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LE SOLDAT A-T-IL UN SEXE ?

18 nov

La conception du genre adoptée par les armées peut se résumer par la formule du Général de Lattre de Tassigny lorsqu’il affirme : « Je ne veux pas savoir s’il y a des femmes dans la division, pour moi, il n’y a que des soldats ». Cette affirmation implique que le combat efface les différences. En devenant soldat, le genre des individus s’inscrit en second plan. Les armées institutionnalisent ainsi la neutralité des sexes, faisant prévaloir le métier et la compétence. Cependant, la majorité des effectifs dans les armées reste masculin, 75% des militaires sont de sexe masculin contre 15% de sexe féminin[1]. Dans ces conditions, l’effort d’adaptation semblerait essentiellement se porter sur les nouvelles arrivantes. Or, plus on s’élève dans la hiérarchie, plus la présence de femmes se raréfie : les officiers féminins représentent 12% des effectifs[2] (toutes armées confondues). Face à leur statut de minorité, les femmes en situation de commandement doivent-elles se masculiniser pour assurer leur métier d’officier?

Nous verrons que l’intégration différenciée des femmes officiers les amènent à adopter diverses stratégies, jugées par leurs collègues.

I. L’intégration différenciée des femmes officiers

A. Les femmes officiers rencontrent des difficultés spécifiques selon leur corps d’armée

L’intégration des personnels féminins dans les grades élevés se différencie de celle de leurs homologues masculins. Une officier affirme : « au même titre qu’une infirmière sait qu’un jour elle sera confrontée à la vue du sang, nous savons qu’en tant que femme militaire (en prime officier) nous nous exposons à la misogynie ». Tandis que l’armée de l’Air bénéficie d’une excellente réputation et que la Marine et la Gendarmerie s’adaptent progressivement à l’arrivée des femmes, l’armée de Terre, reste la plus réfractaire à la féminisation. Certes, un machisme courant persiste dans toutes les armées mais le principal foyer de résistance réside à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr-Coëtquidan, selon les différents témoignages recueillis. Face à « la misogynie bien ancrée » à Saint-Cyr, une officier interrogée décide d’écrire un rapport sur les faits qu’elle juge inadmissibles auquel aucune suite n’est donnée, les cadres qualifiant ces propos d’« esprit potache », avouant ainsi être démunis sur la manière d’endiguer le problème. Alors qu’elle intègre la gendarmerie, ce témoin s’estime « reconnue dans sa condition de femme officier » : « Même si Saint Cyr reste pour l’instant la plus formidable expérience de ma vie, [...] elle reste néanmoins un souvenir douloureux par rapport au comportement de groupe […]. [Aujourd'hui] je suis tout à fait reconnue, et encouragée, dans ma condition de femme officier de gendarmerie. » Cet avis semble partagé par la majorité des femmes ayant fréquenté cet établissement : un autre témoin juge la féminisation acceptée dans son unité, cependant, elle témoigne d’une « mentalité globalement hostile à la présence féminine » en classes préparatoires et à Saint-Cyr.

Cette résistance peut aller jusqu’à influer sur le choix de l’arme des personnels féminins : selon un témoin, certaines règles officieuses au sein de l’ESM Saint-Cyr-Coëtquidan restreignent l’accès des femmes à certaines spécialités, celles-ci subissant des pressions lorsqu’elles choisissent un domaine considéré comme un bastion masculin. Par conséquent, le choix d’une arme technique semble faciliter l’insertion professionnelle : la compétence garantissant alors la légitimité.

Face aux commentaires désobligeants dont les femmes peuvent être victimes au cours de leur carrière, le ministère de la Défense décide de mettre en place une formation pour les personnels féminins afin de leur apprendre à les gérer. Cependant, aucune mesure parallèle n’a été annoncée pour s’assurer de la disparition des comportements visant à ostraciser les femmes. Cette mesure semble accréditer l’idée que les femmes doivent s’adapter à l’univers masculin qu’elles ont choisi alors que les hommes ne subissent aucun changement.

