Archive | septembre, 2013

L’Érythrée, une intégration régionale incertaine

26 Sep

L’État d’Érythrée est un pays de la Corne de l’Afrique, situé entre la République du Soudan à l’Ouest, la République fédérale d’Éthiopie au Sud et la République de Djibouti au Sud-Est. Ce pays de 121 321 km², essentiellement constitué de montagnes et de hauts plateaux, possède 1200 km de côte sur la mer Rouge. Sa capitale Asmara, regroupe quelques 500 000 habitants et est établie à 2500 mètres d’altitude. L’Érythrée rassemble environ 5 millions d’habitants, répartis en 9 ethnies. La population du pays est pour moitié chrétienne orthodoxe, l’autre moitié étant adepte de l’Islam sunnite. Les Tigrinyas, chrétiens orthodoxes, contrôlent le pouvoir de manière pluriséculaire. L’Érythrée dans son histoire a longtemps été rattachée à l’Éthiopie, jusqu’à la colonisation italienne, et partage encore langues, culture et religion commune avec sa voisine.

Carte géopolitique de la Corne de l'Afrique

    Colonie italienne entre 1889 et 1941, L’Érythrée reste encore aujourd’hui profondément marquée par l’ancienne métropole surtout d’un point de vue culturel, architectural et infra structurel. En effet Asmara, ville absolument unique en Afrique, a été façonnée selon les canons esthétiques italiens des années 30 ; en témoignent la cathédrale Santa Maria, les zones résidentielles du sud de la ville et la quasi omniprésence du marbre comme matériel de construction.  Les noms de quartiers, de restaurants, boutiques, et cinémas (Impero , Roma et Odéon), sont des vestiges qui forment le visage et l’identité d’une ville donnant l’impression d’être restée figée dans son passé colonial. De plus, la plupart des infrastructures du pays datent de cette époque. Les routes ont été élaborées par le colonisateur tout comme les systèmes d’égouts de la capitale ou les systèmes de citernes sur la route menant à Massawa. Les ponts que l’on trouve partout dans le pays, tranchent avec le dénuement alarmant provoqué par l’absence d’entretien des infrastructures. Tous les flux sont paralysés. Ainsi, la seule voie ferrée du pays entre Asamara et Massawa n’est plus praticable que sur une moitié seulement du parcours.

    Après une période d’administration britannique (1941-1952) et une période de fédération à l’Éthiopie (1952-1962), l’Érythrée est annexée par cette dernière. Cet acte déclenche une résistance armée, larvée mais tenace, de la part des Érythréens, menée par l’Eritrean Liberation Front et le Eritrean People Liberation Front dirigé par Issayas Afeworki. L’indépendance est finalement acquise aux dépens de l’Éthiopie en 1993, ce qui prive cette dernière de l’intégralité de sa façade maritime. L’EPLF, désormais rebaptisé People Front for Democracy and Justice, après avoir évincé l’ELF durant la guerre, se retrouve seul au pouvoir avec Issayas Afeworki comme dirigeant.

L’Érythrée sur le plan politique :

    Issayas Afeworki a instauré après l’indépendance de son pays un régime politique qui repose sur un parti unique : le PFDJ, successeur de l’EPLF. Le Président a peu à peu resserré son emprise sur le pays, réduisant les libertés publiques, aboutissant à une gestion très rigide, autoritaire et fermée au monde. En 1997, une Constitution provisoire prévoyant des libertés civiles et une marche vers un État de droit et la démocratie est rédigée, mais non ratifiée. En septembre 2001, le régime d’Issayas Afeworki prend un tournant radical. Il profite en effet, de la focalisation des médias sur les attentas aux USA, pour faire emprisonner des dizaines de journalistes et représentants réclamant l’application de la Constitution. A cette occasion, tous les journaux et sites d’informations indépendants sont suspendus. Cette situation n’a depuis lors, cessé de se dégrader et l’on compte aujourd’hui, selon Amnesty International, environ 10 000 prisonniers politiques sans jugement, détenus dans de très dures conditions. En 2013 Reporters sans frontières a placé l’Érythrée en dernière position derrière la Corée du nord, dans son classement mondial pour la liberté de la presse.

        Aujourd’hui, le contexte des révoltes dans le monde arabe met le régime d’Asmara dans une  position inconfortable. Malgré les évènements du 14 janvier 2013 marqués par l’échec d’un mouvement armé ayant réclamé l’application de la Constitution, le contrôle d’internet et la peur de la dureté de la répression ne sont pas favorables à la création d’un mouvement de révolte analogue au monde arabe.

La société érythréenne :

    Établir des statistiques précises de populations en Érythrée est une affaire quasi-impossible, tant le phénomène d’émigration est important. Cet exode massif vers n’importe quelle destination, est directement provoqué par les énormes contraintes exercées par le pouvoir sur sa population. Un service militaire d’une durée d’un an est exigé de tous les jeunes dans un camp, aux conditions de vies les plus dures, surtout pour les jeunes femmes. Ajoutons à cela que la seule université du pays a été démantelée, et l’enseignement supérieur ne délivre pas de formations supérieures à la licence.

    D’autre part, toute la population âgée de 18 à 65 ans demeure soumise au service national. Les civils se voient mobilisés plusieurs fois par mois, afin d’aller construire des ouvrages défensifs au fin fond du désert, ramasser des pierres, patrouiller en armes la nuit dans les rues des villes ou planter des arbres. Par ce système, le pouvoir s’assure de garder le contrôle sur sa population. Mais la conséquence directe de cette politique est la fuite massive d’une jeunesse sans espoir d’études ni d’avenir, en direction du Soudan et de l’Éthiopie comme première étape. Cette véritable saignée vide littéralement le pays de sa force vive et de son avenir. Ce phénomène de grande ampleur est, de plus, exploité à grande échelle par des organisations criminelle soudanaises et égyptiennes afin d’alimenter le trafic d’êtres humains (racket, chantage aux familles, prostitution, trafic d’organes, esclavage …) dans le désert du Sinaï, sur la côte libyenne ou dans les déserts d’Afrique du Nord.

