Promesse de campagne du candidat Hollande, le retour des troupes françaises de Kapisa bénéficie, si l’on en croit la couverture médiatique accordée aux pertes lors de ces derniers mois, d’un certain intérêt de la population française. Les hommages nationaux ainsi que les temps d’antenne inéluctablement plus importants que ces dix dernières années nous indiquent que l’année 2012 est marquée par un regain d’intérêt du public pour son armée engagés en Afghanistan. Cependant, rapidement balayé de l’espace médiatique, l’acte politique relatif au rapatriement de ces « forces combattantes » ne traduit en rien un soulagement de l’opinion publique française. En effet, si l’engagement français en Afghanistan a souffert d’un enlisement stratégique lié à la difficulté de la coalition à venir à bout des insurgés, la quasi indifférence de la population a elle aussi joué un rôle important dans l’impopularité des opérations engagées.
Le temps du soutien
Revenons sur les faits. Le 11 septembre 2001, le symbole de la puissance américaine s’effondre par la seule volonté d’une organisation terroriste. Basée en Afghanistan, et à l’époque peu connue par les opinions publiques occidentales, Al Qaeda et son leader Ben Laden incarnent la nouvelle menace. Dans une émotion immense, les populations approuvent l’intervention militaire dans la mesure où les taliban, à la tête du pays, ne se résignent pas à remettre Ben Laden aux Américain. En octobre les premières frappes commencent dans l’approbation générale. L’opération initiale paraît simple. Bombarder des camps d’entraînement et mettre à bas ceux qui avaient permis l’installation de l’organisation djihadiste. L’ONU prend des mesures pour permettre des progrès civils ainsi que l’instauration d’une nation démocratique. En effet, l’urgence de faire progresser les droits de l’Homme et surtout la condition féminine réduite dans ce pays au rang le plus infâme, fait l’unanimité dans une volonté d’ingérence humanitaire et sanitaire. Cette séquence est celle du temps de l’approbation. Brève et ponctuelle, cette période, pourrait-on dire du « lendemain », est celle des représentations médiatiques fortes et des sondages enthousiastes. En effet, Jean Marie Colombani titre en Une pour Le Monde le 13 septembre 2001« Nous sommes tous Américains » et un sondage Ifop pour Le Figaro indique que l’intervention militaire est accréditée à 55% par la population au mois d’octobre. Cependant, une décennie s’écoule, les cadres d’Al Qaeda sont soit tués soit en fuite. Les taliban, innovent, adaptent leur résistance face à l’arsenal déployé par leurs adversaires. Le général Français Vincent Desportes confie en 2009 à l’hebdomadaire Marianne que « la situation n’a jamais été pire ». Les propos accordés par l’ancien chef de la coalition, le général Mc Chrystal, à l’hebdomadaire américain Rolling Stones sonne le glas de tout espoir de réussite objective au pays des faucons.
L’épuisement du soutien
Engluée dans un conflit inextricable la force onusienne FIAS commandée par l’OTAN, doit faire face à une résistance acharnée menée par les taliban qui opèrent en guérilla. Pris dans un piège stratégique institué par un lot d’erreurs consécutives (ouverture d’un second front en Irak, oubli des principes fondamentaux de contre-insurrection, complexité de la chaîne de commandement) les opinions publiques des pays engagés dans la coalition commencent à formuler leur inquiétude sur cette guerre qui n’en finit pas. Evacuée en partie par l’invasion illégale de l’Irak, la guerre en Afghanistan se fait oublier progressivement jusqu’à ce que le nombre de pertes vienne rappeler aux populations que leurs armées sont engagées dans une vraie « guerre ». La lassitude et le pessimisme l’emportent sur l’approbation observée pendant les débuts. Quels sont les mécanismes qui conduisent les opinions occidentales à se débrancher d’un contexte qui pourtant les concerne ? Ce manque d’enthousiasme concernant ce conflit n’est pas le fait d’un seul facteur mais porte en son sein un caractère multidimensionnel adapté à chacun des pays engagés. Si le déroulement stricto sensu des opérations (le sentiment d’enlisement) déçoit largement les opinions, le traitement médiatique, la complexité du théâtre, « l’illisibilité narrative » (Frédérique LEICHTER-FLACK) du conflit ainsi que l’opacité du commandement OTAN tiennent aussi une part de responsabilité dans l’incompréhension générale de l’opinion. De surcroît, le discours politique narrant la nécessité d’intervention au nom de la sécurité nationale pèse aussi dans le sens où le public éprouve des difficultés à percevoir les liens directs qui existent entre la volonté d’instaurer la « liberté immuable » dans cette région du monde et la lutte contre l’organisation Al Qaeda qui s’est externalisée, voire internationalisée depuis (notamment dans des territoires plus proches de la France comme ceci est le cas de l’organisation AQMI).
