Par Nicolas CADOT
La politisation de la problématique de l’insécurité et de la délinquance en France, loin d’être un phénomène récent, se trouve être le fruit d’un processus complexe que l’on pourrait dater du milieu des années 70. Cette décennie, qui voit la parution des rapports Guichard et Peyrefitte de 1976 et 1977, bientôt suivis par celui dit Bonnemaison en 1982 (du nom de Gilbert Bonnemaison, maire d’Epinay qui l’a rapporté à la Commission) a contribué à faire de la sécurité un enjeu qui se conjugue également au niveau local, là où la loi Darlan de 1941 soustrayait son traitement aux prérogatives exclusivement nationales et régaliennes de l’Etat.[1] Ce progressif déplacement de la focale sécuritaire de l’Etat central à l’échelle régionale et municipale s’appuie aussi sur une législation globalement favorable au développement du pouvoir des édiles en matière de prévention et de lutte contre l’insécurité et la délinquance: ainsi, à la loi du 5 avril 1884 qui attribuait aux maires la « tâche d’assurer dans leur commune « le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publique » s’est entre autres additionnée le 5 mars 2007 la loi qui fait des maires les » acteurs pivots de la production de la sécurité dans leur ville » .[2] Conséquemment, les élus locaux, en plus de se voir attribuer des prérogatives nouvelles et étendues,[3] disposent également d’un éventail élargi de structures à même de les suppléer dans leur mise en application de leur politique sécuritaire, défini par Jacques De Maillard comme « l’ensemble de dispositifs légaux, organisationnels, financiers, symboliques qui ont pour objectif la protection des biens et des personnes« .[4] Parmi ces différentes structures, on retrouve notamment, dans l’ensemble du panel d’instruments mis à la disposition des maires, les organismes suivants: « conseils communaux de prévention de la délinquance (CCPD) en 1983 ; auxquels s’ajouteront les contrats locaux de sécurité (CLS) à partir de 1997, qui constituent alors le volet « prévention et citoyenneté » des contrats de ville, puis des contrats urbains de cohésion sociale (CUCS); conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD) se substituant aux CCPD en 2002« .[5]
Ce bref historique de la relocalisation des enjeux sécuritaires à l’échelon municipal, s’il ne saurait se départir d’une analyse généraliste quant à ses tenants et ses aboutissants, ne doit cependant pas faire oublier qu’il s’agit là d’une thématique de politique « politicienne » et, partant, dépendant grandement de l’appropriation spécifique qu’en fait chaque édile sur son propre territoire. Dans le sillage de Tanguy le Goff, on peut dès à présent en conclure qu’ » en l’espace d’une vingtaine d’années, l’insécurité s’est imposée comme l’une des principales préoccupations des maires et comme un enjeu polarisant le débat électoral [local]« .[6] De ce point de vue, l’exemple de la ville Nice apparaît révélateur des mutations profondes des logiques et des enjeux auxquels répond l’application locale d’une politique de sécurité contrôlée et générée en partie par les services municipaux. Considérée comme pionnière en la matière, la politique sécuritaire de Nice apparaît unique à plusieurs égards, notamment en ce qu’elle s’est toujours incarnée, du moins depuis le début des années 60, à travers l’image centrale de ses maires successifs.[7] Ceux-ci en ont ainsi fait le point d’ancrage de leur stratégie politique d’implantation et de conservation du pouvoir municipal. Si l’on peut déceler une certaine continuité idéologique dans la mise en place de ces politiques, il convient également d’en étudier au plus près les évolutions marquées qu’elles ont connu ces dernières années, et de s’interroger: dans quelle mesure l’offre sécuritaire municipale de la ville de Nice est-elle révélatrice des tensions et des enjeux qu’il existe autour de la catégorisation de l’insécurité comme domaine de l’intervention publique locale?
