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Al-QAÏDA ETAT DES LIEUX (3) : Al-Qaïda et les Printemps arabes

7 Feb

Troisième et dernière partie de cet état des lieux dressé par Romains Sens, diplômé du Master II en 2012 :

Avec le suicide de Mohamed Bouazizi, en Tunisie, le 17 décembre 2010, s’est déclenché un vaste mouvement de révolte dans de nombreux pays du monde arabe auquel on a donné le nom de Printemps arabes. La principale conséquence de ces révolutions a été le départ de quatre dictateurs arabes avec la fuite de Zine El Abidine Ben Ali en Tunisie, l’abandon du pouvoir par Ali Abdallah Saleh au Yémen, l’arrestation de Hosni Moubarak en Egypte et la mort de Mouammar Kadhafi en Libye. En parallèle, a éclatée une guerre civile en Syrie au sein de laquelle les opposants majoritairement sunnites cherchent à renverser le pouvoir du régime alaouite de Bachar Al-Assad. La Tunisie et l’Egypte ont connu pour leur part des révolutions populaires rapides rassemblant la très grande majorité de la population contre le régime en place. Emblématiques des Printemps arabes, elles ont laissé place à des élections réellement démocratiques (au sens ou une majorité des citoyens a pu choisir librement ses dirigeants lors d’un scrutin au suffrage universel) dont le principal enseignement a été la prise de pouvoir de façon incontestable et légale des islamistes issus de la mouvance des Frères Musulmans. Ennahda en Tunisie et le parti Droit et Justice en Egypte sont en effet directement issus de la confrérie religieuse et respectent  la doctrine édictée par Sayyid Qotb. Contrairement aux salafistes djihadistes, ces « islamistes modérés » choisissent la voie de la démocratie, de la séduction populaire par un activisme social à caractère religieux et in fine de la mise en place progressive des préceptes de la Charia de façon constitutionnelle. Cette manière « douce » de prise du pouvoir islamiste est actuellement en train de se réaliser dans ces pays et les Frères Musulmans s’engouffrent avec succès dans les brèches démocratiques ouvertes dans les régimes autoritaires encore en place comme au Maroc.

La stratégie d’Al-Qaïda, son discours radical et sa méthode violente de prise du pouvoir par la seule voie des armes et l’application de la Charia non pas du fait d’une consultation populaire mais de la seule volonté de Dieu, est antagoniste de celle des Frères musulmans. Les succès de ces derniers ont conduit  beaucoup d’observateurs à estimer qu’Al-Qaïda allait perdre beaucoup d’influence sur la jeunesse pauvre des pays arabes : à ce jour, rien ne permet de conforter cette hypothèse. Même sans être forcément lié à Al-Qaïda, l’islamisme radical principalement salafiste reste en plein essor dans nombre de ces pays. Et la bannière d’Al-Qaïda (le drapeau noir frappé de la Chahâda) est toujours brandie dans la plupart des pays qui ont connu ces révolutions.

 

Yémen, Tunisie, Egypte

Au Yémen, AQPA était déjà présente avant la révolution qui a mis fin au pouvoir d’Ali Abdallah Saleh. Cependant, elle réussit à exploiter militairement l’instabilité causée par les manifestations qui paralysent Sanaa et le pouvoir central. Sur la défensive actuellement elle persiste à mener une campagne d’attentats terroristes visant les forces de sécurité comme les infrastructures pétrolières du pays.

En Tunisie, pays dans lequel l’islamisme radical et le djihadisme étaient inexistants sous le régime de Ben Ali (hormis lors de l’attentat contre la synagogue de Djerba en 2002), l’arrivée au pouvoir d’Ennahda a permis de changer la donne. Le salafisme violent a subitement émergé s’en prenant aux institutions, aux forces de sécurité et plus globalement à tous ceux accusés de ne pas respecter les préceptes du Coran. Cette opposition violente au régime « islamiste modéré » a connu son acmé lors de l’attaque de l’ambassade américaine à Tunis le 14 septembre 2012 par des membres du groupe salafiste Ansar ach’ Charia (dont le leader est actuellement en fuite). Plus récemment, des signes d’une infiltration de combattants djihadistes venus de Libye pour déstabiliser une Tunisie déjà très éruptive sont apparus. A plusieurs reprises des combats survenus entre forces de sécurité et groupes djihadistes arrêtés avec d’importants stocks d’armes et de munitions dans le sud du pays ont montré que la Tunisie restait une cible pour le djihad. Cependant le nouveau régime arrive pour le moment à maintenir un ordre relatif sur son territoire.

En Egypte, berceau des Frères Musulmans et pays de Sayyid Qutb (mais aussi du chef d’Al Qaïda, Ayman Al-Zawahiri), la confrérie islamiste a conquis le pouvoir démocratiquement lors des dernières consultations populaires même si son pouvoir reste très contesté par les opposants libéraux qui avaient largement contribué à la chute de Moubarak. Comme en Tunisie, les « islamistes modérés » au pouvoir sont concurrencés dans les urnes et dans la rue par la mouvance salafiste. Les excès de celle-ci permettent aux Frères Musulmans de renforcer l’islamisation de la société sans susciter l’opprobre et leur assure un statut de garant de la stabilité face au « chaos salafiste ».

Si Al-Qaïda n’a jamais été présent en force sur le sol égyptien du temps de l’ancien régime malgré plusieurs attentats visant les touristes occidentaux, des groupes djihadistes affiliés à la nébuleuse terroriste tentent de s’infiltrer parmi les tribus de bédouins du Sinaï pour s’en prendre directement à Israël. Déjà en août 2011 des djihadistes venus du Sinaï avaient pénétré en Israël et tendu une embuscade tuant 8 israéliens dont un soldat et un policier. Un an plus tard en août 2012, un groupe similaire s’empare du poste frontière égyptien de Rafah tuant 16 policiers égyptiens, puis prend possession de deux véhicules blindés et attaque la frontière israélienne. Israël décime la totalité du groupe par un bombardement aérien. Israël entreprend la construction d’une nouvelle clôture de sécurité à sa frontière avec le Sinaï et demande à l’Etat égyptien de prendre des mesures. Celui-ci envoie alors de nombreuses forces militaires équipées de chars lourds et d’hélicoptères de combat affronter les djihadistes dans le Sinaï, notamment dans la ville d’El Arich.  Les djihadistes sont actuellement en fuite dans la région.

 

L’utilisation des djihadistes en Libye.