L’Érythrée sur le plan économique :

    Depuis son indépendance, le développement de l’Érythrée peut être analysé sous deux phases successives :

    La première, de 1993 à 1998 a permis au pays de connaître un relatif développement économique grâce au commerce. L’Érythrée se rêve dans un premier temps comme le débouché industrialisé et développé de l’immense et archaïque Éthiopie. Les ports d’Assab et Massawa connaissent d’ailleurs une éphémère activité durant la période 1993-1997. Ce commerce a reposé sur de bonnes relations avec le voisin éthiopien, dont le Tigray People Liberation Front est au pouvoir depuis 1991 ; il est réputé proche d’Issayas Afeworki et de son mouvement. Le premier coup dur porté à l’économie érythréenne est l’instauration en 1997 du Nakfa, par le régime d’Asmara, en remplacement du Birr, la monnaie éthiopienne. Le Nakfa, non convertible sur les marchés internationaux, coupe l’Érythrée de l’économie mondiale et provoque, avec le voisin éthiopien, de très fortes tensions qui arrivent à leur paroxysme avec le déclenchement d’une guerre territoriale entre les deux pays (1998-2000).

    La seconde phase de développement intervient à la fin de la guerre, au début des années 2000 et se résume à la maxime Shield of Resilience and Nobility of Work, le pouvoir conçoit le développement par l’autarcie et développe un discours virulent vis-à-vis d’une prétendu acharement international à son égard. Ainsi, le secteur privé est quasi inexistant, mis à part quelques compagnies pétrolières (Total, Tamoil), quelques compagnies aériennes (Egyptair, Lufthansa, prochainement Turkish Airlines) et quelques compagnies minières. Ces entreprises, conciliantes avec le pouvoir, bénéficient d’arrangements notamment en matière de change. L’économie de ce pays, essentiellement rural, repose sur l’agriculture à près de 50 % et dépend donc des précipitations des mois de juin, juillet et août. En effet, l’État élabore des stratégies de développement locales comme des cultures pilotes ou des aménagements d’irrigation qu’il vante à grand coup de propagande.

    Le secteur tertiaire représente près d’un tiers de l’activité du pays, malgré des pénuries constantes de produits de consommation d’eau courante et d’électricité, les petits restaurants, les cafés, les tailleurs et les coiffeurs sont légions.

    Cependant, le secteur secondaire est quant à lui à l’agonie. L’usine de raffinement d’Assab, construite par les Russes est à l’abandon depuis 1997, faute de maintenance et de main d’oeuvre qualifiée. Tous les produits pétroliers sont importés : ils fournissent en outre l’unique usine de production électrique du pays qui, vieillissante, n’assure que de façon épisodique l’alimentation énergétique pour le pays. Seul le secteur minier, ouvert aux investisseurs étrangers, apporte quelques recettes au pouvoir d’Asmara. Depuis le début des années 2010, bien que morose, le secteur minier permet, quasiment à lui tout seul, au pouvoir de se maintenir et de se financer. En outre, le travail du fer à blanc reste une activité importante mais plus artisanale qu’industrielle au sein du pays.

L’Érythrée sur le plan géopolitique :

    Dans la région, l’Érythrée entretient des relations très tendues avec la quasi totalité de ses voisins. La chute du régime de Kadhafi l’a sans doute privé de son meilleur allié. Avec l’Éthiopie, une situation de « ni guerre ni paix » perdure depuis la fin de la guerre 1998-2000 : toute relation diplomatique ou commerciale reste coupée, dans un climat des plus délétères entre les deux « frères ennemis ». Les relations avec Djibouti et le Yémen ne sont guère meilleures, du fait d’anciens conflits frontaliers (contentieux près du détroit de Bab el Mandeb sur les îles Hanish par exemple avec le Yémen). Seul le Soudan demeure un allié de premier plan pour Issayas Afeworki depuis 2006 et la normalisation des relations entre les deux voisins ; le « marché noir » entre les deux pays permet d’ailleurs aux Érythréens de trouver quelques biens de consommation sur les étalages.

    De surcroît, le pays reste soumis à un régime de sanctions votées en 2009 par le Conseil de Sécurité des Nations Unies pour son soutien aux islamistes somaliens et durcies en 2011. Ces mesures ont encore affaibli le pays, mais ne semblent pas infléchir le régime d’Asmara, qui persiste à déstabiliser la région et notamment l’Ethiopie et la Somalie en soutenant des mouvements armés en tout genre.

Les perspectives de l’Érythrée :

         Malgré de réelles potentialités de développement, notamment par le tourisme en mer Rouge, mais aussi à une interface maritime de premier plan, le dictateur semble ne pas prêt à envisager de changements notables dans sa politique. Le cercle vicieux « victimaire-paranoïaque » dans lequel s’est enfermé le régime, condamnant les Etats-Unis et ses soit-disant gendarmes que sont l’ONU, l’Ethiopie et l’Occident de manière générale, ne laisse aucun espoir d’ouverture à moyen terme. Cet état de fait condamne l’Érythrée à une lente asphyxie.

    Seule la disparition du dictateur pourrait amorcer un changement. Mais là encore, l’acharnement du régime à écarter toute personnalité politique et toute possibilité de transition (y compris dynastique d’ailleurs), laisserait le pays sans aucune préparation politique. Des tensions entre communautés religieuses pourraient apparaître et faire exploser le pays, déstabilisant la Corne de l’Afrique de manière profonde. Le rôle de l’Ethiopie dans la région serait une fois encore prépondérant pour ne pas voir apparaître un nouvel État failli menaçant la région et la mer Rouge.

