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L’Union Européenne et le conflit malien

30 avr

- Comment la situation du Mali a-t-elle évolué depuis janvier 2012 ?

Des éléments touaregs indépendantistes disparates et minoritaires formèrent, à l’automne 2011, le Mouvement national de libération de l’Azawad-MNLA. Le 17 janvier 2012, ils déclenchèrent une offensive-éclair qui leur assura en quelques semaines le contrôle des deux-tiers nord du Mali. La succession de revers essuyée par l’armée régulière et le massacre de plusieurs dizaines de soldats maliens à Aguelhoc (le 24 janvier) exacerbèrent le mécontentement de la population du sud. Exploitant ce contexte instable, le capitaine Amadou Haya Sanogo renversa le président sortant, Amadou Toumani Touré, quelques semaines avant les élections présidentielles. Il forma un Comité national pour le redressement de la démocratie et la restauration de l’État. Mais la communauté internationale refusa de légitimer le coup d’État et adopta une série de sanctions qui isolèrent le pays. Loin de sauver la situation, le capitaine Sanogo l’aggrava et, le 6 avril 2012, le MNLA, épaulé par des groupes salafistes djihadistes (Al Qaida dans les pays du Maghreb islamique-AQMI, Mouvement pour l’unification et le jihad en Afrique de l’Ouest-MUJAO, Ansar Eddine), proclama unilatéralement l’indépendance de l’Azawad. Contraint par la pression internationale, le capitaine Sanogo esquissa un retrait et accepta la désignation d’un président par intérim : Dioncounda Traoré, intronisé le 12 avril. Le 26 avril, la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest-CÉDÉAO fixait la période de transition à 12 mois. Fin juin 2012, le MNLA fut évincé par les salafistes djihadistes, qui devinrent maîtres du Nord Mali. La perspective de voir s’enraciner une base terroriste aussi large, poussa l’Union africaine à saisir, le 7 juin 2012 , l’ONU pour obtenir son “appui“ à une intervention militaire dans la zone. Dès le 5 juillet 2012 (résolution 2056), le Conseil de sécurité estimait que « la situation au Mali mena[çait] la paix et la sécurité internationales ». Il plaçait son action dans le cadre du Chapitre VII de la Charte, envisageant par conséquent de recourir à la coercition. La CÉDÉAO, concernée au premier chef, décida de mettre sur pied une force régionale et obtint l’accord de l’ONU. Cela en deux temps : la résolution 2071 (12 octobre 2012) en adopta le principe ; la résolution 2085 (20 décembre 2012), tout en préconisant une solution politique à la crise, entérina les modalités pratiques proposées par les États africains pour constituer une Mission internationale de soutien au Mali sous conduite africaine-MISMA. Mais les délais de préparation étaient longs et le déploiement devait prendre des mois. Aussi les salafistes djihadistes tentèrent-ils de s’emparer du Sud Mali avant que les autorités de Bamako et la MISMA soient en mesure d’entamer la reconquête du Nord. Lancée le 10 janvier 2013, cette attaque provoqua l’appel au secours du président malien par intérim. Ce dernier se tourna immédiatement vers la France, qui répondit positivement et déclencha l’opération Serval le 11 janvier 2013 pour briser l’offensive. Cette action était conforme aux dispositions de la résolution 2085, qui demandait aux États membres d’« aider les autorités maliennes à reprendre les zones du nord de [leur] territoire ». Elle répondait également à la demande formulée par le Conseil de sécurité le 10 janvier « d’accompagner le règlement de la crise au Mali et, en particulier, de fournir une assistance aux forces de défense et de sécurité maliennes afin d’atténuer la menace que représentent les organisations terroristes et les groupes qui y sont affiliés ». D’ailleurs, ledit conseil appuya l’intervention française à l’unanimité le 14 janvier 2013. Le 12 mars, la France (avec l’appui des États-Unis) demanda officiellement à l’ONU de prendre le relais à partir du mois de juin en déployant une opération de maintien de la paix, la Mission de stabilisation - et non pas d’intervention - des Nations unies au Mali. Le schéma proposé le 27 mars par le secrétaire général de l’ONU fut repris dans la résolution 2100 (25 avril 2013) adoptée à l’unanimité par le Conseil de sécurité. Une Mission des Nations Unies pour la stabilisation du Mali-MINUSMA doit prendre le relais de la MISMA (dont elle intégrera les effectifs) le 1er juillet. Forte de 11 200 soldats et de 1 440 policiers, elle agira sous Chapitre VII. Elle est chargée de la « stabilisation de la situation dans les principales agglomérations » et doit apporter sa « contribution au rétablissement de l’autorité de l’État dans tout le pays […,] à l’application de la feuille de route pour la transition, y compris le dialogue national et le processus électoral ». Elle se voit également investie de « la protection des civils et du personnel des Nations Unies, de la promotion et de la défense des droits de l’homme, du soutien à l’action humanitaire, de l’appui à la sauvegarde du patrimoine culturel et de l’action en faveur de la justice nationale et internationale ».

 

- Mais l’Union européenne-UE, dans tout cela ?

 

Les résolutions de l’ONU l’incitent à agir. La résolution 2056 (5 juillet 2012)demande l’aide des États membres, donc de chacun des 27, « pour empêcher la prolifération d’armes et de matériels connexes de tout type dans la région du Sahel » et pour « soutenir l’entreprise de réforme des forces de sécurité maliennes et en renforcer les capacités ». La résolution 2071 (12 octobre 2012)  « Invite […] les États Membres et les organisations régionales et internationales, y compris l’Union africaine et l’Union européenne [souligné par nous], à prêter, dès que possible et de manière coordonnée, aux forces armées et aux forces de sécurité maliennes leur concours et leur savoir-faire, ainsi que leur appui en matière de formation et de renforcement des capacités, conformément aux exigences nationales, dans le but de rétablir l’autorité de l’État sur tout le territoire, de défendre l’unité et l’intégrité territoriale du Mali et de réduire la menace que représentent AQMI et les groupes qui lui sont affiliés ». La résolution 2085 (20 décembre 2012)  réitère la demande formulée en octobre. Elle «  décide d’autoriser le déploiement au Mali, pour une durée initiale d’une année, de la […] MISMA ». Pour assurer le succès de celle-ci, elle « demande instamment aux États Membres et aux organisations régionales et internationales de fournir un appui coordonné à la MISMA, en étroit  coordination avec celle-ci et avec les autorités maliennes, notamment sous la forme de formations militaires, de fourniture de matériel, de renseignement, d’appui logistique et de tout type d’aide nécessaire pour réduire la menace posée par des organisations terroristes, y compris AQMI, le MUJAO et les groupes extrémistes qui leur sont affiliés ». Bref, l’appel, parmi les 193 États membres, aux 27 de l’Union européenne est sans ambiguïté.

