Depuis l’apparition du nationalisme kurde, les élites turques se sont montrées inconséquentes dans leur aptitude à résoudre le problème de la présence kurde sur le territoire anatolien. Perçue tour à tour comme un obstacle à détruire ou comme un enjeu électoral, la question kurde a toujours été appréhendée comme une problématique à court terme, réduisant du même coup, son importance à celle d’une simple contingence politique. A partir de 1978, l’apparition du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), qui prône une lutte armée « généralisée », va forcer les autorités turques à reconsidérer l’ampleur de la question kurde.
De nombreux éléments historiques vont plaider en faveur d’une résolution pérenne du conflit. La présidence de Turgüt Özal annonce un effort de réconciliation entre les deux parties en présence en brisant le tabou kurde. De mère kurde, il devient le président de la République de Turquie le 9 novembre 1989. Il est le premier à reconnaitre de manière officielle la réalité du fait kurde au plus haut niveau de l’Etat. Il encourage le développement du mouvement légaliste en soutenant la création du Parti Populaire du Travail (HEP). En effet, le président Özal voit dans l’existence d’une représentation parlementaire kurde pacifique le seul moyen de juguler l’influence croissante du PKK au sein de la population kurde de Turquie.
De même, six années plus tard, l’arrestation d’Abdullah Öcalan, père fondateur du mouvement et leader indiscutable du PKK, porte un coup sévère au mouvement national kurde tout entier. Le 16 février 1999, il est capturé sur le territoire kenyan dans une opération menée conjointement par les services secrets turcs, américains et israéliens. Le mythe d’un chef insaisissable, pourfendeur de l’Etat turc, se désagrège, renvoyant les Kurdes à leur propre impéritie. L’emprisonnement d’Öcalan est toutefois l’occasion d’un revirement stratégique radical du parti en faveur de la résolution diplomatique du conflit. Le 2 août 1999, alors qu’il vient d’être condamné à mort par les autorités turques, Abdullah Öcalan appelle à la suspension immédiate de la lutte armée et au retrait des combattants du PKK du sol turc vers les montagnes du Kurdistan irakien. Sa peine est finalement commuée en prison à perpétuité sous la pression occidentale.
Dans un contexte de rapprochement entre la Turquie et l’Union européenne[1], le PKK espère tirer son épingle du jeu en posant la résolution de la question kurde comme une condition préalable à l’adhésion. Dès lors, il n’est plus question de libération nationale, ni même d’autonomie des régions kurdes. Le parti ne revendique désormais plus que des droits d’ordre culturel. En effet, le gouvernement Ecevit entreprend une politique de réforme dite des « paquets d’harmonisation législative ». Il s’agit alors de favoriser le rapprochement du système turc avec le modèle européen de protection des droits et libertés. Le 17 décembre 2004, le Conseil européen prend acte et donne son feu vert à l’ouverture des négociations d’adhésion.
De manière concomitante, la Turquie mène sur la scène intérieure une politique dite d’ « ouverture démocratique » qui se traduit par un certain nombre d’avancées concernant les droits culturels de cette minorité. En date du 1er janvier 2009, une nouvelle chaîne de télévision publique, TRT 6, est lancée en Turquie. Elle a comme particularité de diffuser un certain nombre de programmes en kurmandji, dont la pratique fut longtemps interdite en Turquie. Le 13 novembre 2009, Besir Atalay, ministre de l’Intérieur turc, annonce trois mesures relatives à la question kurde. La première est relative au droit pour les communes kurdes dont le nom a été turquisé de revenir à leur nom d’origine. La seconde fait état de la mise en place d’une commission indépendante qui aura vocation à enquêter sur les violations des droits de l’homme dans la région du Sud-Est et la troisième concerne l’autorisation de s’exprimer en kurde dans la vie politique turque[2]. De plus, en 2009, des négociations s’ouvrent, dans le plus grand secret, à Oslo entre les renseignements turcs (MIT) et des hauts représentants du PKK. Pour la première fois de l’Histoire, des négociateurs des deux camps se trouvent à la même table, discutant de la suite à donner aux demandes du peuple kurde. C’est l’occasion pour le PKK de formuler ses deux exigences majeures à savoir la reconnaissance du peuple kurde par l’octroi des droits individuels dont il est privé et la mise en place d’une autonomie démocratique pour les régions kurdes du Sud-Est. Cette première prise de contact qui ne débouche sur aucun résultat concret offre au moins l’intérêt de rompre avec le traditionnel discours selon lequel l’Etat turc ne négocie pas avec les « terroristes ».