En Libye, la guerre civile de 2011 qui prit fin avec la mort du colonel Kadhafi a vu de nombreux groupes djihadistes affiliés à Al-Qaïda revenir sur le devant de la scène libyenne de laquelle ils avaient disparu  sous l’ancien régime. Le plus frappant est que nombre d’entre eux ont été directement soutenus par les Etats-Unis pour contribuer à la chute de Kadhafi. L’exemple le plus emblématique est le cas d’Abdelhakim Belhadj. Ce djihadiste libyen, vétéran de la guerre contre les soviétiques en Afghanistan a ensuite combattu directement les forces américaines dans les rangs d’Al-Qaïda aux côtés d’Abou Moussab Al-Zarkaoui en Irak. Arrêté ensuite par la CIA en Malaisie, il est livré aux renseignements libyens qui le relâchent en 2009 lors d’une amnistie générale. Dès le début de l’insurrection contre Kadhafi, il rejoint le Qatar où il sera appelé  à prendre le commandement de la « brigade du 17 février » sur le front libyen.  Cette brigade, armée et formée par la France et les Emirats Arabes Unis, devient l’une des plus performantes au combat contre l’armée libyenne. Du 20 au 28 août 2011, elle s’empare des principaux lieux de pouvoir à Tripoli et met en fuite le dictateur. Son efficacité militaire au combat lui donne une place de choix sur la scène politico-militaire post-régime. Abelhakim Belhadj, authentique djihadiste et vétéran d’Al-Qaïda, devient alors gouverneur militaire de Tripoli.

Outre le fait que l’islamisme politique n’a pas connu la même victoire dans les urnes qu’en Tunisie ou en Egypte et que les arsenaux de Kadhafi ont été pillés par de multiples bandes armées qui essaiment notamment dans la région du Sahel, la Libye peut inquiéter à plus d’un titre. Si Al-Qaïda en tant que telle n’est pour le moment pas présente en Libye, plusieurs groupes armés se revendiquant du djihad mondial montent en puissance, profitant de l’instabilité chronique que connaît le pays. La ville de Benghazi notamment, cité qui a été sauvée in extremis par les bombardiers français d’un massacre annoncé par Kadhafi, est en train de devenir un lieu de regroupement de tous les djihadistes de la région. Déjà l’assaut mené par des terroristes islamistes sur le consulat américain de Benghazi le 11 septembre 2012 (mort de l’ambassadeur américain et de trois de ses gardes du corps ainsi que l’incendie du bâtiment) était révélateur de l’importance que le djihadisme anti-américain d’Al-Qaïda prenait dans la région. Mais la situation n’a cessé de se dégrader depuis et les bâtiments officiels comme les policiers ou militaires libyens sont constamment attaqués lors d’embuscades par ces mêmes groupes djihadistes. Le danger est devenu tel que Londres et Paris (pourtant les principaux « sauveurs » de la ville) demandent à leurs ressortissants d’éviter la ville. Il apparaît donc de plus en plus que la Libye et Benghazi sont en voie de « sanctuarisation » pour la nébuleuse djihadiste (Ansar el-Charia par exemple).

 

La montée en puissance du Jahbat Al-Nusra dans la guerre civile syrienne

Dernière en date des Printemps arabes, la révolution en Syrie s’est transformée en une sanglante guerre civile dont l’ONU estime qu’elle a pu faire au minimum 60 000 morts. D’un mouvement de protestation pacifique et populaire en mars 2011 elle est devenue une guerre civile et une guérilla sur l’ensemble du territoire syrien. Le régime est opposé à une contestation des sunnites qui constituent le groupe majoritaire en Syrie. Il  bénéficie du soutien des minorités alaouites, chrétiennes, druzes et sur une neutralité des Kurdes auxquels il a abandonné le Kurdistan syrien (toutefois certains membres des minorités sont hostiles au régime tandis que certains sunnites, notamment issus de la bourgeoisie, souhaitent le maintien du régime par souci de stabilité).

Lorsque la contestation est devenue rébellion et s’est militarisée, la plupart des rebelles étaient des déserteurs ou des civils qui rejoignaient l’Armée Syrienne Libre, dirigée par Rifaat Al-Assad. Elle bénéficie du soutien du Conseil National Syrien. Cette instance représentative de l’opposition au sein de laquelle les Frères Musulmans syriens sont majoritaires est reconnue par nombre de puissances étrangères (notamment la France) comme seul gouvernement légitime de Syrie. Au long de près de deux années de combats, l’ASL a semblé très peu centralisée et divisée, n’assurant pas ou peu de coordination entre ses différentes brigades et surtout laissant ses membres s’adonner au pillage chez des civils déjà appauvris par la guerre. De plus, nombre des brigades autonomes de l’ASL se sont révélées être guidées par un islamisme radical, proche du salafisme, comme les combattants de la meilleure brigade de l’ASL, la brigade Al Tawhid qui combat dans la région d’Alep. En fait, l’ASL ne dispose pas d’armements performants, ses combattants sont indisciplinés et peu aguerris. La ville de Homs, dont l’ASL avait fait la « capitale de la révolution », a été presque totalement reprise par le régime et l’ASL ne détient plus que quelques quartiers.

Les faiblesses de l’ASL contribuent à expliquer l’émergence d’une nouvelle force militaire, alimentée depuis l’étrangers par l’afflux de djihadistes. Ironie de l’histoire, alors que Bachar Al-Assad avait ouvert ses frontières aux djihadistes d’Al-Qaïda pour aller combattre les troupes américaines en Irak, c’est désormais d’Irak que sont venus de nombreux combattants de l’Etat Islamique d’Irak en franchissant la frontière syrienne dans le sens inverse. Ces vétérans du djihad, possédant une expérience d’une décennie de combats contre la plus puissante armée du monde, ont vu dans le chaos syrien une opportunité de remporter enfin des victoires militaires tactiques sur une armée syrienne affaiblie. Recrutant les nombreux « mercenaires du djihad » venus faire le coup de feu en Syrie et qui s’entraînaient au combat en 2011, ils ont formé à la fin de l’année 2011, un groupe militaire combattant sur le front tout en pratiquant le terrorisme et dont les objectifs sont purement religieux.

Ils officialisent ce groupe sur internet début janvier 2012 en lui donnant le nom de Jabhat Al-Nusra (Front de la Victoire). Leur chef est un syrien dont le nom de guerre est Abou Mohammad Al-Jolani. Son véritable nom serait en fait Souleyman Khaled Derwich. Il serait né dans une famille de la banlieue sud de Damas, originaire du plateau du Golan, aurait 36 ans et aurait reçu sa formation de combattant en 1999 en Afghanistan où il aurait rencontré Abou Moussab Al-Zarkaoui. Aux côtés de ce dernier il aurait combattu en Irak tout au long de l’occupation américaine pour ensuite prendre la tête du djihad en Syrie.

