Dans le contexte du centenaire de la Première Guerre mondiale, la parution d’une série de livres (1) visant à des degrés divers à questionner la « responsabilité » de l’Allemagne dans le déclenchement de celle-ci témoigne des controverses vivaces suscitées par cette question. Les prises de position d’auteurs contemporains n’offrent néanmoins qu’un très pâle écho de la virulence des débats qui parcourent les sociétés allemande et française durant les années 1920. Inspiré au premier chef par les élites politico-militaires du vainqueur français, l’article n°231 du traité de Versailles établissait comme une vérité historique le rôle déterminant de Berlin dans le déclenchement de la Grande Guerre, en dérivant son « devoir » de réparer financièrement les torts causés. Le personnage qui incarne le plus exemplairement peut-être, dans les années de l’immédiat après-Armistice, le refus résolu, absolu, de la Kriegschuld (2) est le général Erich Ludendorff, alors en semi-disgrâce. Figure éminente de la guerre mondiale, œuvrant initialement sur le front oriental, il formait à partir de septembre 1916 avec le général Hindenburg le tandem de « Dioscures » présidant aux destinées de l’armée et de la nation allemandes, au-delà même de l’autorité de l’empereur. Il publie avec succès dès 1919(3) ses souvenirs de guerre(4), dont le nationalisme inconditionnel est apprécié dans sa patrie, et qui connaissent de nombreuses éditions. Ce phénomène à la confluence des sphères civiles et militaires ne laisse pas indifférent le vainqueur français, alors en plein travail d’écriture, de structuration et de fixation des expériences de la Grande Guerre. Ludendorff pointe divers boucs émissaires : le gouvernement et le Reichstag, la révolution intérieure fomentée par les socialistes, la faiblesse des alliés, l’esprit défaitiste au sein des troupes dans le but affiché de dédouaner les militaires de toute erreur décisionnelle. Lui qui a eu une part déterminante dans le déclenchement de la guerre sous-marine à outrance (5) dénonce l’habileté de l’état-major adverse qui met le génie technique national au service de l’effort de guerre, faisant intervenir les chars sur le champ de bataille, avec un succès qui va grandissant durant les derniers actes de la conflagration. Cette reconnaissance de l’importance de la modernité du matériel de combat terrestre fait partie des aspects les moins explorés de la rhétorique de Ludendorff, dont on retient surtout le tonitruant et visionnaire La Guerre totale(6). Le général Edmond Buat, artilleur, esprit brillant, devenu chef d’état-major général de l’armée française en janvier 1920, ouvre la traduction(7) de ses mémoires de guerre par une préface plutôt admirative, reconnaissant son génie tactique. Il consacre également à Ludendorff un ouvrage entier (8) bien documenté qui atteint une renommée européenne. Figure aujourd’hui éclipsée par les quelques grandes statues (Pétain, Weygand) émergeant encore dans l’oubli général qui caractérise l’entre-deux-guerres, Buat pose un regard d’une étonnante modernité sur un personnage paradoxal que l’on pourrait qualifier de passéiste dynamique, voire remuant(9). Engagé dans une large démarche de veille stratégique, l’officier général français s’efforce d’intégrer les efforts de conceptualisation de l’ennemi dans le travail d’interprétation des événements politico-militaires récents. (…) Les « Souvenirs de guerre » (…) offrent un intérêt évident pour les lecteurs de tous les pays. Les pages qu’on va lire n’en sont qu’une présentation sous forme spéciale, c’est-à-dire condensée, accessible à tous les publics, accompagnée de commentaires destinés à projeter quelque lumière aussi bien sur le caractère du héros du livre que sur les causes de ses succès et de ses revers. Peut-être y trouvera-t-on, par surcroît, des occasions de rapprochement avec les événements qui se sont passés, pendant quatre années, dans notre propre pays(10). Buat présente ainsi un livre de bonne vulgarisation à destination d’un lectorat qui n’aurait pas le courage, la curiosité ou l’envie de se plonger dans les deux tomes touffus des mémoires de guerre. Il s’adresse certes au corps des officiers et des sous-officiers du monde francophone et au-delà(11). Mais il écrit aussi pour le grand public cultivé, puisqu’il publie régulièrement dans des périodiques généralistes(12) qui apprécient sa plume et son expertise. Moderne(13) dans son action à la tête de l’état-major, il souligne aussi, dans la sphère publique, l’importance de comprendre la rationalité de l’adversaire dans la conception de la conduite de la guerre, d’analyser ses écrits de manière à comprendre ses mobiles les plus mystérieux. Sans doute, les pensées ou prévisions