« L’armée allemande, trop délabrée pour combattre? ». ce titre d’article tiré de L’express du 30 septembre, résume assez bien l’ensemble des comptes-rendus ayant été publiés en automne dernier dans la presse sur l’armée fédérale. A l’heure où les budgets des armées européennes ne cessent de diminuer, réduisant leurs capacités de projection, il n’est guère étonnant que l’on prête désormais autant d’attention à l’état des forces armées de nos alliés, espérant vainement par ce moyen compenser les budgets nationaux de défense s’étiolant, ne serait-ce qu’afin de remplir tant bien que mal les engagements pris dans le cadre de la PESC, de la PSDC et de l’OTAN.
Reprenant les thèses défendues dans l’ouvrage, La Bundeswehr. De la pertinence des réformes à l’aune des opérations extérieures[i] paru en 2014, cet article présente une analyse concise de la situation de la Bundeswehr en traitant des interventions de celle-ci de ces quinze dernières années, ainsi que des nombreuses réformes qu’elle a connues depuis les gouvernements Schröder. Un certain nombre de critiques faciles peuvent à première vue être adressées à cette armée fédérale quand on aborde la question de son fonctionnement sur les théâtres d’opération. Outre l’application de règlements absurdes (à titre d’exemple, au début de l’intervention en Afghanistan, la Bundeswehr ne pouvait riposter à une attaque ennemie sans tirs de sommation de sa part, devant indiquer ainsi à ses assaillants son intention de répliquer), certaines décisions des gouvernements allemands laissent à désirer en termes de logique stratégique et tactique[ii]. Au-delà de ces faits peu glorieux, plusieurs traits caractéristiques mais aussi aptitudes peuvent être notés, constituant deux ensembles d’explications permettant une étude précise des réformes et des opérations extérieures de la Bundeswehr, outil militaire d’un système parlementaire à l’opposé de la V ͤ République.
En effet, la décision allemande de prendre part à l’intervention en Afghanistan ainsi que la manière dont celle-ci fut menée pendant plus de dix ans, révèle de la part de Berlin des politiques et décisions plus dictées par des rôles que l’Allemagne s’attribuerait, que par des choix rationnels se référant à une analyse stratégique objective. Plusieurs entretiens menées ainsi que des articles du journal Der Spiegel mettent en lumière le rôle moteur joué par l’Allemagne lors du déclenchement de l’intervention en Afghanistan, celle-ci agissant avant tout dans l’objectif de se conformer à l’image qu’elle souhaitait donner d’elle, à savoir d’une part celle d’un alliée des Etats-Unis, remboursant la dette symbolique qu’elle leur devait pour leur protection durant la Guerre froide, et d’autre part, celle d’un état intégrant désormais le cercle restreint des pays les plus puissants, et demandant un traitement semblable aux membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU. Cette même image de puissance mondiale égale à la France ou au Royaume-Uni, autrement dit capable d’accomplir autant de missions à l’étranger que ces derniers, se retrouve également dans les premières réformes de la Bundeswehr des années 2000. De la même manière, l’incapacité de Berlin à faire évoluer l’engagement de la Bundeswehr en Afghanistan jusqu’en 2009 s’explique par son fort attachement au rôle qu’il souhaitait endosser, à savoir celui d’un pays, expert dans la reconstruction avant tout économique et civile d’une société d’un Etat défaillant.