Le Jabhat Al-Nusra a connu une spectaculaire montée en puissance tout au long de l’année 2012. Il revendique aujourd’hui 20 000 combattants. Beaucoup sont Syriens mais de nombreux membres proviennent du monde entier, d’Irak, de Turquie, d’Afghanistan, du Pakistan, du Bangladesh, de Tchétchénie, d’Algérie, de Tunisie, de Libye, mais aussi du Canada, de Belgique et probablement d’autres pays d’Europe. Son financement proviendrait, au moins en partie, du Golfe Persique et notamment du Qatar qui n’hésite pas à subventionner les groupes combattants qui se montrent efficaces au combat.  Si ses membres avaient déjà commis des attentats-suicides et des attentats à la voiture piégée en 2011 ils ont renforcé ce mode opératoire en 2012 recréant ainsi les mêmes schémas qu’en Irak. De plus, alors qu’ils ne prenaient pas part aux combats dans un premier temps, préférant s’entrainer et se renforcer, ils ont commencé dans le courant de l’année 2012 et notamment durant les grandes offensives rebelles de l’été sur Damas et Alep à monter en première ligne sur le front. Depuis, les membres du Jahbat Al-Nusra sont systématiquement impliqués dans les combats contre l’armée syrienne. Et leur efficacité au combat semble largement dépasser celles des brigades de l’armée syrienne libre. A tel point que les djihadistes d’Al-Nusra se permettent de lancer seuls ou aux côtés d’autres groupes djihadistes  des attaques majeures sur des sites sensibles et d’y remporter des victoires tactiques comme la prise de la base aérienne de Taftanaz le 11 janvier 2013. A Alep, l’un des fronts principaux des combats en Syrie, ils sont en passe de supplanter l’ASL dans les quartiers aux mains des rebelles. Leur discipline, leur bravoure au combat et leur comportement vis-à-vis des populations les distinguent des autres rebelles. Cet ensemble assure ainsi au Jabhat Al-Nusra une popularité certaine auprès des sunnites syriens.

Cependant, leur force militaire s’accompagne d’une grande violence voire d’une cruauté particulière qui rappelle les méthodes d’Al-Zarkaoui. Ainsi Al-Nusra a pour principe de ne jamais faire de prisonniers. Tous les soldats, policiers, chabihas, agents du régime qui tombent vivants entre leurs mains sont systématiquement exécutés. De nombreuses vidéos sont diffusées par leurs soins sur internet où il est possible de les voir procéder à de multiples exécutions et décapitations de prisonniers. Dans les provinces d’Alep et d’Idleb, ils ont décrété des émirats islamiques dans lesquels ils imposent la Charia à tous les habitants (et notamment pour les femmes).

Malgré leur efficacité militaire, il est possible que leur radicalité ostentatoire leur porte préjudice le moment venu. Ils ont tout d’abord commencé à s’en prendre aux Kurdes, accusés de « jouer le jeu de Bachar » en ne le combattant pas frontalement. Depuis plusieurs semaines de féroces combats font rage à la frontière que partage la Turquie avec le Kurdistan syrien. La ville frontière kurde de Ras Al-Aïn est l’enjeu d’une lutte entre le Jahbat Al-Nusra et les combattants kurdes du PYD qui la défendent âprement. Les djihadistes démontrent qu’ils sont désormais en possession d’armes lourdes, ce qui est pour eux inédit. Il reste qu’en ouvrant un nouveau front contre les Kurdes, ils divisent leurs forces et font le jeu du régime en place.

Le régime d’ailleurs se satisfait de cette montée en puissance d’Al-Nusra qui lui permet d’asseoir sa propagande selon laquelle il se bat depuis le début contre des bandes terroristes. Ainsi, le Jahbat Al-Nusra pourraient être contre toute attente les sauveurs du régime de Bachar Al-Assad. En effet, lorsque la coalition politique du CNS affirma vouloir un changement de régime au profit de l’instauration d’une démocratie en Syrie, le Jahbat Al-Nusra et ses alliés djihadistes ont totalement rejeté une telle éventualité affirmant qu’ils se battaient pour l’édification d’un « Etat Islamique juste » ou la Charia tiendrait lieu de constitution et ou les non-sunnites n’auraient pas leur place. Face à ces revendications et aux nombreux attentats commis par le groupe, les Etats-Unis ont décidé en décembre de placer le Jahbat Al-Nusra sur la liste des organisations terroristes, l’affiliant à Al-Qaïda. Dans l’éventualité d’une défaite du régime de Bachar Al-Assad face au Jahbat Al-Nosra, ce groupe en lien avec la nébuleuse Al-Qaïda se retrouverait alors à la frontière du Golan, lui permettant enfin d’attaquer frontalement Israël. Il est possible d’envisager que les Etats-Unis mise sur un pourrissement de la situation, laissant le meilleur allié de l’Iran aux prises avec une guerre civile qui lui interdit toute attaque contre Israël. Cette situation conduit également les djihadistes d’Al-Qaïda à mourir par milliers sous les bombes du régime.

Pour la première fois depuis le 11 septembre 2001, la nébuleuse Al-Qaïda  se trouve en Syrie en position de se déployer et de donner libre cours à sa violence et son fanatisme sans être opposé aux Etats-Unis, ou à l’un de leurs alliés, mais au contraire dans l’optique de combattre un ennemi de l’Amérique. La conséquence immédiate est une montée en puissance d’Al-Qaïda, un afflux significatif de djihadistes depuis le front afghan contre les Soviétiques, des effectifs d’une ampleur jamais atteinte en dehors de celle de ses alliés talibans, un armement lourd qu’elle n’avait jamais eu l’occasion de posséder auparavant et de réelles victoires tactiques au combat. Il est certain qu’elles seront mythifiées par une propagande djihadiste appelée à se développer. La nébuleuse djihadiste internationale se bat en Syrie pour un nouveau sanctuaire et rien ne permet d’écarter l’hypothèse qu’elle l’arrache.

 

Malgré la mort de son chef, la perte de son sanctuaire afghan et l’affaiblissement de sa direction centrale, Al-Qaïda a su s’adapter habilement à la « guerre totale contre le terrorisme » déclarée par les Etats-Unis le 11 septembre 2001. En se réfugiant dans les zones tribales pakistanaises, en développant un système de franchises régionales et tirant partie de la déstabilisation provoquée des révolutions arabes, la nébuleuse Al-Qaïda est parvenu à conserver son statut de principal moteur du djihad mondial et une capacité de nuisance toujours effective. Si elle s’est profondément transformée et si elle n’est plus capable d’effectuer des attentats majeurs comme la destruction du Word Trade Center, elle conserve une grande influence au sein du monde arabo-musulman. Loin d’être détruite, Al-Qaïda peut toujours se targuer de susciter une adhésion grandissante à son idéal djihadiste.

