En France, l’historiographie traditionnelle a longtemps présenté les X° et XI° siècles comme une période de déchaînement de violences, de guerres féodales, prenant place dans un contexte d’anarchie politique et de reflux du pouvoir royal succédant à la grandeur de la période carolingienne. Elle expliquait ainsi les tentatives de l’Église à travers les mouvements de Paix de Dieu pour contenir les exactions des laïcs et discipliner la chevalerie naissante. Depuis une vingtaine d’années cette vision a été remise en question par les travaux de Dominique Barthélémy1, qui, à la lumière d’un réexamen critique des sources, a démontré que cette multiplication des conflits relevait pour l’essentiel plus d’un effet documentaire que d’une véritable explosion de violence. L’étude des conflits et de leurs règlements a d’ailleurs été largement renouvelée par des historiens anglo-saxons (Cheyette2, Geary3, White4 notamment) qui en proposent une nouvelle analyse se référant à l’approche anthropologique. Ils défendent que toute société génère ses propres instances de régulation des conflits même dans un contexte d’absence ou d’affaiblissement des institutions judiciaires. L’objectif de la justice n’est alors plus la recherche de la vérité, mais plutôt la limitation de la violence et le maintien de la paix. Ils ont valorisé les pratiques de médiation et de négociation dans un monde où l’autorité supérieure n’est souvent vue que comme un ultime recours. Chercher à faire la paix, à rétablir le calme, dans cette société du « premier âge féodal » ne revient donc pas à punir à tout prix les impétrants, mais bel et bien de les amener à négocier une sortie du conflit, même éphémère, répondant aux nécessités de préservation de l’honneur de chacun. Les modalités de résolution des conflits, les chemins empruntés pour régler une situation de violence, tout comme les conflits eux-mêmes, sont comme autant de mécanismes indispensables à la fabrique des solidarités et des hiérarchies dans la société des X° et XI siècles.
S’est donc longtemps imposée l’image d’une Germanie où le roi et les princes conservaient pour l’essentiel la légitimité du pouvoir, le monopole de la violence légitime et de l’autorité, alors que la France, la Bourgogne-Provence (plus tard la Lotharingie et la Bourgogne-Transjurane) connaîtraient un éclatement des pouvoirs entraînant une situation d’anarchie et d’insécurité. En abandonnant la thèse de la recrudescence de la violence, l’historiographie récente a donc relativisé l’opposition entre les deux grands espaces hérités des temps carolingiens, bien que les conditions politiques diffèrent avec à l’Est un plus grand recours à l’arbitrage royal pour le règlement des conflits alors qu’à l’Ouest on recourait plus fréquemment à d’autres formes de résolution de conflits.
Dans un monde où la recherche de la paix ne doit plus être étudiée comme la recherche d’un état de grâce mais doit plutôt être considérée comme une effort constant pour négocier, inventer de nouvelles formules qui contraignent les adversaires et les contiennent dans les limites fixées, il s’agit de voir comment la recherche de la pacification de la société est un moyen employé par les pouvoirs pour légitimer un ordre politique et social tout en cherchant à ranimer la flamme de l’unité politique et spirituelle du continent européen.
C’est ce que nous tenterons d’analyser en étudiant d’abord les mécanismes en action dans le règlement des conflits aux X° et XI° siècles, avant d’envisager les interventions des différents détenteurs du pouvoir afin de réguler la violence et de maintenir un ordre favorable, puis nous examinerons comment l’Église, dans son effort pour discipliner les laïcs, prend de nouvelles initiatives en matière d’encadrement et de détournement de la violence.
Comment régler les conflits ?
