Brève chronologie thématique
5-10 Juin 1967 Guerre des Six-Jours.
Juin 1967 Début de l’occupation des Territoires palestiniens par Tsahal[1].
Mai 1977 Premier gouvernement du Likud, parti nationaliste israélien.
1987-1993 Première intifada («soulèvement» en arabe).
1988 Premières publications des «nouveaux historiens».
13 Septembre 1993 Signature des Accords d’Oslo, inaugurant un processus de paix.
1993-2000 «Période d’Oslo».
2000-2004 Seconde Intifada.
11 Septembre 2001 Attentats du World Trade Center, Etats-Unis.
2002 Premier appel au boycott académique d’Israël.
2003-2007 Vaste projet de recherche de l’institut Van Leer sur l’occupation.
2005 Emergence des mouvements de boycott académique.
Juillet 2011 Loi anti-boycott en Israël, suspendue par la Haute Cour de Justice.
Introduction
“One of the reasons I gave up political history was that it is very difficult not to direct it towards the future, towards your idea of what ought to happen. And that somehow distorts your view of what has happened.” Albert Hourani[2].
Le diagnostic du grand historien sur le Moyen-Orient, Albert Hourani, fait singulièrement écho à la démarche historiographique que j’ai entreprise quant à la production académique israélienne. Plus que dans d’autres domaines, les chercheurs en sciences sociales, et plus particulièrement les historiens, sont amenés à questionner leur positionnement politique par rapport à leur objet d’étude. A l’aune de la cinquantième année du régime d’occupation dans les Territoires palestiniens et dans un contexte d’émergence du boycott académique[3], les historiens israéliens sont particulièrement exposés à ces suspicions, soulignant les liaisons potentielles entre histoire et politique.
Dans ce contexte, la démarche historiographique permet de mettre en perspective les récits produits par les chercheurs israéliens, pour identifier les influences auxquelles ceux-ci sont exposés depuis les années 2000. De nombreux facteurs peuvent intervenir dans le processus historiographique et certains ont été privilégiés pour expliquer la controverse des «nouveaux historiens»[4] en Israël, notamment les facteurs dits «internes». Benny Morris, un de ses principaux représentants, affirme par exemple que le renouvellement de la méthodologie et l’accès à de nouvelles sources sont à l’origine des changements de paradigme en Israël. Cependant, une analyse prenant en compte l’environnement social des chercheurs - les facteurs «externes» - peut être révélatrice, notamment à travers la notion de «génération» privilégiée par Jean-François Sirinelli dans ses travaux sur l’histoire culturelle française.
Une étude de la production académique israélienne depuis les années 2000 révèle que la recherche israélienne contemporaine est structurée par un conflit académique qui oppose la dénonciation de l’occupation à une promotion des mécanismes sécuritaires israéliens[5]. Tandis que les facteurs «internes» ne permettaient pas de saisir cette diversité dans la recherche israélienne[6], il s’agissait a contrario d’explorer les facteurs historiographiques «externes», et notamment celui de la génération. Dans cet article, je me propose donc d’exposer en quoi le facteur générationnel est déterminant pour comprendre les différences de perception entre les chercheurs israéliens quant au régime d’occupation.
Dans les années 1990, le processus d’Oslo a suscité un certain espoir chez de nombreux observateurs et chercheurs israéliens, alors que les négociations de paix semblaient marquer un tournant historique, ouvrant la possibilité d’une transition vers la fin du régime d’occupation. A posteriori, ce tournant a été interprété de façon très différente par les chercheurs israéliens, révélant l’influence de leur positionnement politique, de leur identité et de leur expérience sur leur approche scientifique. Ainsi, les différents courants de la recherche en Israël pourraient résulter de facteurs générationnels, où les transformations de la société, l’émergence de nouveaux questionnements sont en prises avec les trajectoires personnelles des chercheurs.
Les chercheurs sionistes en sciences humaines face au tournant de 1967
Tout d’abord, la situation politique qui a résulté de la Guerre des Six-Jours de 1967 semble avoir marqué ses contemporains, qui ont difficilement appréhendé le processus historique qui s’en suivit. Le terme d’occupation, appliqué à la période suivant 1967, renvoyait à l’idée d’un Etat d’Israël temporairement agrandit, des suites d’un «accident» dans l’histoire politique israélienne[7]. Malgré la remise en question du caractère temporaire de l’occupation, mettant en doute la nature même de la société israélienne dans les années 1990 puis 2000, les Israéliens contemporains de 1967 semblent être restés attachés à cette représentation d’un régime d’occupation extérieur à Israël.
