Archive | mars, 2013

Légion étrangère : le futur classique de vos bibliothèques

26 Mar

Riche actualité éditoriale pour les historiens de Sciences Po Aix avec la sortie de cet incontournable outil pour les chercheurs et les passionnés de la Légion étrangère sous la direction d’André-Paul Comor (mais aussi avec de nombreuses entrées rédigées par le Pr Jauffret). Vous pouvez en retrouver la recension sur http://guerres-et-conflits.over-blog.com/15-index.html

legion-1

Calendrier mortel au Mali : comment l’opinion réagira-t-elle ?

26 Mar

Vous pouvez retrouver mon dernier billet sur le Mali sur le Huffington Post : http://www.huffingtonpost.fr/walter%20bruyeres%20ostells/opinion-guerre-mali_b_2947229.html?utm_hp_ref=international

Walter Bruyère-Ostells

Leipzig : dernier opus d’histoire militaire napoléonienne

19 Mar

Mon dernier ouvrage consacré à la bataille de Leipzig, autrement appelée la « bataille des Nations », en 1813 vient de sortir en librairie. Vous pouvez en retrouver la recension sur http://guerres-et-conflits.over-blog.com/ ainsi qu’une interview qu’ a bien voulu solliciter Rémy Porte. Qu’il en soit ici chaleureusement remercié !LEIPZIG-1813

République démocratique du Congo: A l’Est, rien de nouveau

16 Mar
Depuis le génocide rwandais de 1994, la situation sécuritaire dans la région des Grands Lacs d’Afrique est largement compromise. Deux guerres ont en effet opposé le Rwanda et l’Ouganda au Zaïre-RDC en 1996-97 puis en 1998, Kigali et Kampala affichant une volonté de lutter contre des attaques émanant de mouvements rebelles réfugiés au Congo, et poursuivant des buts économiques moins avouables. Dans le premier cas, le conflit s’est soldé par le remplacement de Mobutu Sese Seko par Laurent-Désiré Kabila, « poulain » de Kigali et Kampala. Le second affrontement a été déclenché par les mêmes protagonistes, quelques mois à peine après la mise au pouvoir de Kabila, afin de reprendre le contrôle d’un gouvernement congolais qui s’émancipait des tutelles étrangères dans un but électoraliste. Cette guerre, sans véritable vainqueur, a entraîné une perte de contrôle d’une partie du territoire congolais par Kinshasa, au profit de groupes rebelles du Congo soutenus de l’extérieur et financés par le pillage des immenses ressources minières du pays. Depuis l’indépendance dans les années 1960 mais de façon plus récurrente, les rébellions dans l’Est de la RDC sont nombreuses, protéiformes et souvent concurrentes. Au gré des accords négociés avec Kinshasa, elles disparaissent, sont intégrées à l’armée, puis se mutinent sporadiquement et se reforment sous d’autres noms.
         C’est dans ce contexte qu’en 2006 le Conseil national pour la défense du peuple (CNDP) a été créé, né d’une mutinerie des Forces armées de la République démocratique du Congo (FARDC). Cette mutinerie avait été menée par Laurent Nkunda, un ancien du Rassemblement Congolais pour la Démocratie (RCD), mouvement rebelle éclaté en plusieurs factions dans l’Est du Congo. La rébellion du CNDP contre le gouvernement de Kinshasa était initialement soutenue par le Rwanda, puis a fait l’objet de deux tentatives de réintégration aux FARDC entre 2006 et 2009.
         Le 23 mars 2009, un accord final a été signé entre le gouvernement de Joseph Kabila et Bosco Ntaganda, nouveau dirigeant du CNDP qui venait d’évincer Nkunda au cours d’un putsch soutenu par le Rwanda. Cet accord prévoyait notamment qu’en échange de l’intégration des combattants du CNDP aux forces nationales, le gouvernement de Kinshasa soutiendrait Bosco Ntaganda, un « seigneur de la guerre » d’origine rwandaise sous le coup d’un mandat d’arrêt international pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité émis par la CPI en 2006. En vertu de cet accord, Ntaganda fut propulsé général au sein des FARDC, commandant des opérations militaires dans les deux provinces du Kivu, en violation totale des statuts de Rome de la CPI, auxquels la RDC est partie.
 
         En 2012 pourtant, afin de donner des gages à la communauté internationale qui durcissait son attitude et menaçait Kinshasa de sanctions diplomatiques et économiques, le gouvernement de Joseph Kabila a cessé de soutenir Bosco Ntaganda et a annoncé son intention de coopérer avec la justice internationale. En avril-mai 2012, une partie des anciens combattants du CNDP, fraîchement assimilés aux FARDC et toujours fidèles à leur ancien chef, ont donc dénoncé l’accord de 2009. Cette nouvelle rébellion a pris de nom de M23, pour « Mouvement du 23 mars », en référence à la date de l’accord honni. Le M23 avait alors pour leaders le colonel Sultani Makenga (un proche de l’ancien chef du CNDP démis par Ntaganda, Laurent Nkunda) ainsi que des lieutenants de Ntaganda. Ils furent rapidement rejoints par Jean-Marie Runiga, chef politique du mouvement. Il est essentiel de noter et de comprendre le « recyclage » des chefs d’un mouvement rebelle à l’autre, les liens entre le CNDP et le M23 et donc les tensions internes que le M23 a reçues en héritage. Le M23 n’était en effet qu’une coalition de circonstance des mécontents de l’intégration aux FARDC, mais dont les tendances antagonistes entre pro-Nkunda et pro-Ntaganda devaient ressurgir plus tard.
         Dans la droite ligne des exactions commises par le CNDP, dès sa création, le M23 se rendit coupable d’attaques indiscriminées contre les civils et d’enrôlement forcé d’enfants soldats. Selon un rapport du Groupe d’experts des Nations Unies sur la RDC, le M23 était dès les premières semaines soutenu par le Rwanda. Cet Etat voisin lui fournissait des hommes (notamment des jeunes civils rwandais et d’anciens combattants des forces de défense rwandaises) mais également des armes et des munitions, violant ainsi l’embargo sur les armes théoriquement en vigueur en RDC. En juillet 2012, le M23 a mené des attaques qui ont étendu son emprise sur le territoire de Rutshuru à l’Est du Congo. Il a ensuite noué des alliances avec d’autres groupes rebelles. En septembre 2012, Human Rights Watch a commencé à accuser le M23 de crimes de guerre, notamment d’exécutions sommaires, de viols et de recrutements forcés. Les rebelles ont farouchement rejeté ces accusations, de même que le Rwanda, qui était accusé de les soutenir. Fort de ses avancées et de sa puissance militaire, au début du mois d’octobre dernier, le M23 a menacé de prendre la ville de Goma, sous le prétexte de protéger la population suite à de mystérieuses attaques à la grenade et à l’arme à feu contre des civils menées fin septembre.
         Malgré des négociations menées dans le cadre de la Conférence internationale sur la région des Grands Lacs (CIRGL) et lors du 14e Sommet de la francophonie à Kinshasa mi-octobre, la situation sécuritaire s’est dramatiquement dégradée dans l’Est du Congo le 17 novembre 2012 lorsque l’offensive du M23 sur la ville de Goma a été lancée. La chute de Goma fut un symbole important qui illustra l’impuissance du gouvernement congolais. Ses forces armées abandonnèrent la ville aux mains des rebelles dès le 20 novembre, sans engager de vrais combats. Dans les jours qui suivirent, Joseph Kabila accepta formellement de dialoguer avec les rebelles, posant comme préalable le retrait du M23 de Goma. Ce retrait s’est effectué le 1er décembre 2012 et les FARDC ont repris position dans la ville le 3 décembre.
         Sur place se trouvait la MONUSCO, une mission de maintien de la paix des Nations Unies forte de 17.000 soldats que son mandat autorisait à utiliser la force armée pour protéger des civils sous menace immédiate. Pourtant, face aux nombreuses exactions commises par le M23, la MONUSCO n’a pas été à la hauteur de son mandat et a abandonné la ville de Goma. Jean-Claude Katende, figure essentielle de la société civile et de la défense des droits de l’Homme, président de l’ASADHO, nous a ainsi confié lors d’un entretien téléphonique que le sentiment dominant dans la population civile envers la MONUSCO était « la déception, surtout avec la prise de Goma ». Cette nouvelle rébellion a donc mis en évidence le hiatus qui existe entre ce que la communauté internationale attend de la mission qu’elle entretient au Congo et ses capacités réelles, accentuant la défiance des populations envers les casques bleus.
 
