Afghanistan : pendant que l’on se retire, la drogue continue de proliférer…

8 déc

C’est à Hillary Clinton, dès sa prise de fonction au sein de l’administration Obama, que l’on doit l’association officielle du terme de « narco-Etat » à l’Afghanistan. En effet, le 5 février 2009, dans un rapport remis au Congrès et lors de sa présentation devant les membres de la chambre haute américaine, la nouvelle Secrétaire d’Etat ne mâchait pas ses mots et parlait de l’Afghanistan comme un « narco-Etat (…) hanté par des capacités limitées et une corruption généralisée ». Si la formule employée par Hilary Clinton est quelque peu vindicative et sans doute teintée d’un mélange d’exagération et de confusion au moment où elle est prononcée, celle-ci a tout de même le mérite de soulever une problématique oubliée ou plutôt cachée par l’importance du conflit international : la question de la drogue.

            En réalité, la question de la production de drogue en Afghanistan s’avère être un sujet important pour celui qui cherche à saisir l’histoire de ce pays mais aussi à comprendre la situation actuelle. Ainsi, se demander si l’Afghanistan est aujourd’hui un narco-Etat, c’est soulever un paradoxe assez étrange à première vue. Ce paradoxe c’est celui d’un Etat à la fois premier coupable du développement de la question de la drogue et première victime de sa passivité, de son inefficacité. C’est pourquoi l’étude de la question du narco-étatisme doit tenir compte de cette triple dimension territoire - population - institutions. Et, à l’heure où le retrait de la coalition est entamé, il est temps de tirer un bilan sur le rapport qu’entretiennent l’Etat afghan et la question de la drogue.

            D’abord, il est évident que la présence de la drogue sur le territoire afghan ne date pas de l’intervention de la coalition en 2001. Ses racines sont lointaines et remontent sans doute à Alexandre le Grand au IVème siècle av J-C. De fait, très tôt, et notamment dans le cas de l’Afghanistan, l’histoire du pavot représente l’histoire d’une diffusion et d’un commerce. L’histoire de la production n’est venue que bien plus tard et c’est le contexte de conflit continu alimenté successivement par l’intervention soviétique entre 1979 et 1989 et la période de guerre civile entre 1989 et 1996 qui explique le véritable décollage de la production de drogue et la transition vers une économie de la drogue. Au cours de cette période, la drogue s’enracine dans les pratiques et les mentalités. Et contrairement au rigorisme et au puritanisme affichés par le régime des taliban, ce dernier ne met pas fin à la présence de la drogue en Afghanistan. L’année 2000, par la décision radicale du mollah Omar d’interdiction totale de la production, n’est en réalité qu’un bref intermède. Entre temps, la drogue est passée du rang d’élément conjoncturel (utile pour financer l’effort de guerre) à celui d’élément structurel faisant désormais partie du paysage national.

            Néanmoins, il est certain que l’intervention américaine a servi de catalyseur à la question de la drogue sur le territoire afghan. En effet, entre 2001 et 2012, le renforcement de l’économie de la drogue a d’abord été permis par l’explosion et la diversification de la production des plantes à drogue. Les trafics liés à la drogue ont eux aussi connu leur heure de gloire. Dès 2001, les Etats-Unis n’ont d’autre alternative, pour gagner la guerre contre le terrorisme et de tenir le pays avec un minimum de forces en présence, que de pactiser avec les chefs de l’Alliance du Nord, ces chefs de guerre qui sont aussi les derniers producteurs de drogue. Dès lors, ces chefs de guerre convertis pour l’occasion en barons de la drogue ont saisi l’ouverture et ont utilisé la complaisance des Etats-Unis ainsi que la faiblesse des autorités en place pour étendre leurs juteux trafics. Cette extension des trafics a été l’occasion d’une pénétration assez singulière du capitalisme en Afghanistan dont les préceptes ont été appliqués en priorité au système de la drogue pour ainsi donner naissance à un marché national unifié.

            Ce marché a certes une dimension nationale, il ne s’arrête pas pour autant aux frontières si poreuses de l’Afghanistan de sorte que le pays fait figure d’espace carrefour pour le trafic mondial de drogue. La notion de Croissant d’Or qui regroupe ces trois pays que sont l’Iran, le Pakistan et l’Afghanistan en raison des liens qu’ils entretiennent dans le trafic régional et mondial de drogue, continue de subsister mais elle perd en pertinence pour deux raisons. D’une part, dans cet ensemble, l’Afghanistan écrase toute concurrence que ce soit pour la production ou le trafic. D’autre part, de nouveaux voisins comme les anciennes républiques socialistes soviétiques contribuent à ôter toute rigidité aux frontières du Croissant d’Or. L’Afghanistan continue d’être à la croisée des chemins de la drogue vers l’Occident mais les routes qui s’y croisent sont toujours plus nombreuses. Aux routes traditionnelles se joignent maintenant de nouvelles routes, surtout au Nord, renforçant au passage le rôle de pivot que joue l’Afghanistan dans l’économie mondiale de la drogue. Le problème est que le long de ces routes, la drogue afghane, en se diffusant, répand la toxicomanie et la pandémie du VIH.

