GEOPOLITIQUE DE LA REGION BALTE :LA FRONTIERE OTAN-RUSSIE

Au lendemain de l’exercice russe Zapad 2017 qui eut lieu à la frontière de la Lituanie, les déclarations d’officiels sur le nombre de soldat participants se multiplient. Alors que la Russie avait annoncé 12 700 participants[1], le Général Ben Hodges, commandant de l’US Army in Europe, n’est pas convaincu[2]. Pourquoi alors cette focalisation des Russes et de l’OTAN sur la région balte ? L’objet principal de cet article sera d’expliquer les craintes des Etats baltes, dont l’influence sur l’OTAN provoque une surenchère sécuritaire dans la région.

 

La région balte représente 175 015 km2, elle est composée de la Lituanie, de la Lettonie et de l’Estonie. Essentiellement marécageuse et forestière, la région sert de zone tampon entre la Russie et l’Europe. Cernée à l’est par la Russie, au sud-est par la Biélorussie, à l’ouest par l’oblast de Kaliningrad, enclave Russe en terre européenne, et au sud-ouest par la Pologne, elle a accès à la mer Baltique au nord. La région, dénuée d’hydrocarbures, est dépendante de son voisin russe pour son approvisionnement.

Sa population représente un peu moins de 7 millions d’habitants, essentiellement ruraux. Elle doit faire face depuis plusieurs années à une fuite de la jeunesse vers l’ouest[3]. Les trois Etats font état d’une démographie différente. Sur le plan ethnique, la Lituanie est composée à 8% de russophones, alors que la Lettonie en compte 30%, et l’Estonie 25%[4], qui vivent en majorité à la frontière avec leur grand voisin et dans les grandes villes industrielles.

 

Il faut remonter à Pierre le Grand, fondateur de Saint Pétersbourg, puis à Catherine II, pour comprendre l’expansion de la Russie. Ces tsars de la dynastie des Romanov ont ainsi mené une politique expansionniste dans la quête d’accès aux mers chaudes[5] : la Mer Noire et plus généralement la Mer Méditerranée, mais aussi la Mer du Japon à l’est car c’est bien connu, « Qui domine les mers, domine le monde ». Dès lors, dès 1710 la Russie lance la Guerre du Nord contre la Suède et récupère l’Estonie et une grande partie de la Lettonie pour deux siècles[6]. Il faudra attendre 1795, pour que la Lituanie soit à son tour complètement annexée par la Russie. Cet agrandissement territorial s’effectue à la suite du troisième partage de la Pologne[7] avec la Prusse de Frédéric II qui cherchait à détourner les ambitions de Catherine II sur l’Empire Ottoman. Historiquement le Grand-Duché de Lituanie s’est créé pour contrer les chevaliers teutoniques à l’Ouest mais aussi la « Horde d’or » devenue russe à l’Est, mais ce n’est que dans l’entre-deux-guerres qu’elle récupère possession de son territoire en créant une République de Lituanie. Ce fut de courte durée puisqu’elle fut occupée par l’URSS au moment de l’invasion de la Pologne par le IIIème Reich allemand en septembre 1939[8]. Le 22 juin 1941, la Wehrmacht envahit la Lituanie, qui ne sera récupérée par les soviétiques qu’en 1945[9]. Dès lors il faudra attendre 1990, la chute de l’URSS, pour voir émerger la Seconde République de Lituanie.

