«La sécurité alimentaire en Russie fait partie intégrante de la sécurité nationale du pays ».
Cette phrase résume l’ambition affichée par la Russie en matière agricole pour la période 2013-2020. L’objectif fixé dès 2010 par le Président Medvedev est d’atteindre l’autosuffisance alimentaire en 2020.
L’agriculture russe a connu au vingtième siècle une succession de bouleversements de grande ampleur. De la réforme agraire suivant la Révolution de 1917, en passant par la collectivisation des terres débutée en 1929, de la perte subite de millions d’hectares de terres arables de grandes qualités après l’éclatement de l’URSS en 1991 (à l’image des riches tchernozioms ukrainiens) à l’ouverture brutale de l’économie russe aux règles de l’économie de marché et la sortie -du moins théorique- des formes collectives d’organisation de l’espace rural, les mutations se sont enchaînées. En superposant leurs effets et leurs éléments d’inertie, elles aboutissent aujourd’hui à l’émergence d’une situation originale, Denis Eckert n’hésite d’ailleurs pas à parler d’une situation brouillée. Le modèle agricole russe connaît depuis 20 ans une évolution paradoxale proposant une application de l’économie de marché sous des formes particulières, qui prend à rebours les tendances observées dans les pays occidentaux avec notamment l’importance de la toute petite agriculture sur lopin dans le produit agricole russe. L’entrée dans la transition vers l’économie de marché, qui a pris racine à partir d’une situation déjà fragilisée par les difficultés des grandes exploitations agricoles collectives du système socialiste, a eu pour conséquence une complexification des structures de production et des modes d’organisation de l’agriculture russe.
Il s’agit de comprendre comment la Russie, qui combine les transformations inspirées par la fin de la période soviétique et l’adaptation à l’économie de marché aux éléments de continuité et de permanence légués par les périodes précédentes, pourrait répondre à cet objectif présidentiel d’assurer à moyen terme sa sécurité alimentaire ?
Le processus de libéralisation s’est avant tout traduit par une profonde crise de la production agricole. En décembre 1991 la loi imposa une réorganisation en différentes formules de privatisations. Tous les indicateurs de la production s’orientèrent à la baisse. Le secteur le plus spectaculairement touché par cette régression fut celui de l’élevage avec une chute de 52¨% pour le cheptel bovin entre 1990 et 2002. Les cultures ont également été affectées par la crise de la production. La superficie cultivée a connu un recul de 35%. L’espace agricole s’est rétracté. Les espaces agricoles en friche et les bâtiments laissés à l’abandon se sont multipliés. Les difficultés s’accumulèrent pour renouveler les semences et entretenir un matériel vieillissant. L’emploi agricole lui aussi a été profondément affecté. Alors que les emplois agricoles concernaient huit millions d’actifs en 1990, en 2005 moins de trois millions de personnes travaillaient la terre. Les réseaux d’approvisionnement en intrants des structures collectives ainsi que les circuits de collecte et de distribution ont été démantelés. Les allocations de l’État ne vinrent plus combler les pertes des structures collectives déficitaires. Le pic de la crise fut atteint en 1998. Si la dévaluation du rouble qui a suivi la crise de 1998 a permis un redémarrage de l’agriculture russe, en particulier en réduisant la compétitivité des produits importés, la dégradation des revenus et les difficultés rencontrées dans la vie quotidienne ont encouragé les ruraux à développer une production domestique destinée à l’autoconsommation. Depuis une dizaine d’années, on constate bien un essor très rapide des industries agroalimentaires (industries laitières, transformation de produits carnés, produits de céréales…) qui constituent un aiguillon stimulant pour la production agricole mais n’empêche pas le pays de rester encore très largement déficitaire en produits alimentaires. La Russie consacre, chaque année, quelques 20 milliards de dollars à ses importations de viandes, de produits laitiers, de sucre, de fruits et légumes, et de produits à plus haute valeur ajoutée comme les vins et spiritueux. En 2002, les importations alimentaires représentaient 23,3 % du total des importations russes (5,5 % pour les seules importations de viandes), en progression de 12,4 % par rapport à l’année