            Sauf que la jeune République islamique d’Afghanistan n’est pas innocente dans cette influence de la drogue sur son territoire et sur sa population. La question était donc de savoir si cet Etat bénéficiait plus de la question de la drogue qu’il n’en souffrait. A ce sujet, la réponse à apporter ne pouvait être plus évidente. Depuis 2001, la pression exercée par la drogue sur l’Etat n’a fait que croître et ce pour plusieurs raison.

            La première est bien sûr le manque de maturité des institutions en place. En 2001, dans la logique des Etats-Unis, la victoire serait obtenue une fois la nébuleuse Al Qaïda anéantie, les taliban chassés et un gouvernement ami installé au pouvoir. Mais les Etats-Unis, impliqués à fond dans leur logique de guerre contre le terrorisme, ont oublié les principes fondamentaux de la science politique. Ce qui fonde la souveraineté d’un Etat, c’est la permanence de ses institutions, leur pérennité. Face à un peuple qui n’en est pas un en temps de paix et qui n’en est un uniquement lorsqu’il s’agit de se coaliser contre l’occupation de l’étranger, la conquête de la souveraineté ne s’annonçait pourtant pas comme une tâche routinière. Et ce n’est que trop tard, avec la perte de l’initiative militaire sur le terrain, que les troupes occidentales ont pris conscience de l’intérêt de protéger ce nouvel Etat. Car ce qu’il fallait, c’était d’abord  l’enraciner, l’inscrire dans les mentalités plutôt que de continuer, en faisant un usage forcené et tête baissée du tout militaire, à alimenter le mouvement des « déracinés », tous ces combattants qui ne se retrouvent pas dans les nouvelles institutions. Bien que plus adaptée, la stratégie de contre-insurrection mise en place par l’administration Obama est arrivée trop tard, ce qui explique sans doute son échec.

            La deuxième est que cet Etat cumule les faiblesses internes ce qui le rend très vulnérable à la drogue. La République islamique d’Afghanistan est aujourd’hui un Etat faible et il ne fait plus aucun doute que cet Etat deviendra défaillant le jour où partiront les troupes de la coalition. Lorsqu’il ne se fragmente pas du fait de la concurrence alimentée par des trafics comme celui de la drogue, le pouvoir se trouve, par un complexe jeu d’équilibriste, trop concentré. Et puis il ne faut pas oublier que si la drogue est un des nerfs des rivalités de pouvoir, elle est aussi un des nerfs de la lutte des taliban : un nerf tant économique que symbolique. Cela ne signifie pas pour autant que la drogue bénéficie davantage aux taliban qu’à un autre groupe.

            Car, et c’est bien la troisième raison, l’influence de la drogue sur l’Etat afghan et ses fonctionnaires va croissante. L’analyse verticale du pouvoir permet d’établir que la drogue concerne tant les sommets du pouvoir que les échelons les plus bas. Mieux, il semblerait qu’il y ait un lien entre le rang occupé dans la hiérarchie du pouvoir et l’importance de la place occupée dans l’économie de la drogue. L’analyse horizontale du pouvoir va dans ce sens en ce que les dirigeants des provinces et les seigneurs de guerre sont souvent des trafiquants locaux de drogue. Ainsi, s’il est une menace pour l’Etat, c’est parce que l’argent de la drogue bénéficie à toujours davantage d’acteurs du pouvoir qui servent leur intérêt personnel avant de servir l’intérêt national. Sous cet angle, même Hamid Karzaï peut être perçu comme un pouvoir concurrent de l’Etat démocratique tel qu’il devrait fonctionner d’après les textes. Et l’analyse systémique de la drogue a bel et bien été la clef pour soulever le nœud du problème. Elle donne une réponse ferme à la problématique posée. Si un narco-Etat est un Etat dans lequel l’argent de la drogue sert directement à financer les politiques publiques, alors l’Afghanistan n’entre pas dans cette catégorie. Car l’argent de la drogue bénéficie avant tout à des acteurs privés, ce qui ne les empêche pas de participer au pouvoir. Par conséquent, l’Afghanistan fait aujourd’hui figure d’Etat sous influence voire sous menace de la drogue et également d’Etat trafiquant tellement la proximité des hommes de pouvoir avec le trafic de drogue est forte.

            Cependant, si la lutte n’est pas durcie, cet Etat risque clairement de le devenir à très court terme. Que se passera-t-il après 2014 si les perfusions financières diminuent ? Le pouvoir étant le chantre des rivalités, il y a fort à parier que si un jour « l’Etat c’est lui! » pour reprendre une image bien connu du pouvoir personnel, le dirigeant utilisera la drogue pour se maintenir en place et renforcer son autorité. C’est ce qui commence à se passer aujourd’hui. Dans le cas de l’Afghanistan, le passage d’un Etat trafiquant à un narco-Etat n’est pas une hypothèse sans fondement ; la nuance ne tient aujourd’hui qu’à un fil.