 

- Toutefois, l’Union européenne a-t-elle, dans le Sahel, des intérêts suffisamment importants pour l’inciter à intervenir ?

 

De fait, ces derniers sont multiples, au point que le Sahel est présenté par les diplomates européens eux-mêmes comme la « frontière géopolitique » de l’extrême sud de l’Union européenne. Les attentats et les prises d’otages n’épargnant ni leurs ressortissants ni leurs territoires, les 27 doivent prendre part à la lutte contre le terrorisme. Dans ses messages, AQMI (ex-Groupe salafiste pour la propagande et le combat-GSPC) menace d’ailleurs explicitement le continent européen, que la mouvance salafiste djihadiste a frappé à plusieurs reprises, notamment à Madrid le 11 mars 2004 - 191 morts, 1400 blessés - et à Londres le 5 juillet 2005  - 56 morts, 700 blessés. Les 27 sont également très impliqués dans la lutte contre la criminalité organisée, responsable de prises d’otages purement crapuleuses, ainsi que du trafic de drogue qui alimente la toxicomanie d’une partie de sa population. L’Afrique du Nord et l’Afrique de l’Ouest participent de manière significative à la sécurité énergétique (pétrole, gaz naturel, uranium) du Vieux Continent, comme le rappela de manière sanglante l’attaque des Signataires par le sang (dissidents d’AQMI), le 16 janvier 2013, contre le site gazier d’In Amenas, en Algérie, près de la frontière libyenne. D’autres matières premières, transformées par les industries européennes, proviennent de cette zone. La situation dégradée en Afrique de l’Ouest et la criminalité triomphante dans la zone Sahara-Sahel facilitent grandement l’immigration illégale qui se dirige vers l’Europe de l’Ouest. La présence, parmi les 27, de plusieurs anciennes puissances coloniales (France et Grande-Bretagne, mais aussi Belgique, ou Portugal, notamment), a noué des liens historiques et culturels importants. Des diasporas issues des pays africains concernés vivent et travaillent parfois depuis des décennies dans plusieurs États membres de l’Union européenne. Elles demeurent sensibles à l’évolution de leurs pays d’origine, ainsi qu’aux politiques africaines de leurs pays d’accueil.

En outre, même s’ils sont davantage présents en Afrique depuis la fin de la Guerre froide, les États-Unis semblent recentrer leur priorité stratégique autour de l’Asie. Quant aux Chinois, aux Indiens et aux Brésiliens, de plus en plus implantés sur le continent, ils s’investissent peu dans son développement et pratiquement pas dans sa sécurité. Cela confère une responsabilité accrue à l’Union européenne.

 

- L’Union européenne a-t-elle une politique spécifique pour le Sahel ?

Elle a conscience des enjeux et s’intéresse au Sahel depuis plusieurs années.

Dans le document qui fonde sa vision du monde et guide ses éventuelles prises de position, la « Stratégie européenne de sécurité », adoptée le 8 décembre 2003, elle constatait que « la sécurité est une condition nécessaire du développement ». Elle identifiait cinq menaces principales qui, à l’exception de la prolifération des armes de destruction massive, se retrouvent au Sahel en général et au Mali en particulier : le terrorisme, les conflits régionaux, la déliquescence des États et la criminalité organisée. Or, le document constatait que « les voisins engagés dans des conflits violents, les États faibles où la criminalité organisée se répand, les sociétés défaillantes ou une croissance démographique explosive aux frontières de l’Europe constituent pour elle autant de problèmes ». En 2008, dans le rapport du 10 décembre établissant le bilan de l’action extérieure et révisant la stratégie de 2003, de nouveaux risques étaient intégrés : piraterie, atteinte à la sécurité informatique ou à la sécurité énergétique, trafic d’armes légères, conséquences du changement climatique. Les trois derniers se manifestent au Sahel.

En décembre 2007, dans le prolongement du premier sommet Afrique-Union européenne qui s’était tenu au Caire en 2000, l’Union européenne conclut un « Partenariat stratégique » avec le continent, représenté par l’Union africaine. Mais cela n’a, pour l’instant, produit aucune stratégie commune effective. Depuis 2008, l’Union européenne préconise pour la région une action combinant sécurité et développement, en vertu de quoi elle affecta au Sahel, pour la période 2008-2013, des crédits substantiels. 533 millions d’euros pour le seul Mali, dont on se demande, au regard de l’effondrement du pays en 2012, à quoi ils purent bien servir, si du moins ils ont été utilisés aux fins pour lesquelles ils avaient été versés. Cet argent est donné par le biais du Fonds européen de développement, l’institution qui dispense l’aide européenne au développement depuis la signature du traité de Rome instituant la Communauté économique européenne (25 mars 1957). De multiples financements pour des programmes spécifiques s’ajoutent à cette dotation.

Cependant, alors que les salafistes djihadistes sévissent au Sahel depuis 2003 et ont enlevé de nombreux ressortissants européens, l’Union européenne n’a défini, après plusieurs années de travaux préparatoires, une politique spécifique que le 28 septembre 2011, avec l’adoption de la  « Stratégie pour la sécurité et le développement au Sahel ». Celle-ci  s’organise autour de quelques axes majeurs : la promotion du dialogue politique et de l’action diplomatique pour une résolution pacifique des différends internes et interétatiques ; l’instauration de l’État de droit et la mise en place d’une bonne gouvernance, condition préalable au développement ; le renforcement des capacités (notamment économiques et sociales) des États pour prévenir la radicalisation des populations déshéritées ; la construction d’un espace de sécurité grâce à une politique efficace de prévention ou de résolution des conflits. Inscrite dans le cadre d’une gestion non-militaire des crises et donc financée par l’Instrument de stabilité mis en place en 2007 à cet effet, cette stratégie suscita autant d’intérêt que d’espoirs. Elle relie l’insécurité, le sous-développement et les défaillances des gouvernements, trois éléments indissociables si l’on veut espérer résorber les difficultés du Sahel. Par surcroît, elle entend s’attaquer à ces maux simultanément et dans les trois dimensions spatiales pertinentes  : locale (les régions sahéliennes de chaque pays), nationale (les États incorporant une partie de la zone sahélienne) et régionale  (les États d’Afrique de l’Ouest, la Mauritanie, l’Algérie, la Libye, le Tchad et le Nigeria), en y associant l’Union africaine et la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest-CÉDÉAO (ainsi que la Ligue des États arabes, l’Union du Maghreb arabe, l’ONU, les États-Unis, le Canada, le Japon). Élaboré par le Service européen d’action extérieure, il s’agit d’un projet-phare pour l’affirmation de l’Union européenne sur la scène internationale. Toutefois, l’application de ces excellentes intentions demeura  limitée. En effet, la majorité des 27 États membres de l’Union européenne n’accorde guère d’intérêt, sans même parler de priorité, au Sahel. La plupart manquent, en outre, d’expertise sur la région. De ce fait, l’insécurité alimentaire demeure sous-estimée, tout comme l’impact régional de la guerre civile en Libye a été sous-évalué. La fragmentation des aides empêche la mise en œuvre d’une approche réellement globale et nuit au contrôle effectif des dépenses. Enfin, la question de la mise en œuvre de la Politique de sécurité et de défense commune-PSDC se posa dès le début de la dégradation de la situation au Nord Mali, mais elle fut ajournée sine die face aux réticences du gouvernement malien et de certains États européens (comme l’Allemagne), traditionnellement réservés envers toute intervention militaire.