Alexis Nshimiyimana, diplômé du Master II en 2013.

Première guerre mondiale : les chars et les Américains

13 Sep

À l’approche du centenaire de la Première Guerre mondiale, on s’interroge sur les facteurs ayant permis aux Français de « tenir » collectivement durant quatre ans d’épreuves, et de remporter la victoire en 1918. Une conjonction des forces morales et des moyens mécaniques s’est produite, les deux étant intimement mêlés. C’est en effet la ferveur patriotique qui permet au général Estienne d’imposer l’Artillerie d’Assaut – composée de machines ultérieurement nommées chars - malgré le scepticisme initial du haut-commandement. L’intervention américaine, bien que tardive dans la sphère strictement militaire, vient en renfort au courage des soldats alliés, mêmes si les sammies n’apportent pas sur le continent d’armes révolutionnaires. Les analyses contemporaines différent des explications qui ont pu être avancées pour expliquer l’extraordinaire ténacité des Alliés à l’époque de l’écriture de l’histoire dans le monde de l’après-guerre. Les interférences entre Ancien et Nouveau Monde dans le champ de la guerre motorisée se déroulent en deux temps : d’abord, une phase d’expérimentation dans le feu de l’action sur les champs de bataille du front ouest, ensuite, une fois la paix revenue, durant le processus d’élaboration théorique et pratique, une phase de définition des formes du passé et de l’avenir.

