Il y a quelques jours, le Pr Jauffret qui préside aux destinées de notre Master II accordait une interview à la presse suisse Afghanistan, risque d’éclatement, 28-02-14
Il y a quelques jours, le Pr Jauffret qui préside aux destinées de notre Master II accordait une interview à la presse suisse Afghanistan, risque d’éclatement, 28-02-14
Vous pouvez retrouver le dernier article du Professeur Jean-Charles Jauffret sur Diploweb en cliquant ici http://www.diploweb.com/Afghanistan-l-impossible.html
Article publié dans la revue en ligne américaine, Huffington Post, édition française du 12 février 2012
Deux tentatives d’attentats-suicides à Gao, les 8 et 10 février 2013, et une première guérilla urbaine, où des militaires français ont prêté main forte aux soldats maliens, font craindre un enlisement de la France au Mali. Faut-il pour autant évoquer une « afghanisation » du conflit ? Si des points de comparaison peuvent être faits entre les deux situations impliquant un effectif comparable, environ 4 000 hommes, de notables différences sont à souligner.
La France accusée de néocolonialisme ?
A écouter la propagande islamiste relayée par des Etats islamistes, tels la Tunisie ou l’Egypte, la France intervient au Mali au nom de la Françafrique et pour défendre ses intérêts. Presque sur le modèle des Américains ouvrant le feu en octobre 2001 en Afghanistan, sans mandat de l’ONU, par vengeance des attentats du 11 septembre. En Afghanistan, les Etats-Unis, avant mission de l’ONU de décembre 2001 créant la FIAS (Force d’intervention, d’assistance et de sécurité), agissent seuls, avec l’appui de leur allié britannique, en octobre-novembre 2001, contre un Etat, l’Emirat islamique d’Afghanistan, abritant une organisation terroriste, Al-Qaida. En revanche, la France intervient au Mali à la demande expresse de son président par intérim, Diacouna Traoré, le 10 janvier 2013 : après la prise de Mopti la route de Bamako était ouverte. Et ce, en fonction de l’article 51 de la Charte des Nations unies de demande d’aide à un pays tiers, comme la France l’avait déjà fait pour le Zaïre, en 1978, lors de l’affaire de Kolwezi. Certes, on peut rétorquer que dans le « triangle des Bermudes » minéral et énergétique de l’immense Sahara, Paris veut éviter un effet domino mettant en péril avant tout le Niger et ses mines d’uranium. Mais intervenir au Mali, un des pays les plus pauvres de l’Afrique centrale, c’est enfin mettre un terme à la grave menace d’une « zone grise » où l’islamo-fascisme-mafieux grossit en foyer contagieux du terrorisme. La France intervient dans le cadre de la légalité internationale. Elle pourrait cependant se résumer à « Armons-nous et partez ! » de la part des Etats-Unis et de la non-personne européenne, ravis de trouver un champion aux forces prépositionnées en Afrique.
En effet, dans ses résolutions 2056 du 5 juillet 2012 et 2071 du 12 octobre suivant l’ONU constatait déjà les graves menaces contre la sécurité et la stabilité des Etats de la région du Sahel que faisaient peser l’Aqmi et les groupes Ansar Ed-Dine et du MUJAO (Mouvement pour l’unicité du jihad de l’Afrique de l’Ouest). La résolution 2085, du 20 octobre 2012 prévoyait des sanctions contre les groupes terroristes et précisait que « le temps presse, sur la population du Mali tout entier et la stabilité du Sahel, de l’Afrique en général et de la communauté internationale dans son ensemble ». Le point essentiel de cette résolution, appliquée par les forces françaises à compter du 11 janvier, est une injonction à la communauté internationale d’« aider les autorités maliennes à reprendre les zones du nord de leur territoire ».
Un théâtre d’opérations identique ?
Comparer le Mali et l’Afghanistan concerne l’isolement continental de deux pays dépourvus de port maritime. Mais, l’immensité saharienne, 4 300 000 km2 pour l’ancien domaine colonial français, n’a que peu de rapport avec le 652 000 km2 de l’Afghanistan. Au Nord Mali, ce n’est pas la guerre pour quelques kilomètres à contrôler sur la route Tagab-Nijrab en Kapisa, mais la guerre aux 100 kilomètres. 40% du territoire afghan sont à plus de 1 500 m d’altitude. En comparaison, le Nord-Malia n’a que des « montagnettes ». Toutefois, elles offrent, comme pour la zone tribale au Pakistan ou le massif de Tora-Bora en Afghanistan, une multitude de caches, ravins, grottes et même tunnels creusés par les islamistes pour y entreposer des armes. Le climat désertique (sud de l’Afghanistan) offre quelques points de similitude qui mettent le matériel à rude épreuve, sachant que dans le cas de l’intervention au Mali ce sont des blindés à bout de souffle (certains Sagaie et VAB (véhicule de l’avant-blindé) ont deux ou trois fois l’âge de leur conducteur). Au Mali, le très rude hiver afghan est remplacé par un ennemi sournois qui empêche les grandes chevauchées, la saison des pluies à compter de juin. Un des attendus de l’intervention française est bien d’ordre climatique, avant que les satellites d’observation et les quelques drones (il resterait seulement deux Harphang en état de marche après l’Afghanistan !) soient fortement gênés par la couverture nuageuse.
Si l’obstacle du relief est prégnant au Mali dans ses parties septentrionales, il ne constitue point un obstacle ailleurs, ou, comme lors des multiples interventions françaises au Tchad, notamment en 1969-1972 qui constitue un modèle de contre-guérilla victorieuse, les colonnes blindées françaises peuvent intervenir, sous couvert des aéronefs, comme des escadres en plein désert. La vulnérabilité de l’adversaire qui s’est « gavé » de matériels lourds en pillant les arsenaux libyens s’en trouve accrue. D’où sa propension à fuir à l’aide de pick-up lourdement chargés vers ses refuges de l’Adrar, ou à tout tenter pour maintenir l’insécurité par la guérilla urbaine en refusant le combat frontal.