qui hantèrent l’esprit de l’auteur et que les faits n’ont pas vérifié nous sont, en partie du moins, dissimulées ; (…) tout ce qu’il révèle est bien de nature à nous fixer sur sa mentalité(14). Nous allons avoir affaire à un homme, à coup sûr éminent, et, plus certainement encore, très différent de nous(15). L’appréciation portée sur Ludendorff est plutôt équilibrée, distanciée, Buat résumant pédagogiquement (16) les Kriegserinnerungen avec une certaine impartialité. Il indique le tournant(17) que représente a posteriori la bataille d’Amiens, « le jour le plus sombre de l’armée allemande » attribué à l’intervention massive de chars français et britanniques, événement qui, dans l’ensemble de la Première Guerre mondiale, fait l’objet d’une construction culturelle autonome. Une facette représentative de la réception allemande du livre de Buat sur Ludendorff est un long article signé - fait relativement inhabituel - dans la revue militaire et généraliste Wissen und Wehr. Le point de vue du chef d’état-major général de l’armée du vainqueur est analysé avec sérieux, l’antipathie éprouvée envers le camp adverse n’altérant pas la volonté de comprendre son attitude. Ce livre est écrit par un Français ; en aucune page, il n’est possible de l’oublier, relève Wolfgang Peters, soulignant (…) C’est lorsqu’il parle du soldat en soldat que l’auteur est le plus pertinent(18). Le chroniqueur estime que Buat se livre – injustement - à une critique acérée de la conduite de la guerre par Ludendorff durant le printemps et l’été 1918. Peters insiste sur le rôle déterminant de l’intervention américaine cette année-là, aspect que les Français tendent à minimiser, voire parfois à passer sous silence. Autant il apprécie les parties du livre strictement consacrées à l’art de la guerre, autant le reste des jugements portés sur les hommes, leur politique et leurs idées lui paraissent teintés de préjugés haineux, même s’il admet que Buat ne méconnaît nullement la « grandeur » de Ludendorff. Ce dernier semble considéré en France comme une autorité sur la conduite de la guerre, malgré son aura légèrement scandaleuse. Lors de son intervention parlementaire du 14 mars 1922 visant à convaincre les instances décisionnelles françaises de procéder à une motorisation extensive de l’armée, en accroissant en particulier la part des chars de combat, le député Jacques Duboin se place sous le double parrainage symbolique de Buat et de Ludendorff. Le premier est invoqué pour son modernisme assumé, le second pour une déclaration publique, reprise dans ses mémoires, selon laquelle ce n’est pas la faiblesse numérique des divisions qui rend la situation inquiétante, mais plutôt les tanks qui apparaissent par surprise en très grand nombre(19). En plus d’être pris en compte par l’état-major à travers une série de livres, le point de vue du représentant du commandement suprême ennemi s’invite donc occasionnellement dans la vie politique française. Il existe aussi un phénomène de rétroaction : lors du décès prématuré du général Buat, de maladie et d’épuisement, en décembre 1923, l’hebdomadaire semi-officiel de l’armée allemande Militär-Wochenblatt(20) rend hommage à ses études sur la stratégie de Hindenburg(21) et Ludendorff. Le texte est presque aussi chaleureux que celui que lui consacre l’état-major de l’allié britannique dans une revue équivalente(22). Durant les années 1920, malgré une très vive animosité franco-allemande, se tisse ce que François Cochet nomme une « Europe des militaires ». À travers son effort de compréhension, de diffusion, de vulgarisation des idées de Ludendorff, le général Buat montre comment les conceptions nationales peuvent passer les frontières, voire essaimer et faire souche loin de leur lieu géographique de naissance. Ne se positionnant pas, contrairement au personnage qu’il étudie, dans une démarche d’auto-justification et d’appel quasi-mystique au relèvement de la puissance nationale, Buat est lucide sur les facteurs qui ont mené la France à la victoire, sur ce qui peut obscurcir l’avenir de l’armée française - qui est encore la première du monde - et les mesures à prendre pour assurer sa pérennité. Il accorde une grande importance à la formation des officiers supérieurs et généraux et à leur métier, leur statut de manière générale, préconisant de s’inspirer d’exemples étrangers. Face aux analyses mesurées de Buat, le ressentiment créatif de Ludendorff possède néanmoins une force de persuasion très supérieure sur les forces vives de sa nation.
Candice Menat, docteur en Histoire (CHERPA)
1 On peut citer par exemple le titre provoquant de Philippe Simonnot publié simultanément en français et en allemand, Non, l’Allemagne n’était pas coupable.