La société du « premier moyen âge » est une société violente. Toutefois cette violence ne peut être assimilée à une violence aveugle. Dans une société qui exacerbe le sens de l’honneur, venger l’affront est un devoir car l’offense rejaillit sur le groupe. La vengeance privée – la faide- répond à une fonction sociale précise. Elle correspond à une violence régulée, canalisée, réglementée. Elle est un mécanisme de règlement de conflit hérité des temps carolingiens malgré l’interdiction de cette pratique par Charlemagne et son rappel par une justice royale affaiblie en 880. La réponse faidale est bien un processus complexe dont l’objectif est d’apporter une réponse proportionnelle à l’affront subi. Elle correspond à un jeu d’avertissements mutuels, de menaces graduées, qui le plus souvent pouvaient être un préalable à la négociation. Dans sa chronique, Reginon de Prüm5 rapporte la faide qui suit en 892 le meurtre du comte Menigaud apparenté au roi Eudes par le comte Albéric pour les honores du Rhin moyen. En 896 l’assassinat de Ménigaud est vengé par celui d’Albéric des mains d’un parent lui-même tué quelques temps après. Il faut attendre l’intervention du Pape et des archevêques de Cologne et de Reims, se substituant au passage à un pouvoir royal absent, pour clore le conflit. La faide, du reste, n’est pas le monopole des puissants. Au XIème siècle, un cas célèbre oppose les serfs des seigneuries ecclésiastiques de Saint Pierre de Wörms et de Lorsch causant la mort de trente cinq personnes. Alpert de Metz6 rapporte, quant à lui, un conflit qui oppose pendant vingt ans entre 997 et 1016 Wicmann et Baldéric. Les périodes de réconciliation préparent souvent la reprise de la faide. La vengeance participe donc à l’éthique de l’honneur. Il ne faut pas l’opposer à la paix. Étant mesurée, la faide est un instrument de négociation et de pacification dans une société où les combats de masses sont rares. L’objectif de chaque partie est donc de pousser l’adversaire à négocier après s’être soi-même mis en position de force.
L’appel à la justice publique est considéré comme un ultime recours pour les hommes du « premier moyen âge ». Ils privilégient les règlements extrajudiciaires. Ils préfèrent un compromis assurant la réconciliation des parties et évitant une poursuite de la vengeance sur le terrain judiciaire. Ces compromis font régulièrement appel à un intermédiaire, souvent religieux. Dans une société où prévalent les liens personnels, les rapports entre les gens de pouvoir sont donc régulés par l’engagement personnel fondé sur la valeur du serment. Les pactes d’Amicitia (très utilisés par les puissants) engagent, par exemple, la clientèle vassalique avec souvent l’objectif de pacifier des régions entières. Ainsi, Flodoard7 rappelle l’alliance entre Louis IV et Otton Ier en 942 et celle d’Herbert de Vermandois et de Giselebert de Lotharingie en 932. En tout état de cause, ces compromis et traités d’amitié n’entrent pas en contradiction avec les décisions des tribunaux publics. Au contraire il existe une complémentarité entre le judiciaire et l’extra-judiciaire : une négociation extra-judiciaire pouvait être présentée devant le juge pour être validée publiquement, inversement un jugement pouvait être parachevé par un compromis. Comment se déroulait alors la négociation et la cérémonie qui entérinait le compromis ? Les négociations sont lancées une fois que les hostilités ont cessé. Les médiateurs sont protégés par des règles tacites. Comme nous l’avons déjà évoqué, un intermédiaire peut intercéder. Richard II de Normandie joue ce rôle dans le conflit opposant Eudes de Blois au roi Robert II à propos de la Champagne en transmettant à Eudes sa convocation au plaid royal. Lors de la négociation, les conditions de réconciliation et la cérémonie de paix sont évoqués. Dans le royaume germanique la réconciliation devait être précédée par une soumission publique la deditio. En 941, Henri se jette ainsi au pied de son frère Otton Ier. En général le soumis désireux de se réconcilier se présente pieds nus, habillé en pénitent, tête basse. Le vainqueur accorde alors sa miséricorde ou prononce la disgrâce. La deditio n’est pas un acte d’humiliation mais bien un acte d’essence religieuse réconciliant le pêcheur avec Dieu. Celui qui reçoit la dedition est élevé au rang de Dieu miséricordieux en offrant son pardon. Dans les régions méridionales la paix est concrétisée par des accords bilatéraux écrits : les convenientiae. Elles s’accompagnent d’une promesse de fidélité, d’une vente, d’une donation ou de la renonciation à un droit. Les conventions conclues entre le duc d’Aquitaine Guillaume V et ses vassaux parmi lesquels Hugues de Chiliarque relèvent de ce type d’accord.
