Par Laura LINK
Dans son analyse sur le lien entre les femmes et le communisme,1 Donna Harsch, auteure américaine spécialiste de l’histoire germanique, et plus spécifiquement de la République Démocratique Allemande, qualifie la période d’après-guerre pour les femmes dans la Sowjetische Besatzungszone comme “leur heure”,2 se référant aux chiffres. Etant trois millions de plus que les hommes,3 celles qui ont survécu pendant la guerre voient la fin du conflit moins comme une libération, mais l’appréhendent avec un sentiment d’angoisse et d’incertitude vis à vis du futur. Celles qui restent sur leur terre doivent s’occuper des réfugié.e.s venu.e.s d’Allemagne ou des territoires de l’Est et représentent un afflux près de 4.4 millions jusqu’en 1949, mais également de la reconstruction. Beaucoup sont des réfugiées elles-mêmes et n’ont donc plus ou très peu de ressources et de vivres. Le quotidien des rescapé.e.s se résume à la survie, face aux pénuries et violences subites. La nourriture est rationnée, les habits rares et les villes détruites, sans transports en commun fonctionnels. Face aux coupures d’eau et d’électricité, l’hygiène se dégrade et les anciennes maladies comme la tuberculose ou le typhus réapparaissent.4
Ces problèmes sanitaires s’ajoutent aux problèmes sociaux liés à la fuite des habitant.e.s, notamment de ceux et celles qui tentent d’échapper à l’Armée Rouge en fuyant vers l’Ouest. Les soldats soviétiques occupent une partie importante du territoire allemand et a plus souffert sous l’occupation nazie que les Britanniques ou Américains. Nombre de soldats soviétiques sont animés par un esprit revanchard qui se traduit par des pillages, violences et viols.5 Selon des estimations, près de 80% des Berlinoises qui ont subi un viol en ont été victimes entre la dernière bataille de Berlin fin avril 1945 et la fin de la guerre, soit un mois après.6 La violence sexuelle illustrée avec haine envers les femmes allemandes est exercée comme une arme lors de ces derniers instants de guerre. La fin de ce conflit et la volonté de revanche des soldats soviétiques semble avoir servis de motif pour justifier les moyens d’exercice de cette violence sexuelle.
Suite aux viols massifs, s’en suivent une série d’avortements illégaux, mais également des naissances d’enfants russes, Russenkinder,7 qui pour la plupart grandissent dans des orphelinats ou des familles d’accueil face à l’incapacité pour les mères de les prendre en charge.
Les crimes contre les femmes ne sont certes pas que attribuables aux soldats de l’Armée Rouge, mais ils en sont les plus nombreux et plus violents. Cela se traduit par la suite en une peur contre les Soviétiques qui lors de chaque passage dans villes et villages, pillent les maisons, volent nourriture et alcool pour répondre à la violence subie lors de la guerre. Les Allemand.e.s ayant subis le passage violent de l’Armée Rouge développent une réelle peur à l’encontre des soldats soviétiques, qui se transforme après la guerre en une haine de l’occupant russe,8 en pleine période de reconstruction.
En parallèle de ces violences concrètes des soldats, l’idéologie que l’URSS tente d’instaurer dans les territoires de l’Allemagne de l’Est repose essentiellement sur une idéologie socialiste. Elle se base sur une entraide mutuelle entre les individus, et le régime proclame l’égalité de tous et toutes, à l’instar de la reconstruction comme des décennies suivantes. Cette volonté égalitaire s’illustre par le slogan “Jeder hilft jedem” : chacun aide l’autre.
C’est pendant cette période de reconstruction du pays que se développe une autre image de la femme dans l’immédiat après-guerre: celle de la Trümmerfrau; la femme des ruines,9 qui ramasse gravats et pierres toute la journée avec leurs seules mains comme outils. Face au manque de main-d’oeuvre dû à l’absence d‘industrie fonctionnelle et des hommes, les femmes les ont remplacées dans l’économie et dans les travaux citadins comme à la campagne. Si l’on regarde les chiffres, les femmes sont en effet plus nombreuses. Sur les 23 000 Allemands qui s’activent dans les ruines, seulement 7 000 sont des hommes. Cependant, cela ne représente que 5 à 10% des habitant.e.s en RDA.10 Le nombre de femmes diminuent drastiquement dans les deux années qui suivent, relatif aux arrivées tardives et différées des hommes, revenants des fronts et des camps. Les femmes, très actives au départ, sont progressivement remplacées par les ouvriers spécialisés et les machines, qui permettent à la plupart des villes allemandes d’être pratiquement débarrassées des ruines dès les années 1950.11
Le mythe des Trümmerfrauen, développé au fil des années et repris par Anna Kaminsky dans son œuvre Frauen in der DDR, est instrumentalisé par le gouvernement de la RDA.
