire pour accéder à des droits et une protection supplémentaire, rien ne nous est dit sur la manière dont l’appartenance au groupe majoritaire influe sur la manière dont sont accueillis et intégrés les migrants.
Enfin, l’importance des réseaux religieux dans les processus migratoires doit beaucoup au dynamisme des pratiques religieuses, renforcé par ce lien intra-communautaire que nous nous sommes employés à décrire et qui apparaît d’autant plus visible qu’il se confronte bien souvent à la relative inertie des populations autochtones. L’activation du capital religieux apparaît donc d’autant plus déterminante du fait qu’elle s’effectue au sein de contextes et de populations locaux qui utilisent eux-mêmes très peu ces dispositifs: » Au-delà des acteurs et des espaces, les migrants africains se trouvent à l’origine d’un processus inédit de revitalisation religieuse, particulièrement au Caire, avec les étudiants qui alimentent les universités musulmanes et les migrants qui revivifient des lieux de cultes chrétiens, qui voyaient pourtant leur activité s’essouffler » p169
B) La religion comme support logistique et matériel des migrants
Les réseaux religieux auxquels accèdent les migrants irakiens chaldéens à Istanbul ou les chrétiens au Caire se présentent comme un support logistique et matériel. Au-delà des bienfaits de sentiment d’appartenance à une communauté et des avantages psychologiques et moraux, ces corporations apportent également une aide réelle : de l’installation des migrants dans les pays de transit jusqu’aux dernières mesures de départ. Ces réseaux religieux remplacent les réseaux professionnels de prise en charge des migrants, d’un point de vue humanitaire comme d’un point de vue associatif d’accompagnement des migrations vers le pays désiré.
Secondée par des réseaux familiaux, l’Eglise irako-chaldéenne à Istanbul accompagne les migrants et devient un véritable lien de continuité de la survie des migrants lors du passage en Turquie. Le transit à Istanbul dure entre un an et trois ans, mais dans des cas exceptionnels, il peut s’allonger à dix ans. L’Eglise chaldéenne d’Istanbul devient un pilier moral et matériel pour la survie des migrants et travaille en collaboration avec la branche catholique du réseau chrétien irakien « Caritas » : elles partagent les informations sur des opportunités d’emplois ou de logement, des moyens de scolariser les enfants et offre une assistance humanitaire, comme l’apport de vêtements, de nourriture ou d’une aide médicale. L’Eglise devient dès lors l’intermédiaire entre les migrants chaldéens et les stambouliotes et permet une intégration de la communauté à un environnement plus large. L’Eglise chaldéenne est la structure intégratrice des chaldéens dans la société turque en ce qu’elle s’est convertie en une plateforme de contact entre les stambouliotes non-musulmans et les chaldéens. Ils travaillent généralement chez eux, au service de la famille ou louent des logements. De plus, en termes d’aide logistique migratoire, l’Eglise accompagne complètement les migrants dans leurs démarches administratives. Des rencontres sont organisées avec les Sous-préfectures et le Bureau des Etrangers du Département de la Sécurité, ce qui permet d’établir un lien direct avec les autorités stambouliotes. Ces connexions sont primordiales pour les migrants en situation irrégulière. Ces médiateurs entre les populations et administrations locales et les migrants chrétiens irakiens sont les professionnels religieux, les gardiens des Eglises.
Au Caire, les prêtres et les pasteurs jouent également un rôle fondamental auprès des populations chrétiennes d’Afrique sub-saharienne. L’Egypte est devenue la terre de différentes communautés de chrétiens, qu’ils soient coptes, catholiques, orthodoxes ou protestants. Se sont également implantés de nombreux ordres missionnaires ou mendiants. Malgré cette diversité religieuse de chrétiens et de profils de migrants, les prêtres et les pasteurs ne fournissent pas seulement une aide spirituelle aux migrants. Ces hommes de religion s’investissent parfois aux côtés d’ONG ou seuls pour rendre des services aux migrants dans le besoin ou dans des situations précaires. Cette vocation d’assistance exercée dans l’ensemble de la communauté chrétienne du Caire montre bien la place essentielle du réseau religieux au sein des routes migratoires. « Ils ont fait un choix. Je peux les aider moralement et spirituellement. Ils doivent trouver une vie décente ici et il m’arrive d’aider certains à trouver un travail, en faisant l’intermédiaire avec des familles occidentales », explique Dominique (le pasteur méthodiste ivoirien dont le portrait est dressé à la page 164) à propos des migrants africains.