S’installe alors la longue séquence qui est celle de l’épuisement de l’opinion. En France, l’érosion du soutien s’exprime nettement. Favorables à 55% en octobre 2001, les Français ne sont plus que 45% en 2008, 36% en 2009, 29% en juillet 2010 et 28% en février 2011 à se positionner en faveur de la cause afghane. Outre le « vide » qui s’observe entre les années 2001 et 2008, la chute de l’adhésion est claire et s’aggrave considérablement entre 2008 et 2011. Ceci s’explique en partie par l’incompréhension des opérations dans la mesure où, avec le temps, les objectifs de l’engagement n’ont pas bénéficié de quelconques efforts pédagogiques auprès de la population. Considérant le cas français, Frédérique Leichter-Flack en dit ceci : « La nécessité de trouver en effet, a posteriori, des arguments capables de justifier l’engagement français en Afghanistan au-delà de son mobile d’origine (la réponse au 11 septembre) et de son motif non avoué (être en Afghanistan pour ne pas être en Irak), a conduit à une accumulation de « raisons d’y être » et de « raisons d’en être » dont la juxtaposition a pu avoir des effets contre-productifs ».
Ce « cumul des mandats », comme ceci est qualifié, détourne sans cesse l’attention du public qui ne peut trouver de ligne directrice dans le discours politique qui justifierait la présence à long terme des forces françaises. Même constat pour Dominique Lagarde qui rajoute que les opinions « ne comprennent pas pourquoi leurs armées se battent en Afghanistan ». Communication institutionnelle insuffisante, dictature du « fait » dans la presse, opacité des objectifs poursuivis…les raisons de cette incompréhension sont multiples mais celles-ci révèlent en filigrane la nature du rapport qui s’établit entre la nation et son armée. Frileux à l’idée de prononcer le mot « guerre », le pouvoir politique semble inconsciemment entretenir l’incompréhension qui s’établit entre l’opinion et les actions menées en Afghanistan. En effet comment justifier l’alourdissement des pertes alors que le discours politique semble tourner autour du pot ? Hervé Morin, alors ministre de la Défense à cette époque, confie au Monde en janvier 2010 « Nous menons des opérations de guerre, c’est évident. Mais je ne veux pas que nous puissions dire que nous sommes en guerre ». Outre les précautions prises par le pouvoir politique afin de ménager l’opinion, s’observent en réalité une quasi indifférence et un relatif sommeil des consciences rappelant la déconnexion qui caractérise le lien armée-nation.
Anatomie de l’indifférence
La position des populations nord-américaines et européennes expriment un paradoxe. En effet, l’impopularité de la guerre en Afghanistan ne fait plus de doute mais les opinions ne semblent pas s’indigner plus que ça. A-t-on vu des manifestations de masses en Grande-Bretagne comme ceci fut observé à propos de l’intervention contestée en Irak ? Les pays de la coalition paraissent-ils sous la pression de leurs opinions qui réclament avec rage le retour de leurs troupes ? Ainsi, la distorsion entre la formulation d’un sentiment hostile et l’application de cette hostilité s’observe concernant la guerre en Afghanistan. Ainsi, à la question, « Le guerre en Afghanistan est-elle méconnue ? Impopulaire ? Ignorée ? », le soldat Demine, caporal au 7ème BCA, répond lors d’un entretien qu’il nous accordé « clairement les trois ! ». Cela ne fait aucun doute, les opinions publiques semblent déconnectées du théâtre d’opération.
Que ce soit au niveau de la presse, qui ne relaye l’information qu’à l’occasion des morts, ou au niveau politique, qui ne s’embarrasse pas de ce débat, s’installe ici un progressif « oubli » comme le déplore le rapport de l’Assemblée européenne de sécurité et de défense : « les citoyens ont oublié les raisons de cette guerre ». La question des pertes permet une brève brèche dans ce silence car la guerre en Afghanistan « se manifeste que lorsque la mise en jeu de la vie des soldats agit come un révélateur d’un engagement souvent ignoré et en tout cas plutôt occulté par le public ». Cela montre que l’Afghanistan est loin d’être prioritaire dans les préoccupations publiques. Cet « oubli » traduit-il une négligence ou une frilosité relative à l’emploi de la force, de la violence ? Comme le montre l’étude réalisée par la Délégation à l’Information et à la Communication de la Défense (DICOD), les citoyens manifestent le souhait de se sentir protégés par leur nation : « Les Français expriment à l’évidence un besoin global de protection et de sécurité, ces domaines d’action relevant directement du champ de la puissance publique ». De surcroit, les Français entendent bien que des questions sécuritaires liées au terrorisme se jouent dans cette région. Or, le déploiement, comme il est vécu par l’opinion, dérange comme le montrent les sondages réalisés par divers instituts.