Une particularité de l’époque est le recours au combat judiciaire comme procédure admise pour trancher les litiges. Thietmar de Mersebourg8 en fournit l’exemple dans sa chronique. En 979, le comte Gero d’Alsleben fut arrêté par l’archevêque Adalbert de Magdebourg et le margrave Dietrich de la Marche du Nord en vertu d’une accusation proférée par un saxon, Waldo. L’affaire fut portée devant le tribunal d’Otton II. L’empereur convoqua les grands pour surveiller le duel judiciaire entre Gero et Waldo, qui se tint sur un île de l’Elbe. Géro reçut des coups qui le mirent hors de combat, mais Waldo mourut de ses blessures peu après avoir quitté les lieux. Après enquête, la cour royale décida que Géro avait perdu le duel et était par conséquent coupable. Malgré les protestations du duc Otton de Bavière et du comte Berthold de Schweinfurt, l’empereur ordonna que Géro soit décapité. Ce type d’ordalie resta traditionnel jusqu’au XII° siècle, en dépit des condamnations du clergé.
Maintenir l’ordre : une obligation morale et une nécessité politique pour les détenteurs du pouvoir
Faide, appel à la justice privée ou ordalies sont autant d’instruments de régulation des conflits à la disposition d’une société fortement imprégnée des idées et valeurs chrétiennes, dans laquelle la légitimité du souverain est d’abord fondée sur sa mission de maintenir l’ordre et la paix publique. Le Pseudo-testament de Saint Rémi9 dans le royaume de l’Ouest (seconde moitié du X°s.) affirme que le roi est choisi « pour l’honneur de la Saint Église et la défense des pauvres ». A l’Est, dans sa Vie de Conrad, Wipon10 insiste sur le devoir royal de construction de la paix et de la justice. Les théologiens carolingiens appuyaient la définition d’un roi juste, prenant modèle sur les rois de l’Ancien Testament et portant les insignes de la justice. D’ailleurs à l’Est, le monarque arbore la verge de justice (sceptre) et Hugues Capet la main de justice à l’Ouest. Le roi se devait de maintenir l’ordre dans son royaume. A l’Ouest, la tâche fut rapidement compliquée par l’évolution des conditions politiques largement défavorables au roi. Les bonnes intentions de Charles le Simple sont restées longtemps lettre morte. A l’Est, pour préserver la paix publique, les souverains intervenaient dans les guerres entre Grands. Ils pouvaient d’ailleurs leur imposer de lourdes amendes comme ce fut le cas pour Hermann II de Souabe qui dût verser des compensations à l’évêque de Strasbourg pour avoir pillé sa cité pendant la crise de succession en 1002. Plus largement, le souverain est le juge suprême de tous les sujets (ecclésiastiques théoriquement mis à part). Il est la source de la loi – même si l’activité législative royale est modeste à l’ouest comme à l’est au cours de la période - et le gardien des lois écrites et des coutumes. Il rend la justice. La justice royale respecte les objectifs du temps : elle ne procède pas automatiquement de l’épreuve de force. Le jugement n’intervient que si la pacification échoue. Les peines viennent le plus souvent sanctionner le refus de faire la paix, pas la faute. Le roi devait montrer des vertus attendus chez un souverain chrétien : la clémence, la magnanimité, la miséricorde. Il remplissait ainsi son rôle d’arbitre et de principal facteur d’intégration du royaume.