Les réseaux religieux qui ont mis en place des mesures d’assistance légale, administrative, médicale ou alimentaire auprès des membres de migrants de leurs communautés en transit, remplacent les institutions étatiques ou associatives d’aide dans ces territoires. Les réseaux religieux prennent alors une place capitale dans la survie des migrants chrétiens. Pourtant, cette offre d’assistance des migrants dans ces villes, qu’elle soit défaillante ou simplement substituée par les Eglises des communautés n’est pas exposée dans les deux articles étudiés. Bien qu’ils fassent état de conditions de vie précaires et difficiles, les articles ne donnent pas concrètement d’indications quant aux traitements réservés à ces migrants par les pays de transit.
Ces migrants chrétiens à Istanbul ou au Caire font partie des minorités religieuses au sein de pays à majorité musulmane sunnite. Bien que l’article sur « les Nouvelles Figures de la religion au Caire » présentent les difficultés de liberté de culte en Egypte et les précautions que doivent prendre les professionnels religieux face aux accusations de prosélytisme, nous n’avons pas davantage d’explications sur les politiques de liberté de cultes et le statut des minorités dans ces pays de transit. De plus, il est pertinent de s’interroger sur les motivations des migrants à se tourner vers leurs Eglises pour un support logistique. Le font ils simplement parce que l’offre est disponible ou parce qu’il existe une différence de traitement entre les migrants musulmans et les migrants chrétiens en Turquie et au Caire de la part des associations d’aide aux réfugiés ou des institutions étatiques ?
II. Des logiques d’activation plurielles et diversifiées
Comme dit précédemment, l’activation du capital religieux dans les logiques migratoires n’est pas singulière et répond à des processus pluriels qui dépendent autant du profil des migrants que de leurs aspirations personnelles. Cet état de fait tend à relativiser les analyses qui visent à généraliser la place du religieux dans les dynamiques migratoires et justifie les analyses ethnographiques de terrain sur des populations plus réduites, pour en épouser la complexité réelle.
A. L’existence de profils migratoires variés au cœur des dynamiques de migrations religieuses
Sans revenir sur ce qui a déjà été évoqué précédemment il est nécessaire d’insister néanmoins sur les implications concrètes que la diversité des profils migratoires revêt au cœur des dynamiques religieuses. On l’a vu, selon qu’ils soient membres du groupe social majoritaire ou qu’ils fassent au contraire partie d’une minorité, les migrants adoptent des stratégies d’inclusion différenciées et qui prennent tout leur sens à travers l’étude des portraits individuels. De la même manière les structures institutionnelles des pays d’accueil et de départ vont influer grandement sur la manière dont vont être activés les capitaux religieux par les migrants. Se pencher sur cette diversité des figures migratoires qui se réclament des logiques religieuses permet également de voir que ces processus de migration ne s’articulent pas seulement à travers et autour des logiques communautaires mais aussi parfois en opposition à celles-là. C’est à travers l’étude de cette diversité des profils qu’on comprend également les limites de l’étude des processus migratoires seulement centrée autour des catégories d’analyse du religieux.
La migration religieuse, que ce soit en Turquie ou au Caire est loin d’être un phénomène unitaire. Les différences sont ainsi nombreuses entre les communautés, (notamment au Caire où les pasteurs chrétiens d’Afrique Noire répondent à des logiques d’insertion et de migration bien différentes des étudiants musulmans de l’Université d’Al-Azhar par exemple) mais également au sein même de celles-ci. La religion, en ce qu’elle est au cœur des logiques migratoires de ces populations, à la fois comme facteur d’intégration que comme support logistique et matériel (voir ci-dessus) est cependant aussi vu dans certains cas comme un héritage pesant dont les migrants souhaiteraient se détacher: « La religion, qui joue le rôle important de stratégie de survie, se développe facilement en un appareil de contrôle social en vue de renforcer la sauvegarde des normes et comportements communautaires » (Danis, 2006, p7]. Cette attitude personnelle face à la reconnaissance de la religion comme élément central du processus migratoire n’est pas anodine car elle va également grandement influencer l’intégration et le parcours des populations migrantes au sein du territoire d’accueil, ainsi que l’ensemble des interactions de ces populations avec leur espace transnational. L’exemple nous est donné ici dans le texte de Danis, à travers l’étude de la trajectoire de Jacklin, un migrante irakienne chaldéenne qui refuse le système de rétribution/punition mise en place par sa communauté à Istanbul et fréquente l’Eglise syrienne au lieu de fréquenter celle de sa propre communauté. « Les politiques étatiques et les arrangements institutionnels ont également des conséquences sérieuses sur les structures religieuses des migrants en Turquie » [Danis, 2006, 12].