AL-QAÏDA, ETAT DES LIEUX (2) : Les franchises d’Al-Qaïda

3 Feb

De 2001 à 2013, l’Etat-major d’Al-Qaïda Central, réfugié dans les zones tribales pakistanaises et notamment au Nord-Waziristan, tout en subissant de très rudes coups (mort de Ben Laden comme de nombreux cadres de haut rang et autres spécialistes ; destruction de ses principales infrastructures d’entrainement en Afghanistan) n’a pourtant pas connu de défaite décisive entraînant la destruction totale de son noyau dur. Al-Qaïda Centrale est désormais étouffée par la pression américaine exercée dans la zone Af-Pak. Aussi, les leaders de l’organisation, pour « rebondir » sur d’autres fronts, ont fait jouer un système des « franchises » accréditant par là même le terme de « nébuleuse djihadiste » employé habituellement pour définir Al-Qaïda.

 

L’inertie des « fronts orientaux »

En regardant à l’est de l’Af-Pak, les leaders « qaïdistes » ont tentés de faire jouer leurs connections avec les djihadistes de l’Asie du Sud-Est et notamment de la Jemaah Islamyah indonésienne. Mais hormis les attentats de Bali en 2002, très peu d’actions engagées furent significatives, l’Indonésie étant loin d’être une zone grise mais au contraire un Etat toujours fort actuellement. Les islamistes armées philippins héritiers d’Abu Sayyaf sont restés embourbés dans des actions de guérilla locales rapidement contrées par l’assistance des forces spéciales américaines à l’armée philippine.

Au Pakistan, un groupe frère d’Al-Qaïda, le Lashkar-e-Taïba, a lui une réelle force de frappe et de déstabilisation éprouvée à de nombreuses reprises (le dernier exemple en date reste l’assaut contre les hôtels de Mumbaï en 2009). Mais son inconvénient est qu’il reste largement bridé et dépendant de l’Etat pakistanais lui-même qui « gère » plus ou moins les moments où il le laisse agir contre l’Inde en fonction de l’actualité géopolitique. Au nord, le « front  chinois » est pour le moment inerte, les velléités des quelques djihadistes ouïghours de libérer un grand « Turkestan » restent pour le moment inexistantes du fait de la toute puissance de l’armée chinoise au Xingiang. A plusieurs reprises au cours de la dernière décennie, des groupes djihadistes ouzbeks, tadjikes ou kirghizes ont pu faire le coup de feu dans des zones reculées de ces Etats mais ils ont très rapidement été contenus par les services de sécurités locaux plus ou moins soutenus par les Etats-Unis ou la Russie selon les circonstances (répression d’Andidjan en Ouzbékistan en 2005).

En Tchétchénie, malgré les deux guerres menées en 1996  et 2000 par l’armée russe (en éliminant les leaders Aslan Maskhadov et Chamil Bassaïev), la Russie n’a pas su totalement éradiquer la guérilla islamiste locale aux accents de plus en plus djihadistes. Mais la féroce répression du potentat local  Ramzan Kadyrov a mis fin pour le moment aux combats dans cette république autonome. Néanmoins, « l’Emirat Islamique du Caucase », nom de l’actuelle guérilla menée par Dokou Oumarov a continué à exporter les combats dans les républiques autonomes voisines, notamment au Daghestan ou les affrontements sont quasi-permanents. De nouvelles velléités djihadistes ont été annoncées en vue d’imposer la Charia dans tout le Tatarstan (l’ensemble de la région sud de la Russie européenne) mais l’action du FSB russe permet pour l’instant d’empêcher ces ambitions de se réaliser. Si des liens entre Al-Qaïda et la rébellion tchétchène ont été clairement établis (outre quelques djihadistes saoudiens venus faire de la formation au maniement d’explosifs), c’est bien davantage les combattants tchétchènes qui partent se former au combat parmi les formations d’Al-Qaïda sur d’autres fronts régionaux.

Aussi, c’est davantage vers le monde arabe et l’Afrique qu’Al-Qaïda Central a décidé de se tourner et de faire jouer à plein son système décentralisé de franchises régionales : en Irak, au Yémen, au Maghreb et en Somalie. Elle a cherché dans ces régions ce qui lui manque le plus pour se développer et prospérer en tant que véritable force militaire et politique : un nouveau sanctuaire.

 

Al-Qaïda en Irak

C’est d’abord les Etats-Unis qui vont lui en donner la possibilité, en s’attaquant à l’Irak en 2003. Tirant parti de l’absence de surveillance des frontières, du désordre causé par la chute du régime baasiste  et surtout de la frustration des Arabes sunnites irakiens face à leur perte du pouvoir, Al-Qaïda s’est implanté à partir de 2004 dans le « triangle sunnite » ralliant de nombreuses tribus et désignant à la tête de cette franchise irakienne le Jordanien Abou Moussab Al-Zarkaoui. La franchise irakienne prend alors le nom d’Etat Islamique d’Irak. Elle s’en prend aussi bien aux forces occidentales qu’au nouveau régime irakien mais également aux populations civiles chiites, kurdes tout comme aux sunnites qui soutiennent le gouvernement, ces derniers étant considérés comme des apostats. Elle réussit pendant un temps entre 2004 et 2007 à établir dans le « triangle sunnite » entre les villes de Bagdad, Ramadi et Tikrit, comprenant aussi les villes de Baqouba et de Falloujah.  La ville de Falloujah devient même entre 2004 et 2005 un véritable sanctuaire inviolable sur lequel règne Al-Zarkaoui.

Lorsque les forces américaines décident de régler le problème et prennent d’assaut la ville en novembre 2005, Al-Qaïda choisit de faire front lors d’une guerre urbaine d’un mois au cours de laquelle elle est écrasée par la puissance de feu adverse Al-Zarkaoui est tué en 2006 dans un bombardement américain et Al-Qaïda, après l’échec de Falloujah, choisit de se replier dans la région désertique d’Al-Anbar où elle pratique la guerre asymétrique et le terrorisme plutôt que de combattre à nouveau frontalement l’armée américaine. Cependant, son fanatisme, son radicalisme et sa violence extrême assortie d’attentats massifs sur des marchés bondés de civils innocents, de décapitations et de tortures ainsi que d’exécutions de familles entières accusées de collaborer avec les Américains, vont entraîner un divorce entre les tribus arabes sunnites et l’internationale djihadiste accusée de davantage faire couler le sang des musulmans que celui des Américains. Ces tribus vont alors se rallier aux forces américaines et au gouvernement irakien par la création des milices Sahwa qui vont se mettre à déloger Al-Qaïda de ses bases de repli dans les régions sunnites d’Irak (et notamment d’Al-Anbar). 