Pour répondre à cette problématique, nous verrons de quelle manière la stratégie niçoise de politisation des enjeux sécuritaires, à travers notamment la mise en place d’une série de politiques publiques spécifiques (policies) va permettre d’alimenter le logos sécuritaire du maire (en l’occurrence Christian Estrosi) dans une stratégie électoraliste (politics). Pour ce faire, et pour ne pas répéter ce qui a déjà été écrit sur la période 1983-2001[8] nous bornerons chronologiquement notre analyse à la période post-2001, et spatialement à la métropole niçoise, bien que des comparatifs avec d’autres villes ne soient pas exclus pour souligner la spécificité de la cité maritime. Nous analyserons par la suite les grandes orientations actuelles et futures de cette politique, en en interrogeant avant tout l’efficacité et l’appréhension par ceux qui en sont les principaux acteurs.
Si l’on s’en tient simplement aux faits et aux chiffres, l’offre de sécurité niçoise apparaît comme sans pareille à l’échelle nationale, proportionnellement à la taille et à l’importance de la métropole. L’application d’une politique municipale ultra volontariste, en matière de sécurité et plus encore son importance en termes de gains électoraux distinguent en effet Nice de ses consœurs et explique en partie l’engouement de ses maires successifs à implémenter des politiques expérimentales toujours plus poussées en la matière. Déjà pionnière dans la création d’une police municipale sous Jean Médecin en 1961, Nice détient aujourd’hui le record de France du nombre de caméras par habitants et voit cette tendance renforcée au cours de la dernière décennie; loin de s’en cacher, Nice se targue en effet d’une augmentation « de 842% en 10 ans du nombre de caméras dans le centre-ville« ,[9] caméras que surveillent en permanence 80 agents municipaux formés à cet effet au sein d’une structure spécifique, hypermoderne et particulièrement développée dans le cas de la métropole niçoise: le Centre de Surveillance Urbain (CSU), ouvert et connecté 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Cet état de fait peut sembler paradoxal au vu des déclarations du cabinet de Jacques Peyrat, maire de la ville entre 1995 et 2008, et dont l’adjoint à la sécurité estimait en 1999 que » la vidéosurveillance est inutile [et que] jamais un tel système ne sera employé à Nice« .[10] Elle est en réalité la réponse musclée apportée par son successeur, Christian Estrosi, pourtant issu de la même majorité, à des chiffres de l’insécurité qui restent encore aujourd’hui préoccupants dans la métropole. Alors que beaucoup à gauche (et quelques élus de droite également, parmi lesquels on peut citer notamment Alain Juppé) fustigent cette vidéo-dépendance, Estrosi en défend le bilan pourtant mitigé: selon le site de la ville, celle-ci aurait permis quelques 4.087 interpellations entre 2010 et 2018, soit 510 par an en moyenne. De la même manière, Nice est aujourd’hui la ville de France la mieux pourvue en termes d’effectifs municipaux, et ce depuis le début des années 80. La tendance ne semble d’ailleurs pas prête de s’infirmer: avec un policier municipal pour 860 habitants (chiffres de la mairie), soit 414 policiers municipaux (avec un recrutement de 130 nouveaux agents prévu d’ici fin 2018), les effectifs ont pratiquement triplé depuis 1983 (187 agents municipaux dédiés au maintien de l’ordre et à la prévention à l’époque), pour le plus grand bonheur du maire de la ville: « Je ne peux que me réjouir de bénéficier de plus d’effectifs. Je n’ai cessé d’en réclamer pour ces deux quartiers [en l’occurrence l’Ariane et les Moulins]« .[11] Cette surenchère sécuritaire, bien qu’elle ait été comme on l’a vu un leitmotiv récurrent de la politique niçoise, doit également beaucoup à la trajectoire politique de son maire actuel. De 2002 à 2003, il exerce en effet à l’Assemblée Nationale les fonctions de rapporteur des lois concernant la sécurité intérieure et se fait connaître sur la scène nationale pour sa politique sécuritaire autoritaire. Il s’est aussi distingué par ses sorties pour le moins controversées sur les attentats de Paris de novembre 2015, qu’il n’hésite pas à attribuer au laxisme des forces municipales en matière de dispositif de prévention de la délinquance et de la criminalité: » si Paris avait été équipée du même réseau [de caméras] que le nôtre, les frères Kouachi n’auraient pas passé trois carrefours sans être neutralisés et interpellés« .[12] Il n’est donc pas surprenant qu’Estrosi, bien que sa responsabilité ait été mise en cause lors des attentats du 14 juillet 2016 à Nice, ait fait de la sécurité sa spécialité.