Une même guérilla ?
Les erreurs initiales commises par les islamistes sont multiples. Tout d’abord, comme les taliban en 2001 disposant du matériel laissé par le régime Najibullah et les Soviétiques, les islamistes ont tenté une guerre classique en fonçant sur Mopti et Konna. Mais ce conflit symétrique, qu’ils pensaient emporter face aux faibles forces maliennes, tourne rapidement à leur désavantage dès l’intervention française. On bascule alors dans un conflit asymétrique opposant une force régulière, aux puissants moyens, à des adversaires pratiquant le harcèlement et l’embuscade.
La deuxième erreur a été de croire qu’ils pouvaient agir en toute impunité dans les régions qu’ils avaient conquises. Comme les taliban au temps du cauchemar (surtout pour les femmes) de l’Emirat islamique d’Afghanistan de septembre 1996 à octobre 2001, en instaurant la charia, ils se sont coupés de la population malienne, par ailleurs choquée de voir Tombouctou, la ville des 333 saints de l’Islam, saccagée. En fait, les islamistes, hors membres du MNLA (Mouvement national de libération de l’Azawad), sont des étrangers, comme les djihadistes l’étaient en Afghanistan. Ils ne peuvent agir « comme des poissons dans l’eau », parce que la population les subi. Elle n’a pas de sympathie pour ces « fous de Dieu » liés à toutes sortes de trafics (otages, héroïne, armes…). En outre, ils apparaissent comme une injure au vieil islam tolérant malien. Les mafieux d’Aqmi et consorts ignorent l’âme malienne. Ce peuple divers, pauvre et accueillant, par ses musiciens mandingue ou les statuettes en bronze des Dogon, a une culture à la fois millénaire et fortement ancrée dans la modernité.
L’erreur la plus flagrante a été de croire qu’ils disposaient, comme les taliban au Pakistan, d’une profondeur stratégique. Certes, dans l’immensité saharienne, bien des groupes pourront longtemps jouer aux gendarmes et aux voleurs, mais le succès de l’offensive française, épaulée par des Tchadiens et des guides touaregs vers Kidal et Tessalit (prise le 8 février), s’explique par le fait que les islamistes ne peuvent plus disposer aussi aisément de l’arrière-cour, immense, du Sahara algérien. La frontière de 1 400 km est partiellement contrôlée par l’armée algérienne. On peut remercier le borgne le plus célèbre des islamo-mafieux, le dissident de l’Aqmi, Moktar ben Moktar d’avoir attaqué le site gazier d’In Amenas, les 16 et 19 janvier 2013 (plus le 27 janvier, dans la région de Bouira, à 125 km au sud-est d’Alger, attaque d’un gazoduc par un autre groupe islamique). Malheureusement pour les otages occidentaux liquidés froidement par les islamistes, cette attaque a eu le mérite de précipiter l’Algérie dans la guerre. Un peu sur le modèle du Pakistan, l’Algérie jouait un double jeu jusqu’au drame d’In Amenas : autorisation de survol de son espace aérien pour les avions français, mais aide logistique aux groupes qu’elle avait aidés à former, Ansar ed-Dine et le MUJAO. C’est le propre de la politique du pire. Tout autant que le Mali, l’Algérie n’a aucun intérêt à ce que les 5 000 000 de Touareg du Sahara se fédèrent. Tamanrasset, au cœur du Hoggar algérien, est un de leurs sanctuaires. De sorte que les aspirations du peuple touareg, encouragées par la création, le 2 juillet 2011, du Sud Soudan, preuve que l’on pouvait remettre en cause de frontières issues de la colonisation, se sont vues confisquées dès lors qu’en 2012 le MNLA a eu le dessous à Kidal, Gao et Tombouctou face aux groupes islamistes. Mieux valait pour Alger, Aqmi et consorts plutôt qu’un seul front touareg remettant en question le pactole tiré des hydrocarbures sahariens…
Enfin, sans disposer de l’aura d’une longue résistance au nom de l’intégrité d’une nation qui ne se pense comme telle que devant un envahisseur sur le modèle afghan, les islamistes ont tenté de faire croire qu’ils agissaient dans l’intérêt des Touareg. Cette question est complexe, les Touareg ne sont pas seuls au Sahara, comme les Songhaï du Mali. Rêvent-ils nécessairement d’un Etat comme le souhaite une partie du MNLA ? Ne s’agit-il pas plutôt d’une autonomie (solution d’un Etat fédéral malien ?)ou une reconnaissance et de leur culture et des injustices dont ils ont souvent été victimes, notamment au Mali (guérilla de 1963 à 1991). Et ce, afin de profiter, eux aussi, des promesses de développement fondé sur les richesses encore inexploitées du Nord-Mali ? Si les taliban peuvent revendiquer un combat ethnique fondé sur l’identité pachtoune des deux côtés de la frontière afghano-pakistanaise, il n’en est pas de même au Sahara tant la situation est complexe. De plus, les Touareg du Niger ne sont pas ceux de l’Adrar…
Vers un enlisement à l’afghane ?