B. « Le militaire n’a pas de sexe »

La neutralité des sexes défendue par l’armée évite d’affronter la différence entre hommes et femmes et de bouleverser les règles de ce microcosme social.  Néanmoins, les armées ont été créées à l’origine pour accueillir exclusivement des soldats masculins. Or, en intégrant les femmes, l’institution militaire ne prévoyait pas la remise en cause de leur mode de fonctionnement. Ainsi, l’armée propose un processus de désociabilisation dont l’objectif est de former des soldats sans distinction. Afin d’atteindre cette homogénéité entre les personnels, la formation initiale dispense des enseignements sur les modes de comportement et les valeurs à acquérir pour devenir un soldat. L’objectif principal est d’oublier les réflexes civils pour intégrer ceux du monde militaire. Les armées imposent alors aux femmes une adaptation aux normes établies avant leur arrivée en prônant l’égalité de traitement hommes-femmes. L’institution militaire ne reconnaît aucune différenciation entre les êtres, il s’agit d’un principe fondamental  indispensable à la réalisation de la mission essentielle : la préparation au combat. Les femmes doivent finalement adopter les normes établies par les hommes et pour les hommes. Cette acquisition requiert des personnels féminins un dédoublement identitaire visant à adopter les règles de cet univers masculin tout en s’imposant comme minorité de sexe différent. Le risque pour les femmes est de renoncer à leur féminité, dans leur tentative d’être considérée non plus comme une proie sexuelle mais comme un membre à part entière du groupe, un «pote». Par conséquent, les femmes pour s’intégrer devraient oublier leur genre, le militaire suggérant d’adopter certaines formes de masculinité. Dans ces conditions, l’armée ne reconnaît pas des êtres asexués mais des « êtres homosexuels »[3], appartenant tous au même sexe. Les femmes tentent de s’adapter à ce milieu où seul domine le genre masculin qu’elles doivent s’approprier pour intégrer les armées. Ainsi, les femmes s’adonnent à un « bricolage identitaire » afin de s’inscrire dans ce milieu d’hommes, bousculant les sociabilités masculines pour faire cohabiter les genres.

Face à ce constat, les femmes s’adaptent en choisissant des modes de comportement visant à affirmer leur statut de minorité ou au contraire à tenter de le faire oublier.

II.         Les femmes adoptent des stratégies spécifiques afin d’associer leur statut de femme à leur statut militaire.

Les personnels féminins semblent porter individuellement le poids de la légitimité des femmes dans les armées. Ainsi, l’assimilation entre un membre d’une minorité comme représentant une catégorie entière oblige à une certaine réserve dans les comportements adoptés. Lorsque dans une unité, une seule femme est présente, elle personnalise la féminisation des effectifs. Son comportement a des conséquences au-delà de son individualité, elle risque de marquer la réputation des femmes dans l’armée. Certes, aujourd’hui la présence des femmes s’est banalisée, cependant, cette impression d’être jugée en tant que femme avant d’être jugée en tant que militaire persiste chez plusieurs officiers.

A. La neutralité des sexes ne peut pas se réaliser concrètement

La neutralité des sexes est une illusion dans la mesure où tous les hommes ne sont pas convaincus de l’égalité entre homme et femme et restent méfiants à leur égard en raison notamment de leur prétendu pouvoir de séduction. Or, les femmes officiers n’ont aucun intérêt sur le long-terme à user de cette facilité, risquant de perdre le respect de leurs collègues masculins comme féminins. Leur attitude tend alors à éviter toute ambiguïté dans leurs comportements. Souvent considérées comme instigatrices, elles sont parfois accusées de bénéficier de privilèges ou d’avoir obtenu une meilleure notation grâce à leurs atouts féminins. Ce fantasme du pouvoir de séduction que la femme détient sur l’homme reste fonder sur le stéréotype de la femme aguichante, dont le charme est irrésistible face à un homme, guidé par ses pulsions sexuelles. Or, dans le contexte militaire où la maîtrise de soi et de son corps prévaut, ces préjugés semblent inopérants. Face à cette réalité, les femmes se défendent en adoptant un comportement distant avec les hommes, pour s’assurer de ne rien avoir à se reprocher. Elles réagissent avec dureté voire froideur aux réflexions des personnels masculins afin de se protéger des quolibets et des rumeurs. Cette tension disparaît avec la maternité, la femme perdant son statut de proie sexuelle.

 Pour les hommes, l’apprentissage des valeurs militaires passe parfois par des brimades consistant à donner des surnoms référents au féminin. La perception du genre au sein des armées introduit une ambiguïté importante. En effet, traiter les hommes de « femmelettes » ou de « gonzesses » revient à assimiler la féminité à la faiblesse. Dans ces expressions, la féminité est considérée comme un élément péjoratif signifiant qu’il est embarrassant, pour un homme, d’être considérée comme une femme. Cet usage particulier des termes féminins renvoie à la conception patriarcale de la société dont l’armée est issue, c’est-à-dire à une vision de la femme comme un être fragile, une propriété de l’homme qu’il doit protéger et dont le rôle premier voire unique reste la procréation. L’association entre « femme » et « compétence » n’est a priori pas acquise, les personnels féminins doivent la conquérir. Ainsi, une témoin déclare : « Une femme officier doit sans cesse prouver sa compétence et montrer qu’elle a sa place. Pour un début d’affectation c’est compréhensible mais dans l’armée de terre c’est permanent. » Elle exprime ici le lien qui est fait par certains hommes entre le féminin et la faiblesse voire l’incompétence. L’arrivée des personnels féminins remettant en cause ces préjugés, les femmes s’adaptent pour surmonter ces obstacles par des stratégies particulières liant leur féminité et leur statut militaire.