Toutefois, alors que ces mesures sont l’occasion de mettre définitivement à bas le discours officiel d’une République unitaire fondée autour de l’ethnie turque, les concessions accordées au mouvement kurde restent néanmoins très marginales. L’aspect symbolique des mesures ne parvient pas à masquer la déception du mouvement kurde face à une ouverture qu’il considère davantage comme une manœuvre politique de séduction qu’une véritable révolution dans l’administration politique de ce peuple. En effet, les trois revendications principales formalisées par le mouvement légal kurde sont la reconnaissance constitutionnelle du fait kurde et des langues kurdes, l’enseignement en langue kurde et le renforcement de l’autonomie des pouvoirs locaux au Sud-Est, trois points semblables à ceux évoqués par Öcalan dans sa feuille de route pour sortir du conflit.
De plus, la tentative de rapprochement avec l’Union européenne est un échec. Un an après le début des négociations en octobre 2005, les relations turco-européennes sont au point mort. La question de la partition de Chypre, membre à part entière de l’Union européenne depuis 2004, est un point d’achoppement diplomatique qui reste, pour le moment, indépassable. En effet, depuis 1974, la Turquie occupe le nord de l’île et conteste la légitimité du gouvernement de Nicosie qui est par ailleurs reconnu par la communauté internationale. Devant le refus turc d’ouvrir ses ports et aéroports aux moyens de transport en provenance de Chypre, le Conseil des ministres européen décide finalement de suspendre les discussions d’adhésion avec la Turquie.
La déconvenue européenne qui en résulte force la Turquie à repenser sa politique extérieure. Après s’être tournée sans succès vers l’Occident, elle va à présent regarder davantage vers l’Est. Le Parti de la justice et du développement (AKP), arrivé au pouvoir en 2002, va alors se trouver confronté à un monde musulman avec lequel il entreprend une politique de « zéro problème avec les voisins » qui se révèle être une politique d’hégémonie régionale. L’objectif attitré de cette politique est la constitution d’une zone de paix et de stabilité dans la proximité immédiate de l’Etat turc.
Cette posture est facilitée par le traumatisme que représente la projection de forces américaines en Irak en date de l’année 2003. Cette opération militaire d’envergure est perçue comme une intrusion dans la sphère moyen-orientale. Elle est par conséquent à l’origine d’une détérioration des relations entre les Etats-Unis et la Turquie. Le 1er mars 2003, l’Assemblée nationale turque s’oppose à la demande américaine de mise à disposition de ses infrastructures militaires. Conjointement, les relations bilatérales qu’entretient la Turquie avec ses voisins immédiats vont s’améliorer. En 2004, la Turquie et la Syrie signent un accord de libre-échange qui est le point de départ d’une « lune de miel » entre Erdogan et Bachar El-Assad. Sur la même période, le commerce bilatéral entre la Turquie et l’Iran explose, le volume monétaire passant de deux milliards de dollars US en 2001 à vingt-deux milliards de dollars en 2012[3]. Outre l’association en matière économique, les années 2000 sont aussi l’occasion d’une entente sécuritaire concernant le PKK et ses affiliés régionaux comme le Parti pour une vie libre au Kurdistan (PJAK) en Iran ou le Parti de l’union démocratique (PYD) en Syrie.
Dans le cadre de cette politique, le rapprochement le plus significatif s’effectue avec le Gouvernement régional du Kurdistan irakien (GRK), entité politique fédérée du Nord de l’Irak. Reconnue par la Constitution irakienne de 2005, il s’agit de la seule émanation kurde dotée d’une réelle autonomie politique. Le GRK dispose ainsi de son propre parlement, habilité à édicter des lois, et d’un corps armé composé de peshmergas qui veillent sur ses frontières territoriales. Si l’Irak est devenu depuis 2011 le deuxième partenaire commercial de la Turquie avec près de douze milliards de dollars d’échanges en 2013, 70% de ces opérations financières ne concernent que la région kurde qui fournit abondamment la Turquie en pétrole[4]. L’appui de la Turquie est pour le GRK une condition fondamentale à la conservation de son autonomie rudement acquise au détriment de Bagdad. En effet, la quasi-indépendance du GRK vis-à-vis du gouvernement central irakien est assurée par la viabilité économique de la région, dépendant quasi-exclusivement des exportations pétrolières à destination de Turquie. Ainsi, en se présentant comme un client régulier, la Turquie se porte garante de la subsistance d’une entité kurde à ses frontières.
