Entre 2009 et 2013 au Brésil, 11 197 personnes auraient été tuées par les forces de police brésiliennes[1]. En moyenne, 6 personnes par jour meurent sous les coups des policiers. La société brésilienne souffre encore aujourd’hui beaucoup des conséquences du système militaire mis en place durant la dictature, dont le système policier de la démocratie instaurée en 1985 a directement hérité. La police, au lieu d’être un moyen de médiation et d’interposition entre les violences, serait elle-même un organe générateur de violence sur le modèle autoritaire des années 1960 à 1980[2].
La transition démocratique d’un Etat est le processus de libéralisation de la société et des institutions après la chute d’un régime autoritaire. Elle passe par la mise en œuvre et le respect de grands principes démocratiques, tels que la mise en place de contre-pouvoirs ou de la liberté d’expression, mais aussi par un changement de rapport entre la population et le pouvoir central. Il faut pour cela une certaine démarche de réconciliation et une réduction drastique du système de répression. A la suite d’une junte militaire et d’un système de répression surmilitarisé, la démocratisation passe par une réduction du pouvoir militaire et la mise en place d’un système de sécurité civile. Dans un régime démocratique, l’Armée doit agir pour la protection de la souveraineté de l’Etat, à ses frontières ou en dehors, mais son intervention sur le territoire national est censée rester exceptionnelle. La transition démocratique ne peut être complète dans un Etat où le système de sécurité intérieure est dominé par les Forces armées. C’est le cas dans les systèmes latino-américains post-dictatoriaux, dans lesquels une démilitarisation du système fut et reste nécessaire[3]. Au Brésil, ce processus est toujours en cours, et le débat sur l’intensification de cette démilitarisation est même relancé face à une violence policière qui ne décroît pas.
Contextualisation historique
Le Brésil est sorti de vingt-et-un an de dictature militaire répressive et violente en 1985. Les militaires au pouvoir avaient la mainmise sur l’appareil d’Etat et bien sûr sur tout le système sécuritaire et répressif. La torture et les disparitions étaient monnaie courante, bien que les chiffres soient légèrement inférieurs à ceux observés au Chili et en Argentine. Les militaires brésiliens avaient réussi à redresser l’économie en crise du pays, avec un taux de croissance du PNB de 11% entre 1968 et 1973, jusqu’à ce que le choc pétrolier crée une gigantesque inflation et une nouvelle crise qui leur fait prendre conscience qu’il faut quitter le pouvoir. A partir de ce moment, l’ouverture démocratique sera très progressive. Des civils sont petit à petit inclus dans le maintien du pouvoir. L’acte institutionnel n°5 instauré en 1968, celui qui avait institué la majorité des plus strictes clauses autoritaires, est abrogé en 1979. En 1982 a lieu l’élection directe des gouverneurs d’Etat ; en 1988 est adoptée une nouvelle constitution et, en 1989, ont lieu des élections présidentielles au suffrage universel direct[4]. Cependant, au moment-même où l’Acte n°5 est abrogé, une loi d’amnistie est adoptée et reste en vigueur encore aujourd’hui. Ainsi, les responsables de violation des Droits de l’Homme durant les années de répression n’ont jamais été jugés. Les militaires à la tête de ce système n’ont jamais été condamnés, ce qui ne rend ni officiellement ni symboliquement l’armée coupable.
Evolution du rôle de l’armée : une démilitarisation en apparence
Avec la fin de la dictature puis la fin de la menace communiste d’une manière générale dans le monde et au Brésil, l’armée et sa doctrine de sécurité nationale, qui a prévalu pendant toute la période autoritaire, perdent leur légitimité à assurer l’ordre à l’intérieur des frontières du pays. Les menaces pour l’ordre public sont désormais d’un autre type et relèvent de la criminalité, notamment dans les localités les plus pauvres, telles que les favelas. Il apparaît désormais difficile, dans un Etat en pleine transition démocratique, d’assurer la sécurité interne « de tous les jours » officiellement par l’Armée et non par les forces de police.
Pour autant, le statut des Forces armées brésiliennes n’est pas tout à fait défini. Dans les années 1990, elles participaient encore à des opérations de sécurité publique. Aujourd’hui, l’armée se considère comme « dernier rempart de la Nation contre les menaces les plus graves », à la fois à l’intérieur et à l’extérieur. Les seules interventions à caractère proprement militaire et concernant la souveraineté directe du Brésil aujourd’hui se situent en Amazonie. Il s’agit là d’étendre la présence militaire sur une région sensible, qui regroupe de nombreuses ressources naturelles convoitées par l’extérieur et des frontières poreuses avec sept autres pays, sujettes à des conflits entre groupes paramilitaires et à des trafics de drogues. Les Forces armées brésiliennes consacrent également une partie de leurs effectifs à des missions de maintien de la paix sous mandat de l’ONU, ou encore à des missions qui ne relèvent pas exclusivement du domaine militaire telle que la protection de l’environnement[5].