En effet, la raison de l’intérêt particulier porté par les hommes forts de la mairie de Nice au domaine de l’insécurité tient en effet en grande partie au potentiel électoral d’un thème qui constitue aux côtés de l’emploi, l’une des préoccupations majeures des Français. La mise en place des politiques sécuritaires que nous avons évoquées jusqu’ici répond en effet à ce que Le Goff appelle la » production discursive » du problème de l’insécurité »,[13] c’est-à-dire la construction politique d’une nouvelle catégorie de l’action publique qui fait sens, autant par sa réalité concrète que par rapport aux objectifs politiques de ceux qui s’en présentent comme les principaux entrepreneurs de cause.
Si le constat est aussi vrai pour d’autres grandes villes comme « Paris, Lyon, Strasbourg, Avignon, Orléans, Amiens ou Nantes »,[14] l’organisation sociodémographique de la cité niçoise rend encore plus prégnante cette réalité. Comme le note Laurent Mucchielli dans les colonnes du journal Capital, l’offre sécuritaire extrêmement développée de la ville est susceptible de plaire à un électorat aisé composé en grande partie de seniors et de touristes qui » éprouvent davantage le sentiment d’insécurité. Il s’agit donc d’un thème politique porteur qui répond aux attentes d’un électorat local majoritairement de droite« .[15] L’application de ces politiques de sécurité répond donc en grande partie à un opportunisme électoral classique largement étudié par les chercheurs. Dans le cas de la ville de Nice, souvent qualifiée de « capitale du pays des conservateurs« ,[16] et qui à ce titre dispose d’une majorité de droite extrêmement stable depuis 1945, cet opportunisme en matière de politiques de prévention et de répression n’est donc pas un moyen de « venir subvertir l’ordre politique local« [17] qui reste globalement figé; plutôt s’agit-il ici pour les élus d’utiliser le discours sécuritaire comme un « coup politique qu’ils perçoivent comme jouable« [18] pour conserver le pouvoir local. Ainsi, bien qu’il rappelle à l’envi que » le maire n’est pas compétent en matière d’ordre public« [19], Christian Estrosi s’intègre parfaitement dans la typologie dressée par Le Goff comme l’exemple même de l’élu « de terrain; Et c’est précisément au nom de leur supposée connaissance du « terrain » que ces élus construisent l’insécurité comme l’attente principale de la population« . A l’inverse de ces maires qui « se présente[nt] […] sous le visage du partenaire de l’état« ,[20] les édiles niçois, Christian Estrosi en tête, se sont donc illustrés par leur prise d’initiatives autonomes en matière sécuritaire (sur lesquelles nous reviendrons plus en détails) dans le but de répondre à une demande électorale toujours plus exigeante en la matière. Cette action de terrain, se double, on l’a vu, d’une attention toute particulière portée sur les résultats des mesures mises en place; pour le dire autrement, la métropole maralpine va tenter de légitimer son action sécuritaire par l’évaluation factuelle et chiffrée de son efficience concrète, à travers notamment la production de rapports mensuels concernant les grands chiffres de l’action policière municipale. Initiés en janvier 2015, ces rapports mettent notamment en avant la baisse de certaines infractions, recourant pour cela à des méthodes comparatives d’une année sur l’autre et mettant en parallèle ces résultats aux « arrêtés majeurs de police du maire » censés avoir permis cette diminution de la délinquance. A titre d’exemple, le rapport d’août 2016 fait ainsi mention de « 65 Interventions liées à l’Arrêté municipal du 1er avril 2013 visant à lutter contre les regroupements troublant l’ordre public et gênant le passage de piétons dans le centre-ville de Nice entre 7h00 et 10h00 et de 16h00 à minuit »[21] contre 130 en août 2015.