Cependant, tous les auteurs contemporains de 1967 n’ont pas accepté les transformations qui ont résulté de la Guerre des Six-Jours. Au contraire, ces auteurs nés dans les années 1940 et publiant à partir des années 1980, ont développé une nostalgie de l’Israël avant 1967, dénonçant l’occupation illégale au regard du droit international[8], ainsi que les trahisons politiques et diplomatiques qui ont prolongé cette situation[9]. Les auteurs israéliens de cette génération ont parfois été des acteurs privilégiés dans les premiers temps de l’occupation, comme Shlomo Gazit qui fut directeur de l’unité de coopération des opérations dans les Territoires dès 1967. Parmi ces auteurs, un certain nombre avaient aussi réalisé leur alyah[10] dans les années 1970 où l’idéal kibbutzim[11] était attrayant, car correspondant à une certaine utopie de gauche[12]. Ces auteurs, comme les journalistes français Charles Enderlin, Sylvain Cypel et l’anthropologue américain Jeff Halper, sont devenus des observateurs privilégiés de la politique israélienne dans les années 1980.
Ces chercheurs abordent le régime d’occupation en se focalisant sur l’environnement politique et diplomatique israélien et international, qui entrerait en interaction avec les politiques israéliennes dans les Territoires palestiniens. L’histoire du régime d’occupation aurait été ponctuée par des fenêtres d’opportunités qu’auraient laissé passer les hommes politiques israéliens[13]. Ce régime aurait empiré à cause de l’instabilité dans l’administration des territoires. Ces auteurs ne semblent pas rejeter en bloc le régime d’occupation, mais établissent plutôt une gradation entre une première décennie pleine d’hésitations et une seconde décennie marquée par l’idéal politique du Grand Israël[14]. Cette gradation, entre une décennie d’occupation gérée par les travaillistes et une suivante gérée par le Likud, semble dévoiler la sensibilité politique de ces auteurs, pour qui les travaillistes auraient été les garants d’une certaine «dignité» malgré l’occupation, limitant la colonisation et arrêtant les premiers principes de l’occupation «éclairée»[15].
Les auteurs nostalgiques d’avant 1967 opposent donc l’Israël des frontières de 1949, issu d’un âge d’or révolu, à une situation où l’intensification du colonialisme de peuplement constituerait une trahison politique de l’idéal sioniste perpétré par le Likud[16]. Au contraire, d’autres auteurs tout aussi contemporains de 1967 ne reconnaissent pas complètement le changement de paradigme intervenu dans les années 1970, ou s’évertuent à souligner le réalisme dont auraient fait preuve les dirigeants israéliens.
Ces derniers ont souvent abordé le sujet de l’occupation au travers d’une étude plus spécifique de la relation entre le Politique et le Militaire en Israël. Dans leurs ouvrages, le constat est généralement celui d’un lien fort entre les deux «establishments», politique et militaire[17], lien qui serait à l’origine du mode de gestion des Territoires[18]. Leur travail répond à un certain consensus politique sur l’objectivité des menaces extérieures auxquelles Israël doit faire face[19]. D’ailleurs, dans leur mise en récit du régime d’occupation, ces auteurs articulent les événements dans les Territoires palestiniens avec l’environnement sécuritaire plus général.
Selon ces auteurs, l’occupation serait une étape d’un conflit qui aurait débuté entre la communauté juive installée en Palestine, le Yishouv, qui se défendait contre les «bandes armées» dès la période du mandat britannique[20]. Ce «mythe»[21] permet d’établir une continuité entre les «bandes armées» de la période mandataire et les «terroristes» contemporains, les Palestiniens ayant été continuellement habités par le rejet du sionisme et de l’Etat d’Israël[22]. Pour ces auteurs, le réjectionnisme, modéré ou non, aurait été le premier obstacle à la paix, devant celui des «implantations»[23]. Par la même, la légitimité politique de la résistance palestinienne est disqualifiée et redéfinie à travers la catégorie du «terrorisme» palestinien qui donnait une image simplifiée et manichéenne du «conflit»[24], poussant certains journalistes comme Sylvain Cypel à décrire un phénomène d’«orientalisme à l’israélienne»[25].
Après avoir été fortement contestés dans les années 1990 - les chercheurs post-sionistes israéliens étant devenus dominants du point de vue académique - ces historiens et intellectuels orientalistes ont gagné une nouvelle légitimité académique avec l’échec d’Oslo (consommé en 2000) et la seconde intifada (2000-2004). De plus, par leur expérience militaire reconnue, certains auteurs comme Gabriel Siboni[26] ou Yaakov Amidror[27] ont eu l’opportunité de formuler les options pour les décideurs israéliens, Amidror ayant même franchi le pas en devenant membre du parti ultranationaliste «foyer juif». En articulant explicitement leur travail académique avec les impératifs politiques ou militaires, souvent dans une perspective prospective, leurs travaux répondaient au regain d’intérêt pour l’histoire politique et militaire de l’occupation dans les années 2000.