Battus en rase campagne, lâchés par une partie des Touareg qu’ils pensaient acquis à leur cause totalitaire, les islamistes en fuite face à la poursuite rayonnante de type napoléonien pratiqués par les aéronefs et les colonnes françaises, n’ont, pour l’heure, que l’arme de la guérilla urbaine. Ils se servent de ce qui était prévisible : les mines. Lors de la prise de l’aéroport de Tombouctou, les paras du 2e REP trouvent dans la tour de contrôle 90 kg d’explosifs reliés, sorte d’EEI (engin explosif improvisé) évoquant l’Afghanistan et ses douloureux souvenirs (plus de 70% des pertes de la coalition). On savait qu’autour de Gao les islamistes avaient déjà miné des pistes. Preuve en a été faite dès les premières victimes civiles à compter de la première semaine de février. Servant d’écoles du terrorisme, Al-Qaida et l’Aqmi ont formé nombre d’artificiers dans les camps de la Somalie à la Mauritanie. En disposant de la « caverne d’Ali Baba », l’arsenal de Kadhafi, ouverte en 2011, les islamistes ont sans doute des réserves importantes. Au retour d’Afghanistan, il est fort probable que les sapeurs-démineurs français retrouvent le plein emploi au Mali, même si, selon le vœu de Laurent Fabius, le plus rapidement possible, les contingents africains de la MISMA (Mission africaine de soutien au Mali) doivent prendre le relais.
Les islamistes cherchent le pourrissement, qu’un « dommage collatéral » français dû à un tir touchant aussi des civils condamne l’intervention et force les Français à s’isoler. D’où l’utilisation d’une dernière arme imitée des exemples afghan et pakistanais : les attentats-suicide. On comprend mieux, dès lors, la hâte des Français à détruire le plus vite possible les camps d’entraînement. Or cette menace devenue réalité profite des très faibles effectifs engagés et de la pénurie d’effectifs et de matériels des Maliens et des contingents africains (hormis les 2 000 Tchadiens, passés maîtres dans la guerre du désert). On bute à ce propos sur le même obstacle qu’en Afghanistan, pour « sécuriser » le terrain, le quadriller, il faut des hommes. Sur les 1 400 km où ils se sont déployés, les lignes d’étape des Français sont à présent vulnérables et la guerre risque de durer…
Jean-Charles Jauffret, professeur des Universités et titulaire de la chaire « Histoire militaire » à Sciences Po Aix
Diplômé en 2012 du Master II, Romain Sens propose un état des lieux sur la nébuleuse Al Qaeda en 3 points : Al Qaeda central, les franchises ou branches régionales de la nébuleuse et Al Qaeda dans les printemps arabes. La première partie est mise en ligne aujourd’hui ; les deux parties suivantes viendront compléter cet état des lieux dans les jours qui viennent.
Partie 1 : Le Waziristan, dernier sanctuaire d’Al-Qaïda Central.
Depuis le 11 septembre 2001, l’organisation djihadiste internationale Al-Qaïda a eu à affronter de nombreux défis après être entrée en guerre ouverte totale avec les Etats-Unis.
Les objectifs de son fondateur Oussama Ben Laden étaient doubles : provoquer des attentats terroristes de masse sur le sol occidental afin d’effrayer les populations américaines et européennes et les convaincre d’obliger leurs gouvernants à se retirer du Moyen-Orient, tant en termes de déploiement militaire que d’influence géopolitique. Dans le même temps, ces attaques devaient galvaniser les populations arabo-musulmanes et les amener à chasser leurs gouvernants autocrates afin de réinstaurer un califat, en commençant par l’échelle régionale. Cette doctrine caractéristique du djihadisme a été la matrice de la nébuleuse Al-Qaïda depuis sa fondation à la frontière afghano-pakistanaise en 1987 par Oussama Ben Laden et Abdullah Azzam.
Contrairement à l’AKP turque par exemple, Al-Qaïda s’est toujours opposée à un processus de prise de pouvoir par la voie démocratique, affirmant que la Charia et le Califat ne doivent être imposés que par la seule force des armes (la légitimité du Califat devant provenir d’Allah et non du peuple). Cependant les conséquences du 11 septembre 2001 ont entrainé une divergence au sein de l’organisation quand à la stratégie globale à adopter. Oussama Ben Laden, voulait frapper l’Occident de la même façon que lors des attentats du 11 septembre 2001 par des attaques spectaculaires. Sans être directement orchestrés par Oussama Ben Laden, les attentats de Madrid en 2004 et de Londres en 2006 se sont inscrits dans cette stratégie. Mais le renforcement de la lutte anti-terroriste au sein des pays occidentaux a empêché l’organisation de rééditer ensuite des attentats de cette ampleur. De même la lutte que mènent depuis 11 ans les Etats-Unis en Afghanistan et au Pakistan contre la nébuleuse djihadiste constitue l’une des raisons de l’échec d’Al-Qaïda à poursuivre des campagnes terroristes. De graves reproches ont été adressés à Ben Laden par certains de ses cadres après l’invasion de l’Afghanistan par les troupes de l’OTAN : en ayant attaqué spectaculairement les Etats-Unis en 2001, Oussama Ben Laden avait réveillé un géant endormi, dont la riposte a privé l’organisation de son principal sanctuaire depuis la prise de pouvoir à Kaboul des Talibans en 1996. De fait, en détruisant les camps d’entraînements d’Al-Qaïda en Afghanistan, notamment celui de Jalalabad, les Etats-Unis ont détruit la principale base de préparation aux attaques terroristes en Occident. Ne pouvant plus toucher l’ennemi jusque chez lui (même si de nombreuses tentatives continuent d’être menées comme celle de Farouk Omar sur le vol américain du 24 décembre 2009), Al-Qaïda a donc entamé une réorientation stratégique.
