POURQUOI LA CHINE S’ACCROCHE-T-ELLE AU XIANJIANG ?

Samedi 1er Mars 2014, la gare de Kunming, dans la province chinoise du Yunnan a été le théâtre d’un attentat d’une rare violence. Un groupe d’assaillants armés de longs couteaux et de sabres s’en est pris à des passagers, tuant une trentaine de personnes. L’émotion est immense en République Populaire de Chine. Le correspondant du journal Le Monde à Pékin, Brice Pedroletti précise que « les autorités chinoises ont d’ores et déjà attribué l’attaque à des « séparatistes » et des « terroristes » du Xinjiang »[1].
Hasard du calendrier diplomatique international ou cohérence des politiques étrangères, lundi 3 Mars 2014, Sergueï Lavrov et Wang Li, respectivement ministres des Affaires étrangères de la Fédération de Russie et de la RPC (deux pays membres permanents du Conseil de Sécurité de l’O.N.U et disposant de fait d’un droit de véto) ont, comme l’annonce un communiqué du ministère des Affaires étrangères russe, constaté leurs convergences de vue sur la situation en Ukraine[2]. Faut-il à nouveau s’étonner que l’axe Pékin-Moscou fasse front comme sur le dossier syrien ou dans le cadre de l’Organisation de Coopération de Shanghai (du moins en apparence) ? Porté sur les fonds baptismaux en 2001 à l’initiative de la Chine, l’O.C.S[3] est une réponse à  l’inquiétude des dirigeants chinois concernant  la stabilité des nouveaux Etats d’Asie centrale et leur souci d’asseoir la souveraineté de Pékin sur le Xinjiang[4]. Depuis le sommet d’Astana en 2005, la coopération entre ses membres concerne notamment la lutte contre le séparatisme, le terrorisme et l’extrémisme islamiste. Comment s’étonner alors que le « Grand Jeu »  entre les puissances occidentales et la Russie à propos de l’Ukraine entre en collision, à minima médiatiquement, avec les tensions séparatistes en Chine ? Chine comme Russie défendent leurs marches et font bloc[5].
Au-delà du massacre de Kunming,  et sans présumer de l’identité des auteurs, occasion nous est donnée de tenter de comprendre pourquoi la Chine  considère le Xinjiang comme un territoire stratégique de première importance qu’elle entend impérieusement conserver sous sa domination.
 
Le Xinjiang : un cul de sac excentré sans intérêt pour la Chine ?
 
Qui saurait situer de but en blanc sur un planisphère cette province autonome de l’occident chinois appelée Xinjiang ?  Peut-être ceux qui se souviennent de Genghis Kahn et de Marco Polo, de la croisière jaune ou encore les amateurs de trekking extrême. Cerné par le désert de Gobi, le plateau tibétain, l’Himalaya et les steppes kazakhes, le Xinjiang est un immense territoire (1.650.000 km²), faiblement peuplé (près de 22 millions d’habitants) constitué par l’enchevêtrement de déserts et de montagnes. En son centre dominent les monts du Tian Shan. Culminant au-delà de 5000 m d’altitude, ils constituent un château d’eau au cœur de la province qui permet à une agriculture irriguée de prospérer, en particulier autour du désert de Takli-Makan. La province fournit 38% de la production chinoise de coton, une matière première stratégique pour un pays qui a fait de ses industries textile et de confection un fer de lance de son commerce d’exportation.
Terre d’agriculture commerciale, le Xinjiang concentre les principales richesses du sous-sol chinois. Dans un contexte de compétition pour l’accès aux matières premières énergétiques et donc de flambée des cours mondiaux, il est aisé de comprendre que la captation de ces réserves en charbon, gaz et pétrole (près de 80% des réserves chinoises avérées), auxquelles s’ajoutent des ressources minières (cuivre, fer, plomb, zinc, or, sel, uranium, platine) soit une priorité pour les autorités de Pékin[6].
Si la France a choisi d’installer ses sites d’expérimentation nucléaire et son pas de tir vers l’espace dans ses possessions d’outre-mer, la Chine a, quant à elle, positionné au Xinjiang son site d’essai nucléaire de Lop Nor [7]ainsi que l’aire de lancement de Shuangchenqzi (près du désert de Gobi) depuis laquelle elle ambitionne un retour de l’homme –chinois- sur la lune[8]. L’accès à la Chine de l’Est suit l’ancienne route de la soie, qui prolonge le chemin de Samarcande en contournant doublement le Takla-Makan, pour s’engouffrer dans le corridor du Hexi et déboucher sur la ville de Xi’an, capitale de la province du Shaanxi. Positionné sur une route majeure hier, le Xinjiang conserve au XXIème siècle une position stratégique sur les grands axes de communication qui relient la Chine de l’Est au reste de l’Asie. Par exemple, l’axe Xinjiang-Pamir-Gwadar (port du Pakistan) est considéré par les autorités chinoises comme un des trois axes majeurs à l’horizon 2030 (avec l’axe birman et l’axe des détroits de Formose et Malacca) devant offrir une fenêtre sur l’Océan Indien et les champs d’hydrocarbures du Golfe Persique.
Production de coton, extraction d’hydrocarbures et de richesses minérales, carrefour entre les grands axes de communication d’Asie centrale, présence de bases militaro-spatiales, à l’analyse la province du Xinjiang se révèle bien plus qu’une marge de la Chine au nom imprononçable pour les Occidentaux. De là à considérer qu’il est inconcevable pour les Hans de Pékin de songer à abandonner l’ancien Turkestan Oriental ….
 