Cette évolution récente de la politique sécuritaire de la métropole niçoise sous le mandat de Christian Estrosi, sans pour le moment rentrer dans les détails, permet néanmoins d’illustrer la collusion, classique en science politique entre les « politics (compétition politique, stratégies symboliques et électorales) et des policies (de l’action publique locale, en l’occurrence ici, des politiques de lutte contre l’insécurité) ».[22] Bien qu’elle ne renseigne pas sur les moyens mis en œuvre pour protéger les populations, elle permet de saisir l’importance des enjeux sécuritaires pour un maire qui en a fait son principal argument de vente électorale. Il convient dès lors, pour appréhender au mieux cette stratégie, d’analyser sa mise en place concrète et d’interroger ses perspectives actuelles et futures ainsi que ses lacunes.
Dans une interview récente accordée au journal Nice-Matin,[23] Christian Estrosi donnait les grandes orientations à venir de sa politique municipale à l’échelle locale. Parmi les principales évolutions du volet sécuritaire de l’édile niçois, on peut noter trois axes principaux.
Tout d’abord, la nouvelle politique sécuritaire d’Estrosi passe par un renforcement de la polyvalence de ceux chargés de la faire appliquer directement sur le terrain: les policiers municipaux. A l’élargissement de leur champ d’action dans les écoles, testé à titre provisoire à la rentrée 2018, s’ajoute ainsi le développement de leur domaine de compétence. Pour reprendre les mots de l’élu, il est question ici de faire des policiers municipaux des « agents généralistes [capables de] faire face à n’importe quelle situation ». A ce titre, la réorganisation des services de police municipale, avec notamment la diversification des unités d’intervention, rentre dans cette logique de rationalisation de l’offre sécuritaire municipale, qui passe en grande partie par une augmentation des effectifs et une multiplication des modalités d’action: « Depuis la réorganisation, nous avons, par exemple, 35 équipages présents sur le terrain par vacation, pour 12 seulement avant. Nous avons 8 à 18 patrouilles d’ASVP par jour contre 3 ou 4 avant« [24] commente ainsi le maire. Parmi les nouvelles unités, une fait beaucoup parler d’elle, et pas seulement dans la ville maralpine:[25] la police de sécurité du quotidien, mise à l’essai en 2018 pour une période encore indéterminée mais à propos de laquelle Estrosi a à plusieurs reprises, exprimé son enthousiasme. Deuxièmement, l’innovation sécuritaire entrevue par Christian Estrosi passe en grande partie par la conservation et l’amélioration des infrastructures déjà existantes: un développement de la vidéo-surveillance dans les tramways et dans les écoles notamment (en plus de l’entretien de parc de caméras, colossal, déjà en œuvre) et un approfondissement des prérogatives du Centre de Surveillance Urbaine (CSU), censé pouvoir « tripler sa capacité de traitement par rapport à l’actuel ».[26] Enfin, cette politique innovante passe également par la mise en place d’une application, Reporty, qui permet aux riverains de filmer directement les actes d’incivilité et de les transférer à l’autorité compétente en la matière, à savoir la police municipale, ainsi que par l’affectation des locaux de l’hôpital désaffecté Saint-Roch dans le but d’en faire un hôtel des polices inédit en France à l’horizon 2022. Ces mesures s’ajoutent aux initiatives déjà prises sous la mandature d’Estrosi. Parmi elles, on peut citer la promulgation de nombreux arrêts municipaux sécuritaires, dont le site officiel de la ville fait une nouvelle fois la promotion:[27] à titre d’exemples, les arrêtés contre la mendicité agressive, contre les mariages bruyants, anti-bivouacs ou encore contre les regroupements sur la voie piétonne témoignent ainsi de cet intérêt majeur porté sur la tranquillité et le calme des riverains, d’autant plus qu’ils font comme on l’a dit l’objet d’une évaluation mensuelle chiffrée censée démontrer leur efficience. Pour compléter ce bref tour d’horizon, on peut également citer la volonté de la mairie de sensibiliser l’ensemble de sa population aux problématiques sécuritaires: loin d’être le seul apanage de la police municipale, le tryptique « prévention, répression, solidarité« [28] édicté par le rapport Bonnemaison repose aussi sur les riverains eux-mêmes , formés par la police municipale et qui occupe à ce titre le rôle officiel de « correspondants de prévention situationnelle« , quand ils ne sont pas tout simplement des « référents voisins vigilants« . Cet élargissement des prérogatives de prévention à la population civile, approfondie par la mise en place de l’application Reporty, s’exerce également sur les commerçants, qui disposent, depuis la délibération n°02 du 30 mai 2016 du dispositif « bouton d’alerte »[29] qui leur permet d’informer directement la police municipale en cas de débordements. L’objectif affiché du maire est donc clair: il s’agit ici de » faire participer les acteurs locaux de la sécurité et la population concernée avec l’appui et le contrôle de l’Etat, à la sécurité de leur propre environnement. »[30]
Cette surenchère sécuritaire, on l’a vu, ne prend totalement sens que dans la mesure où elle est traduite dans un discours politique visant à renforcer la légitimité de l’exécutif local. Si les bilans mensuels chiffrés et l’autoévaluation des services municipaux semblent appuyer l’efficience de cet attirail de mesures, l’étude objective du bilan sécuritaire niçois reste plus nuancé.