         Les négociations entre Kinshasa et le M23 ont débuté le 7 décembre 2012 et ont été ralenties par des ennuis logistiques des dirigeants du M23 pour se rendre à Kampala. Pourtant, après de longs pourparlers menés par les Nations Unies, un accord-cadre a été signé à Addis-Abeba le 24 février par les pays concernés (dont le Rwanda, appui essentiel du M23). Cet accord prévoyait notamment le déploiement d’une brigade d’intervention internationale pour surveiller les frontières de la région, force qui n’a toujours pas été mise en place et que la communauté internationale peine à rassembler.
         L’accord signé par les pays des Grands Lacs devait être accompagné d’un accord de paix entre Kinshasa et le M23. Mais une scission a eu lieu le 27 février 2013 au sein du M23, avec d’une part les fidèles du général Sultani Makenga, et d’autre part ceux de Bosco Ntaganda, rangés derrière le président politique du groupe rebelle, Jean-Marie Runiga. Bosco Ntaganda, recherché par la CPI et objet de toutes les attentions dans les plans de paix négociés par la communauté internationale, était devenu trop « encombrant » pour une partie du M23, aujourd’hui rangée derrière Makenga et qui a décidé de s’en dissocier. La division qui a résulté de la mise à l’écart de Ntaganda et de ses proches a créé une véritable cacophonie. Jean-Marie Runiga a finalement été démis de son poste de président du M23 au prétexte des relations qu’il continuait d’entretenir avec Bosco Ntaganda. Depuis cette scission, chaque camp se revendique comme le « vrai M23 » à l’heure où le gouvernement de Kinshasa cherche à trouver un interlocuteur fiable pour mener les dernières négociations nécessaires à la signature d’un accord politico-militaire avec les rebelles.
         Kinshasa avait annoncé au début du mois qu’un accord final devait être signé le 15 mars avec la branche du M23 dirigée par le général Makenga. Cependant, ce dernier a réagi à cette annonce relayée par la presse ; il a affirmé qu’il n’était pas question pour lui de signer un quelconque accord à cette date. C’est un nouvel échec pour Kampala, qui s’est posé en médiateur dans les négociations entre Kinshasa et le M23, ainsi que pour la communauté internationale, notamment l’ONU, qui s’est beaucoup investie dans les négociations. Le porte-parole du gouvernement congolais a déclaré le 12 mars dernier que « avec ou sans accord », les pourparlers de Kampala prendraient bien fin le 15 mars, ce qui ne laisse rien présager de bon pour la situation sécuritaire dans l’Est du Congo.
 
         A propos de l’accord d’Addis-Abeba, le défenseur des droits de l’Homme Jean-Claude Katende nous avait confié début mars: « pour ma part, je crois que compte tenu de tous les problèmes que les Congolais ont, cet accord est vraiment le bienvenu. […] L’accord peut être bon, ça dépend de la bonne volonté de toutes les parties prenantes, de la communauté internationale, des autorités congolaises et aussi des pays voisins impliqués dans la guerre au Congo ». Au regard des derniers développements, on peut légitimement questionner la bonne volonté des différents belligérants et voir d’un œil pessimiste l’accord de février dernier. Reste à savoir si le refus de Makenga n’est qu’un délai dans la signature ou s’il annihile absolument la possibilité d’une paix à l’Est à court terme.
Agathe Plauchut, diplômée de Sciences Po Aix et étudiante en Master II en 2012-2013, auteur de L’ONU face au génocide rwandais : le silence des machettes chez L’Harmattan (voir ci-dessous).
Sources
Entretien téléphonique avec Jean-Claude KATENDE, président de l’ASADHO à Kinshasa, 4 mars 2013.
Amnesty International, « Les civils doivent être protégés de l’escalade de la violence dans l’Est de la RDC », 3 mai 2012.
Conseil de sécurité des Nations Unies, Additif au rapport d’étape du Groupe d’experts sur la République démocratique du Congo (S/2012/348) concernant les violations par le Gouvernement rwandais de l’embargo sur les armes et du régime de sanctions, S/2012/348/Add.1, 27 juin 2012.
Conseil de sécurité des Nations Unies, Rapport final du Groupe d’experts sur la République démocratique du Congo, S/2012/843, 15 novembre 2012.
Presse française, congolaise et internationale: RFI, Jeune Afrique, New York Times, Great Lakes Voice.

l-onu-face-au-genocide-rwandais-le-silence-des-machettes-de-agathe-plauchut-932989754_ML