Ce retournement de situation va permettre au gouvernement irakien de reprendre le contrôle de l’ensemble du pays et aux Américains de se retirer en décembre 2011 d’un pays certes toujours en proie au terrorisme mais néanmoins relativement stabilisé. Al-Qaïda en Irak qui affirmait compter 12 000 combattants dans ses rangs en 2006 a perdu aujourd’hui beaucoup de sa puissance, la plupart de ses cadres expérimentés (son dernier chef connu, Abou Bakr al-Baghdadi a été arrêté en décembre 2012) et surtout des territoires où elle s’était établie. L’Etat Islamique d’Irak continue néanmoins à être actif dans le pays plus d’un an après le retrait américain, continuant à s’en prendre par le biais d’attentats kamikazes, de voitures piégées, de mines artisanales, d’exécutions ciblées, aux forces de sécurités irakiennes, aux membres du gouvernement, aux chiites, kurdes et autres minorités non arabes sunnites ainsi qu’aux sunnites des milices Sahwa et globalement avec tous ceux qui sont accusés d’être « les chiens des Américains » ou « des Safavides » (appellation qaïdiste pour désigner les chiites associés à l’Iran). Si la franchise irakienne d’Al-Qaïda n’a pas réussi à implanter de nouveau sanctuaire pour la nébuleuse djihadiste, elle a néanmoins réussi à établir un groupe terroriste qui reste l’un des plus actifs sur la scène du djihad mondial.

 

La péninsule arabique

Al-Qaïda a également pensé nécessaire de s’implanter dans la péninsule arabique, voisine de l’Irak, et terre d’origine de son fondateur,  pour y fonder  l’une de ses franchises régionales : Al-Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA). En Arabie Saoudite, les attentats commis par Al-Qaïda en en 2003 ont incité le royaume saoudien à effectuer une très importante répression du mouvement en 2004. Depuis les membres de la franchise régionale ont été conduits à quitter l’Arabie Saoudite pour s’implanter au sud, où l’Etat yéménite, bien plus faible et instable que son puissant voisin du nord avait moins de possibilités de s’opposer efficacement au groupe terroriste.

En se fondant dans la population et les tribus sunnites du sud du Yémen hostiles à l’Etat central, la franchise a pu établir de nouvelles infrastructures clandestines d’où elle préparait de nouveaux attentats de masse visant les Etats-Unis. En 2009, le Nigérian Omar Faruk Abdulmutallab avait été entraîné au Yémen avant de manquer de peu un attentat suicide sur le vol Amsterdam-Détroit. D’autres tentatives d’attentats menés par AQAP ont été évitées, mais la capacité d’action du groupe a alerté la CIA.  Al-Qaïda réussit cependant à tirer partie de la révolution qui se déclenche au Yémen à partir de janvier 2011 dans le contexte du Printemps arabe. En effet, l’armée yéménite étant elle-même divisée et la capitale, Sanaa, étant le lieu de manifestations qui tournent à la guérilla urbaine, Al-Qaïda en profite pour attaquer dans le sud du pays, notamment dans la région d’Abyan, où elle s’installe après avoir chassé les forces de sécurités. Le chef-lieu de cette province, Zinjibar (10e plus grande ville du pays) passe sous la coupe des djihadistes en mai 2011, qui y décrètent la création de l’ « Emirat d’Abyan ». Al-Qaïda retrouve ainsi un véritable sanctuaire territorial.

Elle a tenté de pousser son avantage en s’emparant de plusieurs autres régions désertiques mais est arrêtée par l’armée à 150 kilomètres de la capitale. Elle a regardé alors la ville d’Aden, proche de Zinjibar, dont l’ouverture portuaire sur la Mer Rouge lui permettrait de grandes capacités de déstabilisation géostratégique. Les Etats-Unis se sont alors alarmés de cette soudaine montée en puissance de la franchise. Washington oblige le Président Saleh à la démission pour mettre fin à la révolution, envoie de nombreux agents de la CIA et conseillers militaires pour réorganiser l’armée et donne l’ordre à cette dernière de contre-attaquer. Au printemps 2012, l’armée yéménite, avec ses  chars et son aviation, guidés par les renseignements fournis par les satellites américains et l’assistance des conseillers militaires, ainsi que par les multiples tirs de drones, attaque tous azimuts et reprend rapidement les principales régions d’implantation de l’organisation djihadiste. Zinjibar, centre névralgique du conflit et théâtre de 13 mois de combats durant lesquels l’armée yéménite lance ses assauts, tombe enfin lorsque les combattants qaïdistes évacuent la ville en juin 2012.

Depuis, l’organisation, constamment traquée et refoulée vers les régions reculées de l’est du Yémen (dans l’Hadramaout notamment) par l’armée yéménite, a perdu de sa puissance militaire. Elle est désormais retournée à un mode d’action purement terroriste où elle privilégie les attentats aux combats frontaux. Les Etats-Unis pour l’empêcher de retrouver sa force ne cessent de harceler les membres de l’organisation à coups de tirs de drones. Si le chef de la franchise régionale, le Yéménite Nasser al-Wahishi est toujours en vie à l’heure actuelle, un tir de drone a tué le numéro 2 d’AQPA, Saïd Ali al-Chehri, en décembre 2012. Malgré ses succès temporaires dus à l’instabilité du Yémen, Al-Qaïda démontre une nouvelle fois que lorsqu’elle est confrontée à une armée régulière constituée et soutenue par les Etats-Unis, elle ne peut remporter de combat frontal  et tenir un sanctuaire territorial dans la durée.

 

La Corne de l’Afrique

Plus à l’ouest, en Somalie, Al Qaïda s’est décidé à tenter de tirer profit de la faillite de l’Etat depuis 1991. En juin 2006, de la confusion des combats entre factions, émerge l’Union des Tribunaux Islamiques (salafistes djihadistes revendiqués) qui prend le pouvoir à Mogadiscio et sur la plupart du territoire. L’Ethiopie, menacée par cette prise de pouvoir lance une offensive contre les Tribunaux Islamiques soutenue par les renseignements américains et des frappes aériennes américaines (comme dans le cas du Yémen). Les Tribunaux Islamiques perdent alors leur pouvoir sur la capitale et se disloquent en plusieurs branches, l’une « islamiste modérée » parvient à placer Sharif Sheikh Ahmed à la tête d’un gouvernement de transition où il déclare la Charia constitutionnelle. La seconde branche, Al Shabbaab (la jeunesse), djihadiste, s’en prend au nouveau président l’accusant de s’être soumis aux intérêts américains. Oussama Ben Laden appelle dès 2009 au renversement de Sharif Sheikh Ahmed par les shebabs.