Un problème persistant : la Polícia Militar
Bien que les Forces armées comme telles soient plutôt écartées du maintien de l’ordre public, des forces de police affiliées à l’armée ont pris le relais. L’actuel modèle de police brésilien s’est constitué sous le régime militaire dictatorial. Aux côtés des Forces armées se trouvaient des forces de police civile et une force de police dite militaire, ou Polícia Militar, chargée de maintenir l’ordre public. C’est l’équivalent d’une police administrative chargée d’une action de présence manifeste dans les rues et de prévention des crimes. La Polícia Civil et la Polícia Federal ont pour leur part un statut de police judiciaire, et sont chargées de l’investigation et de la résolution des crimes l’une au niveau des Etats et l’autre à l’échelle fédérale[6]. La Polícia Militar est subordonnée, comme la Polícia Civil, au gouverneur de chaque Etat, mais la première est sous tutelle du ministère de l’armée depuis 1969 et agit en uniforme militaire. Elle fonctionne comme des forces auxiliaires et de réserve aux Forces armées. Le policier militaire est subordonné à une justice militaire et possède un statut semblable à celui des militaires[7].
Aujourd’hui, presque tout le travail de police urbaine et de sécurité publique au Brésil est réalisé par cette Police, fortement critiquée pour sa violence. La formation de ses policiers ne correspondrait pas à l’exercice du maintien de l’ordre du quotidien. Il y aurait une culture de la violence au sein des institutions et des écoles chargées de former les policiers d’une part, et d’autre part une culture militaire bien trop stricte, avec un respect de la hiérarchie violent et abusif qui ne préparerait pas les policiers à la proximité avec le citoyen[8]. Il apparaît que les policiers sont peu formés et ne possèdent pas une base de connaissances adéquate à la résolution des conflits du quotidien[9]. Par définition, le militaire est formé pour lutter contre un ennemi qui met en danger la souveraineté nationale, voire pour tuer cet ennemi.
L’émergence d’un nouvel ennemi intérieur
L’ennui de ce maintien d’organisation policière au Brésil est que le contexte, lui, a fortement changé. Le régime politique s’est transformé parce que l’ancien avait perdu sa principale source de légitimité, à savoir le risque communiste. Bien que ce dernier était finalement très limité, les militaires craignaient la formation d’une guérilla d’inspiration marxiste. Le système policier était organisé afin de lutter contre cet ennemi intérieur. Cependant, à partir des années 1980, s’opère un glissement vers de nouvelles tensions liées à la criminalité croissante notamment dans les zones pauvres et urbaines. Finalement, le criminel est considéré comme le nouvel ennemi intérieur. L’émergence de celui-ci permettait au pouvoir de reprendre la recette de la doctrine de sécurité nationale, pour la transformer en une doctrine de sécurité publique[10]. L’existence de la Police Militaire ne peut qu’alors se trouver justifiée par cette « militarisation idéologique de la sécurité publique »[11]. Dans un premier temps, l’opinion publique et les militants des droits de l’homme sont relativement favorables à la violence policière et à l’organisation telle qu’elle est, afin de lutter contre cette criminalité. A partir de 1992, il y a une certaine prise de conscience par la population que la violence policière n’arrange rien au taux de criminalité et qu’il est nécessaire de modifier la formation des policiers. Une première expérience de police de proximité appelée Police Communautaire dans le quartier de Copacabana à Rio en 1996 voit le jour mais est rapidement mise en échec par les secteurs les plus conservateurs[12]. La réflexion dans la société brésilienne sur la manière de voir la criminalité et de lutter contre elle chemine très doucement. En 2003, Jean-François Deluchey met en avant le vocabulaire utilisé par les médias et les autorités pour parler de l’action policière envers la criminalité. Le terme de « guerre contre la criminalité » est utilisé, bien qu’il soit difficile d’identifier un ennemi bien précis membre d’un camp adverse armé. Les favelas sont des zones de non-droit à « reconquérir », les actions menées sont des « batailles »[13]. En 2007, le gouverneur de l’Etat de Rio avait même qualifié le trafic de drogue de « terrorisme »[14].