Document promotionnel Agathe Plauchut

La révolte des mercenaires contre Mobutu en 1967

11 Mar
            Durant l’été 1967, la presse internationale suit les rebondissements des événements militaires en République Démocratique du Congo (RDC) : les combattants de Bob Denard ou Jean Schramme se soulèvent contre leur employeur, le général et président Mobutu. Ils tiennent tête pendant plusieurs mois à l’Armée Nationale Congolaise (ANC) dans la région de Bukavu. Depuis son indépendance en 1960, l’ancien Congo belge est un laboratoire de nouvelles pratiques militaires avec la renaissance du phénomène du mercenariat. Dès 1960, la sécession du Katanga marque l’irruption sur la scène géopolitique des « Affreux ». Engagés au Katanga au service des intérêts miniers belges, les mercenaires se lient au président de la province séparatiste, Moïse Tshombé. Après ce premier épisode, les « Affreux » sont de retour en RDC en 1964. Cette fois-ci, ils sont au service du pouvoir central où Moïse Tshombé occupe la place de premier ministre. L’année suivante, le général Mobutu prend le pouvoir par coup d’Etat et conserve les étrangers pour encadrer l’ANC. Deux ans plus tard, ils se retournent contre lui. Ces « volontaires étrangers » sont principalement issus de trois unités. La première est le 5e commando (5e codo) dirigé par Mike Hoare ; la seconde, le 6e Bataillon Commando Etranger (6e B.C.E.), est placée sous les ordres de Bob Denard ; la troisième est le 10e Codo dont le Belge Jean Schramme assure le commandement. Apparemment mineure, la révolte des « Affreux » en 1967 est, en réalité, révélatrice de nombreuses mutations.
A l’issue de ces événements, Bob Denard s’impose comme la principale figure du milieu mercenaire en Afrique. Il incarne jusqu’à la fin des années 1980 (voire jusqu’en 1995 avec la tentative de retour aux Comores) le mercenariat français et européen. A la lumière de l’étude de la révolte de 1967, il s’agit ici de comprendre et d’analyser les mutations des pratiques combattantes et de la géopolitique incarnées par les mercenaires. Leur action a été considérée comme suffisamment sensible pour qu’à la suite de ces événements et de la guerre au Biafra, l’OUA cherche à règlementer leur utilisation. L’organisation panafricaine édicte en 1972 le premier texte international sur le sujet, la Convention pour l’élimination des mercenaires en Afrique.
 

Organisation d’un nouveau groupe de combattants dans les conflits post-coloniaux 

 
            La sécession du Katanga et le recrutement des « Affreux » est un événement fondateur dans l’emploi de mercenaires dans l’Afrique post-coloniale. Elle met en lumière quelques grands chefs irréguliers. Anciens officiers supérieurs de l’armée française, Roger Trinquier et Roger Faulques sont trop liés à leur institution d’origine et n’agissent que sur ordre secret de Paris. Tony de Saint Paul meurt au Yémen en 1963. Après cette date, seules se dégagent trois grandes figures : Mike Hoare, Jean Schramme et Bob Denard. Inconsciemment ou non, ils sont en compétition sur ce « marché » nouveau du mercenariat. Les éléments anglophones s’effacent les premiers de la scène zaïroise. Dirigés par Mike Hoare, les 300 hommes environ du 5e codo ont très bonne réputation et font figure de groupe d’élite parmi les unités étrangères. Pourtant, leur commandant retourne à la vie civile en Afrique du sud. Ensuite, le 5e codo est écarté des opérations les plus décisives. Essentiellement composée de Sud-Africains, le groupe a toujours opéré séparément des autres étrangers et de l’ANC « puisqu’ils [les hommes du 5e codo] sont par définition racistes[1]. » Au contraire, les 6e et 10e codo servent à encadrer l’armée congolaise. En novembre 1964, les 500 « volontaires étrangers » reprennent le contrôle de Stanleyville (Kisangani) face à la guérilla. Par petits groupes de 3, 5, 10 ou 20, Belges et Français encadrent des régiments de l’ANC sur tout le territoire de la RDC[2].
 
L’échec de la révolte de 1967 marque la perte de crédibilité de Jean Schramme. Même s’il est grièvement blessé le 5 juillet au cours des combats et évacué vers la Rhodésie, Bob Denard s’impose désormais comme le principal chef mercenaire. En réalité, les événements de1967 sont l’aboutissement d’un processus qui se déroule entre 1964 et 1967. Après le Katanga, les Belges sont les plus nombreux et surtout occupent les fonctions stratégiques. Peu à peu, c’est à Denard que sont confiées de nouvelles responsabilités, comme le montre le projet de Mobutu de mettre sur pied une brigade mixte volontaires étrangers-ANC. L’organisation du futur corps et son commandement sont attribués à Denard. Pour cela, le Français envoie en 1966 des agents de recrutement en Europe. Désormais, il élargit son cercle au-delà de l’Hexagone et même de la Belgique. Au delà du cas personnel de Denard, les Français du 6e B.C.E. s’imposent progressivement aux dépens des Belges.
 
Ainsi, la concurrence entre mercenaires belges et français entraîne de fréquentes tensions. Le colonel Wauthier, qui prend la tête d’une révolte des Katangais en 1966, n’hésite pas l’année précédente, à protester de l’avancement donné au Français Bob Denard[3] : « J’apprends avec stupeur la nomination au grade de major du commandant Denard (…). Il me répugne de critiquer un collègue mais il serait naïf de ne pas vous faire remarquer que le nouveau promu, quartier-maître de son armée d’origine, est à votre service depuis quatre mois et bénéficie déjà de promotions qui nous furent refusées après sept mois de services tout aussi valables (…). Croyez bien, mon général, que  nous restons les Katangais et moi-même vos fidèles serviteurs malgré que ceux-ci ne savent plus non plus ce qu’est l’avancement suivant le mérite[4]. » Cette frustration de certains Belges et des Katangais est l’un des moteurs de leur insurrection à l’été 1966. Cette première révolte de mercenaires et des ex-gendarmes est appuyée par une petite partie du 6e B.C.E.
 
