Archive | septembre, 2014

VOUS AVEZ DIT « CHAR D’ASSAUT » ?

20 Sep

L’objet de l’archéologie est l’étude des civilisations humaines passées à partir des monuments et objets qui en subsistent. En tant que telle, cette science devrait bientôt connaître une importante modification de son centre d’intérêt en incluant dans son champ de recherche une grande partie de la cavalerie blindée, et notamment sa subdivision d’arme « lourde ».

Considérée à tort ou à raison comme étant le reliquat d’une ère révolue, la cavalerie blindée aborde le monde post URSS de façon dérobée. Ce ne sont pas tant les innovations matérielles et la réflexion doctrinale à son égard qui la mettent en valeur, mais plutôt, de façon négative, des reproches constants quant à son prix (tant d’acquisition que de maintien en condition opérationnelle), à sa vulnérabilité (prolifération des armements antichars portables individuels) et, in fine, à son inutilité (faible déploiement en opération, hormis pour la cavalerie légère et médiane). Dès lors, quels seraient pour l’armée l’intérêt et la justification de conserver un armement couteux et difficile à employer ?

Osons mettre en avant que cette vision des choses est non seulement caricaturale et incomplète, mais surtout fausse.

L’arme blindée cavalerie est l’héritière historique de l’arme cavalerie (de l’italien cavalo – cheval – donnant cavalleria – cavalerie[1]). Elle regroupe en son sein des chars d’assaut, des ERC (engins roues canon) et des véhicules blindés légers. Elle est à ce titre l’une des neuf[2] armes de l’armée de terre et se caractérise, à l’instar de ses pairs, par des unités homogènes aux capacités similaires qui produisent des gammes précises d’effets au moyen de certains types d’actions. À chaque arme appartient donc un rôle et un socle de compétences qu’elle reste la plus à même de réaliser. Sa forme actuelle, ensuite, découle de la période technologique dominante dans laquelle nous nous trouvons. Des chars tractés primitifs de la bataille de Qadesh (1285 av. JC) aux cavaliers sans étriers sous Alexandre le Grand, des grenadiers à cheval de la garde jusqu’aux chars d’assaut, la cavalerie n’a de cesse d’adapter ses moyens à l’« âge[3] » présent afin de toujours être en mesure de remplir ses missions. En ce sens, il n’est possible de parler d’inadéquation des engins de la cavalerie blindée à la conflictualité moderne que si ces derniers ne sont plus en mesure de remplir leur fonction, c’est à dire d’assurer les missions de l’arme. De tels exemples marquent alors une mutation de l’arme vers un nouveau modèle (matériel, organisationnel…), comme le furent la chevalerie au tournant du XVIe siècle et la cavalerie équestre lors de la Première Guerre Mondiale. A ce jour, si l’art de la guerre a évolué depuis 1945, il n’en reste pas moins qu’il n’a pas été bouleversé au point de dénier toute efficacité aux engins roues-canon et aux chars d’assaut. En effet, dans une stricte optique militaire, il serait absolument faux de soutenir que depuis les années 1990 la cavalerie blindée n’a plus sa place sur le champ de bataille car, s’il est indéniable que la prolifération des armements antichars portatifs ainsi que l’intégration technologique ont fortement contribué à la remise en cause de la toute puissance supposée de ces engins, elles ne sont pas pour autant annonciatrices de leur fin. À cet égard, il est de bon ton de revisiter le discours émis à propos de l’arme, et ce notamment en Europe où la dimension militaire de cette équation tend à être totalement écrasée sous le poids des dimensions politiques, idéologiques et psychologiques.

 

         Au plan militaire, il est couramment mis en avant que les divers engagements de la cavalerie blindée depuis la chute de l’URSS montreraient son inefficacité sur le terrain. Cet argument repose sur trois postulats :

         1/ les blindés (tant des ERC que des chars d’assaut) ont atteint un très grand seuil de vulnérabilité dans les guerres récentes et sont très souvent à la merci des armements antichars portables ainsi que plus généralement de tout système d’armes « intelligent » embarqué sur une plateforme terrestre ou aérienne. Le temps des grandes chevauchées pour sidérer l’ennemi (que celles-ci soient réelles ou supposées, respectivement Sedan et la trouée de Fulda) relèverait à présent de l’Histoire.

         2/ Le premier postulat se verrait empiriquement confirmé par les batailles récentes où, quand des blindés furent engagés, ceux-ci se firent étriller, donnant alors une image concrète de ce déclin annoncé de la cavalerie blindée. Ainsi, Grozny serait tout autant le symbole de la décadence post soviétique que celui de l’échec manifeste des chars. Plus récemment, la guerre qu’Israël mena en 2006 contre le Hezbollah dans le sud du Liban ne ferait que confirmer cette démonstration.

         3/ Enfin, la cavalerie blindée en général (les chars d’assaut en particulier) serait un instrument inadéquat du fait des formes que revêt à ce jour la conflictualité. L’hypothèse d’un grand chelem entre les deux grands vainqueurs de 1945 s’étant pour le moment dissipée, les armées occidentales ont principalement à lutter contre des guérillas, des adversaires infra- ou proto étatiques menant des guerres asymétriques, irrégulières. Or, dans ces cas précis, les blindés, matériel d’agression, conçus pour le choc du fort au fort, se voient mis en défaut face à un ennemi évanescent, et surtout, ne possèdent pas la mobilité adéquate (vitesse et mobilité au plan opératif, ce que possède l’aviation légère de l’armée de terre par exemple) pour combattre efficacement.

 

         Passons au crible cet argument et ses trois postulats.

         Premièrement, la vulnérabilité de la cavalerie blindée n’a, en effet, jamais été aussi grande. Cela a pour conséquence d’astreindre cette arme à un fort contrôle préalable de l’espace où elle va être déployée ainsi qu’à une détection et une élimination précoce des menaces. Aujourd’hui un char à découvert est, mutatis mutandis, une carcasse en sursis, pour autant cette menace n’est pas, en l’état, susceptible de condamner à court ou moyen terme la cavalerie blindée. L’évolution des armements dépend pour partie de l’évolution de la technologie. Ce faisant, la façon de faire la guerre ne peut rester totalement figée. Il y a une marche des éléments créant avancées et découvertes, puis innovations, qui seront indubitablement suivies de contre innovations (à l’épée le bouclier, aux charges à cheval la formation en carré, aux armes à feu le gilet pare balles, aux missiles les systèmes de défense anti missiles…). Ce processus, que FULLER nomme le « facteur tactique constant », permet de comprendre mieux que tout autre que rien n’est figé, rien n’est absolu (hormis sur un certain laps de temps : le délai de la mise en œuvre de la contre innovation). Les chars, malgré le tableau peu flatteur qu’en brosse l’argument précité, restent des prédateurs avant d’être des proies. Bardés de systèmes intégrant de la haute technologie (acquisition rapide de cibles, détection accrue, action en tout temps…), équipés d’armes lourdes, possédant un fort blindage (voire un sur blindage) ainsi qu’une grande mobilité tactique, ils sont, à l’instar des navires pour les espaces maritimes, une addition de capacités pour les espaces terrestres car combinant puissance, protection, mobilité et intégration technologique, ce qui fait d’eux un atout de premier ordre. En somme, la vulnérabilité actuelle des blindés aux armements modernes n’a rien de surdéterminante pour leur avenir. D’ailleurs, nombre de systèmes de protection active et passive commencent à poindre. Du blindage réactif, connu depuis la seconde moitié du XXe siècle, la technologie évolue vers des systèmes d’auto défense du véhicule (les plus aboutis semblent être les systèmes israéliens « Trophy » et « Iron fist »). Certes, ceux-ci sont, comme toute innovation à ses débuts, emplis de défauts, mais cela ne compromet en rien leur futur[4].