La mitrailleuse, le fil de fer barbelé, comme le tracteur chenillé Holt[1] qui sert de support aux premiers chars européens, qu’ils soient britanniques, français ou plus tard allemands, sont des inventions écloses sur le territoire des États-Unis. La combinaison des deux premières est la cause directe de l’émergence du cuirassé terrestre. Aucun brevet de char destiné à un usage guerrier n’est néanmoins déposé par un Américain avant 1914, cette idée semble par essence européenne. Un appréciable soutien financier, économique et énergétique est fourni à l’Entente par la puissance montante d’outre-Atlantique. La possibilité d’une intervention militaire massive dans la conflagration ne se matérialise que durant les premiers mois de 1917. À la fin de ce que le général Palat qualifie rétrospectivement d’année d’angoisse[2], le général Pétain déclare publiquement, le 17 décembre, « J’attends les chars et les Américains ». Il s’agit d’un pan de son action énergique entreprise à partir du 17 juin 1917, visant à rendre confiance à ses compatriotes. Antérieurement à leur débarquement en France à partir de juin 1917, les Américains expérimentent leurs propres chars, tout en fournissant à leurs alliés des composants qui permettent d’en fabriquer plus facilement. Les jeunes tankistes, bien qu’inexpérimentés, apportent leur enthousiasme communicatif[3]. L’Artillerie d’Assaut fournit aux deux bataillons de l’U.S. Tank Corps des instructeurs et deux cent soixante chars Renault FT, des unités françaises étant sollicitées ponctuellement. L’adoption de modèles construits sur le continent conduit au délaissement des études originales en cours, notamment sur un projet de char amphibie dès 1915, puis en 1917 le char Squelette à chenilles enveloppantes dont la structure imite approximativement la silhouette du Mark V, un autre « gyroscopique », un char Ford opéré par deux hommes, et un autre à vapeur. Les troupes américaines n’interviennent efficacement dans les opérations sur le terrain qu’à partir de l’été 1918, la préparation occupant un temps considérable. Le soutien apporté aux Français et aux Britanniques est assez décisif dans l’effort général de guerre. Engins blindés et sammies ouvrent un horizon d’espérance qui fait défaut aux Allemands. Le général Foch met en place un Comité interallié des chars d’assaut début avril 1918. L’excentrique pionnier des blindés J.F.C. Fuller relate l’incompréhension, essentiellement due au facteur linguistique, entre le général Rockenbach, supervisant l’ensemble des tanks américains et le minuscule général Estienne (il mesure 1m 62)[4]. Le char au-delà de ses capacités à forcer des défenses agit dans le champ psychologique de l’adversaire. La célèbre affiche au chat sauvage sur fond flamboyant conçue par Auguste Hutaf[5] Treat’em rough ! Join the tanks promeut dans cet état d’esprit les engins écrasant les « Boches ». Le pionnier britannique Swinton décrit dans ses mémoires, Eyewitness[6], l’incroyable effervescence patriotique du peuple américain. Ce phénomène était dû pour une part à sa sensibilité particulière aux émotions collectives, pour une autre à l’action de la propagande canalisant ses sentiments jusqu’à la fièvre. Le futur général Patton s’illustre à leur tête, entraînant les équipages à coopérer avec l’infanterie, après avoir été observateur de la bataille-charnière de Cambrai du 20 novembre au 7 décembre 1917. Deux mois à peine avant l’Armistice, a lieu à Saint-Mihiel le premier emploi de chars par des troupes américaines. Ils deviennent un argument de propagande en faveur des emprunts de guerre, affichant les productions du progrès technique dans toute leur splendeur, gommant leurs faiblesses, afin de mobiliser le civisme des populations, en France, en Grande-Bretagne ainsi qu’aux États-Unis. La cohésion morale des énormes effectifs engagés entre naturellement en ligne de compte, mais les blindés une fois adoptés en masse ont un effet stimulant dans le camp qui les possède et en acquiert progressivement une maîtrise suffisante, déprimant pour les adversaires qui combattent pour ainsi dire à « poitrines nues » contre des véhicules à la carapace  d’acier. Le général Pétain indique le 7 décembre 1917 que 4730 chars légers sont commandés, 1200  devant être fabriqués par l’industrie américaine. En réalité, aucun FT conçu par Renault, le premier blindé fonctionnel pourvu d’un système de tourelle permettant un pointage tous azimuts, ne traverse l’Atlantique. Le 16 février 1918, il avait réclamé 900 chars lourds, dont 600 Liberty en vue de la bataille du printemps 1919, à livrer entre le 1er décembre 1918 et le 1er mars 1919. Pour l’assemblage final de ce type inédit de blindé, élaboré par un joint committee réunissant techniciens américains et britanniques, il était prévu de bâtir une usine interalliée à Châteauroux[7]. L’accord de Clemenceau est acquis en février 1918, au terme de tractations difficiles entre Français, Britanniques et Américains. La fin des combats interrompt ces projets, qui ont souffert de délais accumulés. Le char lourd Mark VIII (dit Liberty, du nom de son moteur américain conçu initialement pour les avions) est produit au Nouveau Monde après la fin des hostilités en Europe. C’est alors, immédiatement après le 2C français, le blindé le plus volumineux au monde. Le très léger char Ford,  réclamé à la fois par le général Herr comme tracteur d’artillerie, et comme mitrailleur blindé par Estienne durant les derniers mois de la guerre, n’est fabriqué qu’à une quinzaine d’exemplaires, aucun n’étant livré à temps à l’armée française L’amitié transatlantique, si elle n’a pas donné de résultats véritablement probants dans le champ de la guerre motorisée, aventure débutée dans les airs avec l’escadrille Lafayette baptisée le 6 décembre 1916, a du moins contribué à la démoralisation des troupes germaniques par ailleurs valeureuses. À l’époque de l’Armistice le corps expéditionnaire américain enregistre du fait de la grippe espagnole 50000 décès sur 100000 hommes, payant très cher son engagement. Les États-Unis s’éloignent ensuite rapidement de la turbulente Europe, dont ils refusent de cautionner la sécurité future, par le refus de ratification du pacte de la Société des Nations. Ils s’inspirent de leur expérience sur les champs de bataille du Nouveau Monde lorsqu’il s’agit de restructurer leur armée, les échanges se raréfiant, l’Armistice une fois conclu et les mécanismes de coopération distendus. Les célébrations de la victoire sont parfois teintées d’amertume, et les progrès mécaniques étouffés par le manque de crédits, la perte de la motivation immédiate et le désir d’oublier les épreuves. Les adversaires d’hier se montrent parfois plus lucides que les habitants d’Europe occidentale sur les causes réelles du dénouement de la Grande Guerre. Dès 1921, le général von Zwehl désigne dans son livre Die Schlachten im Sommer 1918 an der Westfront les ingrédients de la victoire alliée: ce n’est pas le génie du maréchal Foch qui nous a vaincus, mais le Général Tank, cette nouvelle machine de guerre, en liaison avec le considérable effort de soutien américain[8]. Sa formule, plus complète que celle de Ludendorff[9] incriminant le nombre de chars ennemis, est très fréquemment reprise dans la littérature militaire européenne de l’entre-deux-guerres, généralement sous forme tronquée, s’arrêtant au « tank » et excluant le troisième acteur, pourtant déterminant. C’est essentiellement la conjonction énoncée par Pétain, les chars et les Américains, qui ébranle l’adversaire, même si tout le soutien mécanique et musculaire escompté ne se matérialise que très tardivement. Les officiers français ne se désintéressent pas des évolutions dans l’armée des États-Unis, même s’ils les évoquent avec une inévitable distance critique. Dans le premier numéro marquant sa réapparition en janvier 1920, la Revue d’artillerie évoque par exemple le point de vue du Field Artillery Journal. Dans la revue militaire allemande Wissen und Wehr, le thème des tanks, fréquemment lié aux Américains, est abordé sporadiquement, de manière plus fréquente dans l’hebdomadaire semi-officiel de l’état-major, Militär-Wochenblatt, très attentif aux évolutions survenant outre-Atlantique, que ce soit les chars traditionnels terrestres ou amphibies. Les reproductions photographiques d’armements modernes américains se multiplient à mesure que la revue s’étoffe et que la petite Reichswehr reprend confiance. Aux États-Unis, la foi en les nouveaux engins ayant facilité l’issue heureuse de la confrontation est plutôt vacillante. Est dissous d’abord en 1919 le Tank Corps du corps expéditionnaire en Europe puis, en 1920, sur la suggestion du général John J. Pershing celui se trouvant sur le sol national. Les protestations du colonel Patton, se comportant ainsi en alter ego américain du général Estienne, demeurent vaines. Les engins et leur personnel sont versés dans l’infanterie. La tendance générale n’est pas à la formation d’une arme nouvelle susceptible de révolutionner la conduite de la guerre. En France, l’intervention peu fructueuse, le 14 mars 1922 à la Chambre, du député Jacques Duboin en faveur d’une large motorisation symbolise cette normalisation, une fois passée l’urgence tactique qui avait fait surgir chars et Américains. Duboin était chargé à partir d’août 1918 de la liaison technique et tactique entre les commandements de l’artillerie d’assaut et le Tank Corps formé par les États-Unis, au cours des offensives de Saint-Mihiel et de Montfaucon notamment. Le 22 juillet 1922, le maréchal Foch, dont le génie avait tout de même modifié le cours de la guerre, inaugure à Berry-au-Bac un monument conçu par Real del Sarte à la mémoire de tous les combattants tombés du 16 avril 1917 au 11 novembre 1918 en présence des généraux Estienne, Mangin, Weygand, et de représentants des armées alliées, unissant à cet hommage les Américains morts en servant dans des FT ou des Mark. Ceux-ci développent leurs propres engins, les très enviés tanks Christie M 1921 et M 1922, nommés d’après l’année de leur sortie. Le rayon d’action du second dépasse les 80 km. Tant l’expert autrichien Fritz Heigl[10] que le capitaine Perré[11], inlassable promoteur français des blindés, d’une guerre mondiale à l’autre, en font l’éloge. Les États-Unis sont par ailleurs la grande nation utilisatrice de chars qui se montre la plus accueillante aux officiers allemands soumis aux très nombreuses restrictions prévues par le traité de Versailles pour éviter le réarmement de leur nation. Ils peuvent y accomplir officiellement des voyages d’étude, alors que l’observation tant des manœuvres que du matériel en France et au Royaume-Uni leur est formellement interdite. Les innombrables livres de souvenirs portant sur l’aventure des tanks rédigés par des auteurs britanniques font l’objet de réimpressions aux États-Unis. À partir de 1923, l’expérimentateur Volckheim commence à publier régulièrement dans Militär-Wochenblatt et à développer une pensée proprement germanique de la guerre motorisée. Influencé par Fuller, il préconise dans le Monatliche Beilage zum Militär Wochenblatt consacré spécialement aux chars d’équiper ceux-ci d’appareils radio[12] qui les rendent capables de communiquer non seulement entre eux, mais aussi avec les artilleurs et les fantassins. À ce propos, il évoque avec espoir les tentatives américaines en cours, se distinguant des auteurs français par son ton résolu, alors que les circonstances dans lesquelles se trouve son armée nationale n’incitent pas a priori au développement de conceptions optimistes. Les chars et les Américains n’ont pas seulement contribué à renforcer les Français dans leur détermination à faire triompher leur patrie et à disloquer les armées impériales adverses, ils ont durablement fécondé la pensé militaire allemande, puisque, malgré l’éloignement géographique, des passerelles s’établissent.