Finalement, elle assure la place dominante de Bob Denard. En effet, il résiste aux insurgés à Kisangani et empêche que le mouvement fasse tâche d’huile parmi les mercenaires étrangers. Dans un second temps, il assure l’écrasement des insurgés et fait ainsi preuve de sa fidélité à Mobutu.  Il en reçoit des marques de gratitudes[5].  Denard démontre ainsi sa volonté de répondre au contrat qu’il a rempli avec ses employeurs. Il comprend que le signal peut être reçu par d’autres commanditaires potentiels. Le Français cherche donc à faire de ses hommes un modèle de troupe mercenaire par sa qualité militaire mais aussi sa capacité à remplir fidèlement la mission qui lui a été confiée : « Considérons-nous comme étant au service d’un patron, et quand on est au service d’un patron, celui-ci vous paie pour votre rendement, il faut lui apporter quelque chose ; sinon, il vous remercie[6]. » 
 
Denard réorganise le 6e B.C.E. et consacre plus particulièrement ses soins à la mise en place du corps d’élite, le « 1e choc » : « Dans un très prochain temps, ceux qui sont ici seront regroupés sous les ordres du capitaine Dulac en un 1e groupe de combat[7]. » La nouvelle structuration du bataillon de Denard passe par une épuration et la disparition des mauvais comportements : « Tous les petits trafics, et je pourrais en citer pas mal car je suis bien informé, n’ont fait que nuire à l’esprit de solidarité et de camaraderie ; on a même vendu un revolver jusqu’à 100 000  francs, bien entendu s’il y a des pigeons tant pis pour eux mais dans ce domaine, il y beaucoup à dire[8]. » De fait, dans la compétition entre les différents groupes, les faiblesses de certains mercenaires doivent servir aux autres à se distinguer. En 1967, après la reprise en main de son bataillon et la participation à la répression contre les Katangais révoltés, Bob Denard peut ainsi soigner son image auprès des institutions zaïroises et diffuser l’image qu’il souhaite se donner.
 
Incontestablement, l’une des raisons qui permet à Denard d’émerger de cette nébuleuse des « Affreux » de la première moitié des années 1960 est sa capacité à projeter l’image d’un groupe d’ « experts volontaires »[9], et non d’irréguliers sans morale et uniquement soucieux de s’enrichir. Seul le 5e codo pouvait le concurrencer sur ce terrain mais la retraite de Mike Hoare a donné un avantage décisif à Denard. Jean Schramme demeure l’homme du Katanga, comme il en témoigne lui-même dans ses souvenirs à propos de la révolte de 1966 : « Il [Denard] a pris l’initiative d’ouvrir le feu sur les Katangais, ses anciens frères d’armes des années 1960-1962. Nous ne lui pardonnerons jamais[10]. » En 1966-1967, le mercenaire français devient donc un élément central du dispositif militaire de Mobutu en R.D.C.
 

Les enjeux militaires et politiques en RDC 

 
            Le général Mobutu a conscience qu’il ne peut faire reposer son fragile pouvoir sur l’ANC. Selon lui, l’armée régulière zaïroise n’est pas suffisamment fiable[11]. Outre l’encadrement de l’ANC, les compétences des mercenaires s’élargissent à la gestion des territoires qui repassent sous le contrôle de l’autorité centrale par leur biais. Ils sont ainsi des acteurs majeurs du rétablissement administratif et économique. A Kisangani, Denard se pose en expert pour relancer la croissance économique dans la Province orientale[12]. Il insiste sur ce rôle de pilier de la reconstruction, au-delà des aspects militaires : « nous bâtissions des ponts, refaisions les routes, réimplantation de populations que la rébellion avait chassées dans la brousse (…). On ouvrait des dispensaires. Sur tout cela, j’ai des preuves irréfutables, (…). Le Dr Clause, un Américain, médecin personnel de Mobutu et les responsables de l’ « opération Survie » le savent bien. Ils préféraient nous envoyer les médicaments à nous, parce qu’ils savaient que nous ne les revendrions pas. Alors que je peux vous citer le cas d’un médecin d’Etat qui avait ouvert une clinique personnelle avec les médicaments destinés à l’hôpital civil de Kisangani[13]. »
 
Depuis l’époque de la sécession du Katanga, le premier ministre Tshombé a établi des liens solides avec les mercenaires étrangers. Les Belges sont les principaux. Denard et les hommes du 6e B.C.E. sont également réputés tshombistes[14]. Cette nébuleuse politio-militaire tshombiste est considérée par Mobutu comme une menace contre son pouvoir. Revenu au pouvoir en 1964, Tshombé a fait appel aux anciens « Affreux » contre les provinces rebelles. Au moment où Bruxelles tente de trouver un compromis entre Kinshasa et les Simbas, des partisans de Pierre Mulele, ancien ministre de Lumumba, prennent les armes au Kwilu et proposent leur appui aux Simbas[15]. Tshombé est alors persuadé que le processus diplomatique doit céder la place à une solution militaire. Comme l’assistance technique belge tergiverse, il fait appel à Denard et Schramme.
 
Ainsi, le retour des mercenaires en RDC est associé à l’ancien président du Katanga et aux enjeux ethnico-politiques du pays. Au cours de l’année 1965, Mobutu joue habilement son propre jeu entre Tshombé et le président Kasa-Vubu. Secrétaire d’Etat dans le gouvernement Lumumba à ses débuts, Mobutu se façonne ainsi une image de pacificateur intérieur entre les ethnies et les camps politiques en présence. Il devient l’unificateur d’un pays qui n’a jamais trouvé son équilibre depuis l’indépendance. Toutefois, le coup d’Etat de Mobutu le 24 novembre 1965 ravive les inquiétudes katangaises. Peu auparavant, le 14 novembre, Moïse Tshombé avait été écarté du poste de premier ministre. En 1966, l’accusation de trahison portée par Mobutu contre lui oblige Tshombé à s’exiler à Madrid. Mobutu semble avoir réussi son opération. Il est désormais l’homme fort de la RDC et a sous ses ordres l’ancienne troupe de Tshombé (« Affreux » et Katangais). Dans les mois qui suivent, la révolte des anciens gendarmes traduit cependant le fossé qui existe entre l’ANC de Mobutu et eux. En revanche, elle montre la fidélité des « volontaires étrangers », Schramme et Denard les premiers, au pouvoir de Kinshasa.
 
En 1967, les provinces rebelles sont repassées sous le contrôle de Kinshasa et les Simbas sont ralliés à l’ANC. Les « volontaires étrangers » ont contribué à ramener l’ordre et le calme auprès des populations de ces provinces, comme en témoigne le rapport de l’ « opération Yangambi ». Denard y constate l’accueil favorable reçu au camp de travailleurs de Lusumbila : « notre service peut vous assurer que la décision de la population pour ralliement au gouvernement légal est due au manque de sympathie de la dite population envers les rebelles et aux différents sévices appliquées par les rebelles vis-à-vis de cette population[16]. » Son unité a apporté de la nourriture et du matériel aux populations. La dictature de Mobutu accroît donc son emprise sur le pays.
 