B. La prise de conscience de l’appartenance à une catégorie de sexe définie 

A leur entrée dans l’armée, certaines femmes prennent conscience de leur appartenance à une catégorie sexuée ce qui les conduit à affirmer leur spécificité. Les personnels féminins s’engagent alors dans un jeu d’apparence notamment en revendiquant le port de la jupe, de bijoux et du maquillage comme autant d’attributs référents à leur féminité. Jouant des faibles marges de manœuvre permises par les règles militaires, elles peuvent choisir de mettre à profit cette liberté qui leur ait laissée ou au contraire tenter de se fondre dans la masse pour éviter de se faire remarquer.  Le langage adopté dans les conversations, révélateur de logique sociale, est particulièrement représentatif dans les spécialités à forte domination masculine où les femmes s’approprient le langage des militaires, réputé cru et vulgaire, phénomène inconnu dans les états-majors où se concentrent l’essentiel des effectifs féminins.

La division temporelle entre temps civil et temps militaire permet aussi aux femmes de ne pas réaliser de choix entre leurs deux identités en particulier pour les femmes marins lors de l’embarquement. Elles effacent leur féminité sur le navire, respectant l’organisation bureaucratique et impersonnelle du bâtiment et renouent avec leur féminité lors des permissions.

III.   L’entourage immédiat définit l’intégration.

Dans l’échantillon observé, la majorité des femmes travaille quotidiennement avec moins de cinq femmes. Or, avoir un modèle féminin de réussite de carrière et de conciliation entre vie professionnelle et vie familiale incite les jeunes femmes aspirant à devenir officiers à se projeter dans leur mission. En outre, face aux critiques des élèves masculins, l’officier féminin représente un rempart de défense, connaissant ces désagréments pour les avoir déjà vécus. La présence d’une femme soit au cours de la formation soit lors d’une première affectation rassure les personnels féminins pour deux raisons essentielles : les personnels masculins ont déjà travaillé avec une femme et la personne est susceptible de la comprendre et de la conseiller. Ainsi, l’une des témoins déclare : « Pendant un an le commandant de compagnie adjoint était un capitaine féminin avec lequel je me suis bien entendue. Il est vrai que ça m’a permis de prendre mes marques dans ce milieu d’homme ».

A. Le jugement des subordonnés envers les supérieurs féminins

Les liens associant subordonnés et supérieurs représentent le fondement des armées. Or, l’une des spécificités du métier d’officier réside dans le respect à inspirer aux subordonnés liée à leur autorité, aspects essentiels soulignés par plusieurs témoins.  Ainsi, les qualités de chefs renforcent la cohésion entre les membres d’une même unité, l’officier incarnant « l’esprit de corps ». Parmi les femmes interrogées, l’une affirme que les officiers doivent donner l’exemple aux subordonnées, notamment dans le choix du moment pour avoir des enfants considéré comme une responsabilité à assumer. Un capitaine atteste de son sentiment d’être respectée, essentiel pour un officier, alors qu’il doit montrer l’exemple au quotidien tant dans le travail et le comportement que dans le sport sans oublier de conseiller les subordonnés. Selon une officier, afin d’établir de bonnes relations avec les subordonnés, les décisions prises doivent être justes et expliquées. Une proximité se crée alors de fait, soit lors des événements opérationnels, soit au quotidien. Le rôle de l’officier consiste non seulement à mettre en œuvre les ordres des supérieurs mais aussi à défendre les demandes des subordonnés.

