« D’immenses cimetières et des amas de corps nous séparaient. » [1]
Prononcée par Alija Izetbegovic lors des négociations précédant les Accords de Dayton, cette phrase ne manque pas de lucidité. Comment les trois communautés de Bosnie-Herzégovine pourront-elle recréer un semblant d’unité après les déchirements et les massacres de la guerre ? Les Serbes de Bosnie-Herzégovine ne peuvent s’estimer satisfaits par le règlement du conflit malgré la création d’une entité serbe fédérée, eux à qui l’on avait fait miroiter le rattachement à la Serbie. Le seul grand gagnant des Accords de paix se trouve donc être Slobodan Milosevic, parvenu à s’imposer, assez paradoxalement, comme l’artisan de la paix dans l’ex-Yougoslavie, l’unique représentant du peuple serbe, et le continuateur de la Yougoslavie.
§ La Republika Srpska : l’amer fruit de la guerre
« Je me considère comme serbe et je n’aime pas que l’on me désigne comme bosnienne. C’est un terme territorial, pas un terme ethnique. »[2]
Le ton catégorique adopté par Sanda Vukojevic et la teneur de son propos pour répondre à une question sur la nationalité bosnienne se révèlent lourd de sens. La Bosnie-Herzégovine d’après-guerre n’est rien d’autre qu’une construction territoriale vidée de son sens par quatre années de guerre, raccommodée tant bien que mal par les Accords de Dayton et considérée par ses citoyens serbes comme l’incarnation de leurs espoirs déçus. La Republika Sprska ne règle pas la question nationale serbe.
Ayant combattu pendant quatre ans dans l’espoir de pouvoir être incorporés dans la RFY, les Serbes de BiH rêvaient, avec les Serbes de Serbie, de Voïvodine, du Kosovo et de Croatie, d’ un nouvel état yougoslave au sein duquel ils occuperaient la place qui leur ait dû et exerceraient le droit à l’autodétermination qui leur est aujourd’hui refusé. Il ne faut pas se méprendre sur ces propos de Jovica Rudic. Il ne prône pas la sécession, il ne se revendique pas comme séparatiste. Toutefois, il considère que l’issue de la guerre n’a pas contribué à apporter une solution satisfaisante et honorable aux Serbes hors de Serbie. Pour comprendre l’amertume du peuple serbe de Bosnie, il faut d’abord se pencher sur ce qu’est la Republika Sprska. Territoire nationalement homogène, à 98% serbe, la Republika Sprska a connu durant la guerre une véritable recomposition de sa population. Alors que durant l’offensive du printemps 1992, les Musulmans quittent le Nord et le Nord-Est du pays pour se réfugier en Bosnie centrale, tenue par le gouvernement d’Izetbegovic, les populations serbes opèrent le chemin inverse[3]. Avant la signature des Accords de Dayton, une nouvelle vague d’expulsion des populations non-serbes finit de faire de la RS une entité nationalement homogène. Il faut souligner que ce phénomène n’est pas propre aux populations serbes et à la RS. En comparant une carte de 1991 et une carte de 1996, la composition ethnique de l’ensemble du territoire bosnien a été radicalement bouleversée. Le pays qui constituait, en 1991, une Yougoslavie miniature et une véritable mosaïque nationale, se découpe à l’issue de la guerre en zones nationales quasiment pures. Sur le document 8, les zones quadrillées ou ponctuées de pois, qui matérialisent les opstine d’où aucune majorité ne parvenait à se dégager, représentent environ la moitié du pays. Or, elles ont totalement disparues sur le document 9.