Candice Menat, doctorante en Histoire au CHERPA (Sciences Po Aix), prépare une thèse sous la direction de Rémy Porte intitulée « Réflexions sur la guerre motorisée dans l’espace européen à travers la presse et la littérature militaire : étude comparative France, Allemagne, Grande-Bretagne (1919-1935) ».


[1]. La firme américaine Holt reprend le brevet, vendu par le Britannique Hornsby, d’un tracteur chenillé inventé en 1905. Les machines commercialisées aux États-Unis et dans le reste du monde sont avant tout destinées à un usage agricole.

[2]. Palat, Barthelémy-Edmond, général, L’Année d’angoisse 1917, Paris, Berger-Levrault, 1927, 653 p.

[3]. Estienne-Mondet, Arlette, Le général J.B. Estienne, père des chars, Paris, L’Harmattan, 2010, 354 p., évoque p.177 à 179.

[4]. Entraygues, Olivier, lieutenant-colonel, Comprendre la guerre, J.F.C. Fuller, thèse d’histoire soutenue le 30 mars 2012 à l’université Paris-Sorbonne sous la direction des Pr. Olivier Forcade et Brian Holden-Ried, 395 p., p.188.

[5]. L’affiche de Hutaf inspire une nouvelle d’Hemingway, Ernest, ‘Would ‘Treat ’em Rough, Kansas City Star, 18 avril 1918 p.4.

[6]. Swinton, Ernst Dunlop, Eyewitness,  ArnoPress,NewYork,1972,325p., 275.

[7]. Cochet,FrançoisetPorte,Rémy, (dir), DictionnairedelaGrandeGuerre:1914-1918,Paris,R.Laffont,2008,1120etXLp., p.680-681.

[8]. Zwehl, général von, Die Schlachten im Sommer 1918 an der Westfront, Berlin, Mittler und Sohn, 1921, 40 p., p.37.

[9]. Le 30 septembre 1918, le général supervisant de facto l’ensemble des troupes allemandes à la fin de la guerre aurait déclaré aux représentants militaires de sa nation que ce n’est pas la faiblesse numérique des divisions qui rend la situation inquiétante mais plutôt les chars, qui apparaissent par surprise en très grand nombre.  

[10]. Heigl, Fritz, Taschenbuch der Tanks, Lehmanns Verlag, 1926, 402 p., p.15 présente comme prometteur un prototype américain Medium Tank M. 1922.

[11]. Perré, Jean-Paul, capitaine, « L’évolution du char de combat aux États-Unis », Revue d’infanterie n°433 octobre 1928, p.555 à 566, p.562,

[12]. VOLCKHEIM, Ernst, « Nachrichtenmittel der Kampfwagentruppe », Monatliche Beilage zum Militär Wochenblatt 1925-1925, n°2 octobre 1924 , p.11 à 13, p.13.

 

LA GUERRE DU MALI : Esquisse d’un bilan provisoire

7 Sep

En dépit des inquiétudes suscitées par les précédents afghan et irakien, les djihadistes salafistes ne se sont pas trouvés en mesure d’ensanglanter le vote marquant le retour à la légalité constitutionnelle au Mali. Le 11 août 2013, les Maliens ont élu dans le calme leur nouveau président : Ibrahim Boubacar Keïta. C’est le résultat tangible des opérations militaires qui ont rendu possible le retour à une sécurité relative et à une vie politique normale dans l’ensemble du pays. La tenue des prochaines élections législatives, envisagées pour les 27 octobre et 17 novembre 2013, constituera à cet égard une étape importante, à surveiller de près, car elle confirmera ou infirmera ce succès. 

 

1/ Quels étaient les acteurs engagés dans le conflit au Mali ?

À partir du 17 janvier 2012, des éléments de l’armée régulière malienne, parmi lesquels d’anciens rebelles touaregs équipés et entraînés par les États-Unis, affrontèrent des combattants touaregs indépendantistes, regroupés en octobre 2011 au sein du Mouvement de libération nationale de l’Azawad-MNLA, et qui bénéficiaient de connivences dans la population civile au nord du Mali. Le MNLA ne représente pas l’ensemble de la population touarègue du pays et ne put donc mobiliser que de maigres forces. Il dut s’assurer le concours de combattants djihadistes appartenant à trois mouvements présents au nord du pays et entretenant également des complicités dans la population civile : Al Qaida au Maghreb islamique-AQMI, le Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest-MUJAO et Ansar Eddine (qui présente la particularité d’être composé de Touaregs). Des radicaux nigérians des groupes Boko Haram et Ansaru furent signalés. Les hommes de main des différents groupes mafieux opérant dans la zone auraient été impliqués.