Ce faisant, ces auteurs ont cependant commis des simplifications et amalgames aux conséquences politiques assumées. Parmi elles, l’inscription de la situation spécifique de l’occupation dans le cadre de la «guerre contre la terrorisme» plus globale, devait permettre de valoriser l’expérience israélienne en négligeant l’historicité de l’occupation. Les manichéismes et simplifications, comme le fait que Gabriel Siboni ne désigne les Palestiniens qu’à travers le terme d’ennemis, semblent également répondre à des impératifs de communication, devenus cruciaux depuis la seconde intifada[28]. Leur récit semble également correspondre au modèle idéologique du «choc des civilisations»[29] d’Huntington, leurs conclusions faisant écho à la «guerre contre le terrorisme» dans laquelle s’engageaient les Etats-Unis après les attentats du 11 Septembre 2001.
Tout en reconnaissant la spécificité de la « nation en armes » israélienne, ces auteurs orientalistes semblent refuser de reconnaître la légitimité du nationalisme palestinien en faisant la promotion des conceptions «sécuritaires» israéliennes, contrairement aux «nostalgiques» d’avant 1967 qui postulent plutôt une légitimité symétrique des deux nationalismes, israélien et palestinien. Tous les auteurs de cette génération reconnaissent en tout cas la légitimité de la création d’un foyer national juif en Palestine. C’est la remise en cause de l’idéologie sioniste qui marque un saut générationnel et paradigmatique, les nouveaux historiens tels que G. Shafir[30] puis I. Pappe étant les premiers à mobiliser les théories postcoloniales dans les années 1980 pour décrire le régime d’occupation[31].
Entre sociologie critique, post-sionisme et militantisme.
Les années 1960 et 1970 en Israël ont été des années de questionnements pour la sociologie critique, qui en est venu à remettre en question la légitimité du sionisme. Cette nouvelle génération de chercheurs israéliens, plus engagés politiquement, devint dominante dans les années 1990 et semble être restée influente malgré sa marginalisation, surtout politique, dans les années 2000. Les chercheurs israéliens qui se revendiquent de la sociologie critique semblent s’être démarqués par le changement de paradigme qu’ils ont accompagné, ainsi que par l’échos de leurs actions dans la société israélienne.
Portée par des chercheurs contemporains de 1967, mais qui ont plus massivement fait leurs études en Amérique du Nord ou en Europe, comme Gershon Shafir et Juval Portugali, la sociologie critique israélienne s’est d’abord constituée en opposition aux autres conceptions du régime d’occupation. Avec Eyal Benvenisti et Baruch Kimmerling, ces sociologues et politologues israéliens majeurs ont ouvert la voie vers la contestation de la légitimité du sionisme - d’où le terme «post-sionisme»[32] - et des méfaits du militarisme israélien.
Pour ces auteurs, un certain militarisme se serait développé en Israël, normalisant l’usage de la violence à travers l’idéal de la «nation en arme» pour faciliter le recrutement des jeunes israéliens[33], réduisant ainsi le débat sur le problème palestinien - ceux-ci devenant simplement des ennemis[34] - et confortant la domination israélienne de type coloniale sur les Palestiniens[35]. Ces auteurs se sont emparés des théories postcoloniales pour mieux dépeindre le régime d’occupation et le comparer à d’autres situations sociopolitiques proches. L’occupation aurait révélé la véritable nature (coloniale) du sionisme en 1967, rétrospectivement[36]. Certains chercheurs caractérisèrent ainsi non seulement la situation politique post-1967, mais plus généralement la concrétisation politique du sionisme depuis les vagues d’immigration au XIXème siècle jusqu’à aujourd’hui. Ces nouvelles représentations permirent à Lev Grinberg de contester la nature démocratique de l’Etat israélien[37], ou encore à Elisha Efrat d’examiner géographiquement la possibilité d’émergence d’un Etat palestinien[38].
Après les soulèvements palestiniens dans les Territoires - appelés première intifada (1987-1993) - les négociations d’Oslo (1993) laissaient entrevoir la possibilité d’un Etat palestinien indépendant. Ce climat, favorable à la critique de l’occupation, s’est aussi manifesté par une banalisation, une normalisation des concepts de la sociologie critique israélienne dans le discours politique. Par exemple, la comparaison de la situation israélo-palestinienne avec celle de l’Algérie française ou de l’apartheid sud-africain était envisagée quasi-exclusivement par le monde académique[39], avant d’être repris par des hommes politiques, notamment Ehud Barak.