2 Responsabilité, voire culpabilité de la guerre.
3 LUDENDORFF, Erich, général, Meine Kriegserinnerungen 1914-1918, Berlin, Mittler, 1919, 628 et VIII p.
4 Kriegserinnerungen.
5 LINDEMANN, Thomas, « Ludendorff et la guerre totale. Une approche perceptuelle » in GÉRÉ, François, WIDEMANN, Thierry, La Guerre totale, Paris, Economica, 2001, 210 p., p.23 à 53, p.33-36.
6 LUDENDORFF, Erich, général, Der totale Krieg, Ludendorffs Verlag, Munich, 128 p. Une traduction française paraît deux ans plus tard, La Guerre totale, Paris, Flammarion, 1937, 138 p.
7 LUDENDORFF, Erich, général, Souvenirs de guerre (1914-1918), Paris, Payot, 1921, 443 p. et 408 p. Comparée à l’original, la traduction prête à Ludendorff une plume plus élégante, plus mesurée qu’elle ne l’est en version originale, mettant en quelque sorte ses mémoires dans le goût français.
8 BUAT, Edmond, général, Ludendorff, Lausanne, Payot, 1920, 298 p.
9 Lorsque Kapp, un haut fonctionnaire prussien aiguillé par des militaires, tente en mars 1920 un coup de force à Berlin, Ludendorff y participe dans l’espoir de reprendre la situation de l’Allemagne en main. Il sera également aux côtés d’Hitler lors du putsch de la Brasserie le 8 novembre 1923, avant de perdre peu à peu foi en l’action politique, phagocyté par les nazis en lesquels il avait foi initialement.
10 BUAT, Edmond, général, op. cit., p.8.
11 BUAT, Edmond, général, « L’État-major », Revue de Paris, 15 juillet 1921, p.248 à 260 est par exemple traduit sous le titre « The Staff », Army Quarterly, avril 1922, p.35 à 45.
12 Le général Buat est par exemple un collaborateur régulier de la Revue de France d’une tonalité plutôt littéraire.
13 Le général Buat lance par exemple en janvier 1921 une commission d’études portant son nom dont la mission principale est de rédiger un programme de chars de combat. Il prévoit aussi la création d’une force d’intervention constituée de divisions aériennes de bombardement et de divisions terrestres comportant camions et blindés, projet tué dans l’œuf par son successeur, le plus conservateur général Debeney.
14 Un spécialiste en littérature et histoire de l’art (s’exprimant sur un support pour lequel Buat n’est pas un étranger), juge plus sévèrement les Kriegserinnerungen. GILET, Louis, « Les mémoires de Ludendorff », La Revue des deux mondes, octobre 1919, p.927 à 948, p.930 En fait, ce gros volume n’est pas un livre de souvenirs ni un livre d’histoire, écrit pour le plaisir de revivre le passé ou d’en éclaircir les points obscurs ; c’est un long plaidoyer (…) pro domo, habile, passionné, éloquent, où l’auteur argumente encore plus qu’il ne raconte, où les faits cèdent à tout instant la place aux discussions, où la controverse domine chaque page l’histoire, où le récit tourne en ergotages, où l’auteur exhale pêle-mêle ses regrets, ses plaintes, ses rancunes, où il accuse à son tour et dresse contre ses critiques et contre ses adversaires un violent réquisitoire.
15 BUAT, Edmond, général, op. cit., p.9.
16 Son talent de vulgarisateur est reconnu par le camp adverse. PETERS, Wolfgang, Wissen und Wehr n°4 1921, rubrique Literatur, p.295. Cette analyse écrite clairement est susceptible de fournir au lecteur qui ne connaît pas les Kriegserinnerungen une impression adéquate de l’action de l’homme [Ludendorff].
17 BUAT, Edmond, général, op. cit., p.222-224.
18 PETERS, Wolfgang, op. cit., p.295-296.
19 Cette déclaration – Ludendorff étant coutumier des formules – est très fréquemment citée par les Français, notamment dans l’article BLOCH, Darius Paul, « L’avenir du char de combat », Revue militaire française, janvier 1922, p.90 à 102, p.90-91.
20 ANONYME, Militär-Wochenblatt, n°11 10 décembre 1923, rubrique Verschiedenes, p.309.
21 BUAT, Edmond, général, Hindenburg et Ludendorff stratèges, Paris, Berger-Levrault, 1923, 252 et VIII p.
22 ANONYME, Army Quarterly n°2 juillet 1924, rubrique Notes on foreign war books, p.418-419 loue ses ouvrages écrits depuis la fin de la guerre, Ludendorff, Hindenburg, L’Armée allemande, Hindenburg et Ludendorff stratèges, [qui] ont fait l’objet de recensions dans ces colonnes.