Le chef d’Etat zaïrois pense pouvoir désormais se passer des étrangers. Il renonce au projet de brigade mixte ANC-mercenaires et se prépare même à liquider les troupes étrangères. Outre l’impression d’être suffisamment maître du pays pour les renvoyer, Mobutu se heurte à l’endettement croissant du pays et au coût que représentent les anciens « Affreux ». En 1967, deux facteurs ponctuels expliquent la révolte des mercenaires et le choix de Denard de suivre le mouvement, contrairement à l’année précédente. La première raison est la volonté de Mobutu de fondre les anciens gendarmes katangais dans l’ANC à laquelle ils n’étaient pas intégrés. La seconde est l’enlèvement de Tshombé par Mobutu. Autour de Schramme et du 10e codo, les Katangais et les Belges restent proches des Tshombistes et préparent un coup contre le chef d’Etat de la RDC. Mobutu accuse Denard d’avoir également pris contact avec Tshombé quand celui-ci était encore à Madrid.
 
Le mercenaire français a toujours nié la véracité de ce rapprochement. Dans ses mémoires publiés, le commandant du 6e BCE justifie autrement son basculement dans le camp des conspirateurs. Selon lui, il sent que la France va lâcher Mobutu. Il pense que Foccart agit de sorte qu’il soit contraint de se soulever contre Mobutu. La révolte de 1967 comprend donc également une dimension géostratégique.
 

Enjeux géostratégiques au cœur de la Guerre Froide

 
            L’Afrique récemment décolonisée est un enjeu majeur entre le bloc de l’Ouest et celui de l’Est dans le contexte de la Guerre froide. Contre les guérillas communistes qui se développent en Angola, en Zambie ou en Rhodésie, les Etats-Unis estiment que la RDC constitue une base à partir de laquelle des opérations de soutien pourront être proposées aux régimes en place en lutte contre ces foyers de rébellions appuyées par l’Est. C’est pourquoi les Américains ont apporté leur soutien au coup d’Etat du général Mobutu. Le nouvel gouvernant de la RDC est un homme-lige pour Washington. A l’intérieur du bloc occidental, l’Afrique décolonisée est également un enjeu majeur pour les anciens colonisateurs. Le maintien de leur influence dans cette région du monde constitue l’espoir de sécuriser leur accès aux ressources et d’entretenir leur rang de puissance dans un monde en pleine réorganisation. Belges et Français sont en concurrence pour imposer leur influence dans cette région de l’Afrique. Denard reçoit l’appui des cellules Foccart.
 
C’est la prise de conscience des ambitions gaulliennes qui poussent Bruxelles à proposer son Assistance technique à la RDC en 1963 après un retrait brutal trois ans auparavant[17] : « Lorsque le premier ministre Tshombé reprit le pouvoir au Congo, nous avons offert nos services comme volontaires et ce, avec approbation officieuse de la Sûreté. Le but que nous avons voulu réaliser en constituant cette unité était, avant tout, de maintenir la grandeur belge (…). Constitué de nombreux étrangers, dont un nombre important de Français, le commandement reste belge jusqu’à présent, ce qui est capital pour notre pays (…).mais je sais que les Français font tout pour éliminer à certains postes de commande tout ce qui est Belge. Les mêmes personnages français qui ont remplacé les Belges au Katanga faisant tant de tort à la Belgique réapparaissent sur la scène[18]. » Malgré les récriminations des Belges, le basculement de l’influence prépondérante des Belges vers les Français est confirmé par toutes les décisions de Mobutu entre 1965 et 1967.
 
            A partir de 1967, Denard pourra même compter sur l’appui de Bruxelles et récupérer ses réseaux en RDC. En effet, la révolte des mercenaires marque l’échec de la stratégie  belge de miser sur Moïse Tshombé. L’élimination de Jean Schramme signifie aussi celle des agents de la Sûreté. « Corsaire de la République » et du roi des Belges, Denard élargit ses appuis à d’autres acteurs de la scène zaïroise. Le retrait de Mike Hoare et la dissolution du 5e codo signifie que l’Afrique du sud renonce à employer des mercenaires nationaux pour peser sur le continent. Pretoria continue à appuyer d’autres irréguliers. A partir de la révolte des « Affreux » en RDC, ce sont les réseaux de Bob Denard qui vont être sollicités. Les liens entre le mercenaire français et l’Afrique du sud seront d’ailleurs très forts au temps des Comores.
 
En fait, Denard peut bénéficier, à partir de l’épisode zaïrois, de l’appui des pays qui souhaitent maintenir l’influence « blanche » en Afrique : Rhodésie, Afrique du sud et Portugal. La révolte de 1967 est une étape décisive dans les liens qui se noue entre le mercenaire français et ces Etats. Ils apparaissent en arrière-plan de l’insurrection des « volontaires étrangers ». Puissance aux effectifs militaires limités, refusant de décoloniser, le Portugal est au cœur du dispositif Denard en Afrique. Lisbonne devient une plaque tournante des flux de mercenaires entre leur lieu de recrutement en Europe et leur destination africaine. Ces flux se font avec l’assentiment du Pide qui met même, semble-t-il,  à disposition des mercenaires des camps d’entraînement au Portugal[19].
 
L’Angola et la Rhodésie sont déjà des zones logistiques pour la révolte de 1967. L’Angola est au cœur de l’organisation des mercenaires pour la révolte de 1967. En effet, adossé à l’Angola, le Katanga doit être le bastion du mouvement[20]. La colonie portugaise est également le lieu de regroupement des hommes de Denard qui ont quitté la RDC et doivent repartir appuyer Schramme entre juillet et octobre. Après cet échec, le Portugal continue à offrir à Denard la possibilité de faire de l’Angola sa base arrière en Afrique, comme en témoignent des courriers entre le chef mercenaire français et ses hommes sur place[21].
 
La Rhodésie est l’autre point d’appui. C’est à Salisbury que Denard demande à être évacué après sa blessure le 5 juillet et où il est effectivement soigné. Dans ses mémoires, évoquant sa convalescence, il fera d’ailleurs allusion à ses liens avec les services rhodésiens[22]. C’est encore là qu’il reprend contact avec les relais de Foccart qui lui parlent du Biafra[23].
 