Figure 1 : Répartition de la population ethnique de Bosnie-Herzégovine en 1991 [4]
Figure 2: Répartition de la population ethnique de Bosnie-Herzégovine en 1996 [5]
Les Accords de Dayton ont définitivement consacré le partage de la Bosnie-Herzégovine selon des lignes ethniques. En dépit de l’annexe 7 des Accords dont le but est d’inverser les effets du nettoyage ethnique, à la fin de la guerre, le retour des réfugiés dans leur foyer d’origine constitue plus souvent l’exception que la règle. L’article 1 de l’Annexe 7 prévoit le droit au retour de tous les réfugiés et déplacés, droit qui doit être garanti par les signataires des accords. Ces derniers ne peuvent pas interférer dans le choix de la destination des réfugiés, ne peuvent les forcer à rester ou à partir[6]. Alors que les modalités de la mise en application de l’Annexe 7 sont définies par l’article 2, il faudra attendre 1998 pour que les deux entités se dotent d’une législation conforme. Le principal problème quant au retour des réfugiés demeure le retour des « minoritaires », c’est-à-dire des déplacés dont la zone d’origine se trouve à présent sous le contrôle d’une autre nationalité. En Republika Srpska, cette réalité se traduit par la quasi-nullité des retours dans des villes qui comptaient avant la guerre une forte population musulmane ou croate. C’est que le cas de Bijeljina, où 30 000 non-Serbes vivaient avant la guerre, dont 9% sont restés[7]. Le maintien d’une petite communauté non-serbe aurait pu encourager le retour de populations réfugiées, mais tel n’a pas été le cas à l’issue de la guerre. Tout d’abord, les réfugiés croates ou musulmans établis en Fédération ne souhaitent pas revenir dans une zone où ils ne seraient qu’une minorité[8]. Les perspectives d’intégration sociale se trouveraient particulièrement limitées, notamment en matière d’emploi et d’éduction[9]. Enfin, les volontés politiques en Republika Srpska se montrent peu favorables à un retour des réfugiés, qui nuirait immanquablement à la cohésion que les autorités sont parvenues à instaurer[10]. L’homogénéité nationale est le seul avantage que les Bosno-serbes estiment avoir tiré de la guerre et ils sont donc réticents à la remettre en question.
Du point de vue de l’intégration politique au sein de la République de Bosnie-Herzégovine, le bilan de la Republika Srpska s’avère plutôt mitigé. Les Bosno-serbes disposent à présent de leur propre Parlement, de leur propre système de défense et la RS exerce toutes les compétences qui ne sont pas déjà attribuées à l’Etat fédéral par les Accords de Dayton[11]. Somme toute, la Constitution de 1992, amendée par l’Assemblée nationale de Republika Srpska en 2002 pour répondre aux dispositions des Accords de Dayton et par le Haut-Représentant des Nations Unies, n’a que peu été modifiée dans le fond. Seules les compétences en matière de politique étrangère, de commerce extérieur, de politique monétaire, d’immigration et de douanes échappent à la RS, tout comme à la Fédération[12]. Dans le chapitre 7 de la Constitution de la Republika Sprska, article 104, les compétences en matière de défense allouées à la RS n’ont pas été modifiées, si ce n’est pour supprimer les mots de « souveraineté » et d’ « indépendance »[13]. L’Etat fédéral ne dispose donc pas d’une armée unique, ce qui témoigne de l’incapacité d’unir véritablement les différentes communautés à l’issue de la guerre, puisque le domaine le plus sensible parmi les compétences régaliennes reste aux mains des entités.
Toutefois, les citoyens de Republika Srpska ne parviennent pas à se sentir pleinement intégrés à la société civile bosnienne. Pour eux, celle-ci n’existe d’ailleurs pas. Selon Predrag Lozo, « la Bosnie est divisée en trois sociétés. Les institutions communes sont de nature uniquement bureaucratique, car il est de toute façon impossible d’adopter une politique commune alors que chacun possède une vision différente en matière de politique, d’économie, de culture, voire en ce qui concerne la vie quotidienne. Pour nous, le gouvernement fédéral n’est pas notre gouvernement. La plupart des Serbes ne considèrent pas la Bosnie-Herzégovine comme leur état »[14]. L’émergence d’une conscience politique en Bosnie-Herzégovine, et surtout en Republika Srpska, est rendue presque impossible par le cloisonnement établi par les Accords de Dayton entre les communautés. Si le phénomène est un peu moins prononcé chez les Musulmans et les Croates, amenés à travailler ensemble au sein de la Fédération, le principe de clé nationale est toujours en vigueur au sein des institutions bosniennes, et ne fait que creuser le fossé entre communautés puisque chacun peut invoquer l’intérêt vital de sa nation pour s’opposer ou au contraire mettre en avant une politique[15]. Chaque institution est formée selon le principe de représentation égale des trois nations[16]. Une telle architecture institutionnelle entraîne immanquablement une composition de la vie politique du pays selon des critères nationaux. En effet, la loi électorale instituée par la Communauté internationale prévoit que chaque communauté élise son président. Les premières élections d’après-guerre, en 1996, donnent vainqueurs le SDA, le SDS et le HDZ[17], dont les représentants restent les mêmes que pendant la guerre. Ainsi, dotée de compétences qui lui permettent de jouir d’une large autonomie, insatisfaite de la Bosnie-Herzégovine de Dayton, la Republika Srpska, en 1995, reste donc en marge de la Bosnie-Herzégovine.