Il dresse une image de la femme socialiste, volontaire et heureuse de s’investir activement dans la reconstruction; propagande censée soutenir l’esprit collectif de la société Est-allemande. Ce mythe est renversé par les recherches de Leonie Treber, où elle met en lumière les activités dites volontaires des femmes qui sont en fait obligatoires, notamment pour les individus ayant un lien avec le précédent gouvernement nazi, comptabilisés en travaux d’intérêt général. De plus, ces travaux dans les ruines permettent aux participant.e.s d’accéder à des Lebensmittelkarten, des bons alimentaires, pour une ration de nourriture supplémentaire.
Leonie Treber démontre que ce travail n’est ni volontaire ni effectué par une majorité de femmes, mais bien dans une perspective de pouvoir nourrir sa famille et ce par une minorité d’habitantes, contrastant avec les images de femmes souriantes dans des magazines de la RDA, qui alimentent le mythe de la Trümmerfrau. Si les femmes sont dans les rues pour les débarrasser des ruines, c’est dû à un ordre n°153 du SMAD, l’administration militaire soviétique, datant du 29 novembre 1945.12 Il stipule que toutes les personnes aptes à travailler doivent se présenter dans des bureaux de recrutements dans l’ensemble de la SBZ et concerne les “femmes entre 15 et 50 ans et les hommes entre 14 et 65”,13 à l’exception des femmes devant s’occuper de petits enfants et les commerciaux indépendants. Ce principe s’étend en 1946 à l’ensemble du territoire est-allemand, et une législation est mise en place, autorisant les femmes à participer aux travaux de forte intensité physique, anciennement attribués qu’aux hommes. Cette législation, qui répond à un manque “visible de la main d’œuvre masculine”,14 prend toute son envergure en SBZ, où les femmes remplacent les hommes dans tous les domaines, travaillant dans de conditions difficiles à des postes pour lesquels elles n’ont pas forcément les compétences techniques. L’ordre est finalement supprimé en 1947, permettant aux femmes de décider sur leur choix de travail.15
Le mythe de la Trümmerfrau est par la suite instrumentalisé par le gouvernement de l’Allemagne unifiée dès le début des années 1990, dans une dimension symbolique et de travail de mémoire. En effet, il est important à cette époque, et ce dès la réunification, de montrer un peuple uni mais aussi acteur de l’histoire de la reconstruction pour le travail de mémoire qui se développe peu à peu. L’image de la Trümmerfrau doit donc correspondre à toute une génération de femmes, qui ont ainsi participé à la reconstruction de l’Allemagne.
Néanmoins, toutes les femmes n’ont pas pu rester en territoire allemand. Une autre partie des travailleuses appelées ont été déportées de force dans des camps de travail en Union Soviétique en tant que “réparations vivantes”.16
L’œuvre de Freya Klier, „Verschleppt bis ans Ende der Welt“ - Schicksale deutscher Frauen in sowjetischen Arbeitslager”, présente un témoignage précieux de ces femmes qui ont été déportées par l’armée soviétique.17 En effet, les accords de Yalta, en Crimée, décidés entre le président américain F. Roosevelt, le Premier Ministre britannique W. Churchill et du chef d’Etat J. Staline, du 4 au 11 février 1945, prévoient en amont la préparation de la fin de la guerre.18 Entre les décisions concernant le partage des territoires, les frontières à venir et le montant des réparations financières, le protocol prévoit de délivrer des “réparations en main-d’oeuvre” pour la Nation ayant subit le plus de dommage, soit l’URSS. C’est ainsi que 2 à 3 millions19 d’Allemand.e.s sont transféré.e.s comme force de travail pour l’URSS dans la décennie suivant la fin de la guerre.
“ Protocol on German Reparations
The Heads of the three governments agreed as follows:
1. Germany must pay in kind for the losses caused by her to the Allied nations in the course of the war. Reparations are to be received in the first instance by those countries which have borne the main burden of the war, have suffered the heaviest losses and have organized victory over the enemy.
2. Reparations in kind are to be exacted from Germany in three following forms:
a) removals within two years from the surrender of Germany or the cessation of organised resistance from the national wealth of Germany located on the territory of Germany herself as well as outside her territory (equipment, machine-tools, ships, rolling stock, German investments abroad, shares of industrial, transport and other enterprises in Germany etc.), these removals to be carried out chiefly for purpose of destroying the war potential of Germany.
b) annual deliveries of goods from current production for a period to be fixed.