 

            Mais qu’en est-il aujourd’hui ? L’invasion de la Crimée par la Russie en 2014 a fait renaître le spectre de l’invasion dans les Etats baltes. Alors que la base de Sébastopol et la sécurisation de la Crimée donnaient aux Russes l’accès aux mers chaudes, les Etats baltes eux ne semblent pas être d’une importance stratégique, puisque l’accès à la Mer Baltique est déjà accordé par les oblasts de Kaliningrad et de Leningrad. Pourtant l’inquiétude règne chez les Baltes. En effet un rapport de la Rand Corporation établit à travers ses War Games en 2015 que la Russie serait en mesure d’envahir complètement la Lituanie, la Lettonie et l’Estonie en moins de 48 heures[10]. Il est nécessaire de rappeler que ces Etats sont membres de l’Union Européenne et de l’OTAN depuis 2004, or en vertu de l’Article 5 du traité de l’Atlantique :

 

« Les parties conviennent qu’une attaque armée contre l’une ou plusieurs d’entre elles survenant en Europe ou en Amérique du Nord sera considérée comme une attaque dirigée contre toutes les parties, et en conséquence elles conviennent que, si une telle attaque se produit, chacune d’elles, dans l’exercice du droit de légitime défense, individuelle ou collective, reconnu par l’article 51 de la Charte des Nations Unies, assistera la partie ou les parties ainsi attaquées en prenant aussitôt, individuellement et d’accord avec les autres parties, telle action qu’elle jugera nécessaire, y compris l’emploi de la force armée, pour rétablir et assurer la sécurité dans la région de l’Atlantique Nord ».

 

Cela devrait suffire à rassurer les Etats baltes, mais ce n’est pas le cas et il y a plusieurs raisons à cela. La première est que la Russie dispose d’un système de défense sol-air Anti-Access/Area Denial (A2/AD) équipé de missiles S-400 et S-300 dans les oblasts de Leningrad et de Kaliningrad[11]. Kaliningrad où d’ailleurs sont positionnés un bataillon d’infanterie mécanisée et un régiment de parachutistes[12]. Une aide militaire otanienne devrait alors passer par la Pologne, mais là encore il existe une problématique. Entre la Biélorussie, alliée Russe, et Kaliningrad il existe un corridor appelé Suwalki qui longe la frontière polonaise. Cette route est perpendiculaire à la seule route praticable par des forces armées or elle est limitée à 7,5 tonnes[13]. Il est alors aisé d’imaginer un accident entre deux poids lourds bloquant toute aide aux Etats baltes. Ainsi l’armée lituanienne et ses 20 000 soldats[14] devraient faire face, sans aide, à la puissante armée russe. Mais un paradoxe prend place ici, les Baltes sont persuadés que ces facteurs géostratégiques sont la preuve qu’une attaque russe est imminente à la manière de celle ayant eu lieu en Crimée. Pourtant, le conflit en Ukraine s’est déroulé de manière non conventionnelle.

 

            L’OTAN se prépare donc à deux éventualités dans la région, celle d’un conflit conventionnel mais aussi celle d’une conflictualité asymétrique, par l’exacerbation des minorités russophones, ajoutée à des cyberattaques par des hackers russes comme ce fut le cas en Estonie en 2007[15] en réponse au retrait d’une statue de bronze commémorant la résistance russe aux attaques allemandes de la Seconde Guerre Mondiale, sur la place principale de Tallin. La possibilité de débarquement de « Little green mens » sur les plages de la Baltique ou à travers les forêts sont des sujets courants dans la presse[16] de la région. L’Alliance s’est donc réunie en 2014 à Newport au Pays de Galles pour prendre des mesures extraordinaires pour réassurer ses membres, garants de la frontière est. Alors que depuis 2004, l’OTAN assure une mission de police de l’air[17] depuis les bases de Šiauliai et d’Amari, il a été décidé de créer à la fois un plan de réaction rapide otanien mais aussi des mesures de réassurances américaines : l’European Reassurance Initiative. Ce plan de réassurance de 3,4 milliards de dollars, auxquels devraient s’ajouter 1,4 milliards de dollars après proposition du président Donal Trump en mai 2017[18], comprend l’Opération Atlantic Resolve, qui prévoyait le déploiement de 150 militaires américains à Pabrade en Lituanie. La Russie considère cependant ce plan comme contraire au pacte Otan-Russie de 1997[19]. Le Plan de réaction du Pays de Galles n’a pas apaisé les tensions, bien au contraire, puisqu’il prévoyait la mise en place de Nato Forces Integrations Units[20], dont l’utilité est de faciliter l’intervention de la Nato Response Force, mise en place depuis 2002 et le Sommet de Prague, et de son groupe d’intervention rapide la VJTF (Very High Readiness Joint Task Force) placée sous le commandement du SACEUR (Supreme Allied Commander Europe) le Général Curtis Scaparotti, qui est en parallèle le Commandant des forces des Etats-Unis en Europe (EUCOM).