Les subordonnées reconnaissent aux officiers féminins leurs compétences, leur professionnalisme garantissant leur crédibilité, néanmoins la gestion des personnels et l’autorité ne font pas l’unanimité. Ainsi, la remise en cause des capacités des femmes officiers peut être portée par d’autres personnels féminins malgré les difficultés communes de leur carrière. Un même témoin affirme ainsi : « Dès mon entrée dans l’armée, une première femme m’a marquée, elle était […] un exemple formidable de réussite féminine dans l’armée ; droite, forte et stricte tout en restant à l’écoute, bienveillante. Lors de ma première affectation, j’ai croisé une femme qui était loin des valeurs militaires que j’affectionne (rigueur, exemplarité, rigueur dans le commandement et respect). Elle m’a cependant permis de faire les bons choix en termes de comportement : ne pas reproduire ce que je n’ai pas aimé dans sa façon d’être. Cela m’a permis d’adopter un commandement plus diplomate tout en restant ferme, du moment où l’on montre l’exemple et explique le pourquoi de nos décisions. »

B. Les réactions des hommes

L’un des aspects majeurs de l’intégration des femmes dans les armées demeure leur acceptation par les hommes, formant la majorité des personnels de leur environnement. La reconnaissance de leurs pairs assurent leur crédibilité dans un environnement professionnel sain. Un officier met l’accent sur l’importance de la hiérarchie, aucune différence entre les sexes n’étant admises avec les supérieurs. Elle remarque cependant que la mixité force les hommes à repenser leur langage. L’attitude des personnels masculins envers leurs homologues féminins est rarement neutre se traduisant soit par le rejet soit par la protection. Aucune de ces options ne favorise réellement l’intégration : l’indifférence rend l’interaction difficile tandis que la protection tend à accroître le sentiment de faiblesse et l’impression de privilèges accordé aux femmes.

Face aux tensions liées à l’identité masculine, deux réactions surviennent de la part des femmes : soit elles recherchent l’uniformisation, par l’égalité de traitement systématique et l’oubli de leur féminité, soit elles maintiennent un équilibre entre masculin et féminin, répondant aux sarcasmes, sans toutefois aller jusqu’à faire perdre la face à l’homme. Cependant, une officier avoue qu’« il reste parfois difficile de travailler notamment dans un entourage fait uniquement d’officiers masculins, [avoir] parfois l’impression d’être mise à part, ignorée », ajoutant qu’il s’agit d’« un combat de tous les jours de se faire entendre correctement ». Même si la hiérarchie oblige les subordonnés à respecter l’officier quel que soit son sexe, les relations avec les homologues reste parfois difficile.

Conclusion : Être femme officier, c’est choisir une profession singulière marquée par une identité complexe liant la féminité au militaire. L’adaptation essentielle s’opère entre les femmes et l’institution, les hommes subissant des changements mineurs. Afin de s’adapter aux armées, créées par des hommes et pour des hommes, l’institution propose la désociabilisation orchestrée lors des formations en école, où il est indispensable d’affirmer sa personnalité et ses compétences afin d’associer son identité initiale avec celle du soldat. Malgré quelques réticences dans les derniers bastions masculins, les comportements visant à ostraciser les personnels féminins, adoptés lors de la formation en école ou en lycée militaire, persistent rarement en unités.

Soumises à la loi de la majorité, les femmes officiers s’accommodent de leur statut de minorité en s’appropriant à leur manière les règles imposées par l’institution afin d’être acceptées par leur entourage et reconnues dans leur légitimité en tant que militaire. Malgré une intégration différenciée du fait de leur sexe, les femmes en situation de commandement parviennent à concilier leur féminité et leur grade d’officier sans avoir à renier leur genre. Quelle que soit la stratégie adoptée, l’assurance dans le comportement choisi apporte une crédibilité supplémentaire à leur commandement, d’autant plus respecté.

Adelaïde Fouchard, étudiante en Master II Affaires et Relations internationales à Sciences Po Aix en 2013-2014

Auteure d’un mémoire intitulé « Être femme officier aujourd’hui », rédigé sous la direction du Professeur Jauffret


[1]             Rapport du Haut Comité d’évaluation de la condition militaire, n°6, ministère de la Défense, juillet 2012, p. 139

[2]             Rapport du Haut Comité d’évaluation de la condition militaire, n°5, ministère de la Défense, mai 2011, p. 159

[3]             Katia Sorin, Femmes en armes, une place introuvable ? Le cas de la féminisation des armées françaises, p. 211

Mali : moment crucial

11 fév

Retrouvez le dernier billet de Walter Bruyère-Ostells à la Une du Huffington Post :  http://www.huffingtonpost.fr/../../walter bruyeres ostells/attentats-guerre-mali_b_2660303.html