A des échelles inférieures, nombre de conflits ne relevaient pas de l’intérêt ou de la compétence royale. Il y a des territoires qui bénéficient d’immunités et qui sont interdits aux agents du pouvoir, notamment pour rendre la basse justice. Au X° siècle, les communautés ecclésiastiques bénéficient d’une immunité renforcée qui s’étend à la justice de sang. Les pouvoirs laïcs peuvent toutefois contrôler la justice sur un territoire immuniste par le système de l’avouerie : l’abbé ou l’évêque ne peut exercer le pouvoir de justice sur un laïc. En investissant la fonction d’avoué, le comte obtient une influence importante sur ce type de territoire. Le comte préside quant à lui les plaids comtaux qui existent encore au X° siècle, en association parfois avec l’évêque. Les deux personnages coopèrent dans une mission commune : assurer la paix. Avec les délégations de ban, le nombre de cours de justice se multiplient : roi, princes, comtes, châtelains, évêques à la tête d’une seigneurie rendent la haute et la basse justice. A l’échelle locale, les détenteurs du ban sont les vicomtes, les viguiers et les maires. Dans le domaine royal de l’Ouest, Henri Ier introduit les prévôts à la tête des cours de justice subalternes pour concurrencer les châtelains récalcitrants. Plusieurs moyens sont mis en œuvre pour contraindre les parties à accepter le jugement. Il est notamment obligatoire de fournir des garants dès le XI°siècle. Ils garantissent sur leurs propres biens l’exécution des décisions. Les amendes et les peines semblent être surtout un moyen de pression pour que le perdant accepte son tort. Leur perception est secondaire et elle sont souvent remise, démontrant que la recherche de la paix l’emportait sur la volonté d’enrichissement. Au niveau local, on recherchait avant tout le compromis capable d’apaiser l’ordre social plutôt que le jugement qui pouvait le troubler. Au final le pouvoir de rendre la justice au niveau local devient une part de la seigneurie. Pour les plus humbles l’autorité judiciaire est un des éléments de l’autorité seigneuriale.
A l’échelle locale, le cas particulier de la justice de l’évêque mérite d’être distingué. En dehors de son possible rang de seigneur territorial, l’évêque possède dans son diocèse son propre tribunal dont les compétences recouvrent en particulier les affaires de foi et d’hérésie. Conserver et diffuser la législation conciliaire est un élément essentiel de l’activité épiscopale. L’évêque applique cette législation dans le cadre de son tribunal. Il est itinérant, lié aux visites pastorales et fonctionne selon le principe de la procédure d’inquisitio. L’évêque doit en effet mener une enquête pour que lui soit dénoncés les crimes cachés et pour lequel l’autorité publique peut agir d’office : homicide, inceste, viol, rapt, adultère. L’institution de tribunal synodal ne semble pas s’être durablement implantée dans le royaume de l’Ouest. Il fut un des fondements de la puissance épiscopale dans le royaume oriental à partir du X°siècle si on s’en réfère aux Livres des causes synodales de Réginon de Prüm et à plusieurs épisodes de la Vie de Saint Ulrich d’Augsbourg. En outre, l’évêque disposait pour accomplir sa mission de garant de la foi et de maintien de l’ordre moral d’un arsenal de sanctions qui de l’excommunication à l’interdit en passant par l’anathème lui octroyait une considérable autorité. Ces sanctions étaient prononcées à l’occasion de mise en scène liturgique dont l’objectif était d’impressionner les fidèles. Ces condamnations agissaient comme autant de moyen de pression sur les récalcitrants qu’il existait toujours la possibilité d’une réconciliation après une pénitence. Ainsi le puissant Foulque Nerra fut contraint au début du XI°siècle à un pèlerinage en Terre Sainte suite à l’assassinat du comte du Palais Hugues de Beauvais. Au delà de la défense des valeurs chrétiennes tribunal synodal et sanctions ecclésiastiques étaient à la disposition des intérêts politiques des prélats. Le pape Gregoire VII n’hésitant pas à utiliser l’arme de l’excommunication dans son conflit avec Henri IV par deux fois en 1076 et 1080 allant jusqu’à délier ses vassaux de leur serment de fidélité.