 

- Comment la politique de l’Union européenne dans la région a-t-elle évolué depuis le 22 mars 2012 ?

Le putsch du capitaine Sanogo, le 22 mars 2012, provoqua la suspension immédiate de l’aide dispensée par l’Union européenne. Mais, devant l’urgence de la situation de pénurie qui frappe une partie de la population du Sahel (particulièrement au Mali, où elle est aggravée par le conflit du Nord), elle dut poursuivre le programme d’aide alimentaire spéciale créé en novembre 2011 et même l’amplifier en juin 2012 (budget porté à 500 millions d’euros).

Le 16 juillet 2012, elle créa la mission EUCAP SAHEL-Niger, qui s’inscrit dans le cadre des actions civiles de la PSDC prévues par le traité de l’Union européenne. En effet, l’article 42, paragraphe 1, stipule que « la politique de sécurité et de défense commune […] assure à l’Union une capacité opérationnelle s’appuyant sur des moyens civils et militaires. L’Union peut y avoir recours dans des missions en dehors de l’Union afin d’assurer le maintien de la paix, la prévention des conflits et le renforcement de la sécurité internationale conformément aux principes de la charte des Nations unies. » L’article 43, paragraphe 1, précise que « les missions visées à l’article 42, paragraphe 1, dans lesquelles l’Union peut avoir recours à des moyens civils et militaires, incluent les actions conjointes en matière de désarmement, les missions humanitaires et d’évacuation, les missions de conseil et d’assistance en matière militaire, les missions de prévention des conflits et de maintien de la paix, les missions de forces de combat pour la gestion des crises, y compris les missions de rétablissement de la paix et les opérations de stabilisation à la fin des conflits. Toutes ces missions peuvent contribuer à la lutte contre le terrorisme, y compris par le soutien apporté à des pays tiers pour combattre le terrorisme sur leur territoire. » Donc, EUCAP SAHEL-Niger, « action de formation, d’encadrement, de conseil et d’assistance pour contribuer au renforcement des capacités dont dispose le Niger en matière de lutte contre le terrorisme et la criminalité organisée et faire en sorte que ce pays puisse mieux contrôler son territoire, afin de réaliser des projets de développement et de faciliter le développement d’une manière générale », s’inscrit parfaitement dans le cadre de la politique de sécurité et de défense commune de l’Union européenne.

Le 15 octobre 2012, les 27 avaient pris la décision de monter une mission de soutien au profit du Mali, dont ils définirent les objectifs et les moyens le 19 novembre 2012. Le concept de gestion de crise fut approuvé le 10 décembre 2012. Il se fondait sur les objectifs de la PSDC et la résolution 2071, adoptée le 12 octobre 2012 par le Conseil de sécurité de l’ONU. L’offensive générale vers le Sud lancée par Ansar Eddine le 10 janvier 2013 accéléra l’approbation globale (17 janvier 2013) de la mission de formation de l’Union européenne au Mali, EUTM-Mali, qui commença son travail le 2 avril 2013, plus rapidement que prévu initialement. Mise en place pour une durée initiale de 15 mois, elle doit former et conseiller l’armée régulière, en vue de la rendre capable de rétablir l’intégrité territoriale et la sécurité du Mali. Elle ne mènera pas de missions de combat. Elle comprend un état-major de 50 membres, 250 instructeurs, plus 250 soldats en appui et protection, tous placés sous le commandement du général (français) Lecointre. La France en est la nation cadre, ce qui en fait le principal bailleur de fonds. En même temps, Paris assura l’essentiel de l’entretien du contingent tchadien, dont l’engagement fut crucial dans la bataille de l’Adrar des Ifoghas. L’EUTM Mali se trouve sous la responsabilité suprême de la Haute Représentante de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Madame Ashton.

La MISMA, autorisée par la résolution 2085 du 20 décembre 2012, intégrée à la MINUSMA à partir du 1er juillet (résolution 2100 du 25 avril 2013), aura à soutenir les forces maliennes, d’abord pour sécuriser le Sud Mali, puis pour reconquérir le nord. L’ensemble des militaires africains concernés manquent pratiquement de tout : matériel, moyens logistiques et  renseignement. Avec d’autres pays, l’Union européenne s’oriente vers un soutien financier par le biais de la “Facilité de paix pour l’Afrique” - créée en 2004 avec l’Union africaine -, ainsi que vers une aide dans la planification des opérations à venir (au mieux à l’automne 2013).

Mais des réticences persistent car la majorité des 27 ne juge toujours pas prioritaire l’action au Sahel. Aussi, au-delà du soutien politique verbal apporté à l’unanimité, le 17 janvier 2013,  à l’action militaire de la France, il n’y a aucune intervention commune directe. La solidarité passe par le canal bilatéral interétatique (Grande-Bretagne, Danemark, Belgique, en particulier). Au total, les États-Unis sont le principal partenaire des Français, en termes tant financiers (50 millions de dollars pour les opérations militaires franco-tchadiennes au Nord-Mali et près de 100 millions de dollars au profit des forces africaines de la MISMA) qu’opérationnels (renseignement, transport, ravitaillement en vol). Les observateurs ont noté l’absence d’envoi de la Force de réaction rapide de l’Union européenne, pourtant opérationnelle depuis 2007. Le fait que la France ait agi, le 11 janvier, sans concertation préalable - officiellement pour répondre à l’urgence extrême de la situation - avec ses 26 partenaires n’explique ni n’excuse pas tout.

Cependant, pour reprendre un commentaire acide mais non dénué de fondement, l’Union européenne « fait ce qu’elle sait le mieux faire : payer. » Elle a relancé, le 19 février 2013, la coopération économique suspendue après le  putsch du capitaine Sanogo. La logique de la « Stratégie pour la sécurité et le développement au Sahel » demeure au cœur de sa démarche, comme l’a rappelé avec force le commissaire européen chargé du développement, M. Andris Piebalgs, le 26 février. Le Mali doit enclencher un processus de développement, être capable d’assurer sa propre sécurité et de lutter contre la pauvreté afin de (re)créer une cohésion politique et sociale. Lors de sa réunion du 18 mars 2013, le Conseil européen a nommé un Représentant spécial de l’Union européenne pour le Sahel (l’ambassadeur français Michel Reveyrand de Menthon), chargé de veiller à une action coordonnée des Vingt-Sept. Mais cela suffira-t-il à créer une réelle dynamique européenne, alors que la conférence internationale pour le soutien et le développement du Mali (nommée Ensemble pour le renouveau du Mali) qui doit se tenir à Bruxelles le 15 mai prochain est co-présidée par la France et l’Union européenne. Qui entraîne l’autre ?