Nombre d’incidents ou de critiques adressées par les alliées de l’Allemagne trouvent quant à eux leur origine dans les traditions et cultures organisationnelles des administrations civiles et militaires allemandes. Il en va ainsi de l’application stricte de règles d’engagement (caveats) souvent décriées, observées tant lors des opérations en Afghanistan qu’au large des côtes somaliennes dans le cadre de la mission Eunavfor Atalanta. La prise du cargo allemand Hansa Stavanger en 2009 par des pirates peut servir ici d’exemple. En effet, bien qu’un navire militaire allemand se trouvait à proximité lors de la prise d’otage, il fut dans l’incapacité de porter secours aux otages, seul le GSG 9 (équivalent allemand du GIGN) étant autorisé par la loi allemande à intervenir lors de telles circonstances. Ce frein à la réactivité et à l’innovation peut également être mis en exergue lorsque l’on analyse la manière dont la doctrine de contre-insurrection fut adoptée par l’armée allemande, en particulier par l’état-major à Potsdam (cette doctrine étant considérée comme temporaire et à ne pas retenir à l’avenir pour toute autre intervention militaire de la Bundeswehr), ou encore lorsque l’on compare l’évolution des spécificités et commandes françaises et allemandes d’hélicoptère Tigre.
En ce qui concerne l’intervention en Afghanistan, outre l’impact des postures[i] prises par les gouvernements allemands, les disfonctionnements d’ordre administratif qui sont relatés, mettent en exergue les conséquences des rivalités bureaucratiques entre ministères et services, ce qu’illustre le fonctionnement des PRT (Provincial Reconstruction Team). Pour autant l’étude des opérations conduites par les militaires allemands met en évidence des soldats bien éloignés des visions caricaturales d’armée de parade ou encore de « croix rouge renforcée ». En effet, malgré les réticences de l’état-major à adopter une véritable politique de contre-insurrection, certaines des missions réalisées en Afghanistan[ii] montrent des individus parfaitement capables de mener des opérations difficiles de traque et de contre-guérilla plusieurs jours durant loin de leurs bases et dans des conditions de vie difficile. Plusieurs errements stratégiques sont malheureusement manifestes, que cela soit en Afghanistan, lors de l’opération en République Démocratique du Congo en 2006[iii], ou encore au cours de l’opération Eunavfor Atalanta (polémique sur l’extension au rivage de l’opération et sur la limite exigée par les parlementaires de deux kilomètres, au-delà desquels aucune action ne serait autorisée pour les troupes allemandes). Ces différentes missions montrent également le développement des entreprises allemandes de sécurité privée et le recours fréquent à des prestataires privés par la Bundeswehr, et ce parfois de manière inconséquente[iv].
Parallèlement aux opérations extérieures menées, diverses réformes furent entreprises par les gouvernements allemands depuis Gerhard Schröder. Or dans la conduite de celles-ci, on ne peut que noter à nouveau l’impact du rôle souhaité par Berlin au début des années 2000, id. est de puissance égale aux « cinq grands » du Conseil de sécurité de l’ONU. Cette perception de son nouveau rôle et rang poussa l’Allemagne à adopter des principes directeurs pour sa politique de défense en 2003 allant bien au-delà de ses capacités. Ces derniers prévoyaient notamment de doter l’Allemagne d’une force de projection permanente de 14 000 hommes. Cependant au cours de la décennie écoulée, Berlin ne fut capable de déployer que quelques mois durant un total de 10 000 militaires, la moyenne haute s’établissant plus entre 7 000 à 8 000 soldats. Le rythme des réformes s’accélérant au cours du deuxième mandat d’Angela Merkel, le service militaire fut définitivement suspendu et la carte militaire modifiée. Les effectifs diminuèrent ainsi que les commandes d’équipements militaires, faisant craindre durant le ministère de Karl-Theodor zu Guttenberg des réformes de nature seulement financière, avant que son successeur ne donne à nouveau une orientation stratégique à ces bouleversements. L’analyse effectuée ici des commandes[v] permet de souligner l’absence d’adéquation entre celles-ci et les réductions des effectifs planifiées depuis plus de vingt ans, ainsi que la manque de réactivité des responsables tant militaires que civils. Par ailleurs, il est frappant de constater l’absence d’évolution de la version allemande du Tigre, a contrario de son homologue français, le modèle allemand demeurant conçu avant tout pour la lutte anti-char, ainsi que les plans datant de la fin des années 1980 le prévoyaient.
