Ahmed BOUYERDENE, La Guerre et la paix. Abd el-Kader et la France, Paris, Vendémiaire, février 2017, 640 p., 28 euros.
Après un premier ouvrage remarqué sur la figure tutélaire de l’émir, Abd el-Kader. L’harmonie des contraires, publié au Seuil en septembre 2008, Ahmed Bouyerdène récidive en concentrant son étude entre la jeunesse d’Abd el-Kader et son élargissement du château d’Amboise en 1852. En dépit de quelques longueurs et répétitions, cet ouvrage apporte beaucoup sur les relations complexes entre Abd el-Kader et la France. L’abondance des notes scientifiques en fin de volume, quelques cartes et les très nombreuses sources françaises et algériennes montent comment ce saint de l’islam, descendant du Prophète (il porte le titre envié de Sharif), âme de la résistance algérienne à 24 ans dès 1832, a pu intégrer l’histoire nationale française. Il devient un des personnages les plus célèbres de son temps, dont le général Desmischel en 1833 fut le premier admirateur. Elève de Thierry Lentz l’auteur s’exprime dans un français châtié et a le sens de la formule pour cette branche un peu délaissée par les jeunes historiens, la biographie dans le sens de la macro-histoire.
Particulièrement bien documenté, cet ouvrage éclaire quelques points de la saga de l’émir, histoire déjà étudiée par l’auteur et le regretté Bruno Etienne. Abd el-Kader était effectivement en train de créer le premier Etat algérien sur le modèle de l’Egypte de Méhémet Ali, en concurrence à l’est avec le bey Ahmed de Constantine. Outre ses 35 000 hommes bien entraînés et équipés, il est un des tout premiers adversaires lors de la conquête coloniale française à disposer d’un parc d’artillerie. En 1836, le vent commence à tourner avec les « colonnes infernales » de Bugeaud qui les nomme d’un euphémisme, « colonnes agissantes ». L’auteur a raison de souligner que le fameux traité de la Tafna, en 1837, n’est qu’une trêve pour Bugeaud en séparant les fronts, d’abord battre le bey Ahmed, puis se retourner contre l’émir. Autre judicieuse remarque, à la reprise de la guerre en 1839, l’ancien de la Grande Armée qu’est Bugeaud applique des méthodes de la « petite guerre » qu’il a pratiquées en Aragon en 1809. S’en suivent les horreurs que l’on connaît, bien avant la guerre d’indépendance algérienne pour les oreilles coupées ou les tristement célèbres « enfumades ». Grand seigneur, soufi de confession et pétri de culture grecque, l’émir a, tant que faire se peut (ses lieutenants lui désobéissent comme dans l’affaire des prisonniers massacrés après la victoire de Sidi-Brahim), respecté les règles de la guerre et suscité des échanges de prisonniers. En avance sur son temps, en 1845 il élabore une charte du traitement des prisonniers qui force le respect de Mgr Dupuch, premier évêque d’Alger, alors que son adversaire pratique la politique de la terre brûlée aboutissant à tous les excès de la guerre totale, jusqu’à l’enlèvement de femmes transformées en bêtes de somme. Ces représailles collectives, bien avant la guerre d’Algérie de 1945-1962, s’apparentent au « populicide de Vendée ». Après la défection de l’allié marocain devenu son ennemi, Abd -el-Kader se retrouve seul, sans que l’Angleterre ni aucune autre puissance européenne se s’intéressent à son sort.
Ahmed Bouyerdene livre ici sans doute la meilleure analyse sur la fin de « l’insurrection » et par quels mécanismes de pensée, pour épargner son peuple, l’émir en vient à déposer les armes. Le 21 décembre 1847 il s’en remet aux « décrets de Dieu » et choisit l’exil en Orient via la reddition. Le général Lamoricière, qui la reçoit deux jours plus tard, et le duc d’Aumale sont sincères dans le traité d’aman incluant le transfert du glorieux adversaire vers Alexandrie. Mais les autorités d’Alger et surtout le ministère de la Guerre à Paris bafouent la parole donnée. Le second parjure apparaît lorsque que le gouvernement Guizot considère Abd el-Kader et sa suite de 97 personnes internées à Toulon comme des prisonniers. A la Chambre des Pairs, Hugo s’insurge contre « la parole violée ». C’est là, en France, la graduelle et immense popularité de l’émir : comment la Grande Nation peut-elle se déjuger face à un si noble ennemi ?
Les plus belles pages sont consacrées à la captivité de « l’illustre prisonnier », à Toulon, Pau et Amboise où petit à petit l’opinion publique, la presse parisienne (Emile Girardin), ses anciens adversaires, les politiques, dont Emile Ollivier, Falloux et Montalembert, plus des étrangers comme Lord Londonnery, plaident sa cause, impressionnés par la misère et la dignité de l’émir confiné dans l’humidité du fort Lamalgue à Toulon ou les châteaux de Pau et d’Amboise en piteux état. Le moment fort est ce 16 octobre 1852 où le Prince-Président annonce en personne sa libération à Abd-el-Kader à Amboise. Louis-Napoléon-Bonaparte en sort grandit et les « vive l’Empereur » fusent sur son passage. S’ensuit une visite insolite de Paris du 20 octobre au 9 novembre 1852 avant le départ pour Brousse (Bursa, en Turquie) où le tout Paris et le peuple se pressent pour honorer l’ancien adversaire chevaleresque qui a tenu sa promesse de ne jamais refaire de la politique. Le pouvoir instrumentalise les visites de l’émir à Versailles, Notre-Dame et autres lieux de Paris pour rassurer les « colonistes » d’Alger et compromettre le descendant du Prophète aux yeux des Algériens. Abd el-Kader, quant à lui s’en tient à la parole donnée lors du « serment de Saint-Cloud » où il renouvelle sa promesse de ne pas reprendre les armes contre la France et de ne pas retourner en Algérie.
En bref, un beau livre sur un grand homme.
Jean-Charles Jauffret