Tout d’abord, cette focalisation massive sur le thème de l’insécurité par l’élu niçois a souvent amené ses détracteurs à critiquer une position qu’ils jugeaient excessive en termes d’offre sécuritaire. A l’instar du journal le Point, nombreux sont ceux qui se demandent si l’édile « n’en fait pas trop« [31], tant ses prises d’initiatives en la matière apparaissent nombreuses et poussées. Celles-ci, bien qu’elles semblent répondre à une demande citoyenne locale, font souvent l’objet de polémiques, allant parfois même jusqu’à leur interdiction par certaines juridictions nationales qui soulignent la plupart du temps leur caractère attentatoire à la liberté des citoyens. Ainsi, l’expérimentation de l’application Reporty, déjà évoquée, « a fait long feu, la Cnil ayant sifflé en mars la fin de la partie au nom de la défense des libertés individuelles« .[32] Estrosi, menacé notamment par la montée inexorable du FN dans la région, assume ce discours musclé « « En matière de sécurité le trop n’existe pas, et si la violence augmente, les moyens des polices doivent augmenter« . Il justifie également par cette rhétorique le passage, du Contrat Local de Sécurité (CLS) à la notion de Stratégie territoriale, décidée à travers Le Plan National de Prévention de la Délinquance et de l’Aide aux Victime le 2 octobre 2009 et censé revigorer une offre sécuritaire locale déjà particulièrement vivace. Il n’est donc pas rare de voir les édiles niçois se retrouver en confrontation avec les prérogatives sécuritaires régaliennes, outrepassant souvent leurs compétences locales dans le but de satisfaire une population toujours plus demandeuse en la matière. Ce choix évident fait en faveur de la sécurité au détriment des libertés individuelles pose cependant la question de son efficacité. Quid, en effet, des résultats? Là encore, ceux-ci apparaissent sujets à interprétation, tant il est difficile de les attribuer uniquement à la politique municipale sur la question. Si les pouvoirs locaux n’ont pas manqué d’établir la causalité de l’offre sécuritaire approfondie de la ville avec « les bons résultats en matière de délinquance » au niveau local, ils restent cependant discrets sur la situation encore préoccupante de la ville au niveau national. Pour le dire autrement, bien que la délinquance niçoise semble être en légère baisse,[33] l’écart avec les autres villes ne se réduit pas, et contribue à souligner les limites d’une politique qui se veut pourtant le point fort de celui qui l’applique. Comme le note Capital sur l’exemple révélateur de l’offre de vidéosurveillance de la ville « qui investit bien plus que Marseille dans la vidéo, affichait en 2014, selon l’ONDCP (Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales), des taux de délinquance rapportés au nombre d’habitants souvent proches, voire supérieurs à ceux de la cité phocéenne ».[34] De plus, Nice reste selon l’INSEE, et en dépit de cette offre sécuritaire massive, la grande[35] ville de France la plus marquée par la criminalité, avec un ratio de 114,32 crimes pour 1000 habitants, juste devant Marseille, seconde avec 114, 09 crimes en 2008. Si cette situation problématique est bien évidemment à mettre en lien avec la situation globale de la région et du département, classé à l’époque 95ème sur 96 en termes de délinquance et de criminalité, cet état de fait permet de comprendre (à défaut de le justifier), la saillance des enjeux sécuritaires dans la ville maralpine.