Les sociologues critiques israéliens ont donc développé une conscience accrue de la portée politique de leurs travaux et des modèles auxquels ils font référence. La représentation sélectionnée par le chercheur peut tantôt correspondre à la représentation «populaire» de l’occupation, tantôt vouloir en contester la validité. Les chercheurs contemporains d’Oslo et proches de la sociologie critique israélienne semblent pleinement assumer ce lien entre la recherche et le militantisme. Le sociologue américain Jeff Halper, les journalistes israéliennes Amira Hass et Maya Rosenfeld, ou encore les chercheurs et militants israéliens Aeyal Gross et Orna Ben-Naftali ont d’ailleurs développé leur analyse grâce à leur expérience militante et au contact du quotidien des Territoires palestiniens occupés.
Les premiers auteurs de la sociologie critique ont donc été novateurs en mobilisant les théories postcoloniales, mais il faut véritablement attendre la période d’Oslo (1993-2000) pour que la sociologie critique se démarque par son analyse et par sa focalisation plus systématique sur la situation des Territoires palestiniens. Les chercheurs israéliens de cette génération semblent surtout s’être démarqués par leur prise de conscience des implications politiques de leur démarche. La sociologie critique a ensuite été marginalisée politiquement avec la seconde intifada (2000-2004), qui confirmait au contraire les représentations «sécuritaires», «orientalistes» de la situation. La démarche de ces chercheurs était sujette à de profondes controverses politiques, notamment au sujet de la «fin du sionisme». Dans ce cadre d’exacerbation des positionnements politiques entre chercheurs, une dernière génération dans les années 2000 semble pouvoir être identifiée, tiraillée entre deux visions radicalement opposées de l’occupation.
Après le post-sionisme: « Choc des civilisations vs. Apartheid » ?
Les doctorants israéliens de la fin des années 1990 et des années 2000, sont devenus chercheurs au lendemain de la seconde intifada (2000-2004). En parallèle de cette période marquée par de grandes vagues de violences dans les Territoires palestiniens et par une répression musclée de Tsahal, la production académique israélienne de cette dernière génération semblait aussi bien viser une reformulation des réponses israéliennes à l’insécurité en Cisjordanie ou à Gaza, qu’une critique renouvelée du régime de l’occupation.
Certains chercheurs ont d’abord repris à leur compte la vision réaliste israélienne, voire orientaliste. Le terme de «réalisme» permettait de donner la priorité aux exigences régaliennes et de placer les enjeux de défense et de sécurité au premier rang de leur analyse. Ces auteurs cherchaient parfois à accompagner la détermination des hommes politiques israéliens, dans leur opposition à tout compromis qui révèlerait une faiblesse côté israélien[40]. Tandis que cette logique semblait en tout point opposée à celle du processus d’Oslo, la continuation des violences dans les années 1990 et l’éclatement de la seconde intifada réhabilitèrent le réalisme israélien. Après les attentats du 11 Septembre 2001 et dans le cadre de la «guerre contre le terrorisme», les auteurs réalistes en général auraient gagné en légitimité académique, leurs conclusions - à l’image de Huntington et son «choc des civilisations» - ayant devancées les attentats du World Trade Center, ainsi que la seconde intifada.
Le manichéisme de la «guerre contre le terrorisme», opposant des «ennemis» ou «terroristes» aux sociétés occidentales démocratiques, est devenu l’état d’esprit dominant en Israël. Dans le cadre du «culte de la force»[41] qu’il incarnait, Ariel Sharon aurait par «réalisme» enclenché un combat contre le nationalisme palestinien, sans pour autant le reconnaître en tant que tel. C’est dans cette logique que Sylvain Cypel dénonçait une «pied-noirisation»[42] de la société israélienne, ne reconnaissant pas la légitimité du nationalisme «ennemi». Le manichéisme post-2001 en Israël semblait faire renaître l’orientalisme qui avait caractérisé certains auteurs dès la première génération.
A l’heure où les grilles de lectures des études de sécurité semblaient prendre de l’importance, notamment par leurs implications politiques directes[43], les catégories postcoloniales semblent de leur côté ne plus faire l’unanimité dans le monde académique israélien. Le paradigme post-colonial a enregistré un recul dans les années 2000, même parmi les héritiers de la sociologie critique, le décrivant moins apte à la comparaison et le dénonçant comme un anachronisme contreproductif.
Cette dernière génération de chercheurs, dans la lignée de la sociologie critique, a privilégié de nouvelles catégories, comme celle du «colonialisme interne-externe»[44], en soulignant la modernité des problématiques auxquelles Israël devait répondre. Ces auteurs ont confirmé le caractère contradictoire du régime d’occupation, en ce qu’il est par définition temporaire, alors qu’il ne cesse d’affirmer dans les faits son caractère permanent[45]. Cependant, la seconde intifada (2000-2004) semble avoir marqué le passage d’une généalogie[46] des frontières, portée notamment par le sociologue baruch Kimmerling[47] puis Lev Grinberg[48], à une généalogie des modes de contrôles et de gouvernance[49], à travers laquelle les auteurs ont progressivement considéré que le même régime gérait Israël et les Territoires palestiniens[50].