Les soldats de forces africaines fournies par le Tchad, le Niger et le Burkina-Faso participèrent aux combats de 2013, aux côtés des forces françaises intervenues à la demande du chef des autorités maliennes de transition, le président par intérim Dioncounda Traoré. Cette opération militaire baptisée Serval par l’état-major français des armées s’appuyait sur les résolutions adoptées par le Conseil de sécurité des Nations Unies et avait le soutien de l’Union africaine, de l’Union européenne ainsi que des États-Unis. Les deux derniers procurèrent des soutiens logistiques à l’arrière, et Washington contribua au renseignement des forces engagées sur le terrain.

Autrement dit, on trouve à l’origine du conflit des acteurs non-étatiques illégaux : le MNLA, épaulé par les djihadistes d’AQMI, du MUJAO et d’Ansar Eddine, ainsi que divers autres éléments islamistes ou mafieux. Ils se heurtèrent à des acteurs étatiques, en premier lieu le Mali, victime de l’agression, et la France, maître d’œuvre de l’opération de secours Serval. Trois pays voisins s’engagèrent directement : le Tchad, qui participa en particulier à l’assaut contre l’Adrar des Ifoghas  ; le Niger, qui aida à la reconquête du nord-est, et le Burkina-Faso, qui releva les troupes françaises afin de sécuriser Tombouctou et sa région. Le Niger et l’Algérie, en massant des forces sur leurs frontières limitrophes du Mali, restreignirent considérablement la liberté de mouvement, la possibilité de recevoir des renforts et les capacités d’approvisionnement des djihadistes. En outre, l’Algérie, apporta un soutien indirect mais crucial à l’opération Serval par l’ouverture de son espace aérien aux aéronefs menant ou appuyant les opérations au Nord-Mali. Les États-Unis, contribuèrent également à l’opération Serval par la fourniture de renseignements et le transport de matériel au profit des forces françaises. Le Canada et certains pays européens (Allemagne, Belgique, Danemark, Espagne, Grande-Bretagne, Pays-Bas, pour l’essentiel) participèrent indirectement par un soutien logistique. Des acteurs supra-étatiques jouèrent un rôle, avant tout diplomatique. Au premier chef, l’ONU, dont les résolutions (n° 2056 du 5 juillet 2012, n° 2071 du 12 octobre 2012, n° 2085 du 20 décembre 2012) fondent la légalité et la légitimité de l’intervention. La Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest-CÉDÉAO œuvra au respect du droit, en collaboration avec l’Union africaine, qui se trouve à l’origine de la mise sur pied de la Mission internationale de soutien au Mali sous conduite africaine-MISMA (autorisée par la résolution n° 2085 du Conseil de sécurité des Nations Unie, du 20 décembre 2012). L’Union européenne contribue à la reconstruction de l’armée malienne par le biais de la mission de formation EUTM-Mali, finance en partie la MISMA et tente de traiter sur le fond l’instabilité du Sahel par sa « Stratégie pour la sécurité et le développement au Sahel » adoptée le 29 septembre 2011. Celle-ci lie la sécurité et le développement, préconisant une coopération régionale doublée d’une aide internationale, sur fond d’amélioration de la gouvernance des pays de la région.

 

2/ Quelles ont été les phases successives des opérations militaires dans lesquelles les forces françaises et alliées ont été engagées ?

À partir du 10 janvier 2013, trois phases s’enchaînèrent.

Il fallut tout d’abord briser le plus rapidement possible l’offensive lancée vers le sud par les djihadistes contre Konna, avec tentative simultanée de franchissement du fleuve Niger, car elle risquait de déboucher sur la prise de contrôle de l’ensemble du pays par les extrémistes et leurs alliés mafieux. En outre, la chute de l’aéroport de Sévaré aurait privé l’armée malienne et/ou ses alliés d’une base stratégique, point d’appui essentiel dans la perspective de la reconquête du nord. Cette bataille d’arrêt se déroula entre le 10 et le 18 janvier 2013. Les éléments français menèrent de nombreuses frappes aériennes avec des avions et des hélicoptères de combat, tandis que des unités des forces spéciales agissaient au sol pour aider les frappes aériennes et mener des missions spécifiques.

Le succès, obtenu en un laps de temps assez court, permit d’entamer la deuxième phase, qui visait à contrôler la boucle du fleuve Niger en s’assurant la maîtrise du terrain au sud d’une ligne allant de Tombouctou à Gao. Les militaires français voulaient profiter au mieux et le plus rapidement possible de la désorganisation des djihadistes. Cet objectif fut atteint grâce à des opérations terrestres menées du 18 au 28 janvier 2013 avec des unités classiques, appuyées par des hélicoptères et des avions de combat. La totalité du “Mali utile“ se trouva ainsi sécurisée en moins de trois semaines. Le risque d’une nouvelle offensive surprise en direction de Bamako s’en trouvait considérablement diminué. La majeure partie de la population et des ressources économiques, ainsi que la capitale, étaient à l’abri.