CAMPAGNE d’AFGHANISTAN : LE VOCABULAIRE DES SOLDATS FRANÇAIS TEMOIN D’UNE CULTURE DE GUERRE

21 déc

L’Afghanistan est une terre de souffrances pour une fin aléatoire, mais aussi un banc d’essai pour de nouveaux matériels. Sur le plan humain, pour les unités engagées, la campagne d’Afghanistan constitue un formidable laboratoire où se forge la dernière génération du feu (très peu de troupes n’y ont pas été projetées). En effet, ces moments partagés ensemble dans un pays farouche soudent davantage la famille militaire ayant une culture de guerre spécifique. La guerre du Golfe en 1990-1991, les expériences exotiques ou dans les Balkans n’ont pu générer un tel phénomène qui n’a d’équivalent, toute proportion gardée en termes d’effectifs, que pour l’avant-dernière génération du feu, celle de la guerre d’Algérie.

C’est en interrogeant sans relâche des témoins de tous grades et de toutes armes des unités des armées de l’Air et de Terre, selon la même méthode que j’ai déjà employée pour le conflit algérien , que j’en suis arrivé à ce qui apparaîtra bientôt comme une évidence.

A l’inverse du système lénifiant des compagnies tournantes déployées par exemple en Côte d’Ivoire où les unités mobilisées se noyaient dans la soupe des traditions des troupes de marine, sans toutefois en comprendre tous les subtils ingrédients, l’Afghanistan c’est l’affirmation de l’esprit de corps qui, joint à la camaraderie, est le rempart le plus efficace contre l’adversité. Il permet de bien se préparer, se motiver afin d’être le plus efficace une fois déployé, ce qu’il faudrait apprendre aux énarques, inspecteurs des finances, qui n’ont de cesse de réduire l’armée française à une collection d’échantillons.

L’Afghanistan manifeste cette culture de guerre, signe de reconnaissance entre soldats et bientôt entre anciens de ce théâtre d’opérations extérieures, par une surabondance de sigles et abréviations et un certain nombre de mots et d’expressions. L’une d’elles résume cette force de la famille régimentaire : « On part tous ensemble, on revient tous ensemble ».
Cette formule prend un aspect bien particulier en Afghanistan où la menace est permanente. Il s’agit de faire comprendre, en maîtrisant la discipline de feu, que la force vient du groupe, que celui-ci ne laissera pas tomber au cœur de l’action un de ses membres et que chacun peut compter sur son binôme (comme dans les forces spéciales), à condition que celui-ci ne se comporte pas en « caporal stratégique » dont la bavure ou le comportement mettent en péril la cohésion de l’unité et portent atteinte à l’image même des forces armées jusqu’au plus haut niveau. Sur le terrain, outre l’héritage propre à une vieille nation militaire, est donc utilisé un vocabulaire spécifique mâtiné de termes empruntés aux Afghans, tout en tenant compte du sabir otanien.

L’héritage
Les escadrons et bataillons envoyés en Afghanistan sont les héritiers d’une longue tradition militaire qui forge les meilleures troupes. En dépit de l’éloignement et des spécificités de ce théâtre d’opérations, des expressions venues de campagnes antérieures sont conservées ou adaptées. Parmi celles-ci, les liens avec la guerre d’Algérie et les souvenirs d’Afrique sont illustrés par un certain nombre de termes qui font partie de la fibre militaire française.

Un premier point, très important pour les hommes qui exposent leur vie dans ce pays farouche : les euphémismes sont tombés graduellement, à l’inverse de la guerre d’Algérie non reconnue officiellement avant 1999. En ce sens, cette dernière génération du feu d’Afghanistan se rattache à celle des soldats d’Indochine ou celles des deux guerres mondiales. En effet, dès 2001, la « campagne » d’Afghanistan est reconnue et vaut le titre de double campagne pour les titulaires de la Valeur militaire (que d’aucuns voudraient enfin voir remplacer par son ancêtre, plus explicite, la Croix de guerre…). Cependant, bien après les Américains, il faut attendre 2010 pour que soient employés par le haut commandement, pour le contingent français engagé à Kaboul, le district de Surobi et la province de Kapisa, les termes « d’opérations de guerre » . Quant à la reconnaissance de l’état de belligérance, aucune guerre n’étant déclarée et aucun Etat ennemi formellement désigné, après une utilisation ministérielle de la langue de bois (« crise », « opérations de maintien de la paix »…), notamment lors de rares débats parlementaires consacrées à l’Afghanistan , il faut attendre le 11 juillet 2011, alors que sénateurs et députés débattent de la question libyenne, pour que le Président de la République, Nicolas Sarkozy, avant de se rendre sur la base française de Tora, prononce le terme, lourd de sens, de « guerre » . Et ce, plus d’un an après la chancelière Angela Merkel et plus de deux ans après le Président Barak Obama .