Par conséquent, l’actuelle mise en place d’une offre de sécurité municipale ultra volontariste dans la métropole niçoise, si elle s’inscrit dans la droite ligne de la tradition politique de la ville, apparaît autant comme le fruit de l’adaptation aux réalités factuelles du contexte local, que comme son appropriation stratégique opportuniste par les édiles successifs qui ont su en exploiter pleinement le potentiel électoral. Les récentes évolutions de cette politique municipale de prévention et de répression de la délinquance et de la criminalité, menées sous l’égide du maire Christian Estrosi, contribuent encore un peu plus à faire de la ville méditerranéenne une pionnière en la matière, quitte à alimenter les polémiques sur des mesures jugées liberticides. Plus que sur des simples mesures concrètes, qui appartiennent selon l’application des cadrages théoriques propre aux sciences politiques à la catégorie des « policies », cette offre sécuritaire que certains jugent démesurée, se trouve légitimée par l’évaluation attentive qui en est faite. Celle-ci, à travers la production de rapports chiffrés et factuels, permet la création d’un discours rhétorique d’efficience repris et adapté aux contraintes du jeu électoral local, dont la configuration actuelle fait la part belle à ces problématiques sécuritaire et qui s’ancre parfaitement dans la trajectoire personnel du maire actuel, spécialiste des questions de sécurités, et reconnu comme tel par sa population.
Cette collusion des politiques avec la politique au sens large (selon la distinction classique faite par la langue anglaise entre la politics et les policies) explique en grande partie l’évolution des politiques de sécurité dans la métropole, qui tendent à s’accroître, aussi bien quantitativement (augmentation des effectifs, extension des capacités de prévention aux riverains et aux commerçants, augmentation du parc de caméras, entre autres) que qualitativement (adoption de la Stratégie territoriale au détriment des CLS, généralisation des compétences des policiers municipaux, réaffectation de l’hôpital Saint-Roch à des fins policières). Bien qu’il soit trop tôt pour dresser le bilan de ces politiques, celui-ci sera primordial pour le maire actuel, notamment à l’horizon des municipales de 2020 et ce d’autant plus que l’édile niçois pourrait bien être en concurrence avec un autre spécialiste de l’offre sécuritaire locale: Eric Ciotti, surnommé le « Monsieur Sécurité »[36] de l’UMP et avec qui la rupture semble de plus en plus en consommée.[37]
Bibliographie
Ouvrages
Berlière, Jean-Marc , « La loi du 23 avril 1941 portant organisation générale des services de police en France », Criminocorpus [En ligne], Histoire de la police, Articles
Body-Gendrot Sophie, Duprez Dominique, « Les politiques de sécurité et de prévention dans les années 1990 en france. Les villes en france et la sécurité », Déviance et Société 2001/4 (Vol. 25), p. 377-402,
Cadiou Stéphane et Grégory Marie-Ange, Nice : la fidélité à droite avant tout ?,, Métropolitiques, 5 mai 2017.
De Maillard, Jacques, « chapitre 2: les politiques de sécurité » dans Borraz, Olivier, et Guiraudon Virginie : Politiques publiques: Changer la société, Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.), 2010
Freyermuth Audrey, « L’offre municipale de sécurité : un effet émergent des luttes électorales. Une comparaison des configurations lyonnaise, niçoise, rennaise et strasbourgeoise (1983-2001) », Revue internationale de politique comparée 2013/1 (Vol. 20), p. 89-116.