Affirmer la souveraineté chinoise sur le Xinjiang, une obligation  de politique intérieure …
 
Turcisé définitivement au XIIIème siècle, annexé par la dynastie mandchoue des Qing  en 1759, théâtre d’une lutte armée menée par les Khôjas au nom de l’islam contre la présence chinoise au XIXème siècle, incorporé à l’empire chinois comme Xinjiang, c’est-à-dire « Nouvelles marches frontalières », l’ancien Turkestan Oriental est une zone de contact, sinon d’affrontement entre les civilisations. Depuis son intégration à la Chine contemporaine, un important « mouvement national de libération » anime les communautés turcophones musulmanes en particulier les Ouïghours, qui contestent la politique de sinisation menée par les Hans, l’étouffement de leur culture et le contrôle jugé excessif pesant sur leurs pratiques religieuses. A la question identitaire se superpose une question économique et sociale. Le PIB par habitant est plus faible dans les zones du Xinjiang à majorité ouïghour par rapport aux zones à majorité Han[9]. Depuis plus d’une vingtaine d’années les attentats attribués aux séparatistes Ouïghours font pièce à la répression chinoise[10].  Le massacre du 1er Mars 2014 est donc à situer dans un contexte de fortes tensions ethnico-religieuses. Pour Pékin, au-delà de la répression, il s’agit de construire pour la région une gouvernance capable de prendre en compte la diversité ethnique pour la pacifier et de promouvoir le développement économique de la région. C’est le discours officiel. En 2003 le Livre blanc pour l’histoire et le développement du Xinjiang [11] sert de support à la politique et à la propagande gouvernementale[12]. Dans les faits, l’initiative « Develop West » conduit à une arrivée massive dans la province des Hans. La dynamique de peuplement doit aboutir à faire de la population turcophones un groupe minoritaires au Xinjiang[13]. En dépit d’une élite et d’une diaspora ouïghoures qui demeurent mobilisées avec pour porte parole Rebiya Kadeer[14], dont le combat pacifique apparaît débordé par les attentats de terroristes jouant à merveille les idiots utiles, le gouvernement chinois poursuit une politique d’ancrage du Xinjiang dans l’Empire du milieu, afin de lui assurer une position ferme face à ses concurrents d’Asie centrale et au delà.
 