Peut-elle, à l’issue de la guerre, se tourner vers la Serbie ? Après les Accords de Dayton, la politique de Milosevic à l’égard des Serbes de Bosnie-Herzégovine s’avère particulièrement prudente. Sorti des guerres de dissolution comme le seul grand vainqueur, devenu aux yeux de la Communauté internationale le meilleur garant de la stabilité et de la paix dans la région, il a tout intérêt à préserver son statut. Toutefois, il ne peut pas abandonner les Bosno-serbes à leur sort, lui qui s’est érigé comme le champion de la question nationale serbe. Il va donc œuvrer à la fois comme un soutien à la communauté serbe de Bosnie et à la fois comme un soutien de la Communauté internationale pour la mise en application des Accords de Dayton, ce qui lui permet dans les deux cas de pouvoir interférer dans la vie politique bosnienne.
Le meilleur exemple de la mainmise de Belgrade sur la communauté serbe en Bosnie-Herzégovine reste celui de la gestion de la crise qui oppose les deux franges du SDS entre les intransigeants de Pale qui poursuivaient la ligne de Karadzic, démis de ses fonctions de Président de la RS en 1996 avec l’aide d’un Milosevic pressé par la Communauté internationale, et les très relativement modérés menés par Biljana Plavlic, successeuse de Karadzic à la Présidence[18]. Alors qu’entre 1995 et 1996, Karadzic avait tout fait pour imposer sa vision restrictive des Accords de Dayton et freiner le processus de paix, Plavlic, consciente de la nécessité pour la RS de sortir de son isolement décide de coopérer. En 1997, Plavlic est exclue du SDS et fonde son propre parti, l’Union du Peuple Serbe (SNS)[19]. Milosevic, qui s’était d’abord rapproché des leaders de Pale, va être sollicité par la Communauté internationale afin de ramener l’ordre parmi les Bosno-serbes, qui déstabilisaient l’ensemble des institutions bosniennes, et de consolider la position de Plavlic[20]. Au début réticent, Milosevic, sous la pression occidentale, finit par accepter et négocie le 24 septembre 1997 avec les protagonistes un accord qui prévoit la tenue de nouvelles élections législatives et présidentielles en novembre et le partage des réseaux radio-télévisées entre Banja Luka et Pale, afin d’introduire le pluralisme politique en RS[21]. Aux élections de novembre, le SNS s’impose. Milosevic consolide encore une fois, aux yeux de la Communauté internationale, sa position de garant de la paix. Pourtant, il y a un revers dans cette politique. En voyant Milosevic intervenir sans cesse, sous demande de la Communauté internationale qui plus est, dans ses propres affaires, la RS peine à se détacher de la Serbie et à se lancer dans un processus de rapprochement avec la Fédération afin de permettre aux institutions fédérales de fonctionner.