         Deuxièmement, la prestation de la cavalerie blindée sur le terrain depuis 1991 ne peut nullement se résumer, cela va sans dire, à un ou plusieurs engagements précis dans la mesure où ceux-ci, outre le fait qu’ils dépendent souvent de données conjoncturelles non généralisables, relèvent surtout d’un type d’emploi choisi par une armée donnée. En cela, chaque pays, et incidemment chaque armée, possède une doctrine d’emploi des forces qui lui est propre, ce qui implique une appréhension différente des situations, et ainsi, de l’issue de ce qu’aurait été ledit engagement. En l’espèce, l’exemple de la première bataille de Grozny (décembre 1994 – mars 1995) est révélateur de biens de lacunes et d’erreurs, mais pas de l’inefficacité de la cavalerie blindée, et surtout pas, dans ce cas précis, des chars d’assaut[5]. Joseph Henrotin analyse d’ailleurs cette bataille comme un cumul d’erreurs, entouré de fausses perceptions, grevé de dilettantisme et de gabegies. En clair, les raisons de l’hécatombe que produisirent les forces rebelles tchétchènes sont à rechercher en premier lieu dans l’impréparation militaire des forces armées russes (armée en état de total délabrement depuis la chute de l’URSS), puis, au plan tactique, dans la dissociation des colonnes d’infanterie de leurs appuis dans les rues de la ville. Privées de moyens d’appui-feu direct mobile (les chars d’assaut), celles-ci furent décimées avant que les groupes de chars ne le soient à leur tour anéantis. Loin de constituer la tombe de la cavalerie blindée, Grozny est la sanction de l’absence de coopération des forces de mêlée, de la perte de la synergie interarmes.

La guerre de 2006 dans le sud du Liban, ensuite, où les forces du Hezbollah affichent un impressionnant tableau de chasse (52 chars Merkava au tapis !) n’est pas pour autant une oraison funèbre pour les chars et les ERC. Outre la sous estimation flagrante de l’adversaire que fit Tsahal (le Hezbollah est une puissante techno guérilla[6]), l’utilisation qui fut fait des chars représente le pendant inverse de la première bataille de Grozny. En effet, si ceux-ci furent en général utilisés intelligemment, en combinaison avec de l’infanterie portée, créant alors une bulle interarmes ou fantassins et cavaliers jouissent du cumul de leurs facultés respectives, les derniers jours de la guerre virent cet emploi bouleversé, les chars étant même engagés en autonome pour … prendre une ville du secteur de Marjayoun. Bilan sans appel : sur les 21 chars de la colonne, environ 11 sont détruits dans des embuscades. Cette guerre, une fois encore, ne traduit pas l’impuissance de la cavalerie blindée mais les risques, voire parfois l’ineptie, de faire endosser à la seule cavalerie le rôle de l’infanterie (et vice versa). Chaque arme possède un milieu et des missions pour lesquelles elle est « reine », les autres armes travaillant alors autour d’elle pour concourir à son action. Donner à une arme un rôle qui n’est pas le sien reste possible, mais les objectifs, si tant est qu’ils soient atteints, le seront plus difficilement et avec plus de pertes.

Notons, de manière subsidiaire, que nous avons fait le choix de prendre ici l’exemple d’engagements infructueux ou indécis pour les blindés. Nous aurions pu tout autant traiter d’engagements réussis dans lesquels la cavalerie joue un rôle sinon déterminant, du moins premier (Irak 1991 & 2003, opération Serval 2013).

         Troisièmement, dans un monde où la guerre, à défaut d’avoir disparue (!), est perçue (notamment par les Européens) comme un archaïsme[7], une chose du passé qui, n’en déplaise à Clausewitz, ne serait plus un des mécanismes de la politique mais un phénomène apolitique et immoral, la cavalerie blindée est sur la sellette. Cette vision des choses, fortement teintée d’idéalisme, est pourtant fausse. De manière générale, la guerre conventionnelle (interétatique) a été, est et sera une constante dans le jeu des relations internationales. Ce n’est donc pas parce que l’Europe occidentale n’a pas connu ses ravages sur son sol depuis plus de deux générations humaines que celle-ci n’aura plus lieu. Ce n’est pas non plus parce que depuis plus de vingt ans la majorité des interventions militaires nous ayant concerné furent de type dissymétriques ou asymétriques qu’il faille aujourd’hui faire une croix sur la cavalerie blindée. Technologiquement, aucun système d’arme ne peut à ce jour reprendre le spectre entier de compétence des ERC et chars d’assaut. S’en défaire signifie alors non pas une simple perte de matériels mais la perte d’un ensemble de capacités. De manière plus précise, il faut enfin mettre un point d’honneur à enterrer l’idée, devrait-on dire l’incongruité, que la cavalerie blindée, et surtout les chars d’assaut, seraient inutiles dans les guerres asymétriques (car c’est bien ici que se joue en filigrane l’idée de l’inutilité[8]). Peut être que l’expérience historique de contre guérilla des armées de la France en Indochine puis, dans une moindre mesure, en Algérie contribue à cette idée d’inutilité, il n’en reste pas moins que dès que les mouvements rebelles sont assez forts pour faire exploser la lutte armée (ou quand ils ne s’enferment pas dans une stricte logique d’action par attentat suicide), dès le moment où ceux-ci entreprennent des actions de conquête (cf. l’opération Serval), la cavalerie ne redevient pas utile, elle devient indispensable ! En lieu et place d’écrits théoriques prenons acte de la guerre civile syrienne. Face à une nébuleuse de groupes rebelles, l’armée syrienne est pleinement engagée dans une âpre lutte. Combattant un ennemi infra étatique, elle possède au plan tactique une double supériorité : celle de la combinaison des capacités des engins blindés à celles de l’infanterie (intégration interarmes) ainsi qu’une sur capacité face à un adversaire ne disposant pas de tels moyens. Il ne faut ici faire aucune faute de raisonnement pour déduire une prétendue équation « char = victoire » mais simplement reconnaître ce qui a été entrevu plus haut (et que l’Histoire confirme depuis les premiers engagements des chars dans la bataille de la Somme), c’est à dire qu’à situations égales, une opération où des forces interarmes interviendront se déroulera avec moins de périls et de difficultés qu’une opération où seule une arme de mêlée est engagée.