Toutefois, le lien entre Afghanistan et Algérie reste assuré par la conservation d’un certain nombre de savoir-faire (recherche opérationnelle, nomadisme des commandos, « système D »…) et d’expressions propres à la culture militaire d’une vieille nation. Le mot « bled » est le propre des vieux régiments de la ci-devant Armée d’Afrique pour désigner les villages ou la campagne afghane. Les paras conservent « Droper le djebel », ce qui signifie être largué par hélico sur une zone de saut. Un terme issu de la terre algérienne fait florès : « choufer » ou observer. Avant toute opération, il faut prendre soin de repérer les « choufs » de l’ennemi ou observateurs potentiels (bergers, marchands ambulants…). Etre « bunkérisée » se dit d’une unité, qui se calfeutre dans sa base au confort moderne. Il s’agit de la version locale de ce qu’on appelait pendant la guerre d’Algérie la « politique du borjd » (fortin) à l’égard de troupes de secteur renonçant aux embuscades et à toute « pacification active ».

Un mot dont l’origine se perd, mais très en vogue en contre-guérilla depuis l’Indochine et l’Algérie, celui de « sonnettes », ou sentinelles postées à des points clefs. C’est un terme à double sens. Les taliban disposent de « sonnettes » en grand nombre autour des positions de la coalition. Ces guetteurs indiquent les mouvements de troupes et de véhicules. Ils sont installés autour des bases et postes avancés, mais aussi en dispositifs d’alerte à l’entrée de vallées ou de villages ou sur les crêtes avoisinantes. Côté français, certes les drones pourraient assurer une veille permanente, mais ils font du bruit et le climat afghan (poussière, froid intense ou chaleur à tuer des chiens) contrarie leur utilisation à 100%. Si bien que les hommes des commandos, non pas seulement ceux des forces spéciales, mais aussi ceux des troupes « combattantes », pour reprendre une expression chère à François Hollande, sont également des « sonnettes » qui, bien dissimulées, indiquent un tir de harcèlement à la roquette des taliban, renseignent, préparent et guident une opération du bataillon français…

Des multiples opérations de projection de puissance en Afrique, au Liban ou dans les Balkans, l’Afghanistan hérite d’expressions passées dans le langage commun. « Vol bleu », à destination immédiate de la métropole pour suites disciplinaires éventuelles, désigne le sort réservé à un militaire du rang ou à un cadre qui constitue, par exemple par abus de boisson dans une base où tout le monde est armé, une menace pour la sécurité de ses camarades. Il va s’en dire que tout militaire tenté par « l’herbe » que vend sur son étal un adolescent apparemment innocent, devant le camp de Warehouse, près de Kaboul, ou à proximité d’un poste avancé en Kapisa, connaît la sanction du « vol bleu ».
En effet, les ordres sont très stricts, il ne faut en aucun cas céder au « syndrome vietnamien », comme quelques Américains en Afghanistan, c’est-à-dire utiliser l’arme secrète des taliban : la drogue à très bon marché. Salles (ou tentes) aménagées de sports et l’utilisation d’Internet aident à évacuer le stress dans les bases au retour d’une opération. Ce qui permet aussi de combattre les « coups de cafard » par une liaison fréquente avec les familles grâce à la téléphonie. C’est le plaisir d’entendre une voix aimée, mais aussi le ressentiment plus profond de la séparation, de l’éloignement qui rend plus vulnérable. L’expression « vol blanc » désigne une évacuation sanitaire vers la métropole pour les blessés graves. A ne pas confondre avec « 9 line » : un message radio issu de l’anglais pour désigner une évacuation sanitaire urgente. Ce message est très précis car il contient en complément la description de l’état du blessé et s’il faut prévoir une évacuation immédiate vers l’hôpital militaire français de Kaboul.

Dès lors que des unités constituées sont projetées en Afghanistan, elles conservent leur vocabulaire. A titre d’exemples, à retenir l’expression que certains ministres ne sont pas prêts d’oublier lors de leur « tournée des popotes » : l’« arrivée grande pente ». Sur un avion de transport de l’armée de l’Air, il s’agit d’une arrivée sans palier sur une base aérienne type Kandahar : descente brutale pour éviter les tirs. Les Rambo des FS (forces spéciales) ont leur signe de reconnaissance par le pseudo adopté par chacun, mais aussi par un vocabulaire spécifique. Une formule résume le vécu de ces hommes, notamment à Spin Boldak jusqu’en 2006 inclus, toutes armées confondues : « se mettre en frigo ». Les membres des FS devant participer à une opération se mettent en « conclave », afin de se concentrer, se motiver et se mettre « dans l’ambiance » de la mission.