§ La RFY : une Serboslavie
La situation de Slobodan Milosevic et de sa République Fédérale de Yougoslavie taillée sur mesure est assez paradoxale en 1995. Des deux guerres entreprises pour la défense du peuple serbe en Croatie et en Bosnie-Herzégovine, encouragées, financées et soutenues quoi qu’il en dise par la Serbie de Slobodan Milosevic, aucune n’a permis de mener à bien son objectif premier, c’est-à-dire le rattachement de la RSK et de la RS à la RFY. Nous avons déjà analysé son revirement dans la guerre de Bosnie-Herzégovine et l’abandon de Karadzic. En ce qui concerne les Serbes de Krajina, ils n’ont guère plus bénéficié de son soutien. Dès le 3 janvier 1992, jour où le quinzième cessez-le-feu depuis mars 1991 entre en vigueur, Milosevic s’était prononcé en faveur du plan Vance. Selon ce plan, signé le 2 janvier à Sarajevo par le ministre de la Défense croate et le commandant du cinquième corps d’armée de la JNA, le cessez-le-feu s’accompagnait de l’envoi de l’UNPROFOR dans les zones disputées par les Serbes, c’est-à-dire en Krajina, en Slavonie occidentale et en Slavonie orientale[22]. L’accord donné par Milosevic pour la signature du Plan ne signifiait pas qu’il renonçait à voir les territoires tenus par les Serbes intégrés à terme la RFY, mais plutôt qu’il espérait voir la ligne de front se figer en Croatie afin de pouvoir redéployer la JNA en Bosnie-Herzégovine. Le Plan Vance lui permettait de sécuriser les acquis serbes en Croatie tout en déjouant la théorie de ses détracteurs, qui l’accusait de vouloir réaliser une Grande Serbie. Pourtant, Milan Babic, Président de la RSK, conçoit la signature du Plan Vance comme l’abandon par Milosevic des Serbes de Krajina. Il est donc écarté au profit de Goran Hadzic, qui prend la tête de la Slavonie orientale et ratifie le Plan une fois élu Président de la RSK par l’Assemblée[23]. En réussissant à se présenter comme favorable à un règlement pacifique de la question serbe en Croatie, Milosevic cherche à se dédouaner de la politique menée en Bosnie-Herzégovine, dont un des objectifs militaires reste l’obtention d’un corridor reliant la RFY à la Krajina.
Cette habile manœuvre politique culmine lorsque Milosevic choisit de sacrifier la Krajina croate en échange de la reconnaissance du partage de la BiH selon des lignes ethniques. Comme il le reconnaît à la fin de l’année 1993 face à un émissaire de Tudjman, « avec la République serbe de Bosnie-Herzégovine, 90% de la question nationale serbe est réglée »[24]. Pour trouver un accord acceptable pour les Serbes en Bosnie-Herzégovine, il lui fallait se détacher des Serbes de Krajina. En instaurant un blocus économique sur la RSK en 1994, qui va forcer les Serbes de Croatie à signer un accord de normalisation des relations économiques avec Zagreb, Milosevic ouvre la voie à un règlement négocié de la question serbe en Croatie, et donc une progressive reprise en main par Tudjman des territoires de la RSK[25]. Le plan Z-4, proposé par la communauté internationale, reposait sur l’octroi aux Serbes de la RSK d’une autonomie conséquente en échange de la réintégration des territoires dans le giron croate. Milosevic, tout en faisait mine de soutenir le plan, refuse de céder sur un point, qu’il partage avec Tudjman : les Serbes de Croatie ne pourront vivre sous l’autorité de Zagreb. Milosevic et Tudjman ont donc élaboré, entre eux, un plan qui prévoit la réinstallation des Serbes de Croatie en Republika Sprska[26]. Pourtant, le gouvernement de la RSK refuse à la fois de se soumettre à Zagreb, et d’abandonner ses terres. Pour Milosevic, la seule issue à l’embarrassante question nationale serbe en Croatie est d’autoriser l’intervention armée. Le déclenchement de l’Opération Oluja le 1er mai 1995 permet la reconquête par l’armée croate de la Slavonie occidentale. En dépit d’une tentative d’alliance avec Karadzic, lui aussi désavoué par Belgrade, afin d’instaurer un « Etat unifié des Serbes de l’Ouest de la Drina », la Krajina tombe le 5 août. Les populations serbes sont alors jetées sur les routes, dans un long exode vers la Serbie. La reconquête croate est dénoncée dans la bouche de Martic et de Karadzic comme une trahison de la part de Belgrade.