Nous pouvons observer ici un certain « décrochage » qui s’opère entre le besoin de se sentir en sécurité et l’emploi de la force. Nous remarquons là le rapport complexe qu’entretiennent les nations avec le besoin de défense. Autrement dit, les populations s’accordent sur le fait que la sécurité des citoyens est primordiale dans une démocratie mais les actions guerrières, sensées ici les prémunir d’une attaque sur leurs sols, sont loin d’être plébiscitées. Ainsi, les opinions publiques manifestent ce malaise par une sorte d’indifférence, laquelle se déguise en impopularité lorsqu’une enquête sollicite leur avis. La dépendance existante entre utilisation de la force et approbation de l’opinion est ici mise à mal par ce sentiment nouveau. En effet, le pouvoir politique éprouve des difficultés à traiter du dossier Afghan dans la mesure où cela pourrait avoir pour conséquence de faire sortir pour un temps l’opinion de cette indifférence latente, laquelle se transformerait en une hostilité pouvant être intérieurement instrumentalisée. Le silence observé par certains parlementaires français traduit bien ce malaise induit par la position bancale de l’opinion. L’occultation du terme « guerre » ainsi que l’insistance sur la vocation pacifique de cette mission sont l’un des symptômes de ce rapport. En effet, les institutions semblent ici capituler face à cette perception ambiguë de l’acte guerrier. Sur le terrain, le fait de ne pas poursuivre les insurgés, les missions à caractère civil ainsi que le nombre limité d’hommes sur place illustrent ce besoin de silence qui entretient, en métropole, l’indifférence.
En effet, en Afghanistan, il s’agit d’envoyer des hommes dont l’emploi va volontairement être limité afin de ne pas s’exposer au réveil de l’opinion. Autrement dit, les pouvoirs politiques préfèrent qu’une guerre dure dans le temps en envoyant peu de soldats, mourant au « compte goutte », plutôt qu’une force massive (en accord avec le « quadrillage » du terrain voulu par les principes élémentaires de contre-insurrection) qui exposerait la mission à la contestation de l’opinion. La volonté politique d’entretenir ce silence est, selon le député UMP Hervé Mariton, un facteur aggravant de ce statu quo : « Ils savent que les Français ne sont pas favorables à la poursuite de l’engagement des troupes françaises, alors ils préfèrent que nos soldats se fassent tuer en silence » (Marianne, janvier 2011). L’utilisation d’une force limitée revêtue d’une dimension pacifique relative à un « maintien de la paix », entretient de facto cette indifférence car ce type d’action ne permet pas à la population de se mobiliser en faveur ou non à un tel déploiement. Afin qu’une guerre ne franchisse un seuil intolérable d’impopularité, les pays de la coalition semblent préférer recourir à une force limitée, tant dans son emploi, son effectif que dans ses prérogatives afin de contenir les populations dans l’indifférence pouvant, à l’occasion de tel ou tel événement, se constituer temporairement en une hostilité modéré. Le problème est que des opérations de ce type se gagnent avec l’opinion comme le suggère le caractère médiatique de la stratégie des taliban…
Se dessine ici un triangle systémique, aux trois sommets interdépendants, conforme au recours à la force par un pouvoir démocratique : « opinion-politique-guerre ». Ainsi, si l’un de ces trois sommets montre des signes de faiblesses, les autres s’ébranlent inéluctablement dans la mesure où ce mince équilibre est rompu. Autrement dit, lorsque la situation sur le terrain ne fournit pas de résultats encourageants conformes aux valeurs que la nation prétend défendre, cela se traduit par une désapprobation publique, laquelle aura un impact sur la décision politique concernant les ordres sur le terrain. Ceci montre le mécanisme de la problématique de l’opinion face à la guerre. Malmenées par des nouvelles inquiétantes, les opinions publiques ont montré dans l’histoire l’enjeu qu’elles représentaient à l’image des campagnes de désinformation instituées par la propagande de la Troisième République pendant la Première Guerre Mondiale. De façon un peu rapide, on pourrait dire « quand l’opinion perd, l’ennemi gagne ». Dans cette perspective, les résultats de l’engagement français en Afghanistan sont à l’image du soutien très mince que celui-ci bénéficiait.
Romain Herreros, diplômé du Master II en 2011, ex-chargé d’études au CDEF, auditeur IHEDN
D’après son mémoire sous la direction du professeur J.C. Jauffret.