Une évolution
En 2008 sont créées les Unités de Police Pacificatrice, envoyées dans les favelas de Rio de Janeiro afin de s’y établir durablement, d’abord en tant que police neutralisante puis de police de proximité censée établir des programmes sociaux locaux. Cependant, malgré le succès de la « pacification » dans certaines favelas et une certaine formation spéciale pour la préservation des droits du citoyen, ces UPP sont connues pour leur violence, voire leur cruauté, ainsi que leur corruption. En effet, elles n’en restent pas moins affiliées à la Police Militaire, donc aux Forces Armées, avec une formation de base effectuée selon un modèle traditionnel[15]. Les exactions commises par ces UPP ont remis le débat sur la démilitarisation au goût du jour.
Pour les détracteurs de ce processus, il est essentiel d’orienter la police vers une défense de la société et non plus de l’Etat. Il faut reconsidérer l’appréhension de ce nouvel ennemi intérieur, comme un danger non pas envers la souveraineté de l’Etat brésilien, censée être défendue par l’armée, mais comme un danger pour l’ordre social, censé pour sa part être défendu par les forces de police civile[16]. Il existe donc une remise en cause de la médiation par l’armée des conflits du quotidien. La démilitarisation de la Police Militaire doit passer par une amélioration de la relation avec le citoyen, par un questionnement sur l’usage de la force et des armes à feu et par une remise en cause de la formation des policiers. L’organisation interne doit se doter d’une plus grande horizontalité et le jugement systématique de membres impliqués dans des violations des droits de l’Homme. Enfin, l’enjeu est le passage d’un simple maintien de l’ordre public à un maintien des droits des citoyens, criminels ou non, dans une action qui doit être plus préventive que répressive[17]. Des pétitions contre les violences policières sont mises en circulation et un projet voit le jour depuis 2011 : la PEC102 (Proposta de Emenda a Constitução n°102), une proposition d’amendement de la Constitution, qui autoriserait les Etats à unifier Police Militaire et Police Civile en faveur d’une démilitarisation du système[18]. Ainsi, au niveau des Etats fédérés, les fonctions de police judiciaire, de police administrative, de prévention et de maintien de l’ordre public seraient remplies par une seule institution, sous le contrôle d’un Conseil National de Police indépendant de l’Armée brésilienne. Cette proposition est malgré tout restée en suspens, ce que laisse penser le manque de couverture médiatique, tandis qu’une nouvelle a fait son apparition en juin dernier. Celle-ci suggère la mise à l’échelle fédérale de tous les organes de police, civile comme militaire, afin de favoriser une meilleure coopération et rationalisation des polices de chaque Etat du Brésil et lutter contre la violence. Cette proposition est arrivée en commission constitutionnelle ; cependant même si elle venait à être adoptée, la police garderait son caractère militaire[19].
Parallèlement, en 2011, la Présidente de la République Dilma Rousseff avait instauré une Commission de la Vérité qui préconisait à la fois une démilitarisation de la police et une fin de l’amnistie avec jugement des coupables, même à titre posthume, montrant que les blessures datant de la dictature ne sont pas encore fermées et ne le seront pas tant que le système mis en place en majorité en 1969 ne sera pas totalement condamné et aboli[20].
Enfin, dans une perspective de comparaison et d’ouverture, une telle analyse peut mettre en valeur le paradoxe auquel assiste la France actuellement, où le territoire national est devenu le premier théâtre d’engagement du ministère des Armées depuis le déploiement de l’opération Sentinelle. Cette mission, créée afin de lutter contre le terrorisme, peut donner l’idée d’une certaine « militarisation » de la France. Elle succède au plan Vigipirate en vigueur depuis 1995 et dure elle-même depuis 2015, dépassant ainsi le cadre de l’exception. A l’heure où des Etats comme le Brésil continuent leur démilitarisation, de nombreuses interrogations se font sur le sens et l’effectivité d’un tel déploiement, qui, sans remettre en cause pour l’instant le système démocratique, contredit malgré tout la séparation des rôles entre armée et police.
Anne-Céline Pinauldt, étudiante du Master 2 en 2017-2018
[1] « La police brésilienne tue en moyenne six personnes par jour », L’Express, publié le 13/11/2014 [consulté le 28/11/2017]. https://www.lexpress.fr/actualite/monde/amerique-sud/la-police-bresilienne-tue-en-moyenne-six-personnes-par-jour_1621452.html
[2] Aglaé de CHALUS, « Le Brésil fait la lumière sur les crimes commis sous la dictature », La Croix, publié le 14/12/2014 [consulté le 28/11/2017]. https://www.la-croix.com/Actualite/Monde/Le-Bresil-fait-la-lumiere-sur-les-crimes-commis-durant-la-dicture-2014-12-14-1253447
[3] Charles T. CALL, « War Transitions and the New Civilian Security in Latin America », Comparative Politics, Vol 35, n° 1, October 2002.