Bref, l’Union européenne mise avant tout sur le processus politico-économico-social qu’elle finance largement, et ne semble guère croire que la guerre actuellement en cours au Nord Mali soit la continuation de sa politique avec d’autres moyens. Encore un symptôme de cette Europe-marché qui ne se mue pas en Europe-puissance.

Patrice Gourdin, professeur de Géopolitique à l’Ecole de l’Air et enseignant à Sciences Po Aix

AL-QAÏDA, ETAT DES LIEUX (2) : Les franchises d’Al-Qaïda

3 fév

De 2001 à 2013, l’Etat-major d’Al-Qaïda Central, réfugié dans les zones tribales pakistanaises et notamment au Nord-Waziristan, tout en subissant de très rudes coups (mort de Ben Laden comme de nombreux cadres de haut rang et autres spécialistes ; destruction de ses principales infrastructures d’entrainement en Afghanistan) n’a pourtant pas connu de défaite décisive entraînant la destruction totale de son noyau dur. Al-Qaïda Centrale est désormais étouffée par la pression américaine exercée dans la zone Af-Pak. Aussi, les leaders de l’organisation, pour « rebondir » sur d’autres fronts, ont fait jouer un système des « franchises » accréditant par là même le terme de « nébuleuse djihadiste » employé habituellement pour définir Al-Qaïda.

 

L’inertie des « fronts orientaux »

En regardant à l’est de l’Af-Pak, les leaders « qaïdistes » ont tentés de faire jouer leurs connections avec les djihadistes de l’Asie du Sud-Est et notamment de la Jemaah Islamyah indonésienne. Mais hormis les attentats de Bali en 2002, très peu d’actions engagées furent significatives, l’Indonésie étant loin d’être une zone grise mais au contraire un Etat toujours fort actuellement. Les islamistes armées philippins héritiers d’Abu Sayyaf sont restés embourbés dans des actions de guérilla locales rapidement contrées par l’assistance des forces spéciales américaines à l’armée philippine.

Au Pakistan, un groupe frère d’Al-Qaïda, le Lashkar-e-Taïba, a lui une réelle force de frappe et de déstabilisation éprouvée à de nombreuses reprises (le dernier exemple en date reste l’assaut contre les hôtels de Mumbaï en 2009). Mais son inconvénient est qu’il reste largement bridé et dépendant de l’Etat pakistanais lui-même qui « gère » plus ou moins les moments où il le laisse agir contre l’Inde en fonction de l’actualité géopolitique. Au nord, le « front  chinois » est pour le moment inerte, les velléités des quelques djihadistes ouïghours de libérer un grand « Turkestan » restent pour le moment inexistantes du fait de la toute puissance de l’armée chinoise au Xingiang. A plusieurs reprises au cours de la dernière décennie, des groupes djihadistes ouzbeks, tadjikes ou kirghizes ont pu faire le coup de feu dans des zones reculées de ces Etats mais ils ont très rapidement été contenus par les services de sécurités locaux plus ou moins soutenus par les Etats-Unis ou la Russie selon les circonstances (répression d’Andidjan en Ouzbékistan en 2005).

En Tchétchénie, malgré les deux guerres menées en 1996  et 2000 par l’armée russe (en éliminant les leaders Aslan Maskhadov et Chamil Bassaïev), la Russie n’a pas su totalement éradiquer la guérilla islamiste locale aux accents de plus en plus djihadistes. Mais la féroce répression du potentat local  Ramzan Kadyrov a mis fin pour le moment aux combats dans cette république autonome. Néanmoins, « l’Emirat Islamique du Caucase », nom de l’actuelle guérilla menée par Dokou Oumarov a continué à exporter les combats dans les républiques autonomes voisines, notamment au Daghestan ou les affrontements sont quasi-permanents. De nouvelles velléités djihadistes ont été annoncées en vue d’imposer la Charia dans tout le Tatarstan (l’ensemble de la région sud de la Russie européenne) mais l’action du FSB russe permet pour l’instant d’empêcher ces ambitions de se réaliser. Si des liens entre Al-Qaïda et la rébellion tchétchène ont été clairement établis (outre quelques djihadistes saoudiens venus faire de la formation au maniement d’explosifs), c’est bien davantage les combattants tchétchènes qui partent se former au combat parmi les formations d’Al-Qaïda sur d’autres fronts régionaux.

Aussi, c’est davantage vers le monde arabe et l’Afrique qu’Al-Qaïda Central a décidé de se tourner et de faire jouer à plein son système décentralisé de franchises régionales : en Irak, au Yémen, au Maghreb et en Somalie. Elle a cherché dans ces régions ce qui lui manque le plus pour se développer et prospérer en tant que véritable force militaire et politique : un nouveau sanctuaire.

 

Al-Qaïda en Irak

C’est d’abord les Etats-Unis qui vont lui en donner la possibilité, en s’attaquant à l’Irak en 2003. Tirant parti de l’absence de surveillance des frontières, du désordre causé par la chute du régime baasiste  et surtout de la frustration des Arabes sunnites irakiens face à leur perte du pouvoir, Al-Qaïda s’est implanté à partir de 2004 dans le « triangle sunnite » ralliant de nombreuses tribus et désignant à la tête de cette franchise irakienne le Jordanien Abou Moussab Al-Zarkaoui. La franchise irakienne prend alors le nom d’Etat Islamique d’Irak. Elle s’en prend aussi bien aux forces occidentales qu’au nouveau régime irakien mais également aux populations civiles chiites, kurdes tout comme aux sunnites qui soutiennent le gouvernement, ces derniers étant considérés comme des apostats. Elle réussit pendant un temps entre 2004 et 2007 à établir dans le « triangle sunnite » entre les villes de Bagdad, Ramadi et Tikrit, comprenant aussi les villes de Baqouba et de Falloujah.  La ville de Falloujah devient même entre 2004 et 2005 un véritable sanctuaire inviolable sur lequel règne Al-Zarkaoui.

Lorsque les forces américaines décident de régler le problème et prennent d’assaut la ville en novembre 2005, Al-Qaïda choisit de faire front lors d’une guerre urbaine d’un mois au cours de laquelle elle est écrasée par la puissance de feu adverse Al-Zarkaoui est tué en 2006 dans un bombardement américain et Al-Qaïda, après l’échec de Falloujah, choisit de se replier dans la région désertique d’Al-Anbar où elle pratique la guerre asymétrique et le terrorisme plutôt que de combattre à nouveau frontalement l’armée américaine. Cependant, son fanatisme, son radicalisme et sa violence extrême assortie d’attentats massifs sur des marchés bondés de civils innocents, de décapitations et de tortures ainsi que d’exécutions de familles entières accusées de collaborer avec les Américains, vont entraîner un divorce entre les tribus arabes sunnites et l’internationale djihadiste accusée de davantage faire couler le sang des musulmans que celui des Américains. Ces tribus vont alors se rallier aux forces américaines et au gouvernement irakien par la création des milices Sahwa qui vont se mettre à déloger Al-Qaïda de ses bases de repli dans les régions sunnites d’Irak (et notamment d’Al-Anbar). 