            Pour la bonne vie du pays, il est donc absolument essentiel de lutter contre la drogue. Tous les avantages d’un développement grâce à l’économie illicite et d’un apaisement du climat politique par l’arme de la drogue ne sont bons qu’en apparence et surtout seulement à court et moyen termes. Et pour répondre à la question que se pose Pierre-Arnaud Chouvy, à savoir si en Afghanistan, la drogue ne pourrait pas être considérée comme un « mal nécessaire »[1], elle n’en est pas un. C’est un mal en soi. Les raisons de lutter sont par conséquent nombreuses et fondées. Premièrement, plus qu’un concurrent du pouvoir démocratique, la drogue est aussi un concurrent de la régulation sociale. La drogue est en train de devenir une forme de « sacré » de la société afghane. Et une société qui se tient par un élément illicite a-t-elle vraiment de chances de se constituer et de survivre? Tout porte à croire que non parce que la drogue alimente les rivalités, les crimes, les pratiques frauduleuses, la corruption de masse et les abus en tout genre. De même, comment une société ne pourrait pas être menacée par la drogue alors que cette dernière provoque des conséquences sanitaires dramatiques ? Enfin, et ce n’est pas propre à l’Afghanistan, comme le défend Aymeric Chauprade, la drogue est un « carburant géopolitique »[2]. Plus qu’entre les individus d’une même société, qu’entre les citoyens et les acteurs d’un même Etat, la drogue alimente également les tensions entre les Etats expliquant pour l’occasion pourquoi la question de la drogue afghane est aujourd’hui traitée à l’ONU comme une menace à la sécurité internationale.

            La lutte qui a été menée jusque-là donne l’impression d’être décousue. Elle est décousue car à chaque type d’acteurs correspond une conception bien précise mais différente de celle des autres de l’entreprise à diriger. Les autorités afghanes, malgré des textes bien fournis en la matière n’ont encore que peu de moyens. Mais ce qui leur fait surtout défaut, c’est la volonté. Cette carence en volonté est compréhensible lorsqu’il s’agit de ménager une population pauvre qui n’a parfois pas d’autre moyen que la culture du pavot pour survivre mais elle est complètement inacceptable quand elle consiste à épargner les trafiquants et les hommes politiques de tout jugement et de toute peine. La stratégie de la coalition a pâti de la trop lente prise de conscience américaine du fait qu’insurrection et drogues étaient étroitement imbriquées. Mais comme à leur habitude, quand la décision est prise, les Etats-Unis se lancent avec tous les moyens nécessaires, qu’ils soient conciliants ou radicaux, dans la lutte. Le résultat ? Des effets contre-productifs des campagnes d’éradication, des millions de dollars utilisés à contre-courant et un délais trop long entre la prise de conscience et la réflexion profonde. Les Américains ont agi, observé puis réfléchi. Au contraire, dans le cas de la drogue, il faut observer, réfléchir et agir. Et réfléchir de concert avec les autres membres de la coalition. En la matière, les organisations régionales ou internationales ont un rôle à jouer.

            En effet, en faisant le bilan de ces années de lutte, on comprend tout de suite que ce qui fait d’abord défaut à toutes ces stratégies de lutte, ce ne sont pas tant les moyens mais leur coordination. Par ailleurs, il convient d’adapter les outils utilisés aux objectifs poursuivis et faire preuve de plus de flexibilité. Le système de la drogue n’est pas un bloc monolithique. Les acteurs, les rôles, les pratiques et les bénéfices sont différenciés. Les méthodes de lutte doivent l’être tout autant. Maintenant, face à une crise aussi profonde que celle du conflit afghan et de la drogue en Afghanistan en particulier, ce qu’il faut espérer c’est que les moyens mobilisés le seront sur le long terme. C’est ce que rappellent d’ailleurs les autres expériences de lutte contre la drogue.

            En attendant 2014, il est fondamental de prendre le problème à la racine et dans ces derniers instants avant le retrait, de tout mettre en œuvre pour concentrer l’action sur les deux clefs de voûte du problème de la drogue que sont le développement économique comme frein à l’économie illicite de grande ampleur et le système sanitaire et social afin de développer un système de prévention et de soin à la hauteur de l’enjeu. S’il est bien une leçon à retenir, c’est que le front de la bataille contre la drogue afghane ne se gagnera pas contre l’armée désormais trop puissante des offreurs, mais plutôt en exploitant les faiblesses de la troupe des demandeurs.

Benjamin Bord, ancien moniteur et diplômé du Master II en 2012


[1] CHOUVY (Pierre-Arnaud), « Le défi afghan de l’opium », Etudes, décembre 2012, tome 405, p605.

[2] CHAUPRADE (Aymeric), « La drogue, un carburant géopolitique », La Nouvelle Revue d’Histoire, juillet-août 2010, n°49, p58.

3 Réponses to “Afghanistan : pendant que l’on se retire, la drogue continue de proliférer…”

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