Cette réticence à activer ces réseaux religieux dans le cadre d’un processus migratoire, s’il tient avant tout d’un choix personnel, est aussi grandement influencé par les structures politiques et institutionnelles des pays d’accueils et de départ. La possibilité d’activer ou non les logiques religieuses dépendent en effet grandement de l’organisation sociale du pays dans lesquelles celles-ci s’expriment. En guise d’exemple, on peut souligner par exemple que l’importance de la migration estudiantine musulmane de direction de l’université cairote d’Al-Azhar, spécialisée en théologie islamiste, par rapport à d’autres types de migrations, est accentuée par le fait que l’université leur impose le plus souvent les filières religieuses » aux migrants. [Bava, Picard, 2010, p157]. De la même manière, il apparaît évident que le contexte politique du pays de départ joue un rôle majeur dans ces migrations, notamment lorsque les populations sont victimes de persécutions, comme c’est le cas pour las assyro-chaldéens en Irak.
Si ces deux textes ont le mérite d’attacher un soin particulier à nous présenter des portraits individuels, pour nous rappeler la diversité des trajectoires migratoires, (avec un spectre très large allant du pasteur chrétien subsaharien à l’étudiant musulman, en passant par le couple assyro-chaldéen), ils tendent néanmoins à réduire les migrations à leurs simples caractéristiques religieuses, nonobstant par la même occasion de prendre en compte des problématiques d’autre nature mais dont l’importance est également déterminante dans ces processus migratoires. Rien n’est dit en effet de la prégnance des facteurs religieux sur d’autres facteurs sociaux, culturels ou historiques et l’on pourra regretter qu’il ne soit fait qu’une analyse très superficielle des profils socio-professionnels de ces migrants, de leur condition, de leur âge et de leur sexe par exemple. En cherchant à étudier l’importance du facteur religieux au sein des logiques migratoires, les chercheures ne parviennent cependant pas à répondre à la question fondamentale qui sous-tend cette analyse: existe-il un profil-type du migrant religieux et si oui, quel est-il?
La critique de Capone, évoquée en introduction et qui regrette « le manque de théorisation » des analyses des migrations religieuses transnationales semble donc également pouvoir s’appliquer à ces deux textes (Capone, 2010, p13).
B) La religion comme fin et comme moyen
Les deux articles étudiés présentent une distinction fondamentale dans les motivations qui ont poussé les migrants à s’installer à Istanbul ou au Caire. Les Irako-Chaldéens subissent une migration forcée, notamment à cause de répressions religieuses dans leurs pays d’origine. Pourtant, certains migrants d’Afrique Sub-Saharienne décident de se rendre au Caire ou d’y rester par opportunités religieuses. La religion est un argument final pour les migrants d’Afrique noire qui se rendent au Caire alors qu’elle est un moyen de s’échapper en Turquie pour les migrants Irako-Chaldéens.
Les irakiens sont en 2006 la première communauté migrante en situation irrégulière présente en Turquie. Les Chrétiens assyro-chaldéens migrent vers la Turquie dans le but d’atteindre des Etats lointains comme le Canada ou l’Australie. Cette minorité du Moyen-Orient a subi de plein fouet les nombreuses instabilités qui ont touché l’Irak depuis les années 1980 : la guerre entre l’Iran et l’Irak entre 1980 et 1988, la première guerre du Golfe en 1991. Les conditions de vie se sont dégradées suite aux différents embargos et à l’instabilité politique. L’intervention des Américains en Irak en 2003 a accru les persécutions contre les minorités chrétiennes, accusées de collaboration. Cela s’est alors soldé par de la discrimination, des attaques, des dégradations de bâtiments religieux ou des intimidations. Si le caractère religieux n’est pas toujours l’élément fondamental du départ des chrétiens d’Irak, il reste un facteur déterminant. Les chrétiens partent dans l’optique de trouver un emploi ou de se réfugier dans un environnement politique sain. La migration en Turquie n’est qu’une étape dans leur longue route migratoire. L’article mentionne même que : « Des conditions parallèles existent pour les Chrétiens irakiens ; alors que la discrimination envers leur identité religieuse les force à quitter le pays, l’oppression dont ils ont été victimes en tant que membres d’une minorité́ leur donne accès au statut de réfugiés ou à la protection humanitaire. » (p.3). Il est difficile alors de distinguer la migration économique de la migration politique. Si la religion est un facteur capital d’intégration en Turquie pour les Chrétiens d’Irak, l’environnement religieux construit par les Eglises chaldéennes d’Istanbul n’est pas pour autant un motif qui les incite à rester.