Un vocabulaire spécifique

Toutes les armes et spécialités développent en Afghanistan des signes distinctifs qui se retrouvent dans leur vocabulaire. Ainsi pour les commissaires des armées de Terre et de l’Air, une expression apparaît : « l’affaire est dans le trou du cul de l’âne » (variante « le dossier est dans le tuyau ») signifie que « l’affaire est lancée ». La particularité peut concerner également de petites unités, telles les compagnies, devenues des « coy » abréviation de « Company » telle la « coy Reco » (compagnie de reconnaissance). La « coy » désigne également une équipe OMLT (« Operational Mentoring and Liaison Team » ou équipe opérationnelle d’instruction et de liaison au bénéfice de l’entraînement de l’armée afghane. Cette « coy » particulière est forte de 6 ou 8 « pax » français. Cette abréviation initialement réservé à tout « personnel pour le maintien de la paix », finit par désigner tout personnel sous l’uniforme.

« Vert contre bleu » se dit d’une attaque d’un membre de l’ANA (vert) contre un membre de l’ISAF (bleu) en référence à la couleur des uniformes . Cette appellation fait référence aux attaques dont les Français, depuis la fin décembre 2011, sont les victimes (6 tués en décembre 2011 et janvier 2012), mais aussi les autres membres de la coalition (45 tués entre janvier et fin août 2012). Pareille mésaventure survient lorsque les « anges gardiens » (soldats chargés de protéger leurs camarades) ont été pris au dépourvu, ou quand des « gunners », nom donné aux personnes servant une arme collective ou bien se trouvant à l’arrière d’un VAB (véhicule de l’avant-blindé) pour assurer la sécurité du blindé, n’ont pas réagi suffisamment vite.

Banc d’essai de nouveaux matériels, la campagne Afghanistan est aussi riche en nouvelles appellations. Ainsi le « VAB Top » est la dernière version du VAB qui consiste en une tourelle téléopérée avec une mitrailleuse de calibre 12,7mm commandée par un joystick ? C’est la guerre du XXIe siècle à l’aide d’un dispositif qui évoque une console vidéo avec un écran jour et nuit, thermique et infrarouge. Cet engin comporte un télémètre désignant un objectif et en calcule immédiatement les données balistiques. Sa précision permet d’éviter les « dommages collatéraux » frappant les civils.

Des termes issus des langues locales sont également utilisés. Un mot apparaît parmi les premiers rencontrés pour signifier le caractère implacable de l’adversaire : « Bouzkachi ». Ce sport équestre violent, propre des populations de la steppe (Ouzbeks et Turkmènes surtout) du Nord de l’Afghanistan, consiste à s’emparer d’une dépouille de bouc sans tête qu’il faut déposer, après un parcours de longueur variable matérialisé par deux poteaux, dans un « cercle de justice », comme le décrit Joseph Kessel dans Les Cavaliers. « Tchai mekhorid » (« Je vous offre un thé »), est une phrase souvent entendue en Afghanistan. Elle résume le sens de l’hospitalité et accompagne les relations avec la population. Le terme de « Shoura » est employé pour une assemblée avec les « barbes blanches », chef et notables d’un village, lors d’une opération de contre-insurrection : on distribue de l’aide humanitaire, on répare les « karez » (canaux souterrains d’irrigation en Kapisa), tout en essayant de convaincre de cesser d’aider les taliban ou de subir leur présence. Enfin, « Inteqal » est un mot afghan signifiant « transition ». Dans les langues pashtoun et dari, c’est un euphémisme qui concerne le retrait des forces de la coalition.

Le sabir otanien

Nouveau témoin du recul du français, une langue locale otanienne, vrai « novlangue » selon 1984 de George Orwell. Toutefois, les Français ne sont pas englués dans les procédures très compliquées des « caveats ». D’où une certaine ironie concernant l’OTAN ou « NATO : No Action Talk Only » (« pas d’action, on se contente de parler seulement »). Un jeune officier parachutiste, qui veut garder l’anonymat, nous a avoué que, chargé de rédiger le JMO (journal des marches et opérations) de son unité, il plaint sincèrement les historiens qui y auront accès : le langage sera incompréhensible, outre la surabondance de sigles devenus intraduisibles, c’est une langue de mutant qui apparaîtra mêlant à un français résiduel des mots et expressions otaniens passés dans l’idiome commun des militaires.