 

            Cependant, la surenchère ne s’est pas arrêtée là. En effet, les provocations ont continué de toutes parts : les avions russes franchissant l’espace aérien estonien pour quelques minutes[21], alors que certains vaisseaux américains flirtaient avec les eaux territoriales russes de Kaliningrad[22]. En 2016 ce fut acté, l’OTAN décide en juillet à Varsovie le déploiement d’une Enhance Forward Presence qui prend la forme de 4 bataillons multinationaux, un dans chaque Etat balte et un en Pologne[23]. Ces bataillons sont composés généralement de 3 pays, une nation-cadre, les Etats-Unis en Pologne, l’Allemagne en Lituanie, le Canada en Lettonie et la Grande Bretagne en Estonie, et 2 autres pays membres de l’alliance présent sur une base rotationnelle de 4 à 6 mois. La France en est déjà à 2 participations, une en Lituanie (début 2018) et une en Estonie (2nd semestre 2017). En parallèle les Etats baltes demandaient que la Baltic Air Policing évolue en Air Defence[24], avec des règles d’engagement très strictes, ce qu’ont refusé les membres de l’OTAN. En réponse, les armées de Vladimir Poutine ont déployé de manière permanente des missiles S-400 et Iskander à Kaliningrad[25]. De plus, le district militaire ouest a été renforcé de 3 divisions[26] pour « contrecarrer le renforcement des forces de l’OTAN ».

 

Les Etats baltes eux tentent aussi de se renforcer. L’Estonie est l’un des rare pays à atteindre le 2% de dépense en matière de défense de son PIB, alors qu’elle accueille depuis 2008 le Centre d’Excellence de l’OTAN contre les attaques cyber qui lui ont fait si mal en 2007. La Lituanie a, quant à elle, rétabli une forme de conscription de 3500 à 4000 appelés par an[27]. En parallèle, son parlement, le Seimas, a fait voter une loi autorisant la possession d’armes à feu par les membres des associations paramilitaires tels la Lithuanian Rifflemen Union[28], afin de transformer une défaite militaire contre les russes en combat asymétrique type « combat de partisans ». Ils développent aussi des partenariats à trois tel BALBAT[29] (le bataillon balte) mais sans grand succès.

 

Ainsi la région balte semble être au cœur d’une crise qui s’auto-entretient. La Lituanie, la Lettonie et l’Estonie sont persuadées de l’attaque imminente de la Russie : leur histoire et les provocations russes tendent à le prouver. En réponse l’OTAN déploie de plus en plus de forces à ses frontières ce qui dégrade les relations avec la Russie et entraîne de plus en plus de provocations. Cependant tous les Etats de l’OTAN ne sont pas persuadés des bienfaits de cette politique, c’est ce que laisse transparaître la phrase de l’ancien président François Hollande au Sommet de Varsovie en juillet 2016 : « La Russie n’est pas un adversaire, pas une menace »[30].

 David Uzan, Master 2 Histoire militaire comparée, géostratégie, défense et sécurité

[1] « Les exercices Zapad, menace pour l’Occident ? La Défense russe met les points sur les i », Sputnik France (En ligne), consulté le 13/11/17.