La stratégie d’Al-Qaïda repose désormais sur l’équation suivante. Avant de pouvoir un jour frapper à nouveau (et si possible plus durement et durablement) l’Europe et les Etats-Unis, Al-Qaïda estime qu’il est nécessaire de prendre le pouvoir dans des régions du monde arabo-musulman ; d’y exercer un contrôle du territoire et d’y faire respecter la souveraineté de la Charia ; et surtout (ce qui reste l’échec majeur d’Al-Qaïda depuis 2001), d’arriver à susciter l’adhésion des populations gouvernées par les djihadistes. Une fois ces nouveaux « émirats » sous contrôle, une politique d’expansion politique faisant tâche d’huile dans tout le monde arabo-musulman serait alors mise en place. Une fois le califat régional reconstitué, celui-ci serait en mesure d’affronter un choc des civilisations avec l’Occident, la mobilisation de l’Oumma dans son ensemble devenant bien plus efficace d’un point de vue militaire que ne peuvent l’être les cellules terroristes infiltrées.
Nous analyserons la façon dont Al-Qaïda s’efforce aujourd’hui de mettre en œuvre cette nouvelle stratégie d’implantation territoriale : en maintenant son implantation centrale en Afpak malgré la pression américaine ; en développant un système de franchises ; et en prenant appui sur la dynamique du printemps arabe.
L’Af-Pak : Al-Qaïda Central
Dès le mois de décembre 2001 et la fuite de l’état-major d’Al-Qaïda à travers les montagnes de Tora Bora, les djihadistes, hébergés par le régime taliban au pouvoir à Kaboul depuis 1996, ont perdu le sanctuaire afghan. Dès l’attaque américaine les combattants talibans se sont repliés dans leur sanctuaire des zones tribales pakistanaises que sont principalement le Waziristan du Nord et le Waziristan du Sud : ils sont en effet issus des tribus pachtounes présentes des deux côtés de la frontière afghano-pakistanaise (Ligne Durand tracée par les Britanniques au XIXe siècle), lesquelles ne reconnaissent pas la frontière ni d’autre autorité que la leur. Les combattants d’Al-Qaïda (surnommés par les talibans, les « Arabes ») ont pu également se replier dans ces zones et ont été hébergés dans les villages du Nord-Waziristan.
Les camps d’entraînement au combat ou à la préparation d’actes terroristes se sont donc reformés, sur un modèle plus réduit et plus artisanal (un « compound » de quelques maisons en terre cuite abritant plusieurs dizaines de combattants pouvant servir de « camp d’entraînement »). De ce sanctuaire du Waziristan (et de la ville de Quetta au Baloutchistan pakistanais où le Mollah Omar dirigerait la « Choura de Quetta », qui serait l’état-major des talibans), le djihad contre l’Amérique et l’Occident a continué, les combattants talibans, pachtounes afghans ou pakistanais, traversant sans cesse la frontière afghano-pakistanaise pour aller frapper les troupes de l’OTAN sur le sol afghan.
En 11 ans de guérilla en Afghanistan, la situation n’a pas fondamentalement évolué. Tout l’enjeu sera de savoir si après le départ des troupes de combat de l’OTAN en 2014, la nouvelle armée afghane sera en mesure de résister à la tentative de reconquête du pouvoir des talibans afghans. Rien n’est encore certain à ce sujet. Les combattants pachtounes afghans luttent dans leur pays pour la reconquête du pouvoir, leur calendrier étant avant tout national. Les djihadistes d’Al-Qaïda ne sont guère présents sur les lignes de front afghanes. Ils ne seraient plus que quelques centaines (environ 400), regroupés notamment au sein de « l’Armée de l’Ombre », branche militaire d’Al-Qaïda en Afghanistan.
Ces djihadistes ne sont pas de simples combattants, mais plutôt des vétérans du Djihad, Arabes ou autres (Tchétchènes, Ouzbeks…), qui ont perfectionné leurs méthodes d’action sur d’autres champs de bataille et viennent assister les combattants talibans en leur apportant un savoir-faire, notamment en termes d’IED (Improvised Explosive Devices), ces mines artisanales qui n’existaient pas en Afghanistan avant l’arrivée des combattants d’Al-Qaïda en Irak et qui sont responsables de 80% des pertes occidentales depuis 2001.
En Afghanistan même il n’y a plus de camps d’entraînements terroristes depuis 2001 et la présence d’Al-Qaïda y est à ce jour minime. Sur le versant pakistanais, Al-Qaïda se situe surtout dans la zone tribale du Waziristan du Nord, où elle se trouve sous la protection du clan pachtoune des Haqqani, dont le chef, Jallaludin, est un vétéran de la guerre contre les Soviétiques. Dans ces zones tribales, des djihadistes venus du monde entier continuent de venir s’entraîner dans les camps rudimentaires du Waziristan, sous la direction de chefs militaires d’Al-Qaïda, et vont ensuite parfois faire le coup de feu de l’autre côté de la frontière contre les troupes américaines. Mohamed Merah, lors de ses voyages au Pakistan, est passé par les zones tribales pakistanaises et y a été formé au combat par un instructeur d’Al-Qaïda, Moez Garsallaoui, un Belgo-Tunisien, abattu par un tir de drone américain dans le nord du Pakistan au début du mois d’octobre 2012.
A défaut de pouvoir pénétrer dans ces zones tribales au sol du fait de l’interdiction formelle de l’armée pakistanaise, les forces américaines et notamment la CIA, tentent au moyen de drones tueurs (Reaper et Predator) d’abattre les principaux chefs d’Al-Qaïda et commandants talibans. Si le plus fréquemment les cibles abattues sont des cadres ou combattants de second rang, davantage chargés de mener les combats tactiques au quotidien que d’orchestrer le Djihad international, il arrive tout de même que des cibles de haute valeur soient abattues par ces drones comme dans le cas d’Atiyah Abd-al Rahman (ancien numéro 2 d’Al-Qaïda) abattu au Pakistan le 22 août 20011 ou de son successeur Abu Yahya al-Libi abattu au Pakistan lui aussi le 4 juin 2012. Ces succès certains ont permis d’affaiblir l’organisation djihadiste au fil des années, les nouveaux chefs disposant d’une expérience guerrière et de qualités de commandement moindres que ceux qu’ils doivent remplacer. Les principaux dirigeants d’Al-Qaïda, en tête des killing lists américaines, consacreraient d’ailleurs beaucoup plus de temps et de moyens à assurer leur propre sécurité personnelle qu’à la préparation d’attentats sur les territoires des pays ennemis. L’opération « Neptune Spear » menée à Abotabbad (bien loin du Waziristan donc mais très près de la capitale pakistanaise, Islamabad), le 1er mai 2011 a conduit à l’exécution de la principale figure dirigeante d’Al-Qaïda, Oussamma Ben Laden.