Ainsi, on ne dit plus « mission de pacification » selon la tradition coloniale française, mais « cimic » ou, selon le sigle américain « CIMIC » (Civilian-Military Co-operation). De même, on ne dit plus « poste », selon un vocable évoquant les guerres d’Indochine et d’Algérie, mais « FOB » (« Forward Operational Base ») ou base, au confort rustique de matériels de campagne et souvent dépourvue de toilettes et de douches décentes avant la fin 2009. On réserve parfois les termes de « fire base » (« base de combat ») pour les éléments au contact de l’ennemi, telle Spin Boldak. Les postes avancés sont des COP (« Combat Out-Post »). Ces petits camps fortifiés abritent une centaine de personnes, dont les instructeurs français qui « mentorent » des soldats de l’ANA (Armée nationale afghane) au sein des « Omelettes », raccourci pour « OMLT ». Ceinturés comme les « FOB » de « bastions walls » (cubes de grillage remplis de pierres ou de terre), ils portent parfois des noms de soldats tombés au champ d’honneur, tel le « COP » Hutnik, en Kapisa qui évoque le sacrifice d’un légionnaire du 2e REP.

S’amorce également en Afghanistan une autre forme de culture issue du vocabulaire spécifique des armes. Facile à retenir, TIC (troop in contact) ou troupe au contact. L’expression désigne à la fois un accrochage et un appel pour un soutien d’artillerie ou un appui feu aérien. Tombée dans la vulgate, l’expression « Shot to kill » signifie tir à tuer, mais en fonction des « SOP » (« Standing Operation Procedure » ou procédure opérationnelle permanente), modèle standard de procédure d’opération type OTAN.

De l’aviation provient un grand nombre d’acronymes, tels JTAC (Joint Tactical Air Control) coordination des actions tactiques aériennes, indispensable pour une demande d’appui feu. Enfin, forgés en fonction des découpages administratifs mis en place par la coalition, apparaissent des sigles qui traduisent des réalités de terrain. On peut rappeler « PRT » (provincial reconstruction teams) ou équipes de reconstruction régionale et « RC » (Regional Command). « Tactical Air Control-Party » désigne une équipe de guidage aérien. Il s’agit d’une petite équipe de trois personnes avec un radio, un pilote et un « FAC » (« Forward Air Controler », contrôleur aérien avancé) qui est en charge du guidage des attaques d’avions et d’hélicoptères.

Cette nouvelle génération du feu se reconnaît également par un raccourci très en vogue, « Afgha », pour désigner ce pays. Autre particularité, les noms de lieux ne sont pas encore fixés, selon qu’on les prononce à l’anglaise ou à la française. Ainsi, l’Hözbin des géographes, devenu Huzbin, le 18 août 2008, demeure Uzbeen dans les médias anglo-américains. De même, la ville et le district de Saroubi, que le quai d’Orsay (division archives) préfère dénommer en 2004, Sarôbi, devient Surobi. Quant à la province de la Kapissa, son orthographe perd un « s » entre la période soviétique et les opérations actuelles en Afghanistan. Des appellations comme « Chicken Street », rue touristique de Kaboul, un peu le Cholon (Saigon) local, surgissent de façon épisodique parmi les témoins. De même le terme de « zone verte » a subi une évolution. Initialement, il était réservé au quartier des ambassades, des palais gouvernementaux et des villas sécurisées par les mercenaires de la capitale ou « Contractors » mot anglais pour mercenaire, qui a supplanté le terme d’ «Affreux ». Mais depuis 2008 et l’implantation en Kapisa, ces termes évoquent une vallée longue et étroite, propice aux embuscades en raison des vergers notamment, vrai « Nid de frelons ».

« Mine overness » (peur des mines), traduit la peur des engins improvisés ou « IED » (« improvised explosive device »), appellation que le commandement tente de remplacer , non sans mal, par « EEI » (engin explosif improvisé). Ces mines de toutes sortes sont responsables d’un nombre de plus en plus important des pertes, quoique les sapeurs, très exposés ((20% des 87 tués français), en désamorcent près de 70% dans les « hot spots » (points chauds). Ce qui donne, comme pour d’autres armes en Afghanistan, une prolifération de sigles tel « WIT » (« Weapons Intelligence Teams ») pour équipes de fouille opérationnelle du génie, avec les moyens de la police scientifique, dont la biométrie qui contribue à identifier les réseaux des poseurs de bombes .

Jean-Charles Jauffret, Professeur des universités et Directeur du Master II

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