précédente, notamment en provenance de l’Union européenne. En 2013, en dépit du redressement amorcé, en particulier par la lente reconstitution du cheptel, la Russie reste dépendante de ses importations agricoles. La situation est particulièrement tendue dans le secteur des produits laitiers. Les importation russes se sont accrues par exemple de 41% pour la poudre de lait écrémé, de 31% pour le beurre et de 7% pour les fromages. On est loin du rééquilibrage de la balance commerciale agricole, première étape sur le chemin de l’auto-suffisance alimentaire. Ces efforts demandés à l’agriculture russe afin de relever le défi d’une hausse de la production sont adossés à une « diplomatie agricole » au service de l’objectif de garantir sécurité alimentaire du pays. Par exemple, un « pool céréalier de la mer Noire» réunissant autour de la Russie, l’Ukraine et le Kazakhstan a été lancé à l’automne 2013. Peut-être faut-il aussi analyser à travers le prisme des enjeux de sécurité alimentaire la détermination russe à ne pas laisser les tchernozioms d’Ukraine quitter son giron ? Autre exemple de cette dimension agricole de la politique étrangère russe : dès le mois d’octobre 2012 le vice-ministre russe des Affaires étrangères Guennadi Gatilov annonçait que lors de sa présidence tournante du G20 et du G8, en 2013 et en 2014, la Russie accorderait la priorité à la sécurité alimentaire dans le monde et prolongerait les discussions ouvertes lors du G20 des ministres de l’agriculture à Paris en juin 2011. Malgré les effets d’annonce, la présidence russe du G20 de Saint-Pétersbourg n’a organisé aucune réunion portant sur les questions agricoles à l’occasion du sommet de septembre 2013. La politique étrangère russe n’est pas à un paradoxe près. C’est ainsi qu’à l’automne 2013 la Russie sollicite son adhésion au Fond International de Développement Agricole (FIDA), organisme spécialisé des Nations Unies qui finance des projets de développement agricole et rural innovateurs afin d’aider les agriculteurs et pécheurs des pays pauvres à accroître leur production alimentaire et leurs revenus. Quelques semaines plus tard, le 4 janvier 2014, le Sénégal arraisonnait le Oleg Neydanov – navire de pêche long de 120 m – qui menait une campagne illégale vers la frontière avec la Guinée-Bissau, dans le sud du Sénégal. L’exaspération demeure forte encore aujourd’hui dans ce pays qui perd chaque année près 150 milliards de francs CFA (près de 228,7 millions d’euros) en raison de pêches étrangères illégales dans sa ZEE. Le Oleg Neydanov n’en était pas à son premier arraisonnement au large des côtes de l’Afrique de l’Ouest. La Russie n’hésite donc pas à jouer la carte de la prédation alors que dans le même temps (février 2014) elle adhère à la Convention d’assistance alimentaire (FAC), un mécanisme de coopération multilatérale visant à réduire la faim dans le monde et à assurer la sécurité alimentaire. Ne faut-il pas alors s’interroger sur les raisons véritables qui animent les autorités russes lorsqu’elles imposent un embargo sur la viande porcine en provenance de l’Union Européenne en prenant prétexte de quelques cas de peste porcine africaine ? Pourquoi alors ouvrir des négociations bilatérales avec certains états membres comme la Belgique la France, l’Italie ou le Danemark et refuser les importations de porcs baltes ou polonais? Les autorités russes sont-elles uniquement guidées par des motivation sanitaires ? Ces mesures protectionnistes n’ont en tout cas aucun effet sur les ambitions agricoles de puissances étrangères sur le territoire russe. Si la Chine continue de faire pression démographiquement sur sa frontière avec le Primorié russe, un autre grand voisin lorgne aussi sur les immensités de l’orient russe. Meurtri par la double catastrophe de Fukushima qui a amoindri des capacités de production agricole déjà fragiles, le Japon développe des projets pour investir dans ce « Far East » qui pourrait accueillir des exploitations agricoles dont la production serait destinée à assurer l’approvisionnement de Japonais qui n’ont toujours pas fait leur deuil des Îles Kouriles. La Russie, dont l’objectif est d’assurer sa propre sécurité alimentaire en 2020, en redressant un déficit de sa balance commerciale agricole dépassant 20 milliards de dollars, permettrait à son vainqueur de 1905 d’assurer la sienne. Quand les paradoxes débouchent sur des risques de tensions intérieures et internationales ….