La ville du Caire est elle aussi considérée comme une ville transit mais devient pourtant au regard de l’environnement religieux une destination pour les Africains sub-sahariens. Le Caire est devenu une ville attractive pour les Africains depuis l’implantation d’une antenne du Haut-Commissariat des Réfugiés en 1954. Le flux des migrants trouvant au Caire une ville étape vers un avenir meilleur a été renforcé par les guerres civiles et conflits dans les pays au Sud de l’Egypte, comme le Soudan, l’Erythrée, l’Ethiopie ou encore la Somalie. Les durcissements des politiques migratoires en Europe et de la délivrance du statut de réfugié par le HCR depuis les années 2000 contraignent les migrants à s’installer plus durablement et de manière indéterminée en Egypte. Ces migrants remplissent sur le long-terme les lieux de culte musulmans et chrétiens. En effet, des migrants comme les Ivoiriens, les Maliens, les Sénégalais ou les Camerounais sont de profession musulmane ou chrétienne en majorité, au regard du passé colonial français. Cette augmentation des membres des communautés religieuses chrétiennes provoque un appel d’offre chez les Missionnaires d’Afrique Sub-Saharienne qui viennent alors travailler dans les Eglises du Caire. Cette forte demande religieuse permet aux missionnaires sub-sahariens d’achever leur formation religieuse. De plus, l’accroissement des offres religieuses et la « démocratie de l’accès au divin » (p.165) dont l’expression de Jean-Paul Willaime a été reprise dans l’article ont permis à des migrants de trouver une vocation religieuse lors de leur période de migration. Cette nouvelle destinée offre une situation de confort et leur permet de s’implanter durablement au Caire. L’offre religieuse devient alors un élément de motivation de migration de la part des Africains. La religion revêt un caractère d’opportunité au Caire et devient la finalité des objectifs migratoires.
La Religion est au cœur des parcours migratoires à Istanbul et au Caire. Elle est un moyen de s’intégrer, propose un certain réconfort moral et une source de bien-être psychologique. L’aide et l’assistance humanitaire apportées par le personnel religieux aux migrants sont une ressource non-négligeable lors d’un voyage migratoire de longue durée. Les deux articles choisis permettent d’avoir une vision précise du poids des religions dans les parcours migratoires au Moyen-Orient.
Les deux articles soulèvent néanmoins quelques points divergents : d’abord parce que les profils de migrants étudiés sont variés, ensuite parce que les communautés ciblées ne migrent pas pour les mêmes raisons. Il faut établir une distinction entre migration forcée, politique voire économique et une migration d’opportunité, liée au Caire à une revitalisation de la demande de personnel religieux.
Les deux articles mettent pourtant en évidence la transnationalisation des parcours et des réseaux.
Toutefois, il s’agit d’effectuer une actualisation des situations migratoires au Moyen-Orient. Les deux articles ont été écrits en 2006 et 2010 et depuis, de nombreux évènements viennent redéfinir les champs de migration dans cette région. Si l’Egypte et la Turquie restent deux routes de transit, les deux pays ont été secoués par les Printemps Arabes en 2011 et l’ordre politique a changé. L’Egypte fait face elle-même à de nombreuses instabilités politiques et économiques, ainsi qu’à de nouvelles réformes de limitation de la liberté de culte envers les communautés religieuses minoritaires. La Turquie quant à elle a signé en 2016 de nouveaux accords avec l’Union Européenne, visant à réduire l’immigration vers l’Europe. Enfin, deux crises humanitaires et de nouveaux conflits ont éclaté au Moyen-Orient depuis la rédaction des articles, notamment les deux guerres civiles en Libye et en Syrie. L’afflux de demandeurs d’asile venant de ces deux pays s’est énormément accru. Les profils majoritaires de réfugiés en Turquie sont désormais de ces nationalités. Répartis à travers le monde, selon le Haut-Commissariat des Réfugiés dans ses rapports statistiques annuels, on estime à 5,6 millions le nombre de réfugiés syriens en 2018[1], dont 63% présents en Turquie.
[1] https://data2.unhcr.org/en/situations
Bibliographie
Bava, Sophie, et Julie Picard. « Les nouvelles figures religieuses de la migration africaine au Caire », Autrepart, vol. 56, no. 4, 2010, pp. 153-170.
Bava, Sophie, et Stefania Capone. « Religions transnationales et migrations : regards croisés sur un champ en mouvement », Autrepart, vol. 56, no. 4, 2010, pp. 3-15.
Capone, Stefania. « Religions « en migration » : De l’étude des migrations internationales à l’approche transnationale », Autrepart, vol. 56, no. 4, 2010, pp. 235-259.
Daniş, Didem, et Jedediah Sklower. « « Attendre au Purgatoire » : Les réseaux religieux de migrants chrétiens d’Irak en transit à Istanbul », Revue européenne des migrations internationales, vol. vol. 22, no. 3, 2006, pp. 109-134.
http://www.unhcr.org/fr/apercu-statistique.html
https://data2.unhcr.org/en/situations/syria#_ga=2.94612505.460367283.1522754015-388166384.1514984299