Cette alliance a priori contre nature pour la Turquie possède néanmoins plusieurs avantages. Tout d’abord, elle signifie une perte de revenus conséquente pour l’Etat central irakien puisque 95% des revenus du pays proviennent du pétrole et que le Kurdistan irakien renferme la deuxième source de pétrole d’Irak avec une capacité de production de cent vingt-cinq milles barils par jour. L’affaiblissement financier de l’Irak constitue une bonne nouvelle pour l’ambition turque de devenir la puissance régionale de référence. De plus, les relations plus que cordiales qu’entretiennent Erdogan et Massoud Barzani, président du GRK, permettent au gouvernement de l’AKP de faire pression sur le PKK, présent depuis 1999 sur le sol irakien, par l’intermédiaire du GRK. En ce sens, le soutien du GRK est régulièrement instrumentalisé par l’AKP pour montrer qu’il œuvre en faveur des Kurdes. En novembre 2013, la visite de Barzani à Diyarbakir, accueilli comme un véritable chef d’état, est clairement motivée par l’approche des élections locales de mars 2014. Elle permet la promotion d’ « une identité kurde alternative à celle proposée par Öcalan »[5]. Ainsi, d’un point de vue externe, elle sape la capacité du PKK et du GRK, deux principaux acteurs kurdes de la région, à se rapprocher dans l’optique de constituer un projet commun de Kurdistan indépendant qui menacerait les délimitations frontalières existantes. D’un point de vue interne, elle essaie de rompre avec son image de rigidité vis-à-vis de la question kurde en prouvant qu’elle peut lier des relations pacifiques avec une entité kurde. De manière indirecte, il s’agit de signifier que l’impossibilité d’une issue en Turquie serait le fait de l’intransigeance du PKK, non celle du gouvernement.
Le GRK se révèle donc un partenaire fondamental sur la question kurde. Cette relation va être renforcée par ce que Didier Billion qualifie de « confessionnalisation de la politique extérieure du pays »[6]. Dans son duel à distance avec l’Iran chiite, autre poids-lourd de la scène politique moyen-orientale, la Turquie va mettre en œuvre une politique s’appuyant sur la volonté de renforcer l’axe sunnite au Moyen-Orient. La période des printemps arabes s’ouvrant en 2011, qui bouleversent l’équilibre géostratégique de la région, va également participer à l’affirmation de cette nouvelle posture turque. Le rejet de la politique pro-chiite de Nouri Al-Maliki en Irak accentue le soutien au gouvernement kurde d’Erbil. En 2013, le coup d’Etat militaire qui secoue l’Egypte renverse le gouvernement des Frères Musulmans dirigé par Mohammed Morsi. L’anéantissement d’un gouvernement sunnite élu par le peuple mène la Turquie et l’Egypte à la limite de la rupture des liens diplomatiques. De même, l’insurrection syrienne contre Bachar El-Assad donne au gouvernement turc l’opportunité de faire d’une pierre deux coups en renversant le régime alaouite au pouvoir pour le remplacer par un pouvoir politique issu de la majorité sunnite du pays. Dans cette optique, le gouvernement turc fait le choix de soutenir l’opposition sunnite au régime de Bachar El-Assad dans toute sa « diversité » : l’Armée syrienne libre, le Front Al-Nostra ou encore Daesh[7].
La crise syrienne dans son ensemble est particulièrement révélatrice de la difficulté pour l’Etat turc à appréhender son environnement. Bien que l’opposition ne parvienne à chasser définitivement Bachar El-Assad, l’affaiblissement du pouvoir mène au retrait des troupes de Damas stationnées dans les zones kurdes du Nord-Est. Le PYD, qui correspond à la branche syrienne du PKK, en profite pour prendre possession de cette région qu’il nomme Rojava, signifiant littéralement l’ « Ouest du Kurdistan ». Parvenant à mettre en place une force militaire estimé à trente mille hommes[8] et une organisation administrative autonome, le PYD annonce, de manière unilatérale, l’indépendance de la zone placée sous son contrôle militaire. D’un point de vue géostratégique, il s’agit d’un véritable coup dur porté au régime turc. En effet, la région du Kurdistan turc est désormais bornée par le Rojava au Sud et par le GRK à l’Est, prônant tous deux, si ce n’est l’indépendance, au moins l’autonomie des populations kurdes vis-à-vis des structures étatiques.