Ce retournement de situation va permettre au gouvernement irakien de reprendre le contrôle de l’ensemble du pays et aux Américains de se retirer en décembre 2011 d’un pays certes toujours en proie au terrorisme mais néanmoins relativement stabilisé. Al-Qaïda en Irak qui affirmait compter 12 000 combattants dans ses rangs en 2006 a perdu aujourd’hui beaucoup de sa puissance, la plupart de ses cadres expérimentés (son dernier chef connu, Abou Bakr al-Baghdadi a été arrêté en décembre 2012) et surtout des territoires où elle s’était établie. L’Etat Islamique d’Irak continue néanmoins à être actif dans le pays plus d’un an après le retrait américain, continuant à s’en prendre par le biais d’attentats kamikazes, de voitures piégées, de mines artisanales, d’exécutions ciblées, aux forces de sécurités irakiennes, aux membres du gouvernement, aux chiites, kurdes et autres minorités non arabes sunnites ainsi qu’aux sunnites des milices Sahwa et globalement avec tous ceux qui sont accusés d’être « les chiens des Américains » ou « des Safavides » (appellation qaïdiste pour désigner les chiites associés à l’Iran). Si la franchise irakienne d’Al-Qaïda n’a pas réussi à implanter de nouveau sanctuaire pour la nébuleuse djihadiste, elle a néanmoins réussi à établir un groupe terroriste qui reste l’un des plus actifs sur la scène du djihad mondial.

 

La péninsule arabique

Al-Qaïda a également pensé nécessaire de s’implanter dans la péninsule arabique, voisine de l’Irak, et terre d’origine de son fondateur,  pour y fonder  l’une de ses franchises régionales : Al-Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA). En Arabie Saoudite, les attentats commis par Al-Qaïda en en 2003 ont incité le royaume saoudien à effectuer une très importante répression du mouvement en 2004. Depuis les membres de la franchise régionale ont été conduits à quitter l’Arabie Saoudite pour s’implanter au sud, où l’Etat yéménite, bien plus faible et instable que son puissant voisin du nord avait moins de possibilités de s’opposer efficacement au groupe terroriste.

En se fondant dans la population et les tribus sunnites du sud du Yémen hostiles à l’Etat central, la franchise a pu établir de nouvelles infrastructures clandestines d’où elle préparait de nouveaux attentats de masse visant les Etats-Unis. En 2009, le Nigérian Omar Faruk Abdulmutallab avait été entraîné au Yémen avant de manquer de peu un attentat suicide sur le vol Amsterdam-Détroit. D’autres tentatives d’attentats menés par AQAP ont été évitées, mais la capacité d’action du groupe a alerté la CIA.  Al-Qaïda réussit cependant à tirer partie de la révolution qui se déclenche au Yémen à partir de janvier 2011 dans le contexte du Printemps arabe. En effet, l’armée yéménite étant elle-même divisée et la capitale, Sanaa, étant le lieu de manifestations qui tournent à la guérilla urbaine, Al-Qaïda en profite pour attaquer dans le sud du pays, notamment dans la région d’Abyan, où elle s’installe après avoir chassé les forces de sécurités. Le chef-lieu de cette province, Zinjibar (10e plus grande ville du pays) passe sous la coupe des djihadistes en mai 2011, qui y décrètent la création de l’ « Emirat d’Abyan ». Al-Qaïda retrouve ainsi un véritable sanctuaire territorial.

Elle a tenté de pousser son avantage en s’emparant de plusieurs autres régions désertiques mais est arrêtée par l’armée à 150 kilomètres de la capitale. Elle a regardé alors la ville d’Aden, proche de Zinjibar, dont l’ouverture portuaire sur la Mer Rouge lui permettrait de grandes capacités de déstabilisation géostratégique. Les Etats-Unis se sont alors alarmés de cette soudaine montée en puissance de la franchise. Washington oblige le Président Saleh à la démission pour mettre fin à la révolution, envoie de nombreux agents de la CIA et conseillers militaires pour réorganiser l’armée et donne l’ordre à cette dernière de contre-attaquer. Au printemps 2012, l’armée yéménite, avec ses  chars et son aviation, guidés par les renseignements fournis par les satellites américains et l’assistance des conseillers militaires, ainsi que par les multiples tirs de drones, attaque tous azimuts et reprend rapidement les principales régions d’implantation de l’organisation djihadiste. Zinjibar, centre névralgique du conflit et théâtre de 13 mois de combats durant lesquels l’armée yéménite lance ses assauts, tombe enfin lorsque les combattants qaïdistes évacuent la ville en juin 2012.

Depuis, l’organisation, constamment traquée et refoulée vers les régions reculées de l’est du Yémen (dans l’Hadramaout notamment) par l’armée yéménite, a perdu de sa puissance militaire. Elle est désormais retournée à un mode d’action purement terroriste où elle privilégie les attentats aux combats frontaux. Les Etats-Unis pour l’empêcher de retrouver sa force ne cessent de harceler les membres de l’organisation à coups de tirs de drones. Si le chef de la franchise régionale, le Yéménite Nasser al-Wahishi est toujours en vie à l’heure actuelle, un tir de drone a tué le numéro 2 d’AQPA, Saïd Ali al-Chehri, en décembre 2012. Malgré ses succès temporaires dus à l’instabilité du Yémen, Al-Qaïda démontre une nouvelle fois que lorsqu’elle est confrontée à une armée régulière constituée et soutenue par les Etats-Unis, elle ne peut remporter de combat frontal  et tenir un sanctuaire territorial dans la durée.

 

La Corne de l’Afrique

Plus à l’ouest, en Somalie, Al Qaïda s’est décidé à tenter de tirer profit de la faillite de l’Etat depuis 1991. En juin 2006, de la confusion des combats entre factions, émerge l’Union des Tribunaux Islamiques (salafistes djihadistes revendiqués) qui prend le pouvoir à Mogadiscio et sur la plupart du territoire. L’Ethiopie, menacée par cette prise de pouvoir lance une offensive contre les Tribunaux Islamiques soutenue par les renseignements américains et des frappes aériennes américaines (comme dans le cas du Yémen). Les Tribunaux Islamiques perdent alors leur pouvoir sur la capitale et se disloquent en plusieurs branches, l’une « islamiste modérée » parvient à placer Sharif Sheikh Ahmed à la tête d’un gouvernement de transition où il déclare la Charia constitutionnelle. La seconde branche, Al Shabbaab (la jeunesse), djihadiste, s’en prend au nouveau président l’accusant de s’être soumis aux intérêts américains. Oussama Ben Laden appelle dès 2009 au renversement de Sharif Sheikh Ahmed par les shebabs.