c) use of German labour.”20
Les hommes étant encore en train d’être rapatriés des fronts, prisonniers ou morts, ce sont les femmes qui ont été déportées et représentent 80% des presque 500.000 personnes entassées dans les premiers convois21 les embarquant à “l’autre bout de la terre”.22 D’après les témoignages, un tiers des femmes décède déjà pendant le voyage.23 Les conditions sont exécrables et la destination inconnue. Beaucoup se retrouvent dans le fin fond de la Sibérie, où le froid glacial et la maladie entraînent la mort d’un grand nombre d’autres femmes:
“ parmi les Allemands on ne trouve plus que des vieillards et des enfants, très peu de jeunes femmes, et même elles sont battues à mort. De toute façon, tout ce qui se passe ici ne se laisse ni dire ni décrire.”24
Ces femmes, gages des “réparations vivantes” prévues par les Alliés pour l’URSS ont participé par la force à la reconstruction d’un pays qui n’était pas le leur et ont payé pour des crimes qu’elles n’ont pas commis. Cependant, elles n’ont pas reçu de réparations à hauteur des situations vécues à leur retour pour la plupart en 1949 et ne bénéficient que de 50 Marks de dommages en contrepartie d’une signature sur un document invoquant une clause de confidentialité (Schweigepflicht) leur interdisant d’évoquer leur internement en terre soviétique. De plus, elles n’ont reçu que très peu de compréhension de la part de leur proches, sommés d’enterrer le passé.25 En outre, pour les femmes retournant en RDA, l’Union Soviétique y était considérée comme une nation “amie”26 et ne tolérait en aucun cas la critique. Pour beaucoup, ces épisodes restent traumatisants, et ce n’est qu’après 1989 que la parole a pu se libérer face à l’effondrement de l’URSS. C’est ainsi que Frieda Kriel a pu publier ses mémoires de son temps dans les camps de travail forcé, mais n’a reçu de la part du gouvernement de la nouvelle République fédérale qu’une somme modique entre 500 et 1500 € en 2007, et ce que pour les femmes vivantes en ex-RDA. Frieda Helsinki, une autre déportée, déclare par la suite: “nous avons travaillé pour les crimes de guerre des deux Allemagnes”,27 face à la question de la justesse de la somme obtenue pour réparations. Un chapitre noir dans la période directe de l’après-guerre, dont les femmes ont été les premières victimes, devant payer pour les crimes de leur pays et dont la souffrance fut passée sous silence, les enfonçant encore plus dans la catégorie des oubliées de l’Histoire.
1 Harsch, Donna. Revenge of the Domestic: Women, the Family, and Communism in the German Democratic Republic. Princeton University Press, 2008
2 Harsch Donna, “the trying time”, p20
3 Kaminsky, Anna, “Arbeite mit-plane mit-regiere mit!” p31
4 Harsch, Donna, “the trying time”, p25
5Ibid.
6 Frauenpolitik und politisches Wirken von Frauen im Berlin der Nachkriegszeit, 1945-1949: Renate Genth … Trafo, 1996
7Heineman, “Difference” deutsche Zentralverwaltung für Volksbildung, Abteilung Frauenausschüsse, Protokoll 3.9.46
8 Norman Naimark, The Russians in Germany. A History of the Soviet Zone of Occupation, 1945-1949, Cambridge, Massachusetts, 1995
9 Frey, Christian. « Nachkriegszeit: Heerscharen von Trümmerfrauen waren ein Mythos ». DIE WELT, 20 novembre 2014
10 Online, FOCUS. « Irrtum 2: Die Trümmerfrauen räumten Deutschland auf ». FOCUS Online
11 Leonie Treber, Mythos Trümmerfrauen Von der Trümmerbeseitigung in der Kriegs- und Nachkriegszeit und der Entstehung eines deutschen Erinnerungsortes ». Klartext Verlag, 484p
12 BAP-DX Befehl 153 vom 29/11/1945 SMAD paragraf 3
13 Ibid.
14Kaminsky, Anna, “Gleichberechtigte Teilnahme an der Erwerbsarbeit”, p70
15 Ibid.
16 NDR1 Radio MV, archive du programme du 08.03.1998; interview avec Frieda Helinski
17 Freya Klier, „Verschleppt bis ans Ende der Welt“ - Schicksale deutscher Frauen in sowjetischen Arbeitslagern” Editions Ullstein, Berlin 1996
18 Universalis, Encyclopædia. « ACCORDS DE YALTA, en bref ». Encyclopædia Universalis
19 NDR1 Radio MV, archive du programme du 08.03.1998; interview avec Frieda Helinski
20 Protocol of proceeding of the Yalta Conference, 11.02.1945, Crimea
21 Kaminsky Anna, Frauen in der DDR, Editions Christoph Links, p.226
22Frieda Helinsky
23 Kaminsky Anna, Frauen in der DDR, Editions Christoph Links, p.226
24 Freya Klier, „Verschleppt bis ans Ende der Welt“ - Schicksale deutscher Frauen in sowjetischen Arbeitslagern, Editions Ullstein, Berlin 1996
25 Ibid.
26 Ibid.
27 Ibid
Sujet intéressant et bien traité. Bravo a l’étudiante