L’Eglise, entre pacification de la société et réorientation de la violence
En effet à partir de l’an mil, l’Église dans sa diversité propose à la société de nouvelles voies pour travailler à sa pacification. Encore une fois, il ne s’agit pas d’imposer un idéal de paix et de condamner toutes les formes de violences. Il s’agit plus pour les pouvoir religieux de s’accaparer le sacré en imposant des formes particulières à la violence militaire. Cet intérêt de l’Église prend racine dans un renouveau idéologique. A l’intérieur même de l’institution ecclésiastique des modèles se concurrencent. Au Xème siècle, Odon de Cluny place les monastères au centre de l’échange social, en position de modèle et de médiateur pour la société. A contrario, Flodoard considère que c’est aux évêques de contrôler les laïcs : à la tête de la province ecclésiastique l’archevêque protège l’Église contre les laïcs et organise la paix entre les princes. Autour de l’an mil les monastères de Fleury et de Cluny participent à la redéfinition de la théorie trifonctionnelles. Abbon de Fleury11 fait une distinction entre laïcs (bons), clercs (meilleurs) et moines (excellents). Odon de Cluny12 place les moines en position de guides et de modèles pour la société. Face à ces prétentions monastiques Adalbéron de Laon13 (mort en 1031) et Gérard de Cambrai14 (mort en 1051) fournissent la réponse épiscopale. Ils réaffirment que le fonctionnement harmonieux de la société est imposé par le souverain en relation avec la société. Tous ces schémas se rejoignent pour fonctionner avec la paix comme enjeu essentiel.
Prenant appui sur ces débats sur les conditions de la paix et de l’harmonie dans la société, différentes initiatives ecclésiastiques en faveur de la paix se distinguent. Autour de l’an mil, il n’est pas rare de voir les moines procéder à la résolution des conflits. Moines et chanoines ont mis au point des prières et des rituels destinées à influencer les actions des populations laïques. On peut se rappeler « l’oraison de la paix » d’Odilon de Cluny ou « la prière en cas de persécution » de la cathédrale de Tours ». Il n’est pas rare de voir les moines rassembler la population dans l’église, l’instruire du problème, puis suggérer un appel à Dieu pour contraindre le malfaiteur à faire la paix. Au son des cloches, les moines se mettent alors à professer des formules de malédiction. Patrick Geary rappelle que la clameur pouvait être accompagnée de l’humiliation de reliques ou de crucifix. Les reliques étaient alors placées à terre, elles pouvaient comme à Tours être entourées de ronces. Les saints partageaient ainsi l’humiliation. Les reliques pouvaient rester en place jusqu’à la résolution du conflit. La suspension du culte et donc de la protection des saints poussait les autres laïcs à exhorter les coupables à s’amender. Les reliques pouvaient aussi être sortie de l’église présentées à l’adversaire chrétien pour le forcer à négocier. Cette pratique pouvait concerner les différents entre laïcs et monastères à propos terres données aux moines par un défunt et que la famille souhaite récupérer.