La conscience profonde de la menace que représente la présence de telles entités à ses frontières amène la Turquie à renforcer sa coopération avec le GRK avec la mise en place d’une politique d’endiguement vis-à-vis de l’espace kurde syrien. En 2013, la construction d’un mur entre Nusaybin en Turquie et Qmichli en Syrie a vocation à isoler la composante kurde syrienne de la population kurde de Turquie. Le gouvernement d’Erbil prend également la décision de fermer le pont de Simalka reliant les territoires irakien et syrien[9]. Dans la lignée de cette politique, la non-intervention turque lors du siège de Kobané par les membres de Daesh, internationalement critiquée, répond à la volonté turque de procéder à l’affaiblissement de ce bastion kurde. En effet, les liens entre le PKK et le PYD laissent présager, si la situation venait à se stabiliser, des temps difficiles pour la Turquie. Celle-ci n’aurait alors d’autre choix que de parvenir à de vraies avancées en faveur des Kurdes ou de subir les attaques d’un PKK/PYD renforcé par les livraisons d’armes effectuées par les Occidentaux et par l’aura acquise dans la lutte contre les islamistes de Daesh.
Mise en danger par la pression exercée par l’influence régionale croissante du mouvement kurde, la Turquie parvient, pour le moment, à assurer une « cogestion de l’espace transfrontalier entre les zones kurdes d’Irak, de Turquie et de Syrie » avec l’aide du GRK[10]. Pour combien de temps ? Outre cette carte stratégique, la situation de la Turquie s’est considérablement aggravée. L’Etat turc est passé du « zéro problème avec les voisins » à « zéro voisin sans problèmes », accentuant les troubles à ses frontières et jusque sur son sol[11]. La complexification de l’espace géographique moyen-oriental est également renforcée avec l’apparition d’un nouvel acteur : Daesh qui contrôle un territoire à cheval entre la Syrie et l’Irak et menace la stabilité de l’ensemble de la zone. En dépit de l’effort kurde déployé pour contenir cette structure terroriste, Ankara ne semble pas décidé à remettre son destin entre les mains des Kurdes, refusant de participer à l’avènement d’une puissance stratégique kurde au Moyen-Orient.
Baptiste Orlandini, diplômé du Master II en 201
[1] La République de Turquie acquiert en 1999 le statut de candidat officiel à l’entrée dans l’Union européenne.
[2] AFP (ANKARA), « Le gouvernement turc annonce des mesures pour améliorer les droits des Kurdes », 13 novembre 2009
[3] Zaman France, « L’Iran et la Turquie consolident leurs accords commerciaux », 16 décembre 2013, disponible à l’adresse suivante : http://www.zamanfrance.fr/article/liran-turquie-consolident-leurs-accords-commerciaux-6589.html (date de consultation : 18/04/2015)
[4] Y. BENHAIM, « Quelle politique kurde pour l’AKP ? », Politique étrangère, 2014, p. 39-50, p. 45
[5] Y. BENHAIM, « Quelle politique kurde pour l’AKP ? », op. cit., p. 48
[6] D. BILLION, « Les défis de la politique régionale de la Turquie », Observatoire de la Turquie et de son environnement géopolitique, 6 octobre 2014, disponible à l’adresse suivante : http://www.iris-france.org/docs/kfm_docs/docs/observatoire-turquie/obsturquie-dfispolregionale-db-octobre-2014.pdf (date de consultation: 17/05/2015)
[7] Ibid.
[8] H. BOZARSLAN, « Les Kurdes et l’option étatique », Politique étrangère, 2014, pp. 15-26, p. 23
[9] Y. BENHAIM, « Quelle politique kurde pour l’AKP ? », op. cit., p. 45
[10] Ibid. p. 46
[11] L’immigration massive de réfugiés syriens sur le sol turc est estimée depuis 2011 à 800 000 individus. Cet afflux migratoire menace la stabilité socio-économique du pays. En effet, il est à la source de nombreuses tensions relatives notamment au marché du travail.
Well done ! Je préfère quand même la première version de ton article, je la trouve plus précise, moins édulcorée.