GÉOPOLITIQUE HISTORIQUE DE LA LIBYE

André MARTEL, La Libye des Ottomans à Da’ech, 1835-2016, préface d’Olivier Pliez,et postface de Jacques Frémeaux, L’Harmattan, octobre 2016, 312 p.

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Un ouvrage qui tombe à pic au moment où Da’ech est vaincu à Syrte, mais dont les métastases continuent de se répandre dans un corps libyen déchiqueté et laisser sans soin par la communauté internationale depuis le renversement du colonel Qadhafi en 2011. Il s’agit d’une œuvre-confluence mêlant géographie (préface d’Olivier Pliez), géostratégie, histoires militaire, diplomatique, culturelle et politique, le tout dans le temps long braudélien aux antipodes de la micro-histoire. Dans une postface lumineuse, Jacques Frémeaux, lui-même élève d’André Martel, évoque fort à propos Julien Gracq et Le Rivage des Syrtes. Prolongement de sa thèse d’Etat sur les confins saharo-tripolitains de la Tunisie de 1881 à 1911, cet ouvrage est la suite logique de l’essai de géopolitique historique sur la Libye de 1835 à 1990, publié aux PUF en 1991. Ce présent travail d’actualisation, signé par un des fondateurs de l’histoire militaire contemporaine et le créateur de l’école de Montpellier-Aix dans ce domaine, doit aussi beaucoup, pour sa publication, à la pugnacité de l’ethnologue-historienne-cinéaste Fabienne Le Houérou, directrice de recherches au CNRS et spécialiste du monde arabe.

Moins histoire de la Libye que la prise en compte de l’espace régional et de toutes ses composantes, y compris le mouvement des idées, cet ouvrage suit un fil conducteur : ce pays n’est plus un Etat de droit et est redevenu une nation qui se délite, qui se cherche, pour quelles raisons ? Cartes, chronologie, précieuse bibliographie thématique, notamment sur les confréries religieuses (une des clefs de la Libye) aident à comprendre la complexité de cet espace ouvert, témoin de la confluence des cultures et de particularismes spécifiques (oasis du Fezzan, Koufra…).

Le substrat historique permet de comprendre sur le temps long en quoi la Libye constitua un enjeu, d’abord pour l’impérialisme ottoman puis italien, puis témoin d’une décolonisation précoce suivie d’une instrumentalisation par le régime de Qadhafi qui rêva, un temps, d’abolir les frontières de la mer de sable saharienne. Sa chute ravive de vieilles querelles sur fond de guerre civile et d’incompatibilité d’humeur entre les pôles de Tripoli et de Benghazi, le tout dans des frontières, jusqu’à la contestée bande d’Aouzou, définies par les Italiens.

La première partie rappelle tout d’abord que cette Ifriqiya, la vieille province romaine, fait bien partie de l’expansion ottomane et de la question d’Orient (dans sa dimension africaine) dont l’origine remonte à la chute de Constantinople en 1453. D’où l’importance de ce Tripoli du Ponant, foyer d’islamisation et d’arabisation, sous l’aile protectrice de la Grande-Bretagne jusqu’à la conquête française de la Tunisie en 1881. De très belles pages sont consacrées au jeu subtil des puissances. Une des conséquences est l’établissement de la Sanusiya de La Mecque aux confins de la Cyrénaïque et de l’Egypte au moment de la guerre de Crimée. Spécialiste de la question, André Martel souligne l’importance du relais de chaque zaouia de cette confrérie dans un hinterland inoccupé par les Ottomans. Et ce, au moment où le contrôle du Sahara oriental, parcours des Touareg et des Chaanba, aiguise les appétits des Français depuis la conquête de Biskra (1842) précédant celle de Tunis (1881). S’ensuit une confrontation franco-ottomane aux multiples attendus (dont un renforcement de la présence ottomane au temps du gouvernement Jeunes Turcs), qui débouche, avant la conquête italienne, sur une série de conventions franco-britanniques et un rapprochement franco-italien. La résistance acharnée de jeunes officiers turcs entraîne une guerre de conquête difficile pour les Italiens. Elle a déjà des allures de guerre sainte proclamée par le sultan-calife d’Istanbul considérant Tripolitaine et Cyrénaïque comme des bastions avancés de l’Empire. Cette résistance à l’envahisseur chrétien est une des composantes de la prise de conscience, relayée par la Sanusiya, du nationalisme libyen lui-même inclus, via la notion d’Ouma ou d’unité des croyants, dans la conception d’une entité arabe qui fait de la Libye un des auteurs de la Ligue des Etats arabes.

Relative à la « Nouvelle Question d’Orient », la deuxième partie traite de la période italienne au temps du fascisme (1924-1929) en montrant comment le Duce imagine ce désert comme une colonie de peuplement et une base de pénétration vers l’Afrique centrale, l’Ethiopie, tout en convoitant la Tunisie. Il s’agit là du vaste plan impérial cherchant à constituer un bloc colonial italien des golfes des Syrtes et de Guinée, jusqu’à la mer Rouge et l’océan Indien. Terrain de féroces combats pendant la Seconde Guerre mondiale, la Libye redevient un enjeu dès la fin de la guerre, bien qu’en partie dépecée (Fezzan rattachée à l’Algérie française et émirat sanusi en Cyrénaïque sous protection britannique). A noter que l’Italie, jusqu’en 1949, garde l’espoir de rester dans ce pays meurtri qui connaît, bien avant l’Algérie indépendante, un exode de sa vieille population juive. Mais un an plus tard, le royaume libyen, aidé par l’ONU, proclame son indépendance, premier recul des vieilles puissances coloniales face aux revendications des peuples africains. On découvre à travers le chapitre 5 en quoi la Libye devient un acteur avec lequel il faut compter au sein du monde arabe. Et ce, en détenant l’arme du pétrole, même si la corruption et la faiblesse du régime sont grosses de la prise du pouvoir par le colonel Qadhafi en 1969, auteur de la révolutionnaire jamahiriya. L’auteur analyse de façon magistrale les raisons de la popularité d’un dictateur qui sait jouer tout aussi bien de l’arme culturelle et cultuelle, que de la réappropriation des ressources pétrolières du pays. Le rêve d’un empire saharo-africain marqué par de multiples interventions au Tchad ne se relève pas du déclin de l’Empire soviétique. On suit les soubresauts d’un régime qui fait flèche de tout bois, de l’Union africaine dont il se veut le champion, aux coupables accointances avec le terrorisme entraînant les premières frappes américaines.  Raïs dont la mégalomanie alla jusqu’à se prendre pour un nouveau « Roi des rois », « Guide suprême » autoproclamé et « Sabre de l’islam », Qadhafi ne vit pas venir l’onde de choc du « printemps arabe ». André Martel, comme Yasmina Khadra (La Dernière nuit du raïs, 2015) s’interroge sur la fin du dictateur : lynchage ou exécution ?

Sans rien oublier des conséquences de la chute du tyran dont la question des migrants, la fin de l’ouvrage donne les clefs de l’implantation de Da’ech en Libye et de la partition actuelle du pays. Ce dernier a sans doute besoin d’une forte implication des grandes puissances, et des Etats-Unis en particulier, pour se reconstruire.

                                               Jean-Charles Jauffret

 

 

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