Ainsi, si Milosevic avait réellement voulu réaliser une Grande Serbie, il a indubitablement échoué. S’il prétendait résoudre la question nationale serbe à nouveau soulevée par l’effondrement de la Yougoslavie, il a tout autant échoué. Il ne reste, des conflits de dissolution de la RFSY, qu’une Yougoslavie que les détracteurs de Milosevic surnomment « Serboslavie »[27]. La RFY consiste en fin de compte, du point de vue institutionnel, en une Serbie étroite alliée au Monténégro dans un système de confédération relativement souple. Du point de vue politique, elle se révèle une construction artificielle réalisée par Milosevic pour Milosevic. Comptant dix millions de Serbes pour 600 000 Monténégrins, elle est dominée par le poids politique écrasant de la Serbie de Milosevic, qui se fait introniser président de la Fédération en 1997. Depuis 1992, elle a toujours été dirigée par le SPS, sans connaître d’alternance. La Présidence serbe, représentée par Milosevic, a entièrement la main sur la Présidence de la Fédération, élisant Cosic puis en 1993 Lilic, fidèle parmi les fidèles de Milosevic. Ainsi, par exemple, lors des accords de Dayton, la RFY est représentée par Milosevic, et pas par Lilic. Le non-respect des résultats des élections municipales de novembre 1996 entraine d’ailleurs des mouvements de protestation à Belgrade pendant plusieurs semaines. Milosevic finit par céder et par reconnaître la victoire des candidats de l’opposition en février 1997, mais le front d’opposition, miné par les luttes internes, faiblit rapidement, offrant la preuve que sans force politique véritablement solide, le SPS demeure intouchable[28]. Officiellement, deux niveaux de pouvoir cohabitent au sein de la Fédération. Chaque république possède un président, un gouvernement, et une assemblée. Les mêmes institutions se retrouvent à l’échelle fédérale, mais restent une coquille vide, que Milosevic s’approprie définitivement en 1997, en se faisant élire Président de la Fédération[29].
Nous avons précédemment réfuté les nombreuses théories expliquant l’échec des deux premières Yougoslavie par leur caractère artificiel. Toutefois, ce postulat devient entièrement légitime à partir du 27 avril 1992. L’alliance avec le Monténégro, acceptée par son président Bulakovic qui avait été placé au pouvoir par la Révolution antibureaucratique, ne repose en aucun cas sur un principe d’égalité des deux composantes. De plus, au Monténégro, dès 1993, un courant visant à revendiquer une nation monténégrine différente de la nation serbe fait son chemin. Elle se traduit sur le plan culturel par la création d’une Eglise orthodoxe autocéphale en 1993 et par la publication d’un Who’s who qui qualifie certains éminents écrivains serbes du XIXème siècle comme yougoslaves et non serbes par la Duklanjska akademika, dont le nom fait référence à la principauté monténégrine du XIème siècle. Ce phénomène « d’attraction-répulsion » envers la Serbie menace donc dès le départ la viabilité du projet « serboslave » de Milosevic[30].
En fin de compte, analyser la situation de l’ex-Yougoslavie en 1995 permet de réaliser que le projet national de Milosevic n’était pas plus grand-serbe qu’il n’était yougoslave. Mobiliser le peuple serbe autour de la question de son devenir dans une Yougoslavie éclatée a constitué un formidable levier politique qu’a savamment su manipuler le leader serbe afin de parvenir à maintenir au pouvoir les apparatchiks d’un régime finissant et sclérosé en leur apportant le souffle nouveau du nationalisme. Même en 1995, il parvient à demeurer la figure tutélaire du peuple serbe qu’il a pourtant précipité dans la guerre, grâce à son ingérence constante dans la vie de la Republika Srpska et son rôle de représentant de l’ensemble des Serbes dans les processus de négociations. Nicolas Mall le souligne parfaitement en déclarant que pour parler des guerres de dissolution d’ex-Yougoslavie, il ne parlera jamais de la volonté du peuple serbe, mais de la volonté du gouvernement Milosevic[31]. En faisant sien le principe de libération et d’unification qui régit toute forme de réponse à la question nationale serbe, il a sciemment manœuvré entre projet yougoslave et grand-serbe afin de pouvoir élargir une RFY artificielle à l’ensemble des territoires serbes. Dès lors que ce plan s’est avéré irréalisable et risquait de lui porter préjudice, il n’a pas hésité à sacrifier ceux dont il embrassait la cause la veille.
En Serbie même, la question nationale serbe est pourtant considérée comme irrésolue. Le discours nationaliste des Sesejl et Draskovic, est discrédité, mais l’unité du peuple serbe reste un motif de préoccupation récurrent. La question nationale serbe ne peut se résoudre dans la violence, les guerres de dissolution l’ont prouvé. Dans un ouvrage publié par l’Université de Belgrade en 1995, Jovan Ilic reformule la question nationale serbe[32]. Sa résolution est toujours conditionnée par l’union dans la mesure du possible des Serbes au sein d’un même état, mais cet état doit être démocratique, entretenir de bonnes relations avec les Etats voisins et assurer que leurs minorités vivant sur le territoire serbes puissent jouir de droits égaux aux Serbes et inversement[33]. Au lieu d’encourager la polarisation des communautés serbes en dehors de Serbie, Ilic considère que la résolution de la question nationale serbe passera également par la coopération avec les autres communautés, notamment au niveau économique et culturel[34]. Les Serbes doivent cependant disposer de structures gouvernementales et administratives propres afin de pouvoir exercer leur droit à l’autodétermination[35]. Ce constat, qui fait état de la nécessité de continuer à œuvrer pour la résolution de la question nationale serbe, suppose pour autant une solution compréhensive, ce qu’a refusé Milosevic auparavant.