Dès lors, ceux-ci déclenchent une véritable guerre contre le fragile gouvernement de transition. Ils s’emparent progressivement de la quasi-totalité du territoire comme de Mogadiscio et acculent le pouvoir de Sharif Ahmed dans le palais présidentiel de Mogadiscio protégé par une garde largement composée de soldats de l’Union Africaine, principalement Ougandais. Les shebabs manquent alors de peu de s’emparer de la Villa Somalia mais celle-ci est défendue âprement (parmi ses défenseurs sont aussi présents des contractors très probablement employés par la CIA).

Face à ce danger, les pays contributeurs de l’UA dépêchent de nouveaux renforts militaires substantiels qui reprennent le contrôle progressif de la capitale à l’été 2011. Al Shabbaab se replie et riposte en visant les contingents ougandais et burundais par une guerre asymétrique. Elle utilise aussi largement le terrorisme en frappant les pays voisins. C’est pourquoi  les shebabs sont attaqués par le sud par l’armée kényane à partir d’octobre 2011. Même s’ils tentent de ralentir la progression kényane par des combats asymétriques, les shebabs ne peuvent empêcher la prise de leur grande base portuaire de Kismayo fin septembre 2012. Sur la défensive depuis 2011, les shebabs luttent actuellement pour la défense de leurs derniers bastions territoriaux dans le centre et le sud du pays.

Parallèlement, les Etats-Unis qui soutiennent d’un point de vue financier et logistique ces opérations, continuent leurs frappes ciblées contre les militants d’Al-Qaïda présents dans les rangs des shebabs. L’ancien commandant militaire des shebabs, le Kenyan Saleh Ali Saleh Nabhan, lié à Al-Qaïda est abattu au cours d’une opération menée par les forces spéciales américaines le 14 septembre 2009 dans le sud du pays. Par ailleurs, le principal chef d’Al-Qaïda pour toute la corne de l’Afrique, le Comorien Fazul Abdullah Mohamed, responsable des attentats de 1998 en Tanzanie et au Kenya, est abattu par hasard l’un d’un échange de tir avec les forces somaliennes survenu lors des combats de Mogadiscio, le 8 juin 2011.

Al-Qaïda est donc présente depuis longtemps dans cette région et les shebabs ont fait allégeance à Oussama Ben Laden. Mais ce n’est qu’en février 2012 qu’Al-Qaïda Central a annoncé officiellement qu’Al Shabbaab devenait une nouvelle franchise régionale de l’internationale djihadiste. On peut se questionner sur cette officialisation tardive, alors que les shebabs battaient en retraite et qu’à maintes reprises ils ont constitué la force dominante en Somalie. Il est possible de penser qu’Al-Qaïda attendait la prise de la totalité de la capitale pour y décréter un nouvel émirat. Même s’ils sont toujours actifs, les combattants shebabs d’Al-Qaïda ont néanmoins perdu l’occasion d’offrir à l’organisation un nouveau sanctuaire en Afrique. Là encore, face à des armées constituées et soutenues par les Etats-Unis, ils n’ont pu remporter de guerre conventionnelle.

 

Maghreb et Sahel

La quatrième franchise régionale d’Al-Qaïda, Al-Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI), créée en 2007  fut là encore la récupération opportuniste d’un conflit local de longue date.

Le GSPC algérien, héritier du GIA, en perte de vitesse sur le plan militaire a vu dans la bannière qaïdiste un moyen de relancer son élan de même qu’Al-Qaïda Central, enserré au Waziristan trouvait là à peu de frais une façon de démontrer sa « puissance mondiale ». Le chef de la franchise, Abdelmalek Droukdal, a alors commandité plusieurs attentats d’ampleurs contre son principal ennemi, l’Etat algérien, notamment ceux d’Alger en 2007. De même ses combattants mènent de nombreuses embuscades visant les forces de sécurité algérienne, la plupart des combats et accrochages se déroulant dans les massifs montagneux de Kabylie. Par ailleurs les différentes katibas (phalanges) de la franchise, notamment dirigées par Abou Zeïd et Moktar Belmokhtar (aujourd’hui en rupture avec le groupe).

Cependant, face à la force de l’armée algérienne et à son expérience de la guerre civile contre le GIA, AQMI a trouvé plus bénéfique de réorienter son action vers d’autres Etats de la région, comme la Mauritanie, jugés plus faibles et donc plus faciles à atteindre. Du fait de la chute de Kadhafi en octobre 2011, du pillage par divers groupes islamistes de ses arsenaux et du retour dans leurs pays des mercenaires employés par le dictateur, les combattants touaregs luttant pour l’indépendance de l’Azawad ont subitement acquis dès janvier 2012 la capacité militaire de défaire la faible armée malienne. AQMI s’est donc opportunément engouffrée dans la brèche.

En mars 2012, profitant d’un coup d’Etat à Bamako, les djihadistes associés aux Touaregs défont rapidement les forces maliennes présentes au nord-mali, conquièrent tout l’Azawad et s’emparent des trois plus grandes villes, Gao, Kidal et la cité historique de Tombouctou. AQMI voit très concrètement dans l’Azawad un nouveau sanctuaire territorial appelé à jouer le rôle de l’Afghanistan des Talibans de 1996 à 2001. Son chef, Abdelmalek Droukdel est signalé à Tombouctou avec ses principaux lieutenants. Très vite, les Touaregs indépendantistes sont évincés au profit de trois mouvements alliés, AQMI, le Mujao (Mouvement pour l’unicité et le djihad en Afrique de l’Ouest, dissidence d’Al-Qaïda voulant rallier tous les djihadistes d’Afrique occidentale et notamment le groupe nigérian Boko Haram) et Ansar Eddine, mouvement touareg salafiste non indépendantiste souhaitant étendre la Charia à tout le Mali.

La Charia est imposée avec exécutions, lapidations, fouettages et destructions de mausolées considérés comme impies. Ne cachant pas sa volonté de prendre Bamako et d’étendre son emprise sur tout le Mali, AQMI a fini par inquiéter les Etats-Unis et leur principal allié dans la région, la France. L’opération en soutien à l’armée malienne et aux forces africaines de la région est prévue à l’automne 2013. Les combattants islamistes prennent ce plan de court en lançant une offensive vers Bamako dès le mois de janvier 2013 forçant ainsi la France à intervenir lourdement en urgence et en première ligne. L’offensive d’AQMI a pu être  instantanément stoppée.