Pour conclure, on peut donc considérer la révolte de 1967 comme un événement important de l’histoire militaire de l’Afrique post-coloniale, même si l’insurrection des mercenaires contre Mobutu se révèle un échec. L’épisode distingue Bob Denard des autres « Affreux ». Certes, comme lui, Jean Schramme a fait la preuve de son savoir-faire dans la lutte anti-insurrectionnelle contre les Simbas mais la fin de son épopée à Bukavu encerclée par l’ANC illustre, pour de nombreux observateurs, ses insuffisances en termes de stratégie. En RDC, Denard a, par ailleurs, fait la preuve de sa capacité à respecter le contrat passé avec son employeur, le général Mobutu. Certes, il finit par rallier le complot de Schramme mais parce que Mobutu lui-même est en passe de rompre le contrat qui les lie. La période de l’engagement mercenaire en RDC entre 1964 et 1967 assure également à Denard des réseaux avec les services français, belges, portugais et sud-africains. En récupérant les hommes qui l’ont servi mais aussi une partie de ceux de Schramme, il est en capacité de répondre aux besoins (fréquents dans ce contexte de décolonisation et de Guerre froide) d’irréguliers.
Walter Bruyère-Ostells
Ce billet est une version abrégée et simplifiée  de l’article « La révolte des mercenaires contre Mobutu en 1967 », paru dans Guerres mondiales et conflits contemporains, juillet 2012/247, pp 91-105.
 

[1] « Le Français Bob Denard et les mercenaires de Kisangani », article paru dans Le Monde le 3 août 1966.

[2] Ibidem.

[3] Arrivé à Léopoldville le 22 février 1965, Denard est fait major le 1er juillet puis lieutenant-colonel le 1er mai 1966.

[4] Courrier adressée par le commandant Wautier adressé au général Bobozo, commandant en chef de l’ANC le 1/8/65 (Archives privées Denard, carton 78).

[5] Courrier du 22 octobre 1966 adressé à Bob Denard, commandant du 6e B.C.E. par le général Bobozo, commandant en chef de l’ANC (Archives privées Denard, carton 68).

[6] Allocution du lieutenant-colonel Denard, P.V. de la réunion du personnel administratif de la base de transit de Kinshasa (4 septembre 1966, état-major du 6e B.C.E. (Archives privées Denard, carton 68).

[7] Courrier du 22 octobre 1966 adressé à Bob Denard, commandant du 6e B.C.E. par le général Bobozo, commandant en chef de l’ANC (Archives privées Denard, carton 68).

[8] Discours du lieutenant-colonel Denard à ses hommes, Rapport de la réunion des volontaires du 6e B.C.E.présents à Kinshasa le 5 septembre 1966 (Archives privées Denard, carton 68).

[9] Nom parfois donné à ses groupes de mercenaires qui sont en rotation entre Yémen et R.D.C. en 1964-1965.

[10] Jean Schramme, Le bataillon Léopard. Souvenirs d’un Africain blanc, Paris, R. Laffont, 1969, 356 p.

[11] Voir notamment l’article de Joseph Désiré Mobutu lui-même, « Problèmes actuels de l’armée nationale congolaise », Chronique de politique étrangère, Paris, vol.17, 1965, pp 155-167. Son analyse est corroborée par de nombreux analystes (voir notamment François Douniama, L’armée populaire nationale congolaise 1960-1985, mémoire de thèse sous la direction du professeur André Martel, Montpellier-III, 1992, 468 p.)

[12] Rapport de 9 p intitulé « Proposition de relance économique de la Province orientale » du lieutenant-colonel Denard expédié de Kisangani le 26 mars 1967 au secrétaire général de la Présidence de la RDC (Archives privées Denard, carton 56).

[13] Interview de Bob Denard par Jean-François Chauvel, Le Figaro, 5 septembre 1967.

[14] Présent au Yémen 1963-1964, Denard échange d’ailleurs des courriers avec Moïse Tshombé dans lesquels il l’assure de sa fidélité (Archives privées Denard, carton 78).

[15] Baudoin Mwamba Mputu, Histoire des rivalités franco-belges au Congo de Léopold II à Mobutu, Paris, éditions Bayanda, 2008, 162 p.

[16] Rapport « Top secret » de l’opération Yangambi signé à Stanleyville le 22 mars 65 par le commandant Denard, commandant le 7e para codo volontaires (Archives privées Denard, carton 78).

[17] Baudoin Mwamba Mputu, Histoire des rivalités franco-belges au Congo de Léopold II à Mobutu, op. cit., p 76.

[18] Courrier adressé au roi des Belges par le capitaine Bottu le 1er juillet 1965 (Archives privées Denard, carton 78).

[19] Informations données dans un papier non daté dactylographié comportant pour titre « Denard tire-t-il dans le dos de Schramme ? » et sous-titre « Opération Aspro : Le chef des mercenaires, le Colonel Bob Denard, revient plus fort que jamais ». Cette courte analyse de 8 pages semble contemporaine des événements et avoir pour auteur un journaliste présent en RDC ou un témoin de premier plan. Les fautes d’orthographe qui émaillent le texte laissent plutôt penser à la seconde hypothèse (Archives privées Bob Denard, carton 56).

[20] Denard R., Corsaire de la République, op. cit., p 181.

[21] Archives privées Denard, carton 78. Il faut, par ailleurs, signaler qu’en 1963déjà, les mercenaires de Denard s’étaient repliés en Angola après l’échec de l’affaire katangaise.

[22] Ibid.

[23] Ibid.

Vers une nouvelle stratégie des groupes islamistes nigérians ?