De même, retourner le  problème permet de mettre définitivement à bas l’idée de l’inutilité de la cavalerie dans les guerres asymétriques. Les entités infra étatiques sont perçues comme des forces possédant de faibles moyens et une logistique défaillante, ce qui leur interdit de facto le combat de haute intensité, le choc du fort au fort ainsi que la détention de tout matériel impliquant à la fois une chaîne logistique importante et une dépendance à certains lieux. Le char d’assaut serait alors le matériel type que ces organisations seraient en grande peine d’entretenir et d’utiliser (chaîne logistique et maintenance + écoles de formation à leur emploi + formation des groupes militaires à la coopération interarmes). Et pourtant ! Le groupe rebelle syrien Jaysh al-islam fait ici figure de contre exemple appréciable. S’étant, comme la majorité des groupes rebelles, aguerri après trois ans de lutte, et s’étant sophistiqué grâce aux prises de guerre et aux soutiens extérieurs, ce dernier a fait une démonstration de puissance, et surtout de compréhension de l’utilité des types de matériels militaires dans les combats, lors du blocus de Mléha, le trois août 2014[9]. Ce groupe a, avec d’autres, attaqué des postes de l’armée syrienne loyaliste en ayant au préalable comblé son déficit en appui feu. Ne disposant pas de pièces d’artillerie en quantité et de qualité, celui-ci utilisa des chars (T-72 et T-55 de diverses versions) et des véhicules blindés de prise (artillerie antiaérienne automotrice ZSU-23/4, véhicules blindés de combat de l’infanterie BMP 1) pour mécaniser son infanterie et la doter d’appui-feu directs mobiles. Utilisant tous ces matériels avec parcimonie car étant conscient de leur valeur militaire, les rebelles ont même créé une école de la guerre mécanisée pour contribuer à leur meilleur emploi !

         Le char d’assaut et les ERC ont donc un avenir militaire pérenne à court et moyen terme. Techniquement ceux-ci sont un moyen abouti et sans équivalent terrestre. Technologiquement, la recrudescence des armements modernes les contraint à tempérer leurs ardeurs mais ne remet en question ni leur idée de système d’arme ni leur emploi. Historiquement, les engagements récents où ces derniers eurent à pâtir de la confrontation soulignent avant tout des erreurs dans les stratégies et tactiques mises en œuvre et non une quelconque inadéquation de ces matériels. Militairement, l’idée de l’inutilité de l’arme cavalerie dans des guerres asymétriques est un leurre.

 

         En somme il s’opère bien une remise en cause de cette arme, mais celle-ci se limite aux dimensions politiques, idéologiques et psychologiques. Le lecteur avisé saura trancher la question de savoir quelle situation paraît la plus ubuesque : celle de prendre la bannière des critiques sur l’inutilité de la cavalerie blindée sur la période récente ou bien celle de voir un groupe rebelle se doter d’un embryon de cavalerie blindée ainsi que d’une partie des infrastructures nécessaires à son emploi.

 

Simon Baumert, diplômé du Master en 2014

[1] « 1/ Ensemble de troupes  à cheval, d’unités de cavaliers.     

      2/ L’un des corps de l’armée comprenant, à l’origine, des troupes à cheval ».

Le Petit Robert, 2011

[2] Infanterie, arme blindée et cavalerie, troupes de marine, artillerie, train, génie, transmission, matériel et aviation légère de l’armée de terre.

[3] John Frederick Charles FULLER, L’Influence de l’armement sur l’histoire, Paris, 1948, Payot, 239 p.

[4] La guerre terrestre reste très en deçà du niveau technologique auquel sont arrivées la guerre aérienne et la guerre maritime, notamment quant aux systèmes de neutralisation des systèmes ennemis. Pour prendre un exemple concret, qui plus est ayant trait aux missiles, les systèmes de défense rapprochée des navires (englobés par l’acronyme anglo-américain CCWS pour close combat weapon system) représentent un avancée significative de la recherche en matière de lutte contre les missiles et imposent, pour neutraliser le bâtiment en étant équipé, de délivrer une salve d’armements intelligents pour obtenir un effet de saturation et alors frapper la cible. Tirer un seul de ces armements, ou tirer au coup par coup, est dans ce cas synonyme d’échec.

[5] Histoire et stratégie, n° 11, juillet-septembre 2012, « Combattre en ville, les fondamentaux de la guerre en zone urbaine », 98 p, pp. 68-72.

[6] Centre de documentation et d’emploi des forces, La Guerre de juillet, analyse à chaud de la guerre Israelo-Hezbollah (juillet-août 2006), Les cahiers du RETEX, 60 p, p. 35. Disponible à l’adresse suivante : http://www.cdef.terre.defense.gouv.fr/publications/anciennes-publications/cahier-du-retex/la-guerre-de-juillet.

[7] VOUILLOUX Jean-Baptiste, La Démilitarisation de l’Europe, un suicide stratégique ?, Paris, 2013, éditions Argos, collection Stratégies, 162 p.

[8] D’une action reconnue dans les guerres conventionnelles, la cavalerie blindée souffre d’un déni général de ses capacités dans les guerres asymétriques. Les lui reconnaître dans ce cadre aurait alors comme incidence de mettre à bas l’argument de son inutilité conjoncturelle sur la période courant depuis 1991.

[9] Article sur le blog de Stéphane MANTOUX :

http://historicoblog3.blogspot.fr/2014/08/exemple-doperation-de-linsurrection_22.html.

 

VOLONTAIRES ET MERCENAIRES EN UKRAINE: UNE NOUVELLE BOSNIE ?

7 Sep

L’attention de l’opinion et des autorités françaises est volontiers focalisée sur les jeunes volontaires musulmans, les « djihadistes », qui gagnent la Syrie. Cette préoccupation est entièrement justifiée par le nombre significatif des départs vers le Proche-Orient. Une seconde destination doit cependant également attirer l’attention de l’Europe occidentale : l’Est de l’Ukraine. Sur le plan numérique, les deux situations ne sont nullement comparables. En revanche, il convient de se pencher sur ces engagements en Ukraine car on peut les relier à la situation qu’a connue l’Europe dans les années 1990 avec les conflits de l’ex-Yougoslavie. Ces liens se manifestent par des acteurs combattants communs au temps de la Bosnie et à celui de la bataille de Marioupol. Ils se traduisent aussi par des logiques de représentations collectives qui avaient expliqué les blocs communautaires et leurs filières de recrutement transnationales dont certaines émergent à nouveau aujourd’hui.