Cette nouvelle conception permettrait une étude plus précise, plus complète et plus cohérente de la situation[51]. Les implications politiques sont pourtant assez différentes des générations précédentes, puisque les frontières postulées par le chercheur sont les mêmes que celles défendues par la droite nationaliste israélienne à travers le projet du Grand Israël, c’est-à-dire comprenant la Cisjordanie. Politiquement, ce positionnement renvoie en fait dos à dos les partis politiques israéliens, dépolitisant le sionisme et démontrant par conséquent l’obsolescence des catégories de «sionisme», «post-sionisme» ou «néo-sionisme». Alors que ces chercheurs semblent assumer et revendiquer plus nettement le fait d’être Israélien[52], la seconde intifada (2000-2004) a fragilisé la position des chercheurs critiques.
Après l’échec de Camp David II en 2000, les auteurs critiques de cette génération ont enregistré un recul de popularité. En effet, le refus d’Arafat semblait pour certains confirmer la thèse d’un réjectionnisme palestinien latent. La popularité de cette lecture a contribué à la marginalisation politique de la sociologie critique israélienne, qui s’est pourtant attelée à déconstruire cette lecture biaisée[53]. Ces auteurs ont cherché à déceler l’influence de la gestion de l’information et des stratégies de langage sur la compréhension du phénomène de l’occupation, allant de l’ «euphémisation» de la situation[54] jusqu’aux actes de propagande[55].
Les années 2000 ont donc vu l’émergence du paradoxe entre un regain d’intérêt scientifique pour l’occupation et un «mécanisme d’aveuglement»[56] qui empêchait d’étudier l’état présent de l’occupation. Pourtant, «jamais en Israël il n’y a eu autant d’auteurs et d’artistes qui s’intéressent à la réalité de l’occupation aujourd’hui»[57]. Les chercheurs de cette dernière génération, qui ont persisté dans l’étude des évolutions les plus récentes du régime d’occupation, ont été confrontés à la sensibilité politique de ce sujet, surtout dans le cadre de la guerre d’information à laquelle se livre Tsahal depuis 2000[58]. Ceux-ci ont dû adapter leur méthodologie, comme l’anthropologue Nir Gazit[59], ou ont pu être victime de censure indirecte, dans le cas d’Eyal Weizman et de Neve Gordon[60].
En délaissant l’histoire institutionnelle, ces chercheurs israéliens ont accepté d’avoir un recours extensif aux sources des ONG et produites par des journalistes plus critiques envers l’occupation, parfois en assumant que leur étude s’inscrive dans une logique de résistance à l’occupation[61]. Ces chercheurs ont également fait leurs premières études alors que le «camp moral»[62] se reconstituait et se radicalisait. Même si l’ONG B’Tselem avait déjà atteint une certaine respectabilité dans la société israélienne, de nouveaux mouvements ont émergés, comme ceux des «refuzniks» (plus d’un millier en 2005[63]), ou objecteurs de conscience israéliens, rassemblant des soldats refusant de servir en Cisjordanie. Ces mouvements «refuzniks» ont été l’opportunité pour quelques chercheurs israéliens de mêler militantisme politique et recherche, au cours d’enquêtes de terrain.
Contrairement aux générations précédentes d’anthropologues qui privilégiaient les problématiques de l’engagement et du refus du soldat[64], la nouvelle génération a également pu se concentrer sur les dispositifs de contrôles eux-mêmes, articulant observation et participation, comme Shira Havkin, Hagar Kotef ou encore Irus Braverman. Cette perspective leur permettait de ne plus forcément étudier le soldat comme élément central, mais comme acteur parmi d’autres d’un dispositif de contrôle, réévaluant la place des acteurs plus marginaux ou auparavant délaissés par ces études, comme les Palestiniens eux-mêmes, les femmes membres des ONGs comme Checkpoint Watch, etc[65]. Leur domaine d’expertise s’est aussi étoffé, alliant plus systématiquement droit humanitaire, anthropologie, féminisme et théorie politique.
Après les années 1990, la sociologie critique israélienne a donc opéré une importante transformation, alors que les études de sécurité connaissaient un regain d’intérêt. En effet, au lendemain de Camp David II (2000), la recherche critique israélienne semble s’être plus que jamais focalisée sur la portée des discours, privilégiant une approche constructiviste quant au régime d’occupation. Cependant, après l’échec de Camp David II, la sociologie critique a été marginalisée - tout du moins politiquement - au profit des études de sécurité, dont les grilles de lectures semblaient correspondre à l’agenda politique de la «guerre contre le terrorisme» après les attentats du 11 Septembre 2001. Par la nature de leurs travaux, les chercheurs des études de sécurité et les chercheurs critiques n’ont pas bénéficié des mêmes liens avec les appareils politiques et la seconde intifada (2000-2004) n’a fait qu’amplifier cet écart.