Dès lors, ceux-ci déclenchent une véritable guerre contre le fragile gouvernement de transition. Ils s’emparent progressivement de la quasi-totalité du territoire comme de Mogadiscio et acculent le pouvoir de Sharif Ahmed dans le palais présidentiel de Mogadiscio protégé par une garde largement composée de soldats de l’Union Africaine, principalement Ougandais. Les shebabs manquent alors de peu de s’emparer de la Villa Somalia mais celle-ci est défendue âprement (parmi ses défenseurs sont aussi présents des contractors très probablement employés par la CIA).

Face à ce danger, les pays contributeurs de l’UA dépêchent de nouveaux renforts militaires substantiels qui reprennent le contrôle progressif de la capitale à l’été 2011. Al Shabbaab se replie et riposte en visant les contingents ougandais et burundais par une guerre asymétrique. Elle utilise aussi largement le terrorisme en frappant les pays voisins. C’est pourquoi  les shebabs sont attaqués par le sud par l’armée kényane à partir d’octobre 2011. Même s’ils tentent de ralentir la progression kényane par des combats asymétriques, les shebabs ne peuvent empêcher la prise de leur grande base portuaire de Kismayo fin septembre 2012. Sur la défensive depuis 2011, les shebabs luttent actuellement pour la défense de leurs derniers bastions territoriaux dans le centre et le sud du pays.

Parallèlement, les Etats-Unis qui soutiennent d’un point de vue financier et logistique ces opérations, continuent leurs frappes ciblées contre les militants d’Al-Qaïda présents dans les rangs des shebabs. L’ancien commandant militaire des shebabs, le Kenyan Saleh Ali Saleh Nabhan, lié à Al-Qaïda est abattu au cours d’une opération menée par les forces spéciales américaines le 14 septembre 2009 dans le sud du pays. Par ailleurs, le principal chef d’Al-Qaïda pour toute la corne de l’Afrique, le Comorien Fazul Abdullah Mohamed, responsable des attentats de 1998 en Tanzanie et au Kenya, est abattu par hasard l’un d’un échange de tir avec les forces somaliennes survenu lors des combats de Mogadiscio, le 8 juin 2011.

Al-Qaïda est donc présente depuis longtemps dans cette région et les shebabs ont fait allégeance à Oussama Ben Laden. Mais ce n’est qu’en février 2012 qu’Al-Qaïda Central a annoncé officiellement qu’Al Shabbaab devenait une nouvelle franchise régionale de l’internationale djihadiste. On peut se questionner sur cette officialisation tardive, alors que les shebabs battaient en retraite et qu’à maintes reprises ils ont constitué la force dominante en Somalie. Il est possible de penser qu’Al-Qaïda attendait la prise de la totalité de la capitale pour y décréter un nouvel émirat. Même s’ils sont toujours actifs, les combattants shebabs d’Al-Qaïda ont néanmoins perdu l’occasion d’offrir à l’organisation un nouveau sanctuaire en Afrique. Là encore, face à des armées constituées et soutenues par les Etats-Unis, ils n’ont pu remporter de guerre conventionnelle.

 

Maghreb et Sahel

La quatrième franchise régionale d’Al-Qaïda, Al-Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI), créée en 2007  fut là encore la récupération opportuniste d’un conflit local de longue date.

Le GSPC algérien, héritier du GIA, en perte de vitesse sur le plan militaire a vu dans la bannière qaïdiste un moyen de relancer son élan de même qu’Al-Qaïda Central, enserré au Waziristan trouvait là à peu de frais une façon de démontrer sa « puissance mondiale ». Le chef de la franchise, Abdelmalek Droukdal, a alors commandité plusieurs attentats d’ampleurs contre son principal ennemi, l’Etat algérien, notamment ceux d’Alger en 2007. De même ses combattants mènent de nombreuses embuscades visant les forces de sécurité algérienne, la plupart des combats et accrochages se déroulant dans les massifs montagneux de Kabylie. Par ailleurs les différentes katibas (phalanges) de la franchise, notamment dirigées par Abou Zeïd et Moktar Belmokhtar (aujourd’hui en rupture avec le groupe).

Cependant, face à la force de l’armée algérienne et à son expérience de la guerre civile contre le GIA, AQMI a trouvé plus bénéfique de réorienter son action vers d’autres Etats de la région, comme la Mauritanie, jugés plus faibles et donc plus faciles à atteindre. Du fait de la chute de Kadhafi en octobre 2011, du pillage par divers groupes islamistes de ses arsenaux et du retour dans leurs pays des mercenaires employés par le dictateur, les combattants touaregs luttant pour l’indépendance de l’Azawad ont subitement acquis dès janvier 2012 la capacité militaire de défaire la faible armée malienne. AQMI s’est donc opportunément engouffrée dans la brèche.

En mars 2012, profitant d’un coup d’Etat à Bamako, les djihadistes associés aux Touaregs défont rapidement les forces maliennes présentes au nord-mali, conquièrent tout l’Azawad et s’emparent des trois plus grandes villes, Gao, Kidal et la cité historique de Tombouctou. AQMI voit très concrètement dans l’Azawad un nouveau sanctuaire territorial appelé à jouer le rôle de l’Afghanistan des Talibans de 1996 à 2001. Son chef, Abdelmalek Droukdel est signalé à Tombouctou avec ses principaux lieutenants. Très vite, les Touaregs indépendantistes sont évincés au profit de trois mouvements alliés, AQMI, le Mujao (Mouvement pour l’unicité et le djihad en Afrique de l’Ouest, dissidence d’Al-Qaïda voulant rallier tous les djihadistes d’Afrique occidentale et notamment le groupe nigérian Boko Haram) et Ansar Eddine, mouvement touareg salafiste non indépendantiste souhaitant étendre la Charia à tout le Mali.

La Charia est imposée avec exécutions, lapidations, fouettages et destructions de mausolées considérés comme impies. Ne cachant pas sa volonté de prendre Bamako et d’étendre son emprise sur tout le Mali, AQMI a fini par inquiéter les Etats-Unis et leur principal allié dans la région, la France. L’opération en soutien à l’armée malienne et aux forces africaines de la région est prévue à l’automne 2013. Les combattants islamistes prennent ce plan de court en lançant une offensive vers Bamako dès le mois de janvier 2013 forçant ainsi la France à intervenir lourdement en urgence et en première ligne. L’offensive d’AQMI a pu être  instantanément stoppée.