Avec la mort du fondateur de l’organisation, celle-ci aurait pu se déliter subitement, compte-tenu du charisme exercé par le chef saoudien. Il n’en a rien été. L’Egyptien Ayman Al-Zawahiri, numéro 2 d’Al-Qaïda du vivant d’Oussama Ben Laden, très probablement réfugié également au Pakistan, a naturellement pris la tête de l’organisation. Son commandement n’a depuis lors pas donné lieu à un changement de stratégie fondamental d’Al-Qaïda. Mais il semble probable que, du fait des contraintes dues à la menace constante exercée par les drones américains, Al-Qaïda Central n’ait plus guère de prise militaire sur les fronts autres que celui de l’Af-Pak. La doctrine et la stratégie du chef d’Al-Qaïda, édictées par messages audio et vidéo à destination des autres fronts en activité, restent néanmoins très suivies par les djihadistes internationaux. Son autorité est davantage morale ou politique que militaire.
La situation d’Al-Qaïda au Pakistan et en Afghanistan, reste largement dépendante des autres acteurs présents de part et d’autre de la ligne Durand. Malgré la pression constante exercée par la CIA sur l’organisation, tant que celle-ci disposera d’un sanctuaire inviolable par la terre, elle se contentera d’encaisser les coups venus du ciel. C’est la raison de la discorde plus ou moins vivace selon les périodes entre les Etats-Unis et le Pakistan. En effet, les militaires américains estiment que tant qu’Al-Qaïda disposera d’un sanctuaire au Waziristan pakistanais, l’organisation ne pourra être détruite. Or le Waziristan est une zone tribale dans laquelle traditionnellement l’armée pakistanaise ne pénètre pas, du fait notamment de l’extrême répulsion des populations locales à tout autre pouvoir que celui de leurs tribus. De plus, ces territoires pachtounes sont les repaires des talibans, de nombreux talibans pakistanais étant basés au Sud-Waziristan (capitale de district Wana) tandis que de nombreux talibans afghans sont réfugiés au Nord-Waziristan (capitale de district Miranshah) (étant entendu que la distinction au sein des tribus pachtounes entre Afghans et Pakistanais n’a guère de signification).
Si le chef suprême des talibans afghans, le Mollah Omar est probablement réfugié à Quetta au Baloutchistan, les principaux chefs militaires des talibans afghans opèrent à partir du Nord-Waziristan. Parmi eux, les chefs du Réseau Haqqani, Jallaludine et son fils Sirrajudine, offrent leur protection à la direction d’Al-Qaïda. Au Sud-Waziristan, s’est créé le Tehrik-e-Taliban Pakistan (Mouvement des Talibans du Pakistan TTP) sous la direction de Baïtullah Mehsud (abattu au Pakistan le 5 août 2009 par un drone américain) puis de son cousin Hakimullah Mehsud. Le TTP, créé en 2007, s’est ouvertement déclaré en guerre contre le gouvernement pakistanais. En effet, après que l’armée pakistanaise eut lancé un assaut sanglant en plein Islamabad pour reprendre le contrôle de la Mosquée Rouge occupée par des militants islamistes armés, le TTP a considéré que cet acte était la preuve de la duplicité du gouvernement pakistanais, lui reprochant notamment son alliance avec les Etats-Unis et son accord tacite avec la CIA pour laisser celle-ci bombarder sans relâche les zones tribales par le biais de ses drones tueurs.
C’est depuis cette rupture que le gouvernement pakistanais fait une distinction entre « bons talibans » (afghans) qui se contentent de se réfugier dans les zones tribales pakistanaises pour ensuite aller combattre l’armée américaine en Afghanistan et les « mauvais talibans » (pakistanais) qui combattent ouvertement l’armée pakistanaise sur son sol . L’armée pakistanaise a ainsi engagé en octobre 2009 une opération terrestre massive pour reprendre le sud-Waziristan, principale base du TTP, pour détruire celui-ci. La capitale du district, Wana, a été prise, et plus d’un millier de combattants du mouvement auraient été tués. Plutôt que de livrer un combat frontal contre l’armée pakistanaise, le TTP a préféré par la suite axer son action sur une longue campagne d’attentats suicides qui a fait plus de 5000 morts depuis 2007. Il réclame, en échange d’une cessation des hostilités, l’adoption de la Charia comme source officielle du droit pakistanais, la fin de l’assistance aux Etats-Unis dans leur guerre dans la zone Af-Pak et la réorientation des forces pakistanaises vers le conflit indo-pakistanais.
Après cette offensive au sud-Waziristan, les Etats-Unis ont espéré que l’armée pakistanaise poursuivrait son offensive au sol en pénétrant au nord-Waziristan et dans sa capitale, Miranshah pour y démanteler les camps d’entrainements des talibans afghans et surtout pour y détruire l’état-major d’ Al-Qaïda central soupçonné d’y être implanté, raison principale des combats menés par les Américains dans la zone Af-Pak. Mais cette offensive n’est pas venue, et le sanctuaire d’Al-Qaïda et de ses alliés talibans est resté inviolé au sol. En effet, le gouvernement pakistanais sans l’avouer préfère préserver ses alliés talibans afghans en vue de leur reprise du pouvoir à Kaboul après le départ des troupes américaines afin de pouvoir compter sur un Afghanistan allié qui leur servirait de « profondeur stratégique » en cas de reprise du conflit avec l’Inde.