La décision allemande lors de la crise libyenne et la stupéfaction qu’elle engendra sont plus qu’intéressant à souligner ici, car contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce faux-pas de la diplomatie allemande, loin d’être une première, ressemble fortement à la décision unilatérale allemande de 1991, reconnaissant l’indépendance de la Slovénie et de la Croatie, décision ayant jeté pour quelques mois l’opprobre sur Berlin. Afin de faire oublier cet écart, le gouvernement du chancelier Helmut Kohl contribua par la suite fortement aux premières missions en Bosnie-herzégovine[vi]. Le déploiement de batterie de missiles Patriot par l’Allemagne en Turquie en 2012 peut ainsi être interprété tel un acte de contrition de la part du gouvernement de la chancelière Angela Merkel envers ses alliés. Il démontre de manière d’autant plus frappante que les errements stratégiques et tactiques de l’Allemagne[vii] trouvent leur origine dans le comportement de sa classe politique. Outre une sensibilité exacerbée de sa part vis-à-vis de la politique intérieure[viii] lors de prise de décisions relevant des domaines des Affaires étrangères et de la défense, une déformation de l’esprit de la loi de 2005 encadrant les opérations extérieures par certains députés voire groupes politiques au Bundestag est plus qu’observable. La faible expérience des parlementaires de la précédente législature sur les questions de défense et de relations internationales[ix] est sans doute une des raisons à l’origine de cette défaillance manifeste de la classe politique allemande.
Néanmoins, l’absence de vrais débats publics de fond sur les questions stratégiques en matière de défense et de relations internationales semble être l’élément le plus préjudiciable pour Berlin et la Bundeswehr. Il s’agit là presque d’un paradoxe pour un système politique accordant tant de pouvoir en politique étrangère à son parlement. On ne peut en effet que constater la non participation des parlementaires lors des rédactions des documents stratégiques. Ainsi, à l’inverse de la commission pour le livre blanc français de 2013, nul député allemand ne prit part aux réflexions ayant précédé la publication des principes directeurs de la politique de défense allemande de 2011. Ceci favorise les polémiques ubuesques[x], mais aussi contribue à maintenir un décalage entre les discours volontaristes des ministres allemands de la défense (tels ceux de Monsieur Thomas de Maizière lors de la conférence sur la sécurité de Munich, ou encore ceux de l’actuelle ministre de la Défense Madame Ursula von der Leyen sur l’engagement allemand en Afrique) et les décisions finales prises par le gouvernement fédéral, lorsqu’il s’agit de mettre en application ces discours et donc de défendre la politique choisie devant le Bundestag. Or le risque à moyen terme de ce décalage est de renforcer l’exaspération et l’incompréhension des alliées occidentaux de Berlin.
Borzillo Laurent
Doctorant en cotutelle entre l’Université de Montpellier I et l’Université de Montréal, diplômé du Master II Histoire militaire en 2012.
[i] Ouvrage issu d’un mémoire de recherche réalisé dans le cadre du master d’histoire militaire de l’IEP d’Aix-en-Provence, lauréat du prix Ihedn 2013 (mention Traité de l’Elysée) et du prix en histoire militaire de l’Irsem 2013.
[ii] Cf. Décision allemande lors de la crise libyenne en 2011.
[i] Cf. Rôles.
[ii] Cf. Opération Jadid.
[iii] Maintien d’un calendrier de retrait des troupes en décalage avec les dates des élections, élections dont ces mêmes troupes avaient pour mission d’assurer le bon déroulement.
[iv] Cf. Opération Eufor RDC, théâtre afghan.
[v] En hélicoptères ou encore en A400M.
[vi] Cf. Ifor, Sfor.
[vii] Voir supra.
[viii] Elections des gouvernements des Länder.
[ix] Surtout au sein des libéraux et des verts.
[x] A l’instar de celle ayant touché l’ancien président allemand Horst Köhler en 2010 et l’ayant partiellement contraint à la démission.
La Bundeswehr. De la pertinence des réformes à l’aune des opérations extérieures
Borzillo Laurent
Editions L’Harmattan, 2014, 232 pages