Conclusion
Ainsi, la première génération identifiée - contemporaine de la conquête des Territoires palestiniens en 1967 - a vu émerger la problématique de l’occupation, sans que celle-ci ne semble pousser ces auteurs, dont certains avaient joué un rôle actif ou d’observateur privilégié dans les appareils de l’occupation, à remettre en question la nature de l’Etat d’Israël. Au contraire, la deuxième génération qui atteint son apogée dans les années 1990, voit l’émergence de la sociologie critique. Ces chercheurs ont banalisé l’usage des catégories postcoloniales pour étudier l’occupation et se sont illustrés par leur militantisme politique, dirigé contre l’occupation. La troisième génération, des suites de la seconde intifada (2000-2004), a vu le renouveau d’une lecture «réaliste», mais aussi un regain d’intérêt pour l’occupation. Le changement de génération dans la société israélienne a donc pu justifier l’apparition de nouvelles approches dans l’étude de l’occupation israélienne des Territoires palestiniens. Plus que les événements politiques eux-mêmes, ce sont les questions qu’ils ont fait émerger et les trajectoires personnelles des auteurs qui semblent avoir eu un impact sur les changements de paradigme.
L’approche générationnelle a parallèlement souligné la relation changeante entre la politique et la recherche en sciences sociales, voyant s’opposer les deux premières générations. Dans cette perspective, les chercheurs critiques israéliens de la troisième génération semblent avoir formulé une réponse à la question fondamentale du «discours critique». En effet, certains ont pris le risque de manquer de neutralité, d’objectivité, en cherchant non seulement à analyser les contradictions d’un dispositif de contrôle - comme le checkpoint - mais aussi à déceler les responsabilités individuelles dans cette situation[66].
Cette nouvelle démarche a suivi les transformations contemporaines de la société israélienne mais semble aujourd’hui menacée par l’émergence du boycott académique et des mouvements anti-boycott. Ces mouvements ont fragilisé la position des chercheurs israéliens en dévoilant leur engagement et leur attachement à l’institution universitaire. Aujourd’hui, plus que le facteur générationnel, la question du boycott académique semble constituer un des éléments les plus révélateurs quant à la relation entre les chercheurs israéliens, le régime occupation et les autorités israéliennes. Les répercussions de cette triangulation sont plus amplement étudiées dans une dernière sous-partie du Mémoire.
Alfred Amiot, étudiant du Master 2 en 2015-2016
NOTES
[1] Tsahal: Tsva Haganah Le’Israel, Forces de défense d’Israël.
[2] KARSH, Efraim (1997): Fabricating Israeli History: The New Historians. London, Portland: Frank Cass, p. 9.
[3] Depuis 2002, les auteurs israéliens sont en effet confrontés à un nouveau défi dans leur processus de recherche, né du mouvement Boycott-Désinvestissement-Sanctions. Ce mouvement a pris la forme d’une campagne internationale cherchant à promouvoir le boycott d’Israël, et notamment de ses universités, dans une volonté affichée de mettre un terme à l’occupation israélienne des TPO.
[4] Une des principales évolutions historiographiques israéliennes a pris la forme d’une véritable polémique académique, entre les «nouveaux» et «anciens» historiens (Voir PAPPE 2014; RAM 2007) à la fin des années 1980. Les désaccords entre ces historiens étaient de différente nature, aussi bien dans le contenu que dans la pratique de l’histoire, certains contestant des récits antérieurs quand d’autres mettaient l’accent sur les archives, ou encore déclaraient leur allégeance au récit national israélien. Ce débat historiographique a surtout pris la forme d’une controverse académique, qui voyait s’opposer deux générations d’historiens.
[5] Voir Mémoire, Première grande partie (1).
[6] Voir Mémoire, Deuxième grande partie, première sous-partie (2.1).
[7] SHENHAV, Yehouda (2007): Why not ‘The Occupation’. Theory and Criticism 31, Winter 2007, p. 322-332.
[8] Kretzmer, David (2002): The Occupation of Justice: The Supreme Court of Israel and the Occupied Territories. Suny Press.
[9] Shlaim, Avi (2007):Le Mur de fer: Israël et le monde arabe. Traduction française de Demange, Odile. Paris: Buchet-Chastel ; Enderlin 2002
[10] L’alyah (littéralement «la montée» en hébreu) désigne la montée vers Sion, c’est-à-dire le retour des juifs en terre d’Israël. L’Etat d’Israël reconnait en effet un «droit au retour» des juifs en Israël et qui ont un accès privilégié à la citoyenneté israélienne.
[11] L’idéal kibbutzim (pluriel de kibbutz, littéralement «assemblée» en hébreu) a pris la forme de villages collectivistes en Israël, et dont le développement fut soutenu par les branches socialistes du mouvement sioniste.