Même si elle est très affaiblie, la direction d’Al-Qaïda peut donc continuer à ne pas s’avouer vaincue. Les Etats-Unis espèrent probablement abattre un jour prochain par un tir de drone le chef de l’organisation Ayman Al-Zawahiri (sans certitude absolue sur sa présence dans la zone). Ils pourraient ainsi décréter que les trois responsables majeurs des attentats du 11 septembre 2001, Oussama Ben Laden, Ayman Al-Zawahiri et Khalid Sheik Mohammed (numéro 3 de l’organisation en 2001 et cerveau des attentats de la même année, arrêté au Pakistan en 2003 et actuellement jugé aux Etats-Unis), ont été mis hors-jeu et ainsi décréter la fin de la guerre entamée en 2001 en Afghanistan. Mais sans destruction de l’état-major complet d’ « Al-Qaïda central » et de ses infrastructures, ses membres pourraient désigner un nouveau successeur à Al-Zawahiri, continuant à bénéficier de la protection des talibans et d’un sanctuaire terrestre, laissant ainsi le problème se perpétuer.
Sans intervention au sol des Américains, des Pakistanais ou une rupture de l’alliance entre les talibans et Al-Qaïda, la direction centrale de l’organisation djihadiste continuera ses activités terroristes (réduites actuellement du fait de l’intense campagne de bombardements de drones sur les zones tribales pakistanaises). De fait, la fin annoncée de l’engagement lourd américain en Afghanistan à partir de 2014, (il est question d’y laisser néanmoins des forces spéciales pour continuer à y traquer Al-Qaïda même si la décision n’a pas encore été définitivement prise) apparaît décisif pour le futur de l’organisation. Si les Américains se retirent effectivement de la zone en 2014 sans avoir réussi à détruire la direction du mouvement terroriste, que l’alliance avec les talibans tient jusque là et que ces derniers reprennent le pouvoir à Kaboul par la suite, alors Al-Qaïda pourra apparaître comme victorieuse du champ de bataille afghano-pakistanais. Dans la guerre asymétrique que mènent les djihadistes d’Al-Qaïda et leurs alliés talibans contre l’armée américaine, le faible gagne s’il n’est pas détruit tandis que le fort est perçu comme perdant s’il n’a pas éliminé le faible.
Même si sa taille s’est fortement réduite (passant du territoire afghan à la zone tribale pakistanaise du Waziristan du Nord) le sanctuaire d’Al-Qaïda Central dans la zone Af-Pak reste donc en l’état actuel des choses une réalité.
C’est à Hillary Clinton, dès sa prise de fonction au sein de l’administration Obama, que l’on doit l’association officielle du terme de « narco-Etat » à l’Afghanistan. En effet, le 5 février 2009, dans un rapport remis au Congrès et lors de sa présentation devant les membres de la chambre haute américaine, la nouvelle Secrétaire d’Etat ne mâchait pas ses mots et parlait de l’Afghanistan comme un « narco-Etat (…) hanté par des capacités limitées et une corruption généralisée ». Si la formule employée par Hilary Clinton est quelque peu vindicative et sans doute teintée d’un mélange d’exagération et de confusion au moment où elle est prononcée, celle-ci a tout de même le mérite de soulever une problématique oubliée ou plutôt cachée par l’importance du conflit international : la question de la drogue.
En réalité, la question de la production de drogue en Afghanistan s’avère être un sujet important pour celui qui cherche à saisir l’histoire de ce pays mais aussi à comprendre la situation actuelle. Ainsi, se demander si l’Afghanistan est aujourd’hui un narco-Etat, c’est soulever un paradoxe assez étrange à première vue. Ce paradoxe c’est celui d’un Etat à la fois premier coupable du développement de la question de la drogue et première victime de sa passivité, de son inefficacité. C’est pourquoi l’étude de la question du narco-étatisme doit tenir compte de cette triple dimension territoire – population – institutions. Et, à l’heure où le retrait de la coalition est entamé, il est temps de tirer un bilan sur le rapport qu’entretiennent l’Etat afghan et la question de la drogue.
D’abord, il est évident que la présence de la drogue sur le territoire afghan ne date pas de l’intervention de la coalition en 2001. Ses racines sont lointaines et remontent sans doute à Alexandre le Grand au IVème siècle av J-C. De fait, très tôt, et notamment dans le cas de l’Afghanistan, l’histoire du pavot représente l’histoire d’une diffusion et d’un commerce. L’histoire de la production n’est venue que bien plus tard et c’est le contexte de conflit continu alimenté successivement par l’intervention soviétique entre 1979 et 1989 et la période de guerre civile entre 1989 et 1996 qui explique le véritable décollage de la production de drogue et la transition vers une économie de la drogue. Au cours de cette période, la drogue s’enracine dans les pratiques et les mentalités. Et contrairement au rigorisme et au puritanisme affichés par le régime des taliban, ce dernier ne met pas fin à la présence de la drogue en Afghanistan. L’année 2000, par la décision radicale du mollah Omar d’interdiction totale de la production, n’est en réalité qu’un bref intermède. Entre temps, la drogue est passée du rang d’élément conjoncturel (utile pour financer l’effort de guerre) à celui d’élément structurel faisant désormais partie du paysage national.