 

Des souvenirs de Yougoslavie….

            Les rangs des « forces d’autodéfense » favorables à Kiev sont alimentés par des filières de volontaires internationaux. Le bataillon Azov s’appuie ainsi sur un ancien soldat français Gaston Besson. Engagé à 17 ans au 1er RPIMa, il rejoint ensuite les Karen dans leur combat contre le pouvoir central birman[1]. Il se fait surtout connaître au sein des forces croates de défense (HOS) entre 1991 et 1993[2]. Encore aujourd’hui installé en Croatie, il garde des liens privilégiés avec ses anciens camarades de combat et avec des mouvements ultra-nationalistes européens. C’est pourquoi il assure le recrutement pour le bataillon Azov. Formé à Marioupol en mai dernier et comprenant vraisemblablement 300 combattants, ce groupe paramilitaire est financé par l’oligarque ukrainien Igor Kolomoïski et son noyau dur s’est organisé autour d’éléments de l’extrême-droite ukrainienne (Pravy Sektor ou Secteur droit) très combatifs lors de l’Euromaïdan.  Particulièrement actif dans la zone de Marioupol, ile bataillon Azov a gardé des bâtiments administratifs au début de l’insurrection puis a participé à la reprise de Marioupol ainsi qu’à l’arrestation de rebelles ayant une certaine notoriété politique (le maire rebelle de la ville notamment) avant de connaître des revers avec la poussée récente des forces séparatistes.

 

Le nombre d’étrangers y serait compris entre 20 et 30 hommes. Parmi eux, deux cas illustrent assez bien cette nébuleuse des extrêmes-droites européennes mobilisées en Ukraine. Le premier est un ancien soldat de l’armée suédoise. S’il se présente comme nationaliste, l’homme serait plutôt, selon la BBC, un néo-nazi[3]. Mikael Skilt fait profiter le bataillon d’Azov de son expérience tireur d’élite avant d’être capturé par les forces séparatistes pro-russes lors de leur offensive récente sur Marioupol. Le second est un Italien âgé de 54 ans, Francesco Falcone. Son grand-père a appartenu aux troupes fascistes envoyées par Mussolini pour soutenir les nazis sur le front de l’Est en 1942 où il a été tué. Son petit-fils nourrit une haine viscérale envers la Russie. Il rejoint d’abord les manifestants de la place Maïdan à Kiev puis les rangs du Secteur droit. Il aurait ainsi déclaré à des journalistes occidentaux : « J’ai rêvé toute ma vie d’une expérience comme celle-ci. Il n’y a pas de place pour les sentiments. C’est la guerre. Je suis ici pour tuer »[4].

 

Comme au temps de la guerre de Bosnie, l’extrême-droite italienne représente un vivier pour le recrutement de volontaires. Simone de Stefano, l’un des leaders du mouvement de droite radicale Casa Pound, affirme que les départs de gens qui avaient des liens avec des formations comme la sienne en Italie dépassent la dizaine ; certains d’entre eux pouvant avoir des origines ukrainiennes[5]. La présence de quelques Kosovars au sein du bataillon Azov montre également bien le poids de l’expérience bosnienne (notamment pour un Gaston Besson) et la reconstitution de l’ancienne coalition antiserbe entre forces irrégulières croates et combattants bosniaques musulmans. Les anciens ennemis des Serbes sont aujourd’hui solidaires face au « grand-frère » des Serbes, la Russie.

 

…. Et poids des représentations sur l’époque soviétique

Le sentiment russophobe est également un facteur qui explique la forte présence de Polonais parmi ces volontaires étrangers du bataillon Azov. Une quarantaine de Polonais auraient rejoint la troupe. Certains d’entre eux seraient en réalité des contractors de la société ASBS Othago. L’un des dirigeants de cette société, Jerzy Dziewulski, aurait été pris en photo par des journalistes ukrainiens en compagnie du président du Parlement Alexandre Tourtchinov, lors de son déplacement en juin à Slaviansk[6]. D’autres seraient employés par des sociétés américaines. Ainsi, en arrière-plan, des engagements de volontaires et de contractors se dessine le rapport de force entre Etats-Unis et Russie. S’il était en filigrane dans la guerre de Bosnie derrière l’opposition entre Croato-bosniaques et Serbes, il est au cœur des affrontements dans l’Est de l’Ukraine. Il s’agit désormais ouvertement d’un rapport de force entre Occidentaux et Russes et de l’installation de l’OTAN aux frontières immédiates du pays de Vladimir Poutine. A la logique des affrontements balkaniques mal cicatrisés se superpose une logique de crainte de l’impérialisme russo-soviétique en Europe de l’Est et inversement d’impérialisme américain mal perçu par des populations russophones.

 

Les mêmes logiques expliquent les engagements du côté des séparatistes pro-russes de la Novorossiya (Nouvelle Russie). Relancé par le géopoliticien russe Alexandre Douguine, l’eurasisme est revendiqué par certains volontaires solidaires avec les russophones de l’Est de l’Ukraine. Cette doctrine souhaite l’émergence d’un bloc eurasiatique continental animé par la Russie et qui ferait contrepoids à la puissance américaine. Renversant la théorie de Mackinder, l’eurasisme défend l’idée que l’ « atlantisme » agressif serait déstabilisateur pour le monde. L’appel à former une civilisation continentale, russe et eurasienne, orthodoxe et musulmane, éventuellement d’esprit socialiste permet à la Russie de mobiliser les nostalgiques des temps soviétiques dans son environnement (plus ou moins) proche et de canaliser des forces nationalistes. Il est également un outil pour mobiliser certaines formes de solidarités orthodoxes comme au temps des guerres de Yougoslavie.

 

Au nom de l’eurasisme, les forces pro-russes mobilisent indifféremment orthodoxes et musulmans de l’ancien empire soviétique. Les mobilisations récurrentes de communautés russophones du Caucase ou des bords de la Mer noire (Transnistrie) par Moscou contre les Etats qui manifestent des évolutions pro-occidentales trop marquées ont créé des viviers dans lesquels les séparatistes pro-russes peuvent aujourd’hui recruter des combattants. Des volontaires venus de Belarus, du Haut-Karabagh ou d’Ossétie croisent à Donetz des Tchetchènes. Ces derniers sont notamment regroupés au sein du bataillon Vostok[7].