Cependant, les choses ne sont pas encore jouées. Les djihadistes en reviendront certainement à la guerre du « faible au fort » se contentant d’embuscades, de harcèlements et d’attentats. La région montagneuse de Kidal et son massif de l’Adrar des Ifogahs présentant des caractéristiques propices à la guérilla (comme en Afghanistan) pourrait se révéler le lieu d’une guerre de contre-insurrection de longue haleine. Et comme en Afghanistan, en Irak, au Yémen ou en Somalie, si les Etats-Unis, la France et leurs alliés peuvent sans peine détruire les sanctuaires d’Al-Qaïda par des combats frontaux, ils n’ont jusqu’à présent jamais réussi à éradiquer le terrorisme déclenché par chacune de ces franchises.

 

Romain Sens, diplômé du Master II en 2012.

Al Qaeda, état des lieux

31 Jan

Diplômé en 2012 du Master II, Romain Sens propose un état des lieux sur la nébuleuse Al Qaeda en 3 points : Al Qaeda central, les franchises ou branches régionales de la nébuleuse et Al Qaeda dans les printemps arabes. La première partie est mise en ligne aujourd’hui ; les deux parties suivantes viendront compléter cet état des lieux dans les jours qui viennent.

 

Partie 1 : Le Waziristan, dernier sanctuaire d’Al-Qaïda Central.

 

Depuis le 11 septembre 2001, l’organisation djihadiste internationale Al-Qaïda a eu à affronter de nombreux défis après être entrée en guerre ouverte totale avec les Etats-Unis.

Les objectifs de son fondateur Oussama Ben Laden étaient doubles : provoquer des attentats terroristes de masse sur le sol occidental afin d’effrayer les populations américaines et européennes et les convaincre d’obliger leurs gouvernants à se retirer du Moyen-Orient, tant en termes de déploiement militaire que d’influence géopolitique. Dans le même temps, ces attaques devaient galvaniser les populations arabo-musulmanes et les amener à chasser leurs gouvernants autocrates afin de réinstaurer un califat, en commençant par l’échelle régionale.  Cette doctrine caractéristique du djihadisme a été la matrice de la nébuleuse Al-Qaïda depuis sa fondation à la frontière afghano-pakistanaise en 1987 par Oussama Ben Laden et Abdullah Azzam.

Contrairement à l’AKP turque par exemple, Al-Qaïda s’est toujours opposée à un processus de prise de pouvoir par la voie démocratique, affirmant que la Charia et le Califat ne doivent être imposés que par la seule force des armes (la légitimité du Califat devant provenir d’Allah et non du peuple). Cependant les conséquences du 11 septembre 2001 ont entrainé une divergence au sein de l’organisation quand à la stratégie globale à adopter. Oussama Ben Laden, voulait frapper l’Occident de la même façon que lors des attentats du 11 septembre 2001 par des attaques spectaculaires. Sans être directement orchestrés par Oussama Ben Laden, les attentats de Madrid en 2004 et de Londres en 2006 se sont inscrits dans cette stratégie. Mais le renforcement de la lutte anti-terroriste au sein des pays occidentaux a empêché l’organisation de rééditer ensuite des attentats de cette ampleur. De même la lutte que mènent depuis 11 ans les Etats-Unis en Afghanistan et au Pakistan contre la nébuleuse djihadiste constitue l’une des raisons de l’échec d’Al-Qaïda à poursuivre des campagnes terroristes. De graves reproches ont été adressés à Ben Laden par certains de ses cadres après l’invasion de l’Afghanistan par les troupes de l’OTAN : en ayant attaqué spectaculairement les Etats-Unis en 2001, Oussama Ben Laden avait réveillé un géant endormi, dont la riposte a privé l’organisation de son principal sanctuaire depuis la prise de pouvoir à Kaboul des Talibans en 1996. De fait, en détruisant les camps d’entraînements d’Al-Qaïda en Afghanistan, notamment celui de Jalalabad, les Etats-Unis ont détruit la principale base de préparation aux attaques terroristes en Occident. Ne pouvant plus toucher l’ennemi jusque chez lui (même si de nombreuses tentatives continuent d’être menées comme celle de Farouk Omar sur le vol américain du 24 décembre 2009), Al-Qaïda a donc entamé une réorientation stratégique.

La stratégie d’Al-Qaïda repose désormais sur l’équation suivante. Avant de pouvoir un jour frapper à nouveau (et si possible plus durement et durablement) l’Europe et les Etats-Unis, Al-Qaïda estime qu’il est nécessaire de prendre le pouvoir dans des régions du monde arabo-musulman ; d’y exercer un contrôle du territoire et d’y faire respecter la souveraineté de la Charia ; et surtout (ce qui reste l’échec majeur d’Al-Qaïda depuis 2001), d’arriver à susciter l’adhésion des populations gouvernées par les djihadistes. Une fois ces nouveaux « émirats » sous contrôle, une politique d’expansion politique faisant tâche d’huile dans tout le monde arabo-musulman serait alors mise en place. Une fois le califat régional reconstitué, celui-ci serait en mesure d’affronter un choc des civilisations avec l’Occident, la mobilisation de l’Oumma dans son ensemble devenant bien plus efficace d’un point de vue militaire que ne peuvent l’être les cellules terroristes infiltrées.

Nous analyserons la façon dont Al-Qaïda s’efforce aujourd’hui de mettre en œuvre cette nouvelle stratégie d’implantation territoriale : en maintenant son implantation centrale en Afpak malgré la pression américaine ; en développant un système de franchises ; et en prenant appui sur la dynamique du printemps arabe.

 

L’Af-Pak : Al-Qaïda Central

Dès le mois de décembre 2001 et la fuite de l’état-major d’Al-Qaïda à travers les montagnes de Tora Bora, les djihadistes, hébergés par le régime taliban au pouvoir à Kaboul depuis 1996, ont perdu le sanctuaire afghan. Dès l’attaque américaine les combattants talibans se sont repliés dans leur sanctuaire des zones tribales pakistanaises que sont principalement le Waziristan du Nord et le Waziristan du Sud : ils sont en effet issus des tribus pachtounes présentes des deux côtés de la frontière afghano-pakistanaise (Ligne Durand tracée par les Britanniques au XIXe siècle), lesquelles ne reconnaissent pas la frontière ni d’autre autorité que la leur. Les combattants d’Al-Qaïda (surnommés par les talibans, les « Arabes ») ont pu également se replier dans ces zones et ont été hébergés dans les villages du Nord-Waziristan.