5 Mar
Les racines historiques de la secte Boko Haram se trouvent à Maiduguri, État du Borno, à l’extrême nord-est du Nigéria. C’est dans cette ville qu’au début des années 2000, Mohammed Yusuf installe une mosquée et une école coranique qui attirent de nombreux jeunes musulmans pauvres du Nord. Il y enseigne le Coran et un islam radical qui refuse le mode de vie et les principes occidentaux ; il y dénonce également la corruption des hommes politiques qui détournent la rente pétrolière et qui laissent les populations du Nord dans une misère profonde. Les membres de Boko Haram ont recours à la violence pour la première fois en décembre 2003 lorsqu’ils attaquent des postes de police et des bâtiments publics dans l’Etat de Yobe en signe de contestation. À partir de là, Boko Haram commence à s’armer et à multiplier les actes de violence et les attentats dans le Nord-Est du pays. La véritable rupture a lieu en juin 2009 lorsque les forces de sécurité ouvrent le feu sur des membres de Boko Haram qui défilent dans un cortège funèbre. Mohammed Yusuf demande justice mais le gouverneur de l’Etat du Borno décide au contraire de procéder à une grande répression policière contre la secte. La réaction de Boko Haram est immédiate, ses membres lancent une série d’attentats contre les symboles du pouvoir politique. Les 26 et 27 juillet sont des jours très meurtriers pour le Nord du Nigéria ; les Etats du Bauchi, Kano, Borno, et Yobe sont la cible des attaques de Boko Haram, tandis que la réaction policière ne fait qu’augmenter le nombre de morts. Le bilan de ces affrontements sanglants entre la police et Boko Haram s’élève à huit cent morts en quelques jours. Mohammed Yusuf est arrêté, torturé et illégalement exécuté par les forces de sécurité pendant sa garde en vue. Le gouvernement pense alors avoir éradiqué la secte Boko Haram. En réalité cette violence policière a eu pour seul effet de faire basculer Boko Haram dans un islamisme terroriste et un désir de vengeance qui déstabilise l’ensemble du pays. Les membres de la secte fuient la répression policière et se réfugient dans les pays voisins, où ils se réorganisent pour revenir en force en juillet 2010 avec de nouveaux attentats contre les postes de polices et les symboles du pouvoir. En septembre 2010, Boko Haram mène l’assaut contre une prison dans l’Etat de Bauchi et libère 732 prisonniers dont 150 islamistes.
 
             Après la fuite des membres de Boko Haram dans les pays voisins en 2009, il semble que deux branches se soient développées à l’intérieur de la secte. Ainsi la branche historique de Boko Haram dirigée par Abubakar Shekau reste tournée vers les questions intérieures. À partir de juillet 2010, les attentats perpétrés par Boko Haram ne cessent de s’accroître et de s’étendre territorialement. Les attaques sont de plus en plus meurtrières et violentes. Elles visent les populations musulmanes modérées accusées de trahir l’islam en adhérant aux principes occidentaux, ainsi que la communauté chrétienne que Boko Haram veut voir chassée du nord du Nigéria. Elle s’en prend également aux emblèmes du pouvoir politique. Ces attentats sont menés par la secte à l’intérieur du pays contre des cibles nigérianes. La menace islamiste semble alors endogène et les revendications restent du domaine du national, contrairement aux mouvements terroristes internationaux.
image001
             En marge de ce mouvement endogène se développe une cellule internationaliste dirigée par Mamman Nur, numéro trois de Boko Haram. Selon Marc-Antoine Pérouse de Montclos, spécialiste de Boko Haram, c’est au moment de l’exil que les élites de Boko Haram ont été récupérées par des groupes djihadistes internationaux. Il déclare à ce propos qu’ « après 2009, on assiste à un changement du discours de la secte qui devient plus djihadiste et globale ». Mamman Nur s’est réfugié en Somalie, avec ses partisans, lorsque la secte a été dissoute en 2009. Le gouvernement nigérian les soupçonne d’avoir suivi des entraînements militaires dans les camps des Shebbab somaliens avant de revenir au pays. 
 
       On attribue à Mamman Nur les évolutions stratégiques et l’introduction de nouveaux modes opératoires de la secte Boko Haram. Ce dernier est notamment désigné comme le cerveau de l’attaque du 26 août 2011 contre les bureaux des Nations Unies à Abuja, premier signe de la volonté de Boko Haram de mener des actions internationales dans la lignée des actes terroristes d’Al Qaeda et d’AQMI. Peu à peu, Boko Haram va se tourner vers de nouvelles techniques proches de celles d’Al Qaeda comme les attentats-suicides, l’utilisation de kamikazes, les enlèvements (d’abord de politiques nigérians, aujourd’hui d’Occidentaux) et les meurtres d’Occidentaux. Boko Haram se divise donc en différentes cellules qui sont bien souvent indépendantes de toute soumission à une hiérarchie. Abubakar Shekau ne dirige plus qu’une partie de Boko Haram et les groupes dissidents échappent de plus en plus à sa mainmise. La cellule internationaliste comprend moins de membres que la cellule historique d’Abubakar Shekau. Toutefois, elle reste sans doute la plus dangereuse du point de vue de ses liens avec les islamistes sahéliens. En effet, petit à petit Boko Haram a tissé des liens avec Al Shabaab, AQMI et les autres groupes djihadistes de la région. Un rapport de l’ONU de décembre 2011 faisait déjà état d’une centaine de combattants de Boko Haram ayant reçu une formation militaire dans les camps d’AQMI au Mali ; dans le contexte actuel de la guerre dans ce même Etat, les liens entre la secte et les groupes islamistes sahéliens vont en se renforçant et les combattants de Boko Haram leur prêtent main forte dans le conflit.
 
              Même si depuis son retour au Nigéria en 2010 Boko Haram a toujours eu en son sein une branche internationaliste, il est vrai que depuis le début de l’année 2013 cette cellule internationaliste est devenue particulièrement active. Le mois de février est notamment marqué par les assassinats successifs de travailleurs humanitaires dans la région de Kano et de Potiskum. Même si ces meurtres ne sont pas revendiqués, la méthode utilisée (des hommes à moto qui ouvrent le feu sur des civils) est habituellement celle des membres de Boko Haram. De nouvelles cibles internationales semblent donc visées. La secte parait adhérer à l’idée islamiste selon laquelle la vaccination contre la polio serait un complot des Occidentaux pour stériliser les femmes et ainsi mettre fin à la civilisation musulmane (voir le cas des travailleurs humanitaires tués au Pakistan en décembre 2012).
 
              Dans l’actualité récente, l’enlèvement des sept Français au nord du Cameroun le 19 février 2013 est revendiqué par Boko Haram le 25 février. Il semble aller dans le sens d’une nouvelle stratégie plus internationaliste. Dans la vidéo des otages postée sur Youtube, la secte réclame la libération des ‘frères’ et de leurs ‘femmes’ prisonniers au Cameroun et au Nigéria ; il s’agit donc de revendications régionales, voire locales. Mais Boko Haram s’en prend aussi directement au président français, François Hollande ; elle invoque une solidarité musulmane et présente la prise d’otages comme une réponse à « cette guerre contre l’islam » qui aurait été engagée par la France. C’est la première fois que des hommes se revendiquant de Boko Haram s’en prennent directement aux intérêts d’un pays occidental en enlevant sept de ses ressortissants. Cet enlèvement, ainsi que les menaces proférées contre la France marque un précédent dans la lutte menée par la secte. Par cet acte, elle s’inscrit réellement dans le djihad mondial. Cette vidéo montre d’ailleurs des similitudes troublantes avec les vidéos généralement postées par Al Qaeda. Tout d’abord les revendications sont faites en arabe. Habituellement les membres de Boko Haram s’expriment en haoussa (la langue traditionnelle du nord) ou en anglais ; ensuite les sept otages sont exhibés devant un drapeau noir frappé d’une sourate du Coran et de deux kalachnikovs entourant le Livre Saint. Une mise en scène qui n’est pas sans rappeler les vidéos des prises d’otages d’AQMI et d’Al Qaeda. Un glissement dans la tactique de Boko Haram semble donc pouvoir se lire, ce que certains spécialistes expliquent comme un moyen d’endiguer la montée en puissance d’un autre groupe islamiste nigérian, Ansaru. 
 