Ainsi, l’après-guerre fait état d’un gouffre entre la solution apportée à la question nationale bosno-serbe et le projet initial que Milosevic leur avait fait miroiter. Frustrés, déçus, mais résignés, les citoyens de la Republika Srpska espèrent encore en 1995, qu’ils pourront un jour accéder à une plus grande autonomie et pourquoi pas à la réintégration de leur république dans un état national serbe. De son côté, Milosevic, depuis sa « Serboslavie » savoure sa victoire, car la RS lui semble être une solution tout à fait satisfaisante aux revendications des Bosno-serbes, d’autant plus qu’il conserve une influence indéniable auprès d’eux. A Belgrade, il se retrouve à la tête d’une Fédération construite à sa mesure et selon sa volonté, majoritairement serbe. En 1992, trois solutions se présentaient à la RSFY de Milosevic [36]. En 1995, il est possible d’affirmer qu’il a irrémédiablement choisi la troisième option, celle d’une Serbie étroite, rejetant à la fois la confédération souple de peuples yougoslaves et la Yougoslavie qui tendrait à infléchir les autres peuples yougoslaves à la volonté serbe.
Ainsi, la guerre de Bosnie-Herzégovine a été menée par un camp serbe qui poursuit au départ un objectif commun, c’est-à-dire le rattachement de la RS à la RFY, puis qui se divise au fur et à mesure que les intérêts de Belgrade deviennent contraires à ceux de Pale. Du point de vue militaire, la campagne a été menée par les Bosno-serbes dans l’objectif de parvenir à conquérir les territoires à majorité serbe et ceux qui se révélaient d’importance stratégique capitale comme le corridor le long de la Drina et de les rendre nationalement homogènes afin de pouvoir effectuer son intégration au sein de la RS. Belgrade apporte au départ son soutien à cette entreprise, d’abord ouvertement grâce à la JNA, sous le prétexte de protéger la Yougoslavie, puis officieusement pas le biais des milices. Une fracture ne tarde pas à s’opérer entre réalité militaire et réalité diplomatique, lorsque Milosevic se détache de plus en plus des Bosno-serbes afin de sécuriser sa propre position mise à mal par l’isolation de la Serbie sur la scène internationale. Ainsi, au lieu d’œuvrer pour le rattachement de la RS à la RFY, il commence à encourager l’octroi d’une autonomie plus large aux Bosno-serbes à partir du Plan Vance-Owen. Il va contraindre Karadzic à accepter le processus de paix en soumettant la RS à un embargo, cherchant à prouver qu’il est, lui, Slobodan Milosevic, le seul garant du peuple serbe. Peu importe que Dayton soit vécu par les Bosno-serbes comme un renoncement et une trahison, les Accords le servent tout en offrant une solution qui reste acceptable à la Republika Srpska. En fin de compte, l’issue de la guerre de Bosnie, la capitulation de la RSK et l’acceptation de la RFY comme héritière de la Yougoslavie de Tito laisse la question nationale serbe irrésolue. Le projet yougoslave ne peut plus lui convenir, la guerre, les massacres et les luttes politiques l’ont définitivement enterré. Le projet grand-serbe, si tant est qu’il n’ait jamais constitué un véritable programme politique autre que pour des partis ultranationalistes, est irréalisable sans guerre, dans une région où les nations sont entremêlées. La réalisation d’un état national serbe, en 1995, semble compromise puisque RS et RSK ont toutes deux rejoint le giron des états croates et bosniens. Cet état national serbe finira par voir le jour en 2006, sur les ruines de la troisième Yougoslavie. Contenu à la Serbie étroite, toujours sensible aux discours nationalistes, il finit pourtant par se détourner de la question du peuple serbe hors de Serbie.