[4] James N. Green, « Paradoxes de la dictature brésilienne », Brésil(s), 2014-5, p 7-16.
[5] Renée FREGOSI, Armées et pouvoirs en Amérique latine, Paris, éditions de l’IHEAL, 2004, p 8.
[6] Gilberto GASPARETTO, « Polícia : Instituição se divide em diferentes tipos e funções », Educação, publié le 08/02/2008 [consulté le 29/11/2017]. https://educacao.uol.com.br/disciplinas/cidadania/policia-instituicao-se-divide-em-diferentes-tipos-e-funcoes.htm
[7] Murilo RONCOLATO, « A desmilitarização e o melhor modelo para polícia brasileira?”, Revista Galileu, publié le 08/02/2017 [consulté le 28/11/2017]. http://revistagalileu.globo.com/Sociedade/noticia/2017/02/desmilitarizacao-e-o-melhor-modelo-para-policia-brasileira.html
[8] Ciro BARROS, « Formação da PM é baseada em absusos, dizem policiais », Exame, publié le 24/06/2014 [consulté le 29/11/2017]. https://exame.abril.com.br/brasil/formacao-da-pm-e-baseada-em-abusos-dizem-policiais/
[9] Márcio PEREIRA BASÍLIO, O Desafio da Formação do Policial Militar do Estado do Rio de Janeiro : Utopia ou Realidade Possível? , Fundação Getulio Vargas, Rio de Janeiro, 2007, p160. http://bibliotecadigital.fgv.br/dspace/bitstream/handle/10438/3463/ACFD95.pdf?sequence=1&isAllowed=y
[10] Jean-François DELUCHEY, « De la « guerre contre le crime » au Brésil : culture autoritaire et politiques publiques de la sécurité », Autre part, vol. 26, no. 2, 2003, pp. 173-186.
[11] Jorge DA SILVA, « Militarização da Segurança Pública e a Reforma da Polícia : um depoimento », in Ricardo Bustamante, Paulo César Sodré (coord.), Ensaios Jurídicos : O Direito em Revista, Instituto Brasileiro de Atualização Jurídica, Rio de Janeiro, 1996, pp497-519.
[12] Angelina PERALVA, “Violence urbaine, démocratie et changement culturel : l’expérience brésilienne (partie 1)”, Cultures & Conflits, 1998, p 8.
[13] Jean-François DELUCHEY, « De la « guerre contre le crime » au Brésil : culture autoritaire et politiques publiques de la sécurité », Autre part, vol. 26, no. 2, 2003, p. 173-186.
[14] Sabira de ALENCAR CZERMAK, Maria Inês GARCIA DE FREITAS BITTENCOURT, « Entre la guerre et la paix : l’Unité de police pacificatrice dans une favela de Rio », Nouvelle revue de psychosociologie, 2016/2 (N° 22), p. 169-180. URL : https://www-cairn-info.lama.univ-amu.fr/revue-nouvelle-revue-de-psychosociologie-2016-2-page-169.htm
[16] Murilo RONCOLATO, « A desmilitarização e o melhor modelo para polícia brasileira?”, Revista Galileu, publié le 08/02/2017 [consulté le 28/11/2017].
[17] Jorge Luiz Paz BENGOCHEA; Luiz Brenner GUIMARAES; Martin Luiz GOMES et Sérgio Roberto de ABREU, A transição de uma polícia de controle para uma polícia cidadã. São Paulo Perspec., 2004, vol.18, n.1, pp.119-131. http://dx.doi.org/10.1590/S0102-88392004000100015
[18] GlobalVoices, « Sans violence : Démilitariser la police au Brésil ? », Global Voices, publié le 14/07/2013 [consulté le 27/11/2017]. https://fr.globalvoices.org/2013/07/14/149765/
[19] SENADO FEDERAL, « PEC prevê a federalização do Sistema de segurança públia do país”, Senado Notícias, publié le 06/03/2017 [consulté le 29/11/2017] https://www12.senado.leg.br/noticias/materias/2017/03/06/pec-preve-a-federalizacao-do-sistema-de-seguranca-publica-do-pais
[20] Aglaé de CHALUS, « Le Brésil fait la lumière sur les crimes commis sous la dictature », La Croix, publié le 14/12/2014 [consulté le 28/11/2017].