Cependant, les choses ne sont pas encore jouées. Les djihadistes en reviendront certainement à la guerre du « faible au fort » se contentant d’embuscades, de harcèlements et d’attentats. La région montagneuse de Kidal et son massif de l’Adrar des Ifogahs présentant des caractéristiques propices à la guérilla (comme en Afghanistan) pourrait se révéler le lieu d’une guerre de contre-insurrection de longue haleine. Et comme en Afghanistan, en Irak, au Yémen ou en Somalie, si les Etats-Unis, la France et leurs alliés peuvent sans peine détruire les sanctuaires d’Al-Qaïda par des combats frontaux, ils n’ont jusqu’à présent jamais réussi à éradiquer le terrorisme déclenché par chacune de ces franchises.

 

Romain Sens, diplômé du Master II en 2012.

L’intervention militaire au Mali. Première étape d’une résolution de la crise à l’échelle régionale ?

13 jan

Les circulations de groupes combattants dans la région a permis de faire de l’Azawad un nouveau point de fixation pour les activistes d’AQMI. La branche qui se revendique d’Al-Qaeda peut compter sur ses alliés salafistes d’Ansar Dine, groupuscule armé créé en décembre 2011 et dirigé par Iyad ag-Ghali sur le Mujao. La conquête des villes du Nord (Tombouctou, Kidal et Gao notamment) a souvent été opérée par Ansar Dine. Ce groupe s’est rapidement imposé au groupe touareg indépendantiste mais laïcisant, le MNLA, comme le prouvent les destructions des mausolées de Tombouctou par ses combattants à l’été 2012. Le chef d’Ansar Dine est lui aussi touareg, proche de la chefferie des Ifoghas, tribu dont une partie des cadres du MNLA est issue mais dont le territoire constituerait le sanctuaire d’AQMI. La légitimité d’Iyad ag-Ghali parmi les Touaregs car Iyad ag-Ghali a mené la révolte touarègue de 1990. Il demeure un symbole de la lutte autonomiste (voire indépendantiste), même si le sentiment de la population est partagé à son égard depuis qu’il a adhéré au salafisme dans les années 1990.

 

Eléments de lecture géopolitique : un jeu d’acteurs étatiques

Le Mali est partie intégrante de la CEDEAO, association régionale de 15 membres. Elle devait fournir l’essentiel des 3 300 hommes d’une force d’intervention pour la reconquête du nord-Mali, même si celle-ci pourrait également intégrer des éléments tchadiens. En principe sous les ordres du général Lecointre, une mission européenne nommée EUTM Mali devait assurer la formation de ces troupes africaines déployées. Depuis le début de la crise malienne, les autres membres de la CEDEAO souhaitent s’impliquer dans sa résolution, conscients qu’elle comporte une indéniable dimension régionale et les concerne tous. La CEDEAO agit selon un double processus, diplomatique et militaire. Jusqu’à ces dernières heures, il était mis en avant par l’ONU et les puissances extra-africaines.

 CMJN de base

Pourtant, depuis plusieurs semaines, le doute s’exprimait chez de nombreux militaires français sur la capacité réelle de la force potentiellement déployée par la CEDEAO à opérer la reconquête face à des islamistes bien aguerris. Par ailleurs, l’association régionale ne saurait être l’acteur majeur d’une résolution durable du problème touareg. Elle semblait toutefois ces dernières semaines prendre parti en faveur de l’autonomie du Nord-Mali pour rallier le MNLA, voire Ansar Dine. Un sommet est prévu mercredi ; il devrait accélérer le déploiement des contingents ouest-africains avec l’appui logistique des Britanniques notamment (avions de transport C-17). A défaut de jouer le rôle de premier plan dans la reconquête du nord-Mali, la force d’intervention devrait pouvoir prendre le relais des Français pour aider les Maliens à tenir les premières villes reconquises, notamment Konna.

 

En réalité, l’acteur décisif est sans doute l’Algérie. L’Algérie partage une frontière de plus de 1 300 kms avec le Mali et est la principale puissance politique et militaire de cette partie du Sahel qu’elle considère comme relevant de sa sphère d’influence. Par ailleurs, les dynamiques des islamistes se font du nord vers le sud. Le refoulement vers le sud des djihadistes issus du GIA puis du GSPC a permis au régime de s’écarter des violences de la guerre civile et de former une sorte de glacis, au sud écartant toute prééminence sur une région riche en ressources. L’Algérie est officiellement partie prenante et même leader des partenariats militaires anti-terroristes : avec les Etats-Unis et l’OTAN, avec la France mais aussi avec les Etats voisins. En réalité, l’armée algérienne qui dispose (contrairement aux acteurs régionaux) d’une vraie capacité à agir n’a jamais vraiment eu l’intention d’éradiquer AQMI.

 

Par rapport à l‘émergence d’une autonomie ou d’une indépendance touarègue au nord du Mali, laquelle serait dépendante d’une protection française, l’Algérie préfère vraisemblablement l’instabilité actuelle. La déstabilisation du pouvoir malien est perçue à Alger comme une victoire sur un acteur régional proche du Maroc, confortant la place de l’Algérie comme la puissance régionale face à ses concurrents maghrébins.  De fait, l’enjeu caché de la crise malienne est le redécoupage des zones d’influence après les « printemps arabes », la chute de Kadhafi en Libye et un retour de l’ingérence française en Côte d’Ivoire, sans compter l’appétit de nouveaux acteurs (américains, chinois, canadiens, etc).

 

L’accès convoité aux richesses minières (pétrole, gaz, uranium, or, phosphates…) est potentiellement au centre de la bataille géopolitique qui se déroule dans le désert. Dans cette bataille, tout l’intérêt de l’Algérie est que la crise dure. L’une de ses préoccupations est sans doute un retour d’une influence forte de la France, y compris via Total. Associer l’Algérie à la résolution de la crise malienne et à la stabilisation politique du nord-Mali est donc complexe mais déterminant. C’est Hillary Clinton qui avait négocié avec Alger à l’automne 2012. Alger aurait donné son accord tacite à l’opération à condition qu’elle ne comporte que des troupes africaines. Des militaires algériens auraient participé, les 3 et 4 novembre, à une réunion de planification avec leurs homologues ouest-africains, même si Alger excluait toute participation à l’opération[1]. Après l’intervention française de ce week-end, il va donc falloir reprendre le bâton de pèlerin et donner des assurances aux Algériens.

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            Enfin, la France joue principalement sa crédibilité. Comme l’indiquent les discussions autour du nouveau Livre Blanc de la Défense, Paris souhaite retrouver une influence importante et sécuriser ses apports énergétiques stratégiques en Afrique. Après l’implication dans la victoire militaire d’Alassane Ouattara en Côte d’Ivoire, dans la chute de Kadhafi en Libye et l’échec de l’intervention de ses forces spéciales dans la libération de deux jeunes Français (janvier 2011), ses marges de manœuvre au Sahel paraissaient limitées par la détention des otages français. Toutefois, Paris a entretenu depuis le début de la volonté sécessionniste de l’Azawad des liens avec le MNLA. C’est sans doute pour avoir un pion dans le nouvel échiquier qu’Alger maintient des canaux de communication avec Ansar Dine qu’elle considère comme un interlocuteur acceptable, davantage nationaliste qu’islamiste.