[12] C’est dans cet idéal kibbutzim que les mouvements dits de «1968» en Amérique du Nord et en Europe semblaient d’ailleurs trouver une certaine concrétisation politique.
[13] Shlaim (2007).
[14] Lustick, Ian S. (1993): Unsettled States, Disputed Lands: Britain and Ireland, France and Algeria, Israel and the West Bank-Gaza. Ithaca et Londres: Cornell University Press ; Shlaim (2007).
[15] GAZIT, Shlomo (2003): Trapped Fools: thirty years of Israeli policy in the territories, London, Portland OR: Frank Cass.
[16] Lustick, Ian S. (1993): Unsettled States, Disputed Lands: Britain and Ireland, France and Algeria, Israel and the West Bank-Gaza. Ithaca et Londres: Cornell University Press.; Bevenisti 1983
[17] Cohen, Samy (2009):Tsahal à l’épreuve du terrorisme. Paris: Seuil ; RAZOUX, Pierre (2006):Tsahal: nouvelle histoire de l’armée israélienne, Paris, Perrin.
[18] Horowitz, D. (1981): Patterns of ethnic separatism. In: Comparative Studies in Society and History, 23(2), p. 165-195.
[19] van Creveld, Martin (1998): The Sword and the Olive. A Critical History of the Israeli Defense Force. 1st ed. New York : Public Affairs ; Cohen (2009); Siboni, Gabriel (2009): From the Second Intifada through the Second Lebanon War to Operation Cast Lead: Puzzle Pieces of a Single Campaign In: Military and Strategic Affairs vol.1, n°1, April 2009 ; Bar-Joseph, Uri (2000): Towards a paradigm shift in Israel’s national security conception. In: Israel affairs6(3-4), April 2000, p. 99-114.
[20] Horowitz, D.; Lissak, M. (1989): Trouble in Utopia: The Overburdened Polity of Israel. Suny Press.
[21] Sternhell, Zeev (1997): The Founding Myths of Israel: Nationalism, Socialism, and the Making of the Jewish State. Princeton University Press.
[22] BRAHM, Gabriel, N. (2015): ‘There is a clash of civilisations’: An interview with Benny Morris. Fathom, Autumn 2015 [en ligne] accessible à:http://fathomjournal.org/there-is-a-clash-of-civilisations-an-interview-with-benny-morris/, consulté le 29/08/2016.
[23] BRAHM (2015).
[24] Siboni (2009).
[25] CYPEL, Sylvain (2006):Les emmurés: la société israélienne dans l’impasse. Paris: Editions La Découverte.
[26] Gabriel Siboni pris notamment part à la guerre du Liban en 1982
[27] Yaakov Amidror est une ancien général de compagnie membre du Conseil de Sécurité Nationale d’Israël.
[28] Siboni (2009).
[29] Le «Choc des civilisations» est une théorie développée par S. Huntington en 1993. Ce concept intervenait dans une période où le paradigme de la «guerre froide», opposant deux blocs distincts, ne semblait plus pertinent depuis l’effondrement de l’URSS en 1991. S. Huntington tentait donc de définir une nouvelle conceptualisation des relations internationales, où les clivages culturels, qu’il appelle «civilisationnels», jouent un rôle prépondérant. Bien que son essai ne renvoie à aucune réalité sociopolitique, certains ont vu une concrétisation, dans les attentats du 11 Septembre 2001, d’un «choc des civilisations» islamique d’un côté et occidentale de l’autre.
[30] Shafir, G. (1989): Land, Labor and the Origins of the Israeli-Palestinian Conflict, 1882-1914. Cambridge University Press.
[31] RAM, Uri (2007): The Future of the Past in Israel. A Sociology of Knowledge Approach. In: MORRIS, Benny (ed.): Making Israel. Ann Arbor, M: University of Michigan Press.
[32] idem; Pappe, Ilan (2014): The idea of Israel: a history of power and knowledge. In: Politics, religion and ideology15(3), Juillet 2014, p. 477-478.
[33] Ben-Eliezer, Uri (1998): The Making of Israeli Military. Indiana University Press.
[34] Kimmerling, Baruch (1993): Patterns of Militarism in Israel. In : European Journal of Sociology, vol. 34, n° 2.
[35] Shafir (1989).
[36] RAM (1993).
[37] GRINBERG, Lev (2010): Politics and Violence in Israel-Palestine: Democracy versus Military Rule. London, New-York: Routledge Studies in Middle Eastern Politics.
[38] Efrat, Elisha (2006): The West Bank and Gaza Strip: A geography of occupation and disengagement. New-York, London: Routledge.
[39] Lustick, Ian S. (1993): Unsettled States, Disputed Lands: Britain and Ireland, France and Algeria, Israel and the West Bank-Gaza. Ithaca et Londres: Cornell University Press.