 

Une unité serbe a également rejoint la Crimée sous les ordres de Bratislav Zivkovic. Comme lui, une poignée des volontaires de cette troupe revendique avoir combattu dans les rangs des milices serbes des années 1990[8]. De jeunes Français ont également gagné les rangs des séparatistes. Quatre d’entre eux ont ainsi fait la une des journaux ces derniers jours. Ancien chasseur alpin, l’engagement de Nikola Perovic pourrait s’expliquer par ses origines serbes. Ancien caporal du 3e RPIMa, Victor Lenta a cependant été également militant au sein des Jeunesses identitaires de Serge Ayoub. « Victor Lenta explique que sa petite troupe est l' »avant-garde » de troupes plus nombreuses de leur groupuscule, « Unité continentale », un « réseau d’avant-garde géopolitique et continentale », lit-on sur sa page Facebook », nous un article du Point. « Son sigle, arboré sur la casquette de Nikola Perovic, des flèches qui sortent d’un cercle, ne laisse guère de doute sur la filiation idéologique des quatre garçons, âgés de 20 à 25 ans environ. Viktor Lenta, qui arbore une moustache à la Hercule Poirot, se décrit comme « eurasiste », déteste qu’on lui parle d’extrême droite »[9].

 

En réalité, comme au temps des volontaires proserbes de Bosnie, le sentiment antimusulman chez ces jeunes Franco-Serbes coexiste avec l’eurasisme revendiqué par les quatre hommes : « Si on est toujours en vie, une fois cette guerre finie, on ira aider les chrétiens d’Irak et dessouder de l’islamiste », confie Nikola Perovic[10]. Ainsi la superposition d’imaginaires politiques issus des conflits balkaniques à des représentations issues de la Guerre froide en Europe de l’Est brouille les logiques. Gaston Besson confesse ainsi connaître des « nationalistes » qui ont fait le choix de combattre dans le camp d’en face. Le cas de la communauté juive illustre assez bien ces contradictions. Au nom du combat contre les néo-nazis qui servent comme irréguliers dans le camp ukrainien, des Juifs russes ou russophones ont formé le bataillon Aliya. Le bataillon compterait également quelques anciens soldats israéliens, souvent des immigrés juifs récemment installés en Israël[11]. A leur tête, Roman Katzer défendait jusque-là les colonies illégales de la bande de Gaza[12]. Au contraire, l’envoi de fidèles d’Alexander Barkashov, chef de l’Unité nationale russe, mouvement néo-nazi et le souvenir de l’antisémitisme de la période stalinienne mobilisent d’autres communautés juives dans le camp ukrainien. Ainsi, un Bataillon Matilan aurait été mis sur pied par la communauté de Kiev[13].

 

 

 

            En bref, on peut considérer que les effectifs de volontaires et de contractors partis combattre en Ukraine demeurent aujourd’hui limités. Toutefois, ils touchent des nationalités et des communautés très diverses. Les mobilisations s’opèrent sur fond de vieilles blessures mal cicatrisées (conflits de l’ex-Yougoslavie) et de représentations fortement ancrées (souvenirs de l’époque soviétique voire multiséculaires). Les mobilisations s’effectuent également à partir de personnalités ou de groupes bien identifiés dans différentes nébuleuses d’extrême-droite. Mais faut-il considérer que l’idéologie est essentielle ? Les groupes qui constituent des filières vers l’Ukraine vendent surtout de l’aventure et promettent une identité communautaire ancrée dans la camaraderie politique. Ces ingrédients sont finalement assez proches de ceux qui font le succès des engagements islamistes en Syrie. Comme on l’observe également avec l’Etat islamique, l’internet est un nouveau front où chaque groupe tente de séduire de jeunes fragilisés et séduits par les armes ou la violence. Un peu plus de vingt après Sarajevo, il ne faudrait pas que la crise ukrainienne ne dure trop longtemps aux portes d’une Europe où les extrêmes-droites pèsent de plus en plus dans les opinions et où une part de la jeunesse est en panne de perspectives et d’enthousiasme.

 

Walter Bruyère-Ostells

MCF en Histoire à Sciences Po Aix

[1] Voir l’article qua lui a consacré Pascal Madonna (http://etudesgeostrategiques.com/2013/11/09/gaston-besson-parcours-dun-volontaire-arme/). 

[2] Walter Bruyère-Ostells, Histoire des mercenaires, Paris, Tallandier, 2011.

[3] http://www.bbc.com/news/world-europe-28329329 consulté le 4 septembre 2014.

[4] http://fr.ria.ru/presse_russe/20140813/202127571.html consulté le 4 septembre 2014.

[5] http://www.ilgiornale.it/news/esteri/io-volontario-italiano-fronte-ucraino-contro-i-ribelli-1031832.html consulté le 5 septembre 2014.

[6] Information fourni par l’agence de presse russe Interfax (http://fr.ria.ru/presse_russe/20140807/202062811.html consulté le 4 septembre 2014).

[7] http://fr.rbth.com/ps/2014/06/03/kadyrov_affirme_contenir_les_tchetchenes_voulant_combattre_en_ukraine_29407.html consulté le 5 septembre 2014.

[8] http://www.bbc.com/news/world-europe-26503476 consulté le 4 septembre 2014.

[9] http://www.lepoint.fr/monde/ukraine-quatre-francais-avec-les-prorusses-du-donbass-03-09-2014-1859854_24.php consulté le 5 septembre 2014.

[10] Ibid.

[11] http://www.globalterrorwatch.ch/?p=49214 consulté le 6 septembre 2014.

[12] http://www.lefigaro.fr/international/2006/03/22/01003-20060322ARTFIG90059-cette_petite_russie_qui_peine_a_s_integrer.php consulté le 6 septembre 2014.

[13] http://maidantranslations.com/2014/07/13/jewish-ukrainian-volunteer-battalion-matilan/ consulté le 6 septembre 2014.

TP AJAX : LES TROIS JOURS OÙ LA CIA A RENVERSE MOSSADEGH

1 Sep

Selon l’historien Douglas Little, l’objectif de l’opération TPAjax serait de « causer la chute de Mossadegh et de son gouvernement et le remplacer par un régime militaire qui serait favorable à un accord équitable sur la question du pétrole et poursuivrait sans relâche le Parti Communiste »[1]. De mai à août 1953, la CIA va travailler de concert avec le SIS britannique, au renversement du Premier Ministre iranien Mossadegh. C’est la première mission de ce type qu’elle est amenée à réaliser. Au centre de l’opération se trouvent Kermit Roosevelt et Donald Wilber, deux officiers de la CIA spécialistes du Moyen-Orient. Comment la CIA va-t-elle mettre sur pied cette opération au caractère inédit, et jusqu’à quel point va-t-elle réussir ?