Quelle qu’en soit l’issue, la « diplomatie agricole » du couple Poutine-Medvedev ne suffira pas à assurer l’autosuffisance alimentaire de la Russe. Le principal levier demeure la capacité de l’agriculture russe à se moderniser dans un contexte mondialisé. En terme de structures d’exploitation, l’application des réformes libérales a déjà puissamment participé à leur évolution. L’objectif affiché des réformes a été dès le départ la dé-collectivisation. Cependant,la privatisation du début des années 90 est restée de pure forme. Le modèle de la ferme privée familiale insérée dans l’économie de marché a toutes les peines du monde à s’imposer. La plupart des exploitations collectives soviétiques se sont transformées en sociétés par actions ou en coopératives, chaque membre conservant une part de l’entreprise nouvellement établie. Ces nouvelles sociétés fonctionnent sur les anciennes règles avec des bénéfices éventuels redistribués selon le poste et le travail de chacun et non pas en fonction des parts. Leurs résultats sont inégaux, certaines sont demeurées déficitaires, d’autres ont développé une meilleure organisation du travail. Il existe par ailleurs des regroupements d’entreprises agricoles sous la forme de grands trusts associant la production et la transformation et des sociétés commerciales. Ces regroupements permettent l’édification de véritables complexes agro-industriels et sont réalisés à l’initiative de sociétés extérieures à l’agriculture comme le géant Gazprom ou résultent de l’arrivée d’opérateurs étrangers comme LDN (Louis-Dreyfus Négoce) qui s’est spécialisé dans la culture industrielle du tournesol et du froment en fournissant un modèle d’intégration complète. LDN fournit la semence, les moissonneuses, négocie les crédit et la filiale, créée avec un capital partagée avec les autorités régionales ou locales, gère les autres opérations. A côté de ces grandes exploitations, les lopins individuels – constitués des jardins, potagers collectifs et individuels, et des exploitations auxiliaires personnelles constituées par les lopins des employés des grandes exploitations - ont vu leurs superficies multipliées par deux. Ils fourniraient la moitié de la production agricole russe. Les performances de l’agriculture sur lopin – en particulier ceux situés en zone urbaine- sont liées à un environnement particulier. Elle bénéficie des moyens de production des entreprises collectives, en particulier des machines dans un rapport de mutualisation. La vente des productions privées est considérée comme une source de revenu monétaire reconnue par l’entreprise agricole voisine. Ces lopins recouvrent des situations différentes. Dans les zones de crise profonde, ils sont un moyen de survie pour la population. Près des marchés urbains, ils fonctionnent en complément à l’agriculture commerciale. Leur véritable avantage est de relever d’un fonctionnement informel : les lopins ne sont pas enregistrés, aucune taxe n’est perçue sur ces productions. Cette agriculture sur lopin est le support d’une « fermisation souterraine » de l’économie rurale. Il est donc plus aisé de comprendre pourquoi la constitution de fermes privées déclarées officiellement est demeurée limitée. Les fermiers privés se retrouvent principalement dans les cultures céréalières et industrielles. Elles occupent une position marginale dans les autres domaines. Si leur profil est varié, on assiste à un phénomène de concentration : la part des grandes fermes est en augmentation. Au final trois modèles d’exploitation agricole émergent. Les exploitations agricoles moyennes familiales modernisées demeurent rares. L’exploitation paysanne en lopin occupe une place importante. Les grandes unités collectives coopératives associées à une agriculture d’entreprise prédominent. L’écrasante majorité des terres reste en usage collectif et contribue à l’émergence d’un type d’exploitation hybride : l’exploitation collective de terres détenues par des propriétaires privés malgré la progression des terres cultivées au sein d’exploitations individuelles. Dans ce contexte d’évolution complexe des formes d’exploitations de la terre, le gouvernement russe a réorienté sa politique agricole.