[40] SIBONI (2009).
[41] CYPEL, Sylvain (2006):Les emmurés: la société israélienne dans l’impasse. Paris: Editions La Découverte, p. 289.
[42] CYPEL (2006): p. 297.
[43] Amidror, Yaakov Mj.-Gn. (2007): Winning Counterinsurgency War: The Israeli Experience. The Jerusalem Center for Public Affairs ; SIBONI (2009).
[44] AZOULAY, Ariella; OPHIR, Adi (2013): The One-State Condition: Occupation and Democracy in Israel/Palestine. Stanford, California: Stanford University Press.
[45] Gordon, Neve (2008): Israel’s Occupation. University of Calif. Press ; Azoulay, Ophir (2013).
[46] La généalogie, méthode attribuée à Michel Foucault, permet d’analyser les déterminations historiques des discours contemporains. Ce concept est particulièrement prisé par les sociologues critiques israéliens.
[47] KIMMERLING, Baruch (1989): Boundaries and Frontiers of the Israeli Control System: Analytical Conclusions. In: KIMMERLING, Baruch (eds.): The Israeli State and Society: Boundaries and Frontiers. New York: SUNY Press. p. 265-282.
[48] GRINBERG (2010).
[49] GORDON (2008).
[50] Voir Azoulay, Ophir (2013).
[51] OPHIR, Adi; GIVONI, Michal; HANAFI, Sari (2009): The Power of Inclusive Exclusion. Anatomy of Israeli Rule in the Occupied Palestinian Territories. Cambridge, London: MIT Press.
[52] CYPEL, Sylvain (2006):Les emmurés: la société israélienne dans l’impasse. Paris: Editions La Découverte.
[53] HASS, Amira (2002): Israel’s Closure Policy: An Ineffective Strategy of Containment and Repression.Journal of Palestine Studies, 31(3): p. 5-20 ; GRINBERG (2010).
[54] HASS (2002).
[55] DRAY, Joss; SIEFFERT, Denis (2002): La guerre israélienne de l’information: Désinformation et fausses symétries dans le conflit israélo-palestinien. Paris: Editions La Découverte.
[56] HANAFI, GIVONI, OPHIR (2009): 16.
[57] CYPEL (2006): p. 368.
[58] Nahoum, Sarah (2012):La doctrine d’emploi de Tsahal: entre rupture et continuité. Cahier de la recherche doctrinale, CDEF, Ministère de la Défense, janvier 2012.
[59] GAZIT, Nir; MAOZ-SHAI Yael (2010): Studying-Up and Studying-Across: At-Home Research of Governmental Violence Organizations. Qual. Sociol. (May 2010) 33, p. 275–295.
[60] SHENHAV (2007): p. 322-332.
[61] HANAFI, GIVONI, OPHIR (2009).
[62] Le camp moral, rassemblé sous le terme de Peace Now («la paix maintenant» en anglais), a été fondé en parallèle des accords de Camp David de 1979, mettant fin au conflit entre l’Egypte et Israël. Ce mouvement défend l’idée d’une paix négociée avec les Palestiniens. Une de ses émanations les plus marquées à gauche, le Gush Shalom (littéralement «bloc de la paix» en hébreu), a été fondée en 1993 et s’est illustré par son soutien aux soldats refusant de servir dans l’IDF, ainsi que par sa critique du régime de l’occupation.
[63] D’après le site français A Voix Autre, disponible en ligne: http://www.avoixautre.be/spip.php?article2408, consulté le 6/08/2016.
[64] Ben Eliezer (1998); Helman, Sara (1999): From soldiering and motherhood to citizenship: a study of four Israeli peace protest movements. In: Social politics6(3) Oct 1999, p. 292-313 ; Ben-Ari, Eyal. (2010): Introduction. In: BEN-ARI, Eyal; LERER, Zeev; BEN-SHALOM, Uzi; VAINER, Ariel (eds.): Rethinking Contemporary Warfare. A Sociological View of the Al-Aqsa Intifada. Albany, NY: Suny Press. p. 1-16.
[65] HAVKIN, Shira (2011): La privatisation des check-points : quand l’armée rencontre le néo-libéralisme. In: LATTE ABDALLAH, Stéphanie; PARIZOT, Cédric (eds.): A l’ombre du Mur : Israéliens et Palestiniens entre séparation et occupation. Arles: Actes Sud ; KOTEF, Hagar; MERAV, Amir (2007): (En)Gendering Checkpoints: Checkpoint Watch and the Repercussions of Intervention. Signs: Journal of Women in Culture and Society, 32. p. 973-996.
[66] WEIZMAN, Eyal (2007): Hollow Land: Israel’s Architecture of Occupation, London, New York, Verso.