Sophie Gueudet, diplômée du Master II en 2015 et doctorante CHERPA Sciences Po Aix-Ludwig-Maximilians University de Munich
[1] L. Silber et A. Little, The death of Yugoslavia, op. cit., p. 374
[2] Entretien avec Lozo Predrag, Jovica Rudic et Sanda Vukojevic, Université de Banja Luka, 4 février 2014
[3] L. Robin-Hunter, « Le nettoyage ethnique en Bosnie-Herzégovine : buts atteints ? », Revue Géographique de l’Est, 1 janvier 2005, vol. 45, no 1, p. 40
[4] L. Robin-Hunter, « Le nettoyage ethnique en Bosnie-Herzégovine : buts atteints ? », Revue Géographique de l’Est., p. 37
[5] Ibid., p. 41
[6] ROZIERE, Stéphane, « La communauté internationale face au nettoyage ethnique : Dayton dans une perspective historique », dans A.-L. Sanguin, A. Cattaruzza, E. Chaveneau-Le Brun, et J.-A. Dérens, L’ex-Yougoslavie dix ans après Dayton: de nouveaux États entre déchirements communautaires et intégration européenne, Paris Budapest Kinshasa [etc.], l’Harmattan, 2005, p. 35
[7] Unfinished Business: Return of Displaced Persons and Other Human Rights Issues in Bijeljina, 2000, p. 38
[8] R. BRUKBAKER, From the unmixing to the remixing of people: UNHCR and the minority returns in Bosnia, UNHCR, coll. « New issues on refugees research », p. 5
[9] Ibid., p.6
[10] Unfinished Business, op. cit., p. 44
[11] Voir Annexe 15
[12] ROBIN-HUNTER, Laurence, « Présent et avenir de la BH : la préservation souhaitable d’un état multinational ou le choix réaliste de la partition d’un pays », dans A.-L. Sanguin, A. Cattaruzza, E. Chaveneau-Le Brun, et J.-A. Dérens, L’ex-Yougoslavie dix ans après Dayton, op. cit., p. 157
- [13] REPUBLIKA SRPSKA, Constitution of Republika Srpska, Official Gazette, 6/92, 8/92, 15/92, 19/92, 21/92, 28/94, 8/96, 13/96, 15/96, 16/96 and 21/96.
[14] Entretien avec Lozo Predrag, Jovica Rudic et Sanda Vukojevic, Université de Banja Luka, 4 février 2014
[15] Groupe interparlementaire d’amitié France-Balkans occidentaux, La Bosnie-Herzégovine quinze ans après Dayton: combler les retards d’avenir, Sénat, 2009
[17] P. Boulanger, La Bosnie-Herzégovine, op. cit., p. 65
[18] P. Boulanger, La Bosnie-Herzégovine, op. cit, p.65
[19] Conseil de l’Europe, Résultat des élections en Bosnie-Herzégovine, accessible sur https://wcd.coe.int/ViewDoc.jsp?id=887243&Site=COE
[20] R.C. Holbrooke, To end a war, New York, Etats-Unis, Modern Library, 1999, p. 347
[21] Ibid., p. 355
[22] Vance Plan, accessible sur http://wayback.archive.orghttp://sca.lib.liv.ac.uk/collections/owen/boda/vanc1.pdf
[23] F. Hartmann, Milosevic, op. cit., p. 310
[24] Ibid., p. 316
[25] Ibid., p. 321
[26] F. Hartmann, Milosevic, op. cit., p. 322
[27] T. Judah, The Serbs, op. cit., p. 198
[28] C. Lutard, Géopolitique de la Serbie-Monténégro, op. cit., p. 88‑89
[29] Ibid.
[30] LECOMTE, Aleksandar, « Le Monténégro : séparation ou intégration » dans A. Troude, Géopolitique de la Serbie, Paris, France, Ellipses, 2006, p. 141
[31] Entretien avec le Professeur Nicolas Mall, Sarajevo, 5 février 2015.
[32] J. Ilić, The Serbian question in the Balkans, traduit par Ivanka Grdović, Belgrade, Yougoslavie, Faculty of Geography University of Belgrade, 1995
[33] Ibid.
[34] Ibid.
[35] Ibid.
[36] Voir infra, Partie II Chapitre I, section 3, paragraphe 3
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