En effet depuis le début des années 2000, le gouvernement russe semble poursuivre un double objectif : le maintien des « exploitations collectives » les plus rentables et celui des petites exploitations individuelles intensives. Il promeut un passage direct d’une agriculture collectivisée à une agro-industrie intégrée. L’objectif du gouvernement est bien de mettre en place une politique agricole capable de limiter la dépendance russe aux importations. En plus des taxes instaurées pour les produits agricoles importés (ce qui n’a pas été pas sans poser des difficultés dans le cadre des négociations en vue de l’entrée l’OMC puis après l’adhésion russe), et l’attribution d’aides spécialisées aux grandes structures agricoles jugées performantes, le secteur agricole est soutenu par une banque d’État spécialisée, RosSelkhozBank, présente dans 77 régions à travers un dense réseau de représentants dans les campagnes. Ses priorités sont le soutien à la grande entreprise agricole sans délaisser l’agriculture sur lopin et les fermiers. Les défis à relever pour l’agriculture russe sont importants. La chute de l’URSS a sonné la fin des expérimentations agricoles. La mise en culture des zones à risques est terminée. La loi de 2002 permettant et réglementant la vente de terrains agricoles n’a pas encore porté tous ses effets. Les problèmes les plus urgents concernent d’ailleurs plus le besoin de financements que la propriété de la terre. La clé du développement de l’agriculture réside donc dans la capacité russe à s’affranchir d’éléments de pesanteur qui continuent d’agir comme autant de frein à la modernisation
En tout état de cause les difficultés de la vie paysanne dépassent l’unique question de l’accès à un équipement moderne. La population rurale russe est en déclin constant depuis les années vingt. L’exode rural a dépeuplé les campagnes tout au long de la période soviétique. A l’inverse, la période de transition a été marquée par un retour à la terre d’urbains frappés par la crise venus chercher à la campagne un refuge face aux difficultés. Il faut d’ailleurs noter que certains bourgs urbains ont demandé leur classement en bourgs ruraux afin de bénéficier de la redistribution des terres faussant ainsi les statistiques. Face au dépeuplement des campagnes et devant l’impossibilité d’équiper correctement en infrastructures un espace rural aussi vaste, l’État soviétique a mis en œuvre des programmes de regroupement de la population rurale distinguant ainsi les villages sans avenir qui devaient être abandonnés et les villages d’avenir concentrant les moyens publics. Dans ce vaste espace rural russe en déclin démographique, la vie quotidienne est difficile pour les populations. L’isolement, la succession des catastrophes climatiques et naturelles, la médiocrité des infrastructures routières ainsi que le faible niveau d’équipement en voiture individuelle ne font que renforcer un sentiment de déclassement et renforcer encore plus un exode rural qui touche avant tout les plus jeunes et les plus dynamiques. Et comment relancer la production agricole russe sans agriculteurs ?
Parallèlement, de fortes contraintes continuent de peser sur le développement du secteur agricole. L’immensité du territoire russe pose des problèmes évidents de transport. Les contraintes climatiques ne sont pas des plus favorables sur l’essentiel du territoire. L’hiver dure pas moins de cinq mois. L’intensité des pointes de froid interdit les semailles d’automne sur plus de la moitié du pays. La raspoutitsa retarde l’accès au champ au printemps. La quasi-totalité des sols très fertiles (terres noires) est localisée dans une zone d’humidité insuffisante. L’irrigation est donc une nécessité mais l’effondrement de l’État consécutive à la fin de l’URSS a entraîné le recul de près de moitié des terres irriguées entre 1990 et 2003. Sans oublier les conséquences écologiques de cet irrigation intensive dont la mer d’Aral est une sinistre illustration.
Face aux difficultés et à la dépréciation d’une partie des campagnes russes. Le constat de Tatiana Nefedova et Denis Eckert vaut encore 10 ans après. Le postulat était simple : la population russe ne peut de toute façon pas faire face à l’abondance de terres. D’autres auteurs s’opposent aux tenants du repli et s’élèvent contre la formation de « tâches blanches » sur la carte économique du pays qui pourraient finir par attirer les convoitises de pays déficitaires en ressources (la Chine par exemple). L’idée du repli est fondée sur le présupposé que le développement rural repose sur les seules épaules de l’État. Il fait fi du dynamisme des acteurs locaux qui, comme nous l’avons vu attendent plus de l’État des solutions de financement qu’une politique de rétractation de l’espace agricole. Ce projet de repli global a longtemps bénéficié de la faveur ministérielle qui raisonne encore trop souvent « à la soviétique », c’est-à-dire en terme d’archipels productifs. Mais l’enjeu est ailleurs. Selon Pascal Marchand, si la multiplication du nombre de petits fermiers ne serait pas aussi efficace que quelques centaines d’entreprises agro-industrielles concentrées, elle aurait pour conséquence la généralisation de la propriété privée, donc du droit privé, ce qui serait beaucoup plus efficace pour générer une société civile attelée au développement économique et démocratique du pays. Au delà de cet horizon démocratique, la tentation d’abandon de ce « Far East » Russe ne saurait correspondre à la défense de la souveraineté d’un territoire dont les immensités asiatiques, on l’a évoqué précédemment, aiguisent les appétits extérieurs.
La question de la capacité de la Russie à relever le défi de sa sécurité alimentaire reste aujourd’hui posée. Elle interroge sur son aptitude s’imposer comme un acteur international crédible et respecté (respectable?) ainsi que sur ses capacités à concilier « pacifiquement » intégration à l’économie mondialisée et maintien de son intégrité territoriale
La rente pétrolière et gazière n’aura qu’un temps. Le Comte de Witte n’affirmait-il pas déjà en 1898 que « la question de la terre est un problème fondamental pour la Russie et la société russe. Elle n’a pas cessé de l’être depuis ».
Benoît Pouget, professeur agrégé d’Histoire-Géographie et étudiant en Master II en 2013-2014