Les membres du clergé s’investissent encore dans des mouvements de « Paix de Dieu » autour et après l’an mil. Il ne s’agit pas pour l’Église de contredire l’ordre seigneurial, d’interdire la guerre sous toutes ses formes. La paix demeure un objectif nécessaire dans une société guerrière et faidale mais la paix ne peut être que relative. Selon Dominique Barthélémy, la Paix de Dieu est un pacte conclu à l’occasion d’un concile provincial ou d’ un synode diocésain réunissant l’évêque, souvent flanqués de collègues voisins, les princes ainsi qu’une foule attirée par les reliques des Saints. On règle alors les litiges en cours, on promet de porter sans faute les futurs litiges devant la justice, on prête serment de protéger l’Église, de respecter les lieux sacrés, et d’œuvrer à la sécurité. Le premier concile de Paix avéré est celui de Charroux (989) sur les terres du duc d’Aquitaine Guillaume Fier-à-Bras. Une série d’anathèmes est alors lancée contre les fauteurs de troubles sous réserve que les fautifs fassent réparation. Il s’agit d’amener le fautif devant la justice et à la pénitence. L’objectif n’est pas la punition perpétuelle mais bien de fixer des normes à la violence, de la canaliser par le sens de l’honneur, les arbitrages et les procédures de justice. Ces conciles de paix concernent surtout l’Ouest méridional (Narbonne, le Puy) puis s’étendent vers le nord (1016 serments à Verdun sur le Doubs, Beauvais 1023 …). A partir de 1027, à Toulouges en Roussillon, de nouveaux canons instaurent la trêve de Dieu qui incite à l’arrêt des hostilités guerrières le dimanche puis entre le mercredi soir et le lundi matin ainsi que pendant les fêtes et les périodes religieuses. Dans le royaume germanique, à la fin du XIème siècle, se sont développées des associations pour garantir la paix dans un cadre territorial (Landfrieden). Elles sont articulées à des trêves garanties par le clergé sur le modèle connu en France. En Germanie le mouvement est dominé par le souverain. Henri III, notamment, encourage les traités de réconciliation locaux entre les grands notamment la paix auprès des Souabes en 1043. D’après Dominique Barthélémy, ces mouvements ne sont pas à relier à une angoisse eschatologique autour de l’an mil décrite par les mutationnistes. Il les place dans la continuité carolingienne des règlements de conflits accordant une place centrale au sacré. Ces mouvements de paix montrent la collusion d’intérêt entre les membres de l’élite et ne peuvent être considéré comme un mouvement antiféodal initié par l’Église.
L’Église loin d’interdire la guerre s’est lancée dans un processus de sacralisation de la violence. A la fin de l’antiquité Saint Ambroise et surtout Saint Augustin réfléchissaient déjà à l’établissement de critères pour une guerre juste. Pour Yves de Chartres15 la guerre est juste si elle est menée sur ordre de Dieu ou d’un pouvoir légitime. L’Église ne conteste jamais le droit des souverains à faire la guerre. On assiste plutôt à une christianisation progressive de la guerre parallèlement à celle des institutions publiques. En Germanie la sacralisation de la guerre débute au milieu du X°siècle avec le culte monastique de Saint Maurice choisit par Otton Ier comme saint patron et à qui fut dédié un monastère à Magdebourg en 937. Il faut y ajouter le culte de la Sainte Lance, les prières sur le champ de bataille, les prières sacralisant la guerre du Pontifical romano-Germanique (v. 950). En France, la sacralisation de la guerre est plus tardive. Il faut attendre le XIème siècle pour assister à une christianisation de la guerre. Lorsque Guillaume de Normandie envahit l’Angleterre en 1066, il arbore la bannière de Saint Pierre qui légitime sa prétention à succéder au roi défunt. Dans la logique de ce processus de sacralisation de la guerre, le pape Urbain II prêche à Clermont la croisade pour libérer le tombeau du christ. Depuis le milieu du XIème siècle, l’action de reconquête des chrétiens en Espagne était valorisée par les papes qui offraient aux combattants la rémission des péchés. La croisade, qui suit l’appel à l’aide des chrétiens d’orient, mêle une expédition armée à un pèlerinage. Urbain II invente pour l’occasion la guerre pénitentielle qui correspond aux aspirations spirituelles de l’époque. Il ne s’agit pas de détourner la violence de l’occident (les mouvements de Paix de Dieu légitimant une certaine forme de violence), mais bien d’une nouvelle étape dans le processus de sacralisation de la guerre, une guerre légitime, ne contredisant pas l’idéal chrétien de concorde mais devenant un des moyens de l’instauration de la paix chrétienne. L’idéal de paix de l’Église implique le maintien l’ordre chrétien .