Le Goff, Tanguy, « L’insécurité « saisie » par les maires. Un enjeu de politiques municipales », Revue française de science politique 2005/3 (Vol. 55), p. 415-444
Sites web
http://www.nice.fr/fr/securite/le-centre-de-supervision-urbain
http://www.crpv-paca.org/9-publications/pdf/arv_pdfs/ARV-15/ARV_15.pdf
http://www.nice.fr/fr/securite/observatoire-de-la-police-municipale
http://www.nice.fr/fr/securite/dispositif-bouton-d-alerte-commercant
http://www.nice.fr/fr/securite/les-principaux-arretes
http://www.nice.fr/fr/securite/la-prevention-de-la-delinquance
http://www.nice.fr/fr/securite/dispositif-bouton-d-alerte-commercant
Articles de journaux
Capital, Frédéric Brillet, Nice : à quoi la « police de sécurité du quotidien » servira-t-elle ?, , le 08/08/2018
Le Huffington Post, « Entre Christian Estrosi et Eric Ciotti, la guerre est officiellement déclarée », Geoffroy Clavel, 30/08/2018
L’Express, « Eric Ciotti: le porte-flingue et le Monsieur Sécurité de l’UMP », Marie Huret et Piere Gastineau, 10/08/2010
Le Monde, « Attentat de Nice : Valls demande à Estrosi de « se reprendre » », le 19/07/2016
Nice-Matin, 31 mars 1999
Nice-Matin Stéphane Gasiglia, interview. Christian Estrosi: « la sécurité, pas le sécuritaire », 22/02/2018
Le Point, « Attentats de Nice: Estrosi en fait-il trop? », Jérôme Cordelier, le 18/07/2016
Autres
Centre de ressources pour la politique de la ville, région PACA, Les politiques de la Ville et les politiques de prévention et de sécurité, le 30/03/2009
Code Général des Collectivités Territoriales
[1] La loi Darlan, en effet, « étend le régime des « polices d’Etat » que connaissaient déjà Lyon (depuis 1851), Marseille (1908), Toulon (1918), Nice (1920)… à toutes les villes de 10 000 habitants. » Jean-Marc Berlière, « La loi du 23 avril 1941 portant organisation générale des services de police en France », Criminocorpus [En ligne], Histoire de la police, Articles, mis en ligne le 01 janvier 2008, consulté le 07 octobre 2018. URL : http://journals.openedition.org/criminocorpus/271
[2] Tanguy Le Goff, « L’insécurité « saisie » par les maires. Un enjeu de politiques municipales », Revue française de science politique 2005/3 (Vol. 55), p. 415-444. DOI 10.3917/rfsp.553, p442.
[3] « Le maire anime, sur le territoire de la commune, la politique de prévention de la délinquance et en coordonne la mise en œuvre. A cette fin, il peut convenir avec l’Etat ou les autres personnes morales intéressées des modalités nécessaires à la mise en œuvre des actions de prévention de la délinquance. » Article L2211-4 du Code Général des Collectivités Territoriales, modifié par la Loi du 7 mars 2007
[4] Jacques de Maillard, « chapitre 2: les politiques de sécurité » dans Borraz, Olivier, et Virginie Guiraudon. Politiques publiques 2. Changer la société. Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.), 2010
[5] Centre de ressources pour la politique de la ville, région PACA, Les politiques de la Ville et les politiques de prévention et de sécurité, le 30/03/2009 à Martigues consulté sur http://www.crpv-paca.org/9-publications/pdf/arv_pdfs/ARV-15/ARV_15.pdf A titre informatif, on peut aussi mentionner le Contrat d’Action et de Prévention
[6] Tanguy Le Goff, op.cit., p415
[7] Parmi lesquels se distinguent 4 figures principales: Jean Médecin (1947-1965), Jacques Médecin (1966-1990), Jacques Peyrat (1995-2008) et Christian Estrosi depuis 2008 (sauf en 2015-2016)
[8] Voir notamment Freyermuth Audrey, « L’offre municipale de sécurité : un effet émergent des luttes électorales. Une comparaison des configurations lyonnaise, niçoise, rennaise et strasbourgeoise (1983-2001) », Revue internationale de politique comparée 2013/1 (Vol. 20), p. 89-116. DOI 10.3917/ripc.201.0089, travail sur lequel nous ne manquerons cependant pas de nous appuyer à l’occasion.