 

La planification

Qui sont les différents protagonistes de l’opération ? L’homme au cœur de l’opération TP-Ajax est Kermit Roosevelt. Né en 1916, petit-fils de Théodore Roosevelt, il est en 1953 un haut gradé de la division de la CIA au Moyen-Orient. Il est choisi par ses supérieurs pour diriger l’opération TP-Ajax sur le terrain. Il sera donc chargé de prendre contact avec les différentes parties, garantir le bon déroulement des évènements, exécuter l’opération et s’assurer de son succès. L’architecte de l’opération est Donald Wilber, un spécialiste de l’architecture du Moyen-Orient. Lui et son homologue britannique Woodhouse sont chargés de la planification. Choisi pour sa connaissance de la région, acquise après des années de recherches de terrain, Wilber ne sera pas sollicité pour d’autres opérations, à son grand regret. Il sera néanmoins chargé de rédiger pour le département d’Histoire de la CIA une chronique de l’opération. Le successeur de Mossadegh a été choisi en la personne du général Zahedi. Général de la division d’Ispahan durant la Seconde Guerre Mondiale, puis chef de la police de Téhéran au début du règne de Mohammed Reza Shah, il a pris sa retraite en 1950, mais jouit encore d’une grande popularité auprès des officiers. Enfin, les frères Rashidian incarnent les éléments iraniens de l’opération. Grâce à leur vaste réseau d’informateurs, ils constituent un atout indispensable au bon déroulement de l’opération.

 

En juin 1953, est mis en place un premier projet, intitulé Initial operational plan for TP Ajax. Il y est décidé qu’en matière d’actions préliminaires, l’opposition à Mossadegh sera financée à hauteur de 35 000 dollars par la CIA, et de 25 000 dollars par le SIS. L’argent sera convoyé par des réseaux clandestins pour parvenir jusqu’à Zahedi qui aura à acheter le soutien d’officiers iraniens. Une part importante des actions préliminaires consiste à convaincre le Shah d’accepter de jouer un rôle central dans l’opération. Pour cela, il faudra le convaincre que l’intérêt des Britanniques et des Américains à renverser Mossadegh ne réside pas dans le pétrole, mais dans la prévention de la menace communiste. Roosevelt devra brandir l’argument des aides financières américaines, qui cesseront tant que Mossadegh restera au pouvoir. Si le Shah accepte de prendre part à l’opération, son rôle consistera à désigner Zahedi comme Premier Ministre une fois le gouvernement de Mossadegh renversé. Pour Wilber et Woodhouse, il est important que l’opération revête un caractère légal. Les Majlis doivent donc pencher en faveur de la destitution de Mossadegh. Il appartiendra à Roosevelt et aux frères Rashidian de s’assurer qu’un quorum de 53 députés se prononcera en faveur de la destitution de Mossadegh. Les chefs religieux devront aussi prendre parti au mouvement en faisant entendre leurs fermes condamnations du gouvernement Mossadegh et en organisant des manifestations politiques sous prétexte religieux. Les frères Rashidian devront également mettre de leur côté le Bazar de Téhéran, y faire bruire des rumeurs anti-Mossadegh, et y encourager des manifestations. Enfin, le Tudeh sera neutralisé par l’arrestation préalable d’une centaine de ses membres, et le Sud de Téhéran sera bouclé pour éviter que les membres restants ne s’y réunissent. Ainsi, l’Initial Operational Plan met en place une action quasi-légitime, car essentiellement fondée sur les manifestations de mécontentement des différents groupes sociaux[2].

 

Ce premier projet est approfondi par le London Draft. Le rôle du Shah y est plus amplement précisé. Sa sœur, la princesse Ashraf, devrait obtenir de lui qu’il signe deux documents indispensables pour entretenir le semblant de légitimité du coup. Le premier prendrait la forme d’une lettre ouverte ordonnant au lecteur de coopérer avec le porteur de ce courrier. Le second prendrait la forme d’un décret royal appelant les officiers à se rallier à Zahedi. Celui-ci, muni du premier document, devra recruter des alliés parmi les rangs de l’armée. L’antenne de la CIA à Téhéran conserverait scrupuleusement le second document, et ne l’utiliserait que si les évènements venaient à prendre une tournure inattendue. Le plan envisage trois situations possibles le jour J[3]. C’est vers cette situation A que les organisateurs du coup tendent, car elle est la plus propice pour une action nette et efficace. Les manifestations religieuses et des commerçants du Bazar de Téhéran prendraient une ampleur telle qu’à leur apogée, elles seraient suivies d’une action militaire menée par Zahedi et les alliés recrutés grâce au décret. Il prendrait la tête de l’état-major et nommerait ses compagnons aux postes stratégiques de façon à sécuriser sa position. Les Majlis voteraient la déchéance de Mossadegh, et Zahedi, muni des décrets royaux, sera nommé Premier Ministre[4]. Le London Draft précise qu’il est nécessaire, avant le coup, de faire escalader les tensions au sein de la société civile. Des attaques contre les leaders religieux seraient mises en scène, et dénoncées par les victimes comme imputables à Mossadegh. Les leaders religieux se fendraient de violentes déclarations sur l’impiété de Mossadegh et ses mesures anticléricales. Les frères Rashidian se chargeraient de faire circuler un tract alléguant d’un prétendu accord entre Mossadegh et le Tudeh. Une fois la colère des dignitaires religieux et de la population de Téhéran portée à son paroxysme, il serait facile pour Zahedi de s’emparer du pouvoir[5].

 

Le dernier document rédigé sur la planification de l’opération TP Ajax, Campaign to Install a Pro-Western government in Iran récapitule les objectifs et les différentes phases de l’opération. Il s’agit « d’utiliser des méthodes légales ou quasi légales afin de provoquer la chute de Mossadegh et de son gouvernement et de le remplacer par un gouvernement favorable aux intérêts US avec Zahedi comme Premier Ministre»[6]. La réussite de l’opération dépend de l’obtention des deux décrets signés de la main du Shah, de la coordination des forces anti-Mossadegh, de la réussite de la campagne de propagande menée contre le Premier Ministre, et de l’efficacité de la guerre des nerfs visant à faire plier Mossadegh à l’aide de déclarations publiques de dignitaires américains sur l’inquiétante situation en Iran, et de la réduction des subventions américaines.

 

Wilber et Woodhoose sont conscients de la fragilité de leur plan et de la grande probabilité d’un échec. Beaucoup de facteurs déterminants de l’opération sont imprévisibles, comme la réaction du Shah, ou celle du Bazar de Téhéran. L’opération est d’autant plus délicate qu’elle est une première pour les deux services. Mais malgré tout, elle doit être menée, car, comme le conclut le London Draft, « si l’opération n’est pas menée, les Etats-Unis seront de toute façon expulsés d’Iran, puisque l’effondrement économique certain sous le présent gouvernement serait probablement accompagné par un chaos interne et une prise de pouvoir du Tudeh sous la mainmise de l’URSS »[7].

 

 

Les premiers temps de l’opération.