Dans l’Europe occidentale des Xème et XIème siècles, l’exercice de la violence et de la guerre relève d’une pratique quotidienne. Cet usage n’est pas incontrôlé. Il procède de processus de régulation dont l’objectif n’est pas d’instaurer une paix immuable mais bel et bien de fournir des normes et des limites à des conflits qui participent à produire un ordre. La recherche de la paix est bel est bien un moyen de réguler la société plutôt qu’une tentative d’éteindre toutes formes de conflits. Ainsi se perpétue une société dans laquelle les phases de négociation alternent avec les phases de conflits et de calme. Société dans laquelle la guerre et la paix sont tour à tour utilisées pour produire ou légitimer un ordre politique, social et spirituel. Dans ce contexte les différents pouvoirs participent à la régulation de la violence ainsi qu’à la recherche de la paix. Ils inscrivent leur action dans l’idéal chrétien de la concorde universelle mais ne s’éloignent jamais des objectifs que leurs assignent leurs intérêts propres. L’Église, elle même répond à ces logiques, pour faire de la recherche paix, mais aussi de l’utilisation de la guerre, les instruments de sa mainmise sur les laïcs, les soutenant ainsi sur le chemin d’un salut collectif et individuel pour une Europe que Jacques Le Goff a fait naître au Moyen-Âge16.
Par Benoît Pouget, Professeur Agrégé d’Histoire-Géographie et étudiant en Master II
1. Barthélemy D., ‘La mutation féodale a-t-elle eu lieu? (Note critique)’, Annales ESC, 47 (1992), 767-777
2. Cheyette F., ‘Some Reflections on Violence, Reconciliation, and the “Feudal Revolution”’ - Conflict in Medieval Europe: Changing Perspectives on Society and Culture, ed. W. Brown & P. Górecki (Aldershot, 2003), 243-264
3. Geary P. ‘Vivre en conflit dans une France sans état: Typologie des méchanismes de règlement des conflits, 1050-1200’, Annales ESC, 41 (1986), 1107-1133
4. White S., ‘“Pactum… Legem Vincit et Amor Judicium”: The Settlement of Disputes by Compromise in Eleventh-Century Western France’, The American Journal of Legal History, 22:4 (1978), 281-308 White S., ‘From Peace to Power: the Study of Disputes in Medieval France’ - Feuding and peace-making in eleventh-century France (Aldershot, 2005), 1-15
5Réginon de Prüm, Libri duo de synodalibus causis et disciplinis ecclesiasticis, éd. et trad. Wilfried H. Hartmann, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2004
6. De diversitate lemporum
7. Flodoardi Chronicon - Chronique de Flodoard de l’an 919 à l’an 976, publiée par l’Académie impériale de Reims avec une traduction par M. l’abbé BANDEVILLE, Reims, 1855.
Les Annales de Flodoard, publiées avec une introduction et des notes par Ph. LAUER, Paris, 1905 (Collection de textes pour servir à l’étude et à l’enseignement de l’histoire).
8Die Chronik des Bischofs Thietmar von Merseburg und ihre Korveier Ueberarbeitung, herausgegeben von Holtzmann (Robert) ; Berlin, Weidmann ; 1935
9 Le Grand testament de saint Remi est probablement apocryphe
10Wiponis Gesta Chonradi II. ceteraque quae supersunt opera, Hanovre, 1878, rééd. 1915
11Acta sanctorum ordinis Sanci Benedicti
12Sermons
13Poème au roi Robert
14Voir Erik Van Mingroot, « Gérard Ier de Florennes, évêque de Cambrai », dans Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastiques, t. 20, Paris, 1984, col. 742-751
15 Tripartita, 1093 ; Decretum (Décret), 1094 ; Panormia, 1095 ; Fantasia , 1098
16L’Europe est-elle née au Moyen Âge ?, Seuil, 2003