Mais les bastions djihadistes du nord demeuraient et faisaient planer la menace d’un retour offensif et/ou d’actions terroristes. La troisième phase, destinée à éradiquer le terrorisme en détruisant son sanctuaire du Nord, fut donc lancée le 28 janvier 2013. Ce fut la plus dangereuse et la plus complexe. La plus longue, également, puisqu’elle se poursuivit jusqu’au début du mois de mai 2013 pour ce qui concerne les affrontements décisifs. Ce qui n’exclut pas, depuis, des interventions ponctuelles et de moindre envergure. Les opérations, en particulier les six principales mentionnées ci-après, combinèrent frappes aériennes, actions des forces spéciales et combats terrestres menés avec des unités classiques. L’opération Panthère IV (18 février - 25 mars 2013) menée par les forces françaises et tchadiennes, renforcées de quelques éléments maliens, permit de s’emparer de l’Adrar de Tigharghâr et de la vallée de l’Ametettaï. L’opération Doro (27 février - 1er mars 2013), dans laquelle agirent de concert des troupes françaises et maliennes, permit de détruire des groupes islamistes dans les environs de Gao. Les opérations Gustav (6 - 11 avril 2013), Akello (25 avril - 2 mai 2013), Orion (8-13 juin 2013), Netero (24 juin - 9 juillet 2013) visèrent le sanctuaire du MUJAO au nord-est et à l’est de Gao, notamment la région de Bourem. L’opération Sirius (12-18 juin 2013) dans la région au sud de Tessalit permit de détruire des explosifs destinés à fabriquer des engins explosifs improvisés-IED et de l’armement.

 

3/ Quels sont les éléments qui permettent d’affirmer que les djihadistes ont mené une guerre asymétrique ? 

Une guerre est asymétrique lorsque l’un des protagonistes (le plus souvent celui qui se trouve en état d’infériorité) refuse les règles de combat que veut lui imposer son adversaire. Dans le cas malien, les djihadistes cherchèrent à contourner la supériorité technologique qui a permis à la France de briser leur tentative d’offensive à Konna, puis de lancer une ample et rapide contre-offensive et, enfin de mener une campagne d’éradication des bases djihadistes. Pour ce faire, ils recoururent à des moyens très limités, mais leur conférant une (très) forte capacité de nuisance.

Début janvier 2013, en s’attaquant à Konna pour s’emparer de Sévaré et de son aéroport stratégique, Ansar Eddine et ses alliés commirent une grave erreur d’appréciation. Si l’offensive frontale était pertinente face à l’armée malienne décomposée, il y eut sous-estimation de la volonté (et de la capacité ?) de riposte de la France. En fait, les djihadistes se heurtèrent directement à des forces armées supérieures en qualité, en nombre et en matériel. La défaite était inéluctable. Pour avoir quelque chance de réussir, cette offensive frontale aurait dû être assortie d’un dispositif de guérilla étalé sur la profondeur (de Konna à la boucle du Niger, voire au-delà en direction du nord) : routes et pistes parsemées d’engins explosifs improvisés-IED, petits groupes destinés à harceler les troupes montant au front et à couper la logistique (étirée sur plusieurs centaines de kilomètres), combattants susceptibles de détruire des hélicoptères (idéalement, il fallait les équipements idoines, qui semblent avoir fait défaut, mais des mitrailleuses lourdes, voire des armes légères, peuvent également être relativement efficaces).

Après s’être dispersés, offrant aux forces françaises une “victoire par le vide“, les djihadistes (notamment ceux se réclamant du MUJAO ) s’engagèrent précisément dans ce type d’actions dès le mois de février. Attentats-suicides et/ou attaques surprises surtout contre des villes du Nord (Gao, Tombouctou, Kidal, notamment), IED, se succédèrent. Les cibles étaient choisies parmi les maillons les plus faibles du dispositif de reconquête du Nord : voies de communication, détachements maliens ou nigériens plus rarement tchadiens, miliciens du MNLA… Dotés d’importants stocks d’armes, de matériel et de carburants, les djihadistes se replièrent sur des positions solides et en partie camouflées, préparées de longue date dans des zones isolées  et/ou accidentées, mais pourvues d’eau et où la complicité d’une partie de la population leur était acquise, comme la région de Gao ou celle d’Ansongo, l’Adrar des Ifoghas, la forêt de Wagadou au nord-ouest de Tombouctou, ou la frontière mauritanienne. Ils tentèrent de pousser les forces franco-africaines à la dispersion pour réduire leur efficacité et les harceler le plus efficacement possible. Ils menèrent également une guerre psychologique  : les attaques contre les villes reconquises provoquèrent une surprise totale et donnèrent l’impression que la sécurité recouvrée était toute relative. Internet servit également de champ de bataille : attaques de salafistes tunisiens contre le site Internet du ministère français de la Défense en janvier  2013; mise en ligne d’un jeu vidéo exaltant le djihad contre l’armée française ; diffusion de vidéos tournées lors des attaques ou des attentats-suicides contre les villes reconquises ou des embuscades, par exemple.

Toutefois, tout cela fut à la fois trop tard et trop peu. Le commandement français adopta une stratégie qui prit de vitesse l’adversaire tout en détruisant l’infrastructure qui, pour sommaire qu’elle fût, était néanmoins indispensable à celui-ci.

 

4/ Comment les forces françaises et alliées ont-elles combattu dans la guerre asymétrique menée par les djihadistes ? 

Avant l’offensive, puis durant tout le déroulement des affrontements, l’armée française accumula par ses propres moyens, d’une part, et avec l’aide de ses alliés, d’autre part, le maximum de renseignements. Cela visait en priorité à localiser les otages français détenus par les djihadistes afin de les sauver. Cela permit également de disposer d’une cartographie indicative du dispositif adverse, indispensable pour déterminer et hiérarchiser les cibles.

Dès le début des opérations, au moyen de raids aériens et d’opérations au sol des forces spéciales, la France entreprit de détruire la logistique des djihadistes, ainsi que d’entraver leurs déplacements et leur regroupement. Pour réduire, voire interrompre leur approvisionnement, en carburants notamment, ainsi que le ralliement de combattants venus de l’étranger, elle obtint que les pays voisins ferment leur frontière avec le Mali.