Les camps d’entraînement au combat ou à la préparation d’actes terroristes se sont donc reformés, sur un modèle plus réduit et plus artisanal (un « compound » de quelques maisons en terre cuite abritant plusieurs dizaines de combattants pouvant servir de « camp d’entraînement »). De ce sanctuaire du Waziristan (et de la ville de Quetta au Baloutchistan pakistanais où le Mollah Omar dirigerait la « Choura de Quetta », qui serait l’état-major des talibans), le djihad contre l’Amérique et l’Occident a continué, les combattants talibans, pachtounes afghans ou pakistanais, traversant sans cesse la frontière afghano-pakistanaise pour aller frapper les troupes de l’OTAN sur le sol afghan.

En 11 ans de guérilla en Afghanistan, la situation n’a pas fondamentalement évolué. Tout l’enjeu sera de savoir si après le départ des troupes de combat de l’OTAN en 2014, la nouvelle armée afghane sera en mesure de résister à la tentative de reconquête du pouvoir des talibans afghans. Rien n’est encore certain à ce sujet. Les combattants pachtounes afghans luttent dans leur pays pour la reconquête du pouvoir, leur calendrier étant avant tout national. Les djihadistes d’Al-Qaïda ne sont guère présents sur les lignes de front afghanes. Ils ne seraient plus que quelques centaines (environ 400), regroupés notamment au sein de « l’Armée de l’Ombre », branche militaire d’Al-Qaïda en Afghanistan.

Ces djihadistes ne sont pas de simples combattants, mais plutôt des vétérans du Djihad, Arabes ou autres (Tchétchènes, Ouzbeks…), qui ont perfectionné leurs méthodes d’action sur d’autres champs de bataille et viennent assister les combattants talibans en leur apportant un savoir-faire, notamment en termes d’IED (Improvised Explosive Devices), ces mines artisanales qui n’existaient pas en Afghanistan avant l’arrivée des combattants d’Al-Qaïda en Irak et qui sont responsables de 80% des pertes occidentales depuis 2001.

En Afghanistan même il n’y a plus de camps d’entraînements terroristes depuis 2001 et la présence d’Al-Qaïda y est à ce jour minime. Sur le versant pakistanais, Al-Qaïda se situe surtout dans la zone tribale du Waziristan du Nord, où elle se trouve sous la protection du clan pachtoune des Haqqani, dont le chef, Jallaludin, est un vétéran de la guerre contre les Soviétiques. Dans ces zones tribales, des djihadistes venus du monde entier continuent de venir s’entraîner dans les camps rudimentaires du Waziristan, sous la direction de chefs militaires d’Al-Qaïda, et vont ensuite parfois faire le coup de feu de l’autre côté de la frontière contre les troupes américaines. Mohamed Merah, lors de ses voyages au Pakistan, est passé par les zones tribales pakistanaises et y a été formé au combat par un instructeur d’Al-Qaïda, Moez Garsallaoui, un Belgo-Tunisien, abattu par un tir de drone américain dans le nord du Pakistan au début du mois d’octobre 2012.

A défaut de pouvoir pénétrer dans ces zones tribales au sol du fait de l’interdiction formelle de l’armée pakistanaise, les forces américaines et notamment la CIA, tentent au moyen de drones tueurs (Reaper et Predator) d’abattre les principaux chefs d’Al-Qaïda  et commandants talibans. Si le plus fréquemment les cibles abattues sont des cadres ou combattants de second rang, davantage chargés de mener les combats tactiques au quotidien que d’orchestrer le Djihad international, il arrive tout de même que des cibles de haute valeur soient abattues par ces drones comme dans le cas d’Atiyah Abd-al Rahman (ancien numéro 2 d’Al-Qaïda) abattu au Pakistan le 22 août 20011 ou de son successeur Abu Yahya al-Libi abattu au Pakistan lui aussi le 4 juin 2012. Ces succès certains ont permis d’affaiblir l’organisation djihadiste au fil des années, les nouveaux chefs disposant d’une expérience guerrière et de qualités de commandement moindres que ceux qu’ils doivent remplacer. Les principaux dirigeants d’Al-Qaïda, en tête des killing lists américaines, consacreraient d’ailleurs beaucoup plus de temps et de moyens à assurer leur propre sécurité personnelle qu’à la préparation d’attentats sur les territoires des pays ennemis. L’opération « Neptune Spear » menée à Abotabbad (bien loin du Waziristan donc mais très près de la capitale pakistanaise, Islamabad), le 1er mai 2011 a conduit à l’exécution de la principale figure dirigeante d’Al-Qaïda, Oussamma Ben Laden.

Avec la mort du fondateur de l’organisation, celle-ci aurait pu se déliter subitement, compte-tenu du charisme exercé par le chef saoudien. Il n’en a rien été. L’Egyptien Ayman Al-Zawahiri, numéro  2 d’Al-Qaïda du vivant d’Oussama Ben Laden, très probablement réfugié également au Pakistan, a naturellement pris la tête de l’organisation. Son commandement n’a depuis lors pas donné lieu à un changement de stratégie fondamental d’Al-Qaïda. Mais il semble probable que, du fait des contraintes dues à la menace constante exercée par les drones américains, Al-Qaïda Central n’ait plus guère de prise militaire sur les fronts autres que celui de l’Af-Pak. La doctrine et la stratégie du chef d’Al-Qaïda, édictées par messages audio et vidéo à destination des autres fronts en activité, restent néanmoins très suivies par les djihadistes internationaux. Son autorité est davantage morale ou politique que militaire.

La situation d’Al-Qaïda au Pakistan et en Afghanistan, reste largement dépendante des autres acteurs présents de part et d’autre de la ligne Durand. Malgré la pression constante exercée par la CIA sur l’organisation, tant que celle-ci disposera d’un sanctuaire inviolable par la terre, elle se contentera d’encaisser les coups venus du ciel. C’est la raison de la discorde plus ou moins vivace selon les périodes entre les Etats-Unis et le Pakistan. En effet, les militaires américains estiment que tant qu’Al-Qaïda disposera d’un sanctuaire au Waziristan pakistanais, l’organisation ne pourra être détruite. Or le Waziristan est une zone tribale dans laquelle traditionnellement l’armée pakistanaise ne pénètre pas, du fait notamment de l’extrême répulsion des populations locales à tout autre pouvoir que celui de leurs tribus. De plus, ces territoires pachtounes sont les repaires des talibans, de nombreux talibans pakistanais étant basés au Sud-Waziristan (capitale de district Wana) tandis que de nombreux talibans afghans sont réfugiés au Nord-Waziristan (capitale de district Miranshah) (étant entendu que la distinction au sein des tribus pachtounes entre Afghans et Pakistanais n’a guère de signification).

Si le chef suprême des talibans afghans, le Mollah Omar est probablement réfugié à Quetta au