Telle que décidée par le London Draft, l’opération se met peu à peu en place. Donald Wilber, l’un des principaux artisans de l’opération, est chargé en 1954 par le département d’Histoire de la CIA de rédiger la chronique de l’opération. Son travail constitue la source la plus complète en la matière. C’est là-dessus que nous nous appuierons pour relater les évènements de l’été 1953 à Téhéran.

 

Dès juin 1953 la North East and African division (NEA) de la CIA répartit les différentes tâches selon les compétences personnelles de chacun de ses officiers. Roosevelt restera à Téhéran tout le long de l’opération pour en assurer le commandement, Lewitt, un autre officier, assurera les liaisons entre l’antenne de la CIA à Téhéran et l’antenne de la SIS à Nicosie. Le colonel Meade est envoyé comme délégué à Paris auprès de la princesse Ashraf, pour la conseiller dans ses relations avec son frère. Godwin est nommé directeur de l’équipe de Roosevelt à Téhéran. Le colonel Carrol est chargé de la planification militaire à Téhéran, et Wieber de la propagande. Les activités de propagande faisant partie des actions préliminaires à l’opération, le 29 juin, des articles et des cartoons anti-Mossadegh ainsi qu’un poster du général Zahedi présenté au peuple iranien par le Shah, préparés au préalable par l’équipe de Wilber, sont acheminés vers Téhéran[8]. La phase préparatoire semble donc se dérouler comme prévu. Cependant, le plus gros du travail reste à accomplir. Il s’agit de convaincre le Shah de participer à l’opération. La NEA compte sur l’intervention de sa soeur, la princesse Ashraf, alors en exil à Paris, pour le convaincre. Malheureusement, lorsque celle-ci atterrit à Téhéran le 25 juillet, la rumeur de sa présence déchaîne de violents troubles. Le Shah, d’abord réticent à la recevoir, finit par lui accorder une entrevue, qui s’avère stérile. Asadollah Rashidian cherche alors à inspirer confiance au Shah en lui proposant de faire diffuser sur les ondes de la BBC un message dont tous deux auraient précédemment convenu du contenu. Le Shah accepte, mais bien que le message soit effectivement diffusé le 31 juillet, il ne change pas sa position[9].

 

La NEA fait alors entrer le général Schwarzkopf en scène. Grand ami du Shah depuis 1942, lorsque Schwarzkopf avait été dépêché en Iran pour réorganiser la police de Téhéran, il est un des rares à posséder assez d’influence sur le souverain pour obtenir sa coopération. Sa mission est de faire signer par le Shah un décret nommant Zahedi chef d’état-major, une lettre assurant Zahedi de sa confiance, et un décret enjoignant les rangs de l’armée à se rallier à Zahedi[10]. Le Général se fait lui aussi éconduire, au prétexte que le Shah n’a pas confiance en l’armée et que les chances de réussite de l’opération sont trop faibles. Mossadegh, sentant la situation évoluer en sa défaveur, demande l’organisation d’un referendum pour dissoudre les Majlis. Le 4 août, il obtient 99,9% d’opinions favorables. La NEA décide de profiter de ce score suspect pour en faire un objet de propagande contre Mossadegh. Par conséquent, la nature des documents à soutirer au Shah change, et il lui est à présent demander de signer un décret nommant Zahedi premier Ministre, et une lettre dénonçant la dissolution des Majlis comme illégale, car seul le Shah peut dissoudre les Majlis[11]. Le 10 août, lors d’une entrevue entre le Shah et Rashidian, le souverain accepte enfin de signer les décrets. Il décide de se retirer à Ramsar, une station balnéaire sur le littoral de la mer Caspienne, le temps que l’opération soit exécutée. Le 12 août, les décrets royaux démettant Mossadegh et nommant Zahedi Premier ministres, rédigés par la NEA, y sont acheminés pour que le Shah y appose sa signature[12]. Ils parviennent à Téhéran le lendemain.

 

Une fois la question de l’approbation du Shah réglée, la guerre psychologique contre Mossadegh reprend de plus belle. Les frères Rashidian ont réussi à rallier à la CIA toute la presse d’opposition. Les plans concernant les menaces et tentatives d’attentat contre les leaders religieux sont mis à exécution et les tracts faisant état d’une prétendue alliance entre Mossadegh et le Tudeh sont diffusés. Le 13 août, la phase préliminaire de l’opération arrive à son terme. Tous les protagonistes sont réunis afin de passer une dernière fois en revue le déroulement de l’opération, prévue dans la nuit du 15 août. Ce qui se produit cette nuit-là ne peut être qualifié autrement que comme un échec. Deux facteurs sont cités par Wilber pour expliquer le désastre : un officier aurait révélé l’éminence d’un coup d’état, et une fois l’opération éventée, les participants n’auraient pas su prendre les initiatives nécessaires pour retourner la situation à leur avantage[13]. Selon Riahi, le chef d’état-major de Mossadegh, le Premier Ministre était au courant de ce qui se tramait dès 17H, dans l’après-midi du 15. Pourtant, il s’abstient de toute action jusqu’à 23h30, lorsque le colonel chargé de lui remettre le décret royal annonçant son renvoi est arrêté à proximité de sa résidence[14]. La suite des évènements semble placée sous de mauvais hospices. Riahi déploie des détachements de soldats à des points stratégiques de Téhéran, de façon à prendre les troupes pro-Zahedi à revers. De plus, le chef d’état-major de Zahedi, supposé prendre possession du quartier général de l’Etat-Major, prend peur et abandonne l’opération[15]. A 02h30, l’opération paraît perdue[16].

 

Un revirement de situation inattendu.

Cette opération, si longuement préparée, aux rouages si bien huilés, paraît condamnée dans la nuit du 15 au 16 août. Quelles auraient été les conséquences d’un arrêt brutal de l’opération et d’une retraite des Américains et des Britanniques ? Il n’est pas question de refaire l’Histoire avec des « si », mais il est certain que l’implication des Américains était encore secrète à ce moment précis. Si les évènements de l’année écoulée pouvaient éveiller les suspicions iraniennes à l’égard des Britanniques, seuls les officiers de l’armée iranienne ralliés à Zahedi et les frères Rashidian avaient la connaissance du rôle joué par Kermit Roosevelt et ses hommes dans l’opération. Or, aucun des Iraniens impliqués n’avait intérêt à parler. Pourquoi donc s’entêter à poursuivre l’opération coûte que coûte, comme Roosevelt le fit?