L’éradication du terrorisme dans cette zone très étendue et difficile à sécuriser détermina le choix d’une stratégie semblable à celle utilisée par les Américains durant la guerre du Pacifique : contrôler les localités (les “îles“) et écarter tout risque dans l’espace séparant chaque localité (l’“océan“), ce qui supposait un nettoyage méthodique de la région. Il fut mené de la fin janvier au début mai 2013 par les forces françaises au sol (unités classiques et forces spéciales), épaulées principalement (jusqu’au 13 mai 2013) par des combattants tchadiens rompus à ce type d’affrontement et aguerris au milieu saharo-sahélien particulièrement éprouvant. Toutes ces actions nécessitaient le bénéfice de la “permanence du renseignement“. Ce dernier mobilisa des moyens humains au sol, ainsi que des ressources techniques en l’air et dans l’espace. La France, l’Union européenne, les États-Unis unirent leurs moyens pour essayer de disposer de l’avantage indispensable que confère la connaissance en temps réel de l’adversaire : forces spéciales, avions de reconnaissance, drones et satellites, en particulier.

Outre la qualité des personnels et des matériels engagés, les succès remportés contre les bases djihadistes à partir du milieu du mois de février résultèrent de la vitesse avec laquelle les opérations furent menées. Les forces franco-africaines créèrent la surprise stratégique en lançant l’assaut contre les bases de repli des djihadistes plus vite que ne paraissent l’avoir prévu ces derniers. Et ils ne semblent pas avoir (encore ?) réussi à se réorganiser et se rééquiper pour reprendre l’initiative, comme en témoigne l’absence d’attaques lors des deux tours (28 juillet et 11 août 2013) de l’élection présidentielle malienne. Considérant que, dans la logique d’un affrontement asymétrique, le faible - AQMI et ses affidés - vainc le fort dès l’instant qu’il survit, cette incapacité de nuisance tendrait à prouver que le faible a été battu, du moins au Nord-Mali. Mais pour combien de temps ?

 

5/ Quelles sont les conditions d’un retour durable à la paix et à la sécurité au Nord-Mali ?

Au risque de la banalité, il convient de rappeler que la guerre n’est pas une fin en soi, mais un moyen, au service d’une solution politique, préconisée dès le début de la crise, en 2012, par l’ONU et la France, notamment. Nonobstant la réussite de la reconquête militaire de la totalité du territoire, le Nord-Mali en particulier et le Mali en général ne vivront en paix et en sécurité que si des conditions plus larges sont réunies.

En premier lieu, une veille sécuritaire s’impose et le Conseil de sécurité de l’ONU a décidé la mise en place d’une opération de maintien de la paix. La résolution 2100, adoptée à l’unanimité le 25 avril 2013, a créé une Mission des Nations Unies pour la stabilisation du Mali-MINUSMA, qui a pris le relais de la MISMA (dont elle a intégré les effectifs) le 1er juillet 2013. Forte, à terme, de 11 200 soldats et de 1 440 policiers, elle agit sous le Chapitre VII de la Charte de l’ONU et peut donc procéder de manière coercitive. Elle est chargée de la « stabilisation de la situation dans les principales agglomérations » et doit apporter sa « contribution au rétablissement de l’autorité de l’État dans tout le pays […,] à l’application de la feuille de route pour la transition, y compris le dialogue national et le processus électoral ». Elle se voit également investie de « la protection des civils et du personnel des Nations Unies, de la promotion et de la défense des droits de l’homme, du soutien à l’action humanitaire, de l’appui à la sauvegarde du patrimoine culturel et de l’action en faveur de la justice nationale et internationale ». Mesure indispensable, la création de la MINUSMA, à supposer qu’elle reçoive effectivement les moyens prévus, ne suffit néanmoins pas.

Compte tenu des caractéristiques de cet ensemble naturel, ajoutons que c’est la totalité du Sahel qu’il faut pacifier (confins de la Mauritanie, Nord-Niger, Nord-Tchad, Sud-Algérie, Sud-Libye, sans négliger Sénégal et Soudan). À cet égard, l’instabilité qui s’accentue en Libye ne laisse d’inquiéter.

Ensuite, rien de durable n’existera tant que ne sera pas intervenue une réelle réconciliation nationale. Celle-ci suppose de régler la question touarègue, pendante depuis l’indépendance du Mali en 1960. Mais l’harmonie dépend également du sort des autres minorités présentes au Nord, comme les Peuls (groupe d’où est issu le Premier Ministre nommé le 5 septembre 2013, Oumar Tatam Ly) ou les Songhaïs, par exemple. Le Mali doit intégrer l’ensemble de ses composantes humaines et les amalgamer pour forger une nation homogène, solide et stable. L’instauration d’un authentique État de droit, garantissant à toutes les Maliennes et à tous les Maliens le statut de citoyennes et de citoyens égaux en droits et en devoirs apparaît comme une condition indispensable à la stabilité du Mali et à l’amélioration du sort de ses habitants. Cet objectif devrait constituer un enjeu majeur des prochaines élections législatives.

Enfin, nulle pacification durable ne prendra corps tant que les populations vivront dans une situation économique et sociale d’extrême pauvreté. Une politique efficace de développement doit être mise en œuvre et la responsabilité en incombe avant tout à l’Union européenne - dont la contribution peine à se concrétiser - et aux États-Unis. Avec la « Stratégie pour la sécurité et le développement au Sahel » de 2011, l’outil existe. Reste à motiver une réelle volonté politique des États membres de l’Union européenne et des pays du Sahel. Seule une transformation en profondeur de la gouvernance de ces derniers permettra de résorber les frustrations qui contribuent à grossir les rangs des groupes armés et des mafias. Voilà une raison suffisante pour que la communauté internationale aide à l’émergence d’un État-nation et de droit au Mali et… dans les autres pays de la région.

 

Patrice Gourdin, professeur de géopolitique à l’Ecole de l’Air, intervenant à Sciences Po Aix  et auteur de Géopolitiques : manuel pratique paru chez Choiseul en 2010

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