[9] « 842% de caméras (220 en 2007, 750 en 2012, 949 en 2014, 2173 caméras au 02.08.2018) » site officiel de la ville de Nice, consulté sur la page suivant http://www.nice.fr/fr/securite/le-centre-de-supervision-urbain
[10] Nice-Matin, 31 mars 1999, tel que cité chez Freyermuth Audrey, op. cit., p101
[11] Frédéric Brillet, Nice : à quoi la « police de sécurité du quotidien » servira-t-elle ?, Capital, le 08/08/2018
[12] « Attentat de Nice : Valls demande à Estrosi de « se reprendre » », Le Monde, le 19/07/2016
[13] Tanguy Le Goff, op.cit., p434
[14] Tanguy le Goff, op cit., p415 Pour paraphraser le Goff, on peut noter qu’ » Ainsi, à Nantes, dans un sondage effectué auprès de 603 personnes par IPSOS pour le journal Libération en juin 2000, la sécurité apparaît comme le dossier prioritaire (48 %) devant les quartiers défavorisés (36 %) et les impôts (33 %), Libération, 7 juillet 2000.
[15] Frédéric Brillet, Nice : à quoi la « police de sécurité du quotidien » servira-t-elle ?, Capital, le 08/08/2018
[16] Audrey Freyermuth, op.cit, p91. Voir aussi détaillé de la composition politique de la ville par Stéphane Cadiou et Marie-Ange Grégory, « Nice : la fidélité à droite avant tout ? », Métropolitiques, 5 mai 2017.
[17] Ibid, p89
[18] Ibid, p 103
[19] Stéphane Gasiglia, interview. Christian Estrosi: « la sécurité, pas le sécuritaire » Nice-Matin, 22/02/2018
[20] Tanguy le Goff, op. cit. p439
[21] A retrouver sur le site de la ville de nice, dans la mention dédiée à l’observatoire de la police municipale http://www.nice.fr/fr/securite/observatoire-de-la-police-municipale et sur le document PDF retraçant de manière détaillé et chiffrée l’action des policiers http://www.nice.fr/uploads/media/default/0001/14/bilan%20d’activites%20de%20la%20police%20municipale%20aout%202015%202016.pdf
[22] Tanguy le Goff, op cit., p416
[23] Stéphane Gasiglia, interview. Christian Estrosi: « la sécurité, pas le sécuritaire » Nice-Matin, 22/02/2018
[24] ibid
[25] Exemple de Lille https://www.capital.fr/economie-politique/la-police-de-securite-du-quotidien-fera-t-elle-le-job-lexemple-de-lille-1287783
Toulouse: https://www.capital.fr/economie-politique/toulouse-la-nouvelle-police-de-proximite-fera-t-elle-le-job-1299560
Bordeaux: https://www.capital.fr/economie-politique/bordeaux-a-quoi-la-nouvelle-police-de-proximite-servira-t-elle-1304092
[26] ibid
[27] http://www.nice.fr/fr/securite/les-principaux-arretes
[28] Sophie Body-Gendrot, Dominique Duprez« Les politiques de sécurité et de prévention dans les années 1990 en france. Les villes en france et la sécurité », Déviance et Société 2001/4 (Vol. 25), p. 377-402, p377
[29] http://www.nice.fr/fr/securite/dispositif-bouton-d-alerte-commercant
[30] http://www.nice.fr/fr/securite/la-prevention-de-la-delinquance
[31] Le Point, « Attentats de Nice: Estrosi en fait-il trop? », Jérôme Cordelier, le 18/07/2016
[32] Frédéric Brillet, Nice : à quoi la « police de sécurité du quotidien » servira-t-elle ?, Capital, le 08/08/2018
[33] Les cambriolages ont légèrement diminué en 2017, les vols avec violence ont nettement baissé. Et le nombre de coups et de blessures volontaires est relativement stable
[34] Frédéric Brillet, Nice : à quoi la « police de sécurité du quotidien » servira-t-elle ?, Capital, le 08/08/2018
[35] Pour les villes de plus de 250 000 habitants
[36] L’Express, « Eric Ciotti: le porte-flingue et le Monsieur Sécurité de l’UMP », Marie Huret et Piere Gastineau, 10/08/2010
[37] Le Huffington Post, « Entre Christian Estrosi et Eric Ciotti, la guerre est officiellement déclarée », Geoffroy Clavel, 30/08/2018