             Des questions quant à cet enlèvement restent tout de même en suspens et les spécialistes de la question appellent à la prudence. En effet, sur la vidéo, l’individu au premier plan qui revendique l’attentat n’est pas Abubakar Shekau. Plus encore, le 25 février, Abubakar Shekau lui-même nie l’implication de Boko Haram dans cet enlèvement. Néanmoins, étant donné l’éclatement de Boko Haram, il ne semble pas impossible qu’une branche en voie d’autonomie ait mené cette action en dehors du commandement et indépendamment des ordres de sa hiérarchie. La vidéo est en train d’être analysée par des spécialistes à l’Elysée afin de connaître et d’identifier les preneurs d’otages.
 
              C’est également dans ce contexte d’éclatement de l’organisation Boko Haram qu’est né le groupe djihadiste Ansaru qui s’est fait connaître pour la première fois en décembre 2012 en revendiquant l’enlèvement du Français Francis Collomp à Rimi. Dans un communiqué à la presse locale, des membres du groupe s’en prennent directement à la France intervenue au Mali. Ils menacent de continuer les « attaques contre le gouvernement français et les citoyens français […] en particulier en Afrique noire, tant qu’il ne changera pas sa position ». Avec ce premier enlèvement, Ansaru sembler affirmer son intention de s’en prendre uniquement à des cibles occidentales et adopte une posture de solidarité envers les islamistes maliens dans une guerre de religion au nom d’une solidarité islamiste. Ansaru se situe donc directement dans la lignée du djihad international et d’AQMI. Le groupe s’en prend même à la branche historique de Boko Haram en lui reprochant de ne pas être assez violente envers les positions occidentales. Dans ce logique de djihad international, Ansaru planifie un attentat, le 19 janvier 2013, contre des militaires nigérians qui se préparent pour partir au Mali, faisant deux morts et cinq blessés. Enfin, le 18 février 2013, le groupe revendique l’enlèvement de sept étrangers des salariés de la société de construction SETRACO dans l’Etat de Bauchi. Il s’agit de la prise d’otages la plus importante jamais réalisée dans le nord-Nigéria. Cette fois encore les preneurs d’otages font allusion aux « transgressions et aux atrocités commises envers la religion d’Allah […] par les pays européens dans plusieurs endroits dont l’Afghanistan et le Mali ». Ce groupe islamiste a donc lui aussi des visées internationales.
 
              Même si des doutes subsistent sur la provenance de la vidéo du 25 février et l’appartenance des preneurs d’otages, force est de constater que les groupes islamistes du Nigéria internationalisent leurs actions et se rapprochent dangereusement d’AQMI et des autres groupes islamistes du Sahel. Que la secte Boko Haram soit elle-même à l’initiative de cette internationalisation ou bien que des cellules plus ou moins autonomes se radicalisent en marge de la secte, il n’en demeure pas moins que l’Afrique de l’Ouest et la communauté internationale doivent maintenant composer avec un nouvel acteur djihadiste international. 
 
 Pauline Guibbaud, diplômée de Sciences Po Aix et étudiante en Master II en 2012-2013
Bibliographie
Freedom Onuoha, « The Islamic challenge : Nigeria’s Boko Haram crisis explained », juillet 2010, African Security Review, Vol. 19 n°2, pp. 54-67
Rapport Human Right Watch, Spiraling ViolenceBoko Haram Attacks and Security Force Abuses in Nigeria, octobre 2012
Entretien avec Marc-Antoine de Montclos, « Nigeria: comment en finir avec la nébuleuse Boko Haram », 23 janvier 2013, Slate Afrique
« Boko Haram denies abducting French tourists », 25 février 2013, The Punch
« Prise d’otages au Cameroun : ‘Il pourrait s’agir d’une cellule autonome de Boko Haram’», 26 février 2013, France 24
« Otages français: l’étonnante revendication de Boko Haram », 26 février 2013, RFI
« Qui se cache derrière le groupe djihadiste nigérian Ansaru ? », 24 décembre 2012, Jeune Afrique
« Nigeria: le groupe islamiste Ansaru revendique l’enlèvement de 7 étrangers », 18 février 2013, Libération
« Boko Haram exhibe les sept otages français », 25 février 2013, Le Figaro
Vidéo des otages français au Nigéria, enlevés le 19 février 2103
http://www.youtube.com/watch?v=36MlyJZfQaY
Études Géostratégiques

Master II Histoire militaire comparée, géostratégie, défense et sécurité. Sciences Po Aix

Latin America Watch

Latin America Watch est un blog de veille et d’analyse de la situation des pays d’Amérique Latine.

Master II Histoire militaire comparée, géostratégie, défense et sécurité. Sciences Po Aix

Diploweb.com, revue geopolitique, articles, cartes, relations internationales

Master II Histoire militaire comparée, géostratégie, défense et sécurité. Sciences Po Aix

Foreign Affairs

Master II Histoire militaire comparée, géostratégie, défense et sécurité. Sciences Po Aix

CFR.org -

Master II Histoire militaire comparée, géostratégie, défense et sécurité. Sciences Po Aix

Historicoblog (3)

Master II Histoire militaire comparée, géostratégie, défense et sécurité. Sciences Po Aix

Lignes de défense

Master II Histoire militaire comparée, géostratégie, défense et sécurité. Sciences Po Aix

Guerres-et-conflits

Master II Histoire militaire comparée, géostratégie, défense et sécurité. Sciences Po Aix

Master II Histoire militaire comparée, géostratégie, défense et sécurité. Sciences Po Aix

La voie de l'épée

Master II Histoire militaire comparée, géostratégie, défense et sécurité. Sciences Po Aix

Suivre

Recevez les nouvelles publications par mail.

Rejoignez 173 autres abonnés