 

Des enjeux multiples à moyen terme

Que ce soit pour les questions des ressources naturelles ou de la lutte anti-terroriste (quelle implication américaine ?), les risques d’extension de la crise malienne vers les pays voisins, comme le Niger et la Mauritanie, ne sont pas négligeables. L’enracinement d’AQMI dans le Sahel semble désormais acquis. La déstabilisation humanitaire de la région est également prévisible. Déjà plus de 147.000 personnes se sont réfugiées au Niger, Burkina Faso, en Mauritanie et en Algérie au cours de l’année 2012[2]. La mobilisation humanitaire a, pour l’instant, permis de relever le défi de la disette mais le développement agricole et la capacité à surmonter les sécheresses sont un enjeu à moyen terme pour le Sahel. Face à une probable déstabilisation durable de la région, se pose la question aux puissances de l’ouverture d’un nouveau front durable de lutte contre le djihadisme à l’heure du retrait d’Afghanistan.

 

En tout cas, plusieurs leviers doivent être actionnés pour sortir de la crise malienne et ne pas voir apparaître un arc de crises africain de l’Afrique occidentale à la Somalie. La crise malienne est avant tout politique et militaire et ne doit pas déboucher sur une situation d’un Etat failli à la somalienne. Le second enjeu est celui des ressources, notamment les réserves  d’hydrocarbures estimées comme prometteuses dans les régions de Kidal, de Gao et de Taoudénit (région de Tombouctou). L’exploitation de ce pétrole « strait free » (sans détroit) aiguise les appétits. Les Etats-Unis développent un projet d’oléoduc d’Est en Ouest. L’uranium (Kidal), l’or, le manganèse et les phosphates seraient également présents en abondance. De façon cynique, l’enjeu des ressources peut sans doute mobiliser d’autres puissances autour de la France, pour l’instant seule en première ligne. Les Britanniques semblent prêts à nous suivre rapidement. Mais la crise malienne est surtout une conséquence des changements politiques depuis 2011. La disparition de l’arsenal de Kadhafi dispersé par les réseaux transsahariens de trafics illégaux fait de l’ensemble du Sahel de la Mauritanie au Niger une immense poudrière.

 

L’un des dangers principaux repose également dans l’extension de réseaux djihadistes réellement connectés à grande échelle. A ce titre, l’appellation commune revendiquée par différents groupuscules du Yémen, d’Egypte, de Libye (attentat contre l’ambassade américaine de Benghazi), de Tunisie et du Maroc est inquiétante. Or, les plus radicaux d’Ansar Dine semblent préférer se détacher d’Iyad ag-Ghali pour se regrouper sous cette appellation au nord-Mali.

 

L’échelle régionale comme cadre de résolution de la crise

En réalité, il faut mener une lutte antiterroriste globale dans la région. Il est à craindre que l’intervention actuellement en cours, même si elle constitue une réussite tactique, n’ait pas été suffisamment planifiée. Il faut maintenant agir au plus vite pour organiser un plan d’action sur les différents facteurs de prolifération du djihadisme. L’un des enjeux militaires est de cloisonner les espaces et d’empêcher AQMI, éventuellement vaincue ou chassée du nord-Mali d’installer de solides bases dans les autres régions fragiles. Ainsi, des liens avec les Sahraouis sont régulièrement évoqués. Chez les jeunes combattants du Front Polisario, la poussée salafiste se fait sentir. Ces Sahraouis ont déjà été à plusieurs reprises impliqués dans des actions d’AQMI et seraient, pour certains, déjà passés au nord Mali selon l’AFP (21 octobre 2012). Ils se réclament pour partie d’Ansar el-Charia. L’implication de l’Algérie paraît particulièrement nécessaire dans cette partie du Sahara.

 

La contamination peut également se faire vers le golfe de Guinée. En effet, cette région  méridionale connaît elle aussi l’expansion d’un Islam en mutation. Les conditions de l’accès au pouvoir du dioula Alassane Ouattara à la présidence de la Côte d’Ivoire marquent un raidissement des tensions interethniques et interreligieuses. Une résolution durable de la crise saharo-sahélienne passe donc pas la stabilisation à moyen terme de la Côte d’Ivoire. Or, des contacts entre des partisans de Laurent Gbagbo et le capitaine Sanogo ont été signalés. Surtout, des enquêteurs de l’ONU ont rendu compte de rendez-vous entre des proches de Gbagbo et des représentants d’Ansar Dine à la frontière entre la Mauritanie et le Sénégal en août dernier[3]. Il faut également tâcher d’établir une cloison la plus étanche possible entre le Sahel et le Nigeria, afin d’empêcher le développement des liens tissés depuis 2011 entre AQMI et Boko Haram. Cette secte musulmane qui pratique le terrorisme au Nigéria semble se rapprocher dans ses méthodes et sa communication du modèle d’Al-Qaïda. La prolifération de l’islamisme radical a été illustrée par l’extension géographique des zones de prises d’otages et la multiplication des groupuscules acteurs de ces actes terroristes. Auteur de l’enlèvement d’un ingénieur français le 19 décembre dernier, le groupe dissident de Boko Haram, Ansaru, s’inscrit dans une dimension régionale. Il revendique la restauration du califat de Sokoto, ancien empire islamique peul créé au début du XIXe siècle qui s’étendait du Niger au Cameroun en passant par le nord du Nigeria.

 

L’un des enjeux est de limiter la prolifération de ces mouvements auprès des étudiants nigérians et de certains hommes politiques du nord du pays, écœurés par la corruption. Comme au Mali et dans d’autres Etats, la lutte antiterroriste à l’échelle régionale passe donc par un soutien à l’Etat nigérian et par un plan global. L’intervention française s’inscrit-elle dans la volonté de dépasser les réticences algériennes sur l’Azawad ? Est-ce une action dans l’urgence et non accompagnée d’une vision d’ensemble en concertation avec les autres nations occidentales (Grande-Bretagne et Etats-Unis) et avec la CEDEAO ? On peut le craindre mais il est sans doute encore temps de renforcer les coopérations. Les mois qui viennent nous apporteront des éclairages sur cette capacité française à incarner la lutte contre les djihadistes et pour la stabilisation régionale de l’Afrique de l’Ouest et du Sahel.

Walter Bruyère-Ostells


[1] Voir notamment Le Figaro du 28 octobre 2012.

[2] Chiffres fournis par USAID, « Mali : perspective sur la sécurité alimentaire », avril-septembre 2012.

[3] « Gbagbo à tout prix », Jeune Afrique, n° 2073, 28 octobre-10 novembre 2012.

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