… et  un ticket pour la puissance régionale et mondiale
 
La politique de puissance de la République Populaire de Chine passe par le Xinjiang. L’ensemble de notre démonstration espère le démontrer. Ce ticket pour la puissance régionale et mondiale repose d’abord sur la nécessité pour Pékin d’affermir son contrôle sur les axes majeurs de communication vers l’extérieur. Autoroutes, voies ferrées, aéroports, tubes, l’objectif est de surmonter les distances afin de mettre en relation le Xinjiang avec la Chine de l’Est et au-delà de faciliter les exportations,  tout en offrant de nouvelles possibilités de capter les ressources extérieures. Depuis l’été 2013, une liaison ferroviaire relie l’Europe à la Chine laissant entrevoir la possibilité de mettre en place un véritable pont continental eurasiatique[15]. Toutefois, il faut encore relativiser le désenclavement terrestre de la Chine et de sa province occidentale. Si l’on constate une amélioration des connexions vers l’étranger proche (par exemple la liaison autoroutière Urumqi-Shihezi-Kuytun vers le Kazakhstan ou encore les connexions de l’aéroport d’Urumqi vers les grandes villes de Chine et d’Asie centrale), les difficultés à surmonter demeurent importantes (problèmes diplomatiques autour de la construction de ligne de chemin de fer centrasiatique Andijan-Kashga entre l’Ouzbékistan et le Kirghizstan, la route Xinjiang-Tibet traverse le territoire du Aksai Chin contesté par l’Inde à la Chine[16], …).
Le Xinjiang demeure donc une frontière à sécuriser face aux irrédentismes autochtones mais aussi face aux appétits des grands voisins. Se superposent au morcellement ethnique des clivages religieux qui transcendent les frontières politiques. La Chine doit donc arrimer le plus fermement possible l’ancien Turkestan Oriental. C’est tout l’objet de l’O.C.S., organisation dans laquelle se retrouvent chinois et russes dans un « je t’aime moi non plus » qui transforme en alliés (temporaires ?) des concurrents séculaires[17].
 
Xinjiang, Tibet, Ukraine, Géorgie, Syrie, Iran …. McKinder vs Mahan et l’histoire continue.

Par Benoît Pouget, professeur agrégé d’Histoire-Géographie et étudiant du Master II  en 2013-2014

[1] http://www.lemonde.fr, le 01/03/2012, mis à jour le 03/03/2014
[2] http://www.liberation.fr/monde/2014/03/03/ukraine-la-russie-et-la-chine-constatent-leur-concordance-de-vues_984118
[3] L’O.C.S. réunit la Chine, La Russie, Le Kazakhstan, Le Kirghizstan, Le Tadjikistan et L’Ouzbékistan
[4] Un accord sur l’intangibilité des frontières a été signé par les futurs membres de l’O.C.S. dans le cadre du Shangai Five en 1996
[5] Un axe Pékin-Moscou qui n’est pas une évidence géopolitique pour ceux qui se rappelle des tensions entre feu l’URSS et la RPC ou qui s’intéressent à la pression démographique chinoise qui menace la présence et les ressources de la Russie en Extrême-Orient

[6] Voir un débat intéressant de café-géo : http://cafe-geo.net/la-chine-et-ses-peripheries-de-louest-tibet-xinjiang/ et Hamide KHAMRAEV, « La Géopolitique du pétrole », Cahiers d’Etudes sur la Méditerranée Orientale et le monde Turco-Iranien [En ligne], 25 | 1998, mis en ligne le 05 décembre 2003
[7] Voir le dossier sur l’excellent site de l’ENS-Lyon : http://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/armee-armements-et-strategies
[8] http://fr.euronews.com/2013/12/18/les-chinois-sur-la-lune-dans-les-pas-des-grandes-nations-spatiales
[9] http://www.courrierinternational.com/article/2010/12/22/tout-ce-qu-il-est-imperatif-de-changer-au-xinjiang
Les Hans ne représentent  que 41% de la population totale de la province.
[10] http://rue89.nouvelobs.com/explicateur/2009/07/06/au-xinjiang-les-ouigours-resistent-a-la-colonisation
[11] http://french.beijingreview.com.cn/xj/node_27424.htm
[12] Les deux liens suivant donne des exemples explicite du travail de propagande des autorités chinoises http://www.china-embassy.org/eng/zt/zfbps/t36551.htm & http://english.gov.cn/official/2009-09/21/content_1422566.htm
[13] Ce qui n’est pas sans rappeler le dossier tibétain
[14] http://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2013/04/24/a-paris-rebiya-kadeer-denonce-la-repression-envers-les-ouigours_3165660_3216.html
[15] http://www.challenges.fr/economie/20130521.CHA9664/ouverture-d-une-liaison-directe-de-fret-ferroviaire-chine-pologne.html et http://fr.euronews.com/2013/07/18/le-train-au-service-du-commerce-sino-allemand
[16] http://www.princeton.edu/~achaney/tmve/wiki100k/docs/Aksai_Chin.html
[17] http://www.atlantico.fr/decryptage/organisation-cooperation-shanghai-vers-axe-russie-eurasie-contre-occident-jean-sylvestre-mongrenier-384738.html  et http://www.franceculture.fr/emission-les-enjeux-internationaux-sommet-de-l-organisation-de-la-cooperation-de-shanghai-convergence

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