Néanmoins, il est certain que l’intervention américaine a servi de catalyseur à la question de la drogue sur le territoire afghan. En effet, entre 2001 et 2012, le renforcement de l’économie de la drogue a d’abord été permis par l’explosion et la diversification de la production des plantes à drogue. Les trafics liés à la drogue ont eux aussi connu leur heure de gloire. Dès 2001, les Etats-Unis n’ont d’autre alternative, pour gagner la guerre contre le terrorisme et de tenir le pays avec un minimum de forces en présence, que de pactiser avec les chefs de l’Alliance du Nord, ces chefs de guerre qui sont aussi les derniers producteurs de drogue. Dès lors, ces chefs de guerre convertis pour l’occasion en barons de la drogue ont saisi l’ouverture et ont utilisé la complaisance des Etats-Unis ainsi que la faiblesse des autorités en place pour étendre leurs juteux trafics. Cette extension des trafics a été l’occasion d’une pénétration assez singulière du capitalisme en Afghanistan dont les préceptes ont été appliqués en priorité au système de la drogue pour ainsi donner naissance à un marché national unifié.
Ce marché a certes une dimension nationale, il ne s’arrête pas pour autant aux frontières si poreuses de l’Afghanistan de sorte que le pays fait figure d’espace carrefour pour le trafic mondial de drogue. La notion de Croissant d’Or qui regroupe ces trois pays que sont l’Iran, le Pakistan et l’Afghanistan en raison des liens qu’ils entretiennent dans le trafic régional et mondial de drogue, continue de subsister mais elle perd en pertinence pour deux raisons. D’une part, dans cet ensemble, l’Afghanistan écrase toute concurrence que ce soit pour la production ou le trafic. D’autre part, de nouveaux voisins comme les anciennes républiques socialistes soviétiques contribuent à ôter toute rigidité aux frontières du Croissant d’Or. L’Afghanistan continue d’être à la croisée des chemins de la drogue vers l’Occident mais les routes qui s’y croisent sont toujours plus nombreuses. Aux routes traditionnelles se joignent maintenant de nouvelles routes, surtout au Nord, renforçant au passage le rôle de pivot que joue l’Afghanistan dans l’économie mondiale de la drogue. Le problème est que le long de ces routes, la drogue afghane, en se diffusant, répand la toxicomanie et la pandémie du VIH.
Sauf que la jeune République islamique d’Afghanistan n’est pas innocente dans cette influence de la drogue sur son territoire et sur sa population. La question était donc de savoir si cet Etat bénéficiait plus de la question de la drogue qu’il n’en souffrait. A ce sujet, la réponse à apporter ne pouvait être plus évidente. Depuis 2001, la pression exercée par la drogue sur l’Etat n’a fait que croître et ce pour plusieurs raison.
La première est bien sûr le manque de maturité des institutions en place. En 2001, dans la logique des Etats-Unis, la victoire serait obtenue une fois la nébuleuse Al Qaïda anéantie, les taliban chassés et un gouvernement ami installé au pouvoir. Mais les Etats-Unis, impliqués à fond dans leur logique de guerre contre le terrorisme, ont oublié les principes fondamentaux de la science politique. Ce qui fonde la souveraineté d’un Etat, c’est la permanence de ses institutions, leur pérennité. Face à un peuple qui n’en est pas un en temps de paix et qui n’en est un uniquement lorsqu’il s’agit de se coaliser contre l’occupation de l’étranger, la conquête de la souveraineté ne s’annonçait pourtant pas comme une tâche routinière. Et ce n’est que trop tard, avec la perte de l’initiative militaire sur le terrain, que les troupes occidentales ont pris conscience de l’intérêt de protéger ce nouvel Etat. Car ce qu’il fallait, c’était d’abord l’enraciner, l’inscrire dans les mentalités plutôt que de continuer, en faisant un usage forcené et tête baissée du tout militaire, à alimenter le mouvement des « déracinés », tous ces combattants qui ne se retrouvent pas dans les nouvelles institutions. Bien que plus adaptée, la stratégie de contre-insurrection mise en place par l’administration Obama est arrivée trop tard, ce qui explique sans doute son échec.
La deuxième est que cet Etat cumule les faiblesses internes ce qui le rend très vulnérable à la drogue. La République islamique d’Afghanistan est aujourd’hui un Etat faible et il ne fait plus aucun doute que cet Etat deviendra défaillant le jour où partiront les troupes de la coalition. Lorsqu’il ne se fragmente pas du fait de la concurrence alimentée par des trafics comme celui de la drogue, le pouvoir se trouve, par un complexe jeu d’équilibriste, trop concentré. Et puis il ne faut pas oublier que si la drogue est un des nerfs des rivalités de pouvoir, elle est aussi un des nerfs de la lutte des taliban : un nerf tant économique que symbolique. Cela ne signifie pas pour autant que la drogue bénéficie davantage aux taliban qu’à un autre groupe.
Car, et c’est bien la troisième raison, l’influence de la drogue sur l’Etat afghan et ses fonctionnaires va croissante. L’analyse verticale du pouvoir permet d’établir que la drogue concerne tant les sommets du pouvoir que les échelons les plus bas. Mieux, il semblerait qu’il y ait un lien entre le rang occupé dans la hiérarchie du pouvoir et l’importance de la place occupée dans l’économie de la drogue. L’analyse horizontale du pouvoir va dans ce sens en ce que les dirigeants des provinces et les seigneurs de guerre sont souvent des trafiquants locaux de drogue. Ainsi, s’il est une menace pour l’Etat, c’est parce que l’argent de la drogue bénéficie à toujours davantage d’acteurs du pouvoir qui servent leur intérêt personnel avant de servir l’intérêt national. Sous cet angle, même Hamid Karzaï peut être perçu comme un pouvoir concurrent de l’Etat démocratique tel qu’il devrait fonctionner d’après les textes. Et l’analyse systémique de la drogue a bel et bien été la clef pour soulever le nœud du problème. Elle donne une réponse ferme à la problématique posée. Si un narco-Etat est un Etat dans lequel l’argent de la drogue sert directement à financer les politiques publiques, alors l’Afghanistan n’entre pas dans cette catégorie. Car l’argent de la drogue bénéficie avant tout à des acteurs privés, ce qui ne les empêche pas de participer au pouvoir. Par conséquent, l’Afghanistan fait aujourd’hui figure d’Etat sous influence voire sous menace de la drogue et également d’Etat trafiquant tellement la proximité des hommes de pouvoir avec le trafic de drogue est forte.