 

Le 16 août à 05h 45, Radio Téhéran diffuse un communiqué du gouvernement informant les Iraniens qu’une tentative de coup d’état contre Mossadegh a été déjouée dans la nuit. Les chances de voir l’opération menée à bien sont infimes, mais la NEA décide de les saisir. Pour cela, Carrol effectue un tour de reconnaissance à travers la ville, et note la concentration de troupes et de tanks autour du domicile de Mossadegh. Un coup de force militaire est donc inenvisageable. L’opération ne peut être sauvée qu’en s’assurant de la présence de Zahedi et en convaincant l’opinion publique iranienne que le coup a été en réalité orchestré par Mossadegh, et que Zahedi est le premier ministre légitime. Pour ce faire, la NEA fait parvenir à la New York Associated Press un communiqué selon lequel des rapports non-officiels rapporteraient que les leaders du coup seraient munis de deux décrets du Shah, l’un démettant Mossadegh de sa fonction de premier ministre, et l’autre nommant Zahedi à sa place[17]. La rumeur selon laquelle le coup d’Etat aurait en réalité été orchestré par Mossadegh pour renverser le Shah se répand dans les rues de Téhéran. Le quotidien Keyhan, en contact avec la CIA, fait pour la première fois mention du traité nommant Zahedi. En réponse aux rumeurs, le Tudeh se mobilise, accompagné par des nationalistes fidèles à Mossadegh. Alors que rien n’est encore joué, Mossadegh commet alors deux erreurs fatales. A midi, il annonce sur Radio Téhéran la dissolution des Majlis. Il fait également publier dans un quotidien nationaliste un éditorial dans lequel il conspue le Shah et son père, Reza Shah[18]. Des deux erreurs commises ce jour-là, c’est certainement celle-ci la plus grave. En effet, Reza Shah est encore une figure extrêmement populaire en Iran, et le peuple est très attaché à la dynastie Pahlavi. Additionné à la dissolution des Majils, cet éditorial vient corroborer les rumeurs de tentatives de destitution du Shah. En fin de journée, la foule est massée sur la place des Majlis pour entendre de la bouche des députés le récit des évènements. Les orateurs sont des pro-Mossadegh qui demandent la démission du Shah. Roosevelt comprend que s’il veut mener l’opération à bien, il doit obtenir du Shah que ce dernier se fende d’un discours décisif. Le 17 août, l’intervention tant espérée du souverain a lieu. Le Shah déclare sur Radio Bagdad que « ce qui a eu lieu en Iran ne peut être considéré comme un coup d’état » et reconnaît avoir émis les décrets. Cette allocution provoque parmi l’opinion publique une défiance accrue vis-à- vis de Mossadegh : pourquoi Mossadeh ment-il si les décrets sont authentiques ? Le ralliement de l’armée à Zahedi s’opère lorsque la liste des arrestations des officiers impliqués dans le coup est diffusée. Les détenus risquent la pendaison. La police et la gendarmerie de Téhéran, les unités de la Garde Impériale et les officiers de l’armée iranienne décident de les sauver de la potence. Il est à présent temps pour Roosevelt de solliciter l’appui des leaders religieux, afin qu’ils lancent une fatwa contre les Communistes et appellent les Iraniens à soutenir la religion et le trône des Pahlavi. Le 18 août, Sahed, un journal pro-Shah, publie le décret démettant Mossadegh de ses fonctions, tandis que Shojat, un quotidien pro-Tudeh, dénonce un complot angloaméricain et appelle à mettre à bas la monarchie24. Zahedi prononce un discours face aux officiers de l’armée iranienne : « Soyez prêts au sacrifice de vos vies pour protéger l’indépendance et la monarchie en Iran, et la sainte religion islamique aujourd’hui menacée par les Infidèles communistes »[19].

 

La journée du 19 août s’avère décisive. Très tôt le matin, des copies des décrets royaux sont publiées dans la presse pro-Shah. Y est jointe une interview de Zahedi dans laquelle il affirme que son gouvernement est le seul légitime. A 9 heures, des groupes de militants pro-Shah se rassemblent dans les rues de Téhéran aussi bien pour s’opposer à Mossadegh que pour protester contre le Tudeh, qui a la veille saccagé des statues de la dynastie Pahlavi. Il ne manque plus à cette foule qu’un leader, afin de la conduire à exiger la démission de Mossadegh. Des colonels de l’état-major de Zahedi saisissent l’opportunité, et dirigent le groupe vers les Majlis, en les incitant à saccager les locaux de journaux pro-Tudeh sur leur passage. A présent qu’une partie de la foule est de leur côté, il faut prendre possession de Radio Téhéran, et retourner les forces de sécurité contre Mossadegh. Des officiers pro-Shah s’emparent de camions et de chars, et deviennent maîtres des points stratégiques de Téhéran. Pendant ce temps, la foule dirigée par les colonels alliés de Zahedi se dirige toujours vers les Majlis. Pendant sa progression, des forces pro-Mossadegh ouvrent le feu, mais la foule se disperse puis se reforme de plus belle au son de « Longue vie au Shah ». A midi, le gouvernement de Mossadegh ne contrôle donc plus ni la rue, ni l’armée. A 14h, Radio Téhéran, le bastion stratégique indispensable à la réussite de l’opération tombe aux mains des royalistes. A 17h25 très précisément, Zahedi entre en scène et livre une adresse à la nation dans laquelle il se revendique comme seul et unique Premier Ministre légitime d’Iran[20]. La résistance au coup d’état s’affaiblit d’heures en heures. Les militants pro-Mossadegh se dissipent, et l’état-major se rend. A 19h, la résidence de Mossadegh tombe aux mains des royalistes. Le colonel Carrol clôture l’opération. Les participants au coup d’Etat sont nommés aux postes clés, les derniers bastions stratégiques sont sécurisés, les arrestations débutent. Le seul et dernier régime démocratique que n’ait jamais connu l’Iran est tombé en ce 19 août 1953.

 

Sophie Gueudet, monitrice du Master II en 2014-2015

(d’après son mémoire pour l’obtention du diplôme de Sciences Po Aix soutenu en juin 2014 sous la direction de Walter Bruyère-Ostells)

 

[1] LITTLE Douglas, « Mission : Impossible, the cult of covert action in the Middle-East », Diplomatic

History, Volume 28, Issue 5, pages 663–701, Novembre 2004, p 669.

[2] Initial Operational Plan for TPAjax.

[3] London Draft, p 10.

[4] Ibid, p 13.

[5] Ibid, p 25.

[6] Campaign to Install a Pro-Western Government in Iran.

[7] London Draft, p 27.

[8] WILBER Donald, CIA, Clandestine Services History, Overthrow of Premier Mossadeq of Iran:

November 1952 - August 1953,p 20.

[9] Ibid., p 24.

[10] Ibid., p 25-26.

[11] Ibid., p 30.

[12] WILBER Donald, op. cit., p 36.

[13] Ibid., p 39.

[14] Ibid., p 41-42.

[15] Ibid., p 42.

[16] Ibid., p 43.

[17] Ibid., p 45.

[18] Ibid., p 49.

[19] Ibid., p 60.

[20] Ibid., p 72.

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