[2] « Les exercices russes Zapad ont mobilisé plus de troupes qu’annoncé par Moscou », Le Monde (En ligne), consulté le 13/11/17

[3] Site https://www.populationdata.net/pays/lituanie/, consulté le 13/11/17

[4] NIES Susanne, Les Etats Baltes, une longue dissidence, Paris, Armand Colin, 2004, p.58

[5] RIASANOVSKY Nicholas, Histoire de la Russie, des origines à 1996, Paris, Robert Laffont, 1994, p.19

[6] Ibid., p.248

[7] Ibid., p.296-297

[8] SOULET Jean-François, Histoire de l’Europe de l’est, de la Seconde Guerre Mondiale à nos jours, Paris, Armand Colin, p.21.

[9] Ibid., p.47

[10] Site https://www.rand.org/pubs/research_reports/RR1253.html, consulté le 13/11/17

[11] Site https://foreignpolicyblogs.com/2016/10/25/bubble-trouble-russia-a2-ad/, consulté le 13/11/17

[12] BRES Romain, Défendre et armer une petite puissance, le cas des Etats Baltes, Mémoire de Master sous la direction de Walter Bruyère-Ostells, Sciences Po Aix-Université d’Aix Marseille, 2017, p.63

[13] Site http://www.opex360.com/2017/06/20/lotan-se-concentre-sur-le-passage-de-suwalki-point-faible-de-la-defense-des-pays-baltes/, consulté le 13/11/17

[14] Site du ministère de la Défense lituanien : http://kariuomene.kam.lt/en/home.html, consulté le 13/11/17

[15] « L’Estonie tire les leçons des cyberattaques massives lancées contre elle pendant la crise avec la Russie, Le Monde (En ligne), consulté le 13/11/17

[16] Site http://observer.com/2017/04/russian-little-green-men-lithuania-invasion/, consulté le 13/11/17

[17] Site http://www.airn.nato.int/archive/2017/safeguarding-alliance-airspace-continues-as-allies-rotate-the-nato-baltic-air-policing-mission-, consulté le 13/11/17

[18] Site du Département de la Défense américain : https://www.defense.gov/News/Article/Article/1199828/2018-budget-request-for-european-reassurance-initiative-grows-to-47-billion/, consulté le 13/11/17

[19] Site de l’OTAN : https://www.nato.int/cps/fr/natolive/topics_109141.htm, consulté le 13/11/17

[20] Site de l’OTAN : https://www.nato.int/nato_static_fl2014/assets/pdf/pdf_2015_09/20150901_150901-factsheet-nfiu_en.pdf, consulté le 13/11/17

[21]« La Finlande et l’Estonie accusent Moscou de violations de l’espace aérien », Le Figaro (En ligne), consulté le 13/11/17

[22] « Des vols russes agressifs effectués près d’un navire américain en mer Baltique », Le Monde (En ligne), consulté le 13/11/17

[23] Site de l’OTAN : https://www.nato.int/cps/fr/natohq/official_texts_133169.htm, consulté le 13/11/17

[24] Site http://www.heritage.org/defense/report/time-the-baltic-air-policing-mission-become-the-baltic-air-defense-mission, consulté le 13/11/17

[25] Site https://www.globalsecurity.org/wmd/library/news/russia/2012/russia-120409-rianovosti03.htm, consulté le 13/11/17

[26] « Russie : trois nouvelles divisions militaires créées pour contrecarrer l’OTAN », Le Parisien (En ligne), consulté le 13/11/17

[27] « Face aux Russes, la Lituanie rétablit le service militaire », Le Point (En ligne), consulté le 13/11/17

[28] « Amid growing EU control, Lithuania keeps semi-automatic guns with riflemen », Delfi (En ligne), consulté le 13/11/17

[29] Site du ministère des Affaires Etrangères Letton : http://www.mfa.gov.lv/en/security-policy/co-operation-with-nato-member-states-and-candidate-countries/cooperation-des-etats-baltes-en-matiere-de-defense-principaux-projets-conjoints, consulté le 13/11/17

[30] « Sommet de l’OTAN : la Russie n’est pas un adversaire, pas une menace, selon Hollande », Le Monde (En ligne), consulté le 13/11/17

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