Cependant, si la lutte n’est pas durcie, cet Etat risque clairement de le devenir à très court terme. Que se passera-t-il après 2014 si les perfusions financières diminuent ? Le pouvoir étant le chantre des rivalités, il y a fort à parier que si un jour « l’Etat c’est lui! » pour reprendre une image bien connu du pouvoir personnel, le dirigeant utilisera la drogue pour se maintenir en place et renforcer son autorité. C’est ce qui commence à se passer aujourd’hui. Dans le cas de l’Afghanistan, le passage d’un Etat trafiquant à un narco-Etat n’est pas une hypothèse sans fondement ; la nuance ne tient aujourd’hui qu’à un fil.
Pour la bonne vie du pays, il est donc absolument essentiel de lutter contre la drogue. Tous les avantages d’un développement grâce à l’économie illicite et d’un apaisement du climat politique par l’arme de la drogue ne sont bons qu’en apparence et surtout seulement à court et moyen termes. Et pour répondre à la question que se pose Pierre-Arnaud Chouvy, à savoir si en Afghanistan, la drogue ne pourrait pas être considérée comme un « mal nécessaire »[1], elle n’en est pas un. C’est un mal en soi. Les raisons de lutter sont par conséquent nombreuses et fondées. Premièrement, plus qu’un concurrent du pouvoir démocratique, la drogue est aussi un concurrent de la régulation sociale. La drogue est en train de devenir une forme de « sacré » de la société afghane. Et une société qui se tient par un élément illicite a-t-elle vraiment de chances de se constituer et de survivre? Tout porte à croire que non parce que la drogue alimente les rivalités, les crimes, les pratiques frauduleuses, la corruption de masse et les abus en tout genre. De même, comment une société ne pourrait pas être menacée par la drogue alors que cette dernière provoque des conséquences sanitaires dramatiques ? Enfin, et ce n’est pas propre à l’Afghanistan, comme le défend Aymeric Chauprade, la drogue est un « carburant géopolitique »[2]. Plus qu’entre les individus d’une même société, qu’entre les citoyens et les acteurs d’un même Etat, la drogue alimente également les tensions entre les Etats expliquant pour l’occasion pourquoi la question de la drogue afghane est aujourd’hui traitée à l’ONU comme une menace à la sécurité internationale.
La lutte qui a été menée jusque-là donne l’impression d’être décousue. Elle est décousue car à chaque type d’acteurs correspond une conception bien précise mais différente de celle des autres de l’entreprise à diriger. Les autorités afghanes, malgré des textes bien fournis en la matière n’ont encore que peu de moyens. Mais ce qui leur fait surtout défaut, c’est la volonté. Cette carence en volonté est compréhensible lorsqu’il s’agit de ménager une population pauvre qui n’a parfois pas d’autre moyen que la culture du pavot pour survivre mais elle est complètement inacceptable quand elle consiste à épargner les trafiquants et les hommes politiques de tout jugement et de toute peine. La stratégie de la coalition a pâti de la trop lente prise de conscience américaine du fait qu’insurrection et drogues étaient étroitement imbriquées. Mais comme à leur habitude, quand la décision est prise, les Etats-Unis se lancent avec tous les moyens nécessaires, qu’ils soient conciliants ou radicaux, dans la lutte. Le résultat ? Des effets contre-productifs des campagnes d’éradication, des millions de dollars utilisés à contre-courant et un délais trop long entre la prise de conscience et la réflexion profonde. Les Américains ont agi, observé puis réfléchi. Au contraire, dans le cas de la drogue, il faut observer, réfléchir et agir. Et réfléchir de concert avec les autres membres de la coalition. En la matière, les organisations régionales ou internationales ont un rôle à jouer.
En effet, en faisant le bilan de ces années de lutte, on comprend tout de suite que ce qui fait d’abord défaut à toutes ces stratégies de lutte, ce ne sont pas tant les moyens mais leur coordination. Par ailleurs, il convient d’adapter les outils utilisés aux objectifs poursuivis et faire preuve de plus de flexibilité. Le système de la drogue n’est pas un bloc monolithique. Les acteurs, les rôles, les pratiques et les bénéfices sont différenciés. Les méthodes de lutte doivent l’être tout autant. Maintenant, face à une crise aussi profonde que celle du conflit afghan et de la drogue en Afghanistan en particulier, ce qu’il faut espérer c’est que les moyens mobilisés le seront sur le long terme. C’est ce que rappellent d’ailleurs les autres expériences de lutte contre la drogue.
En attendant 2014, il est fondamental de prendre le problème à la racine et dans ces derniers instants avant le retrait, de tout mettre en œuvre pour concentrer l’action sur les deux clefs de voûte du problème de la drogue que sont le développement économique comme frein à l’économie illicite de grande ampleur et le système sanitaire et social afin de développer un système de prévention et de soin à la hauteur de l’enjeu. S’il est bien une leçon à retenir, c’est que le front de la bataille contre la drogue afghane ne se gagnera pas contre l’armée désormais trop puissante des offreurs, mais plutôt en exploitant les faiblesses de la troupe des demandeurs.
Benjamin Bord, ancien moniteur et diplômé du Master II en 2012
Master II Histoire militaire comparée, géostratégie, défense et sécurité. Sciences Po Aix
Latin America Watch est un blog de veille et d’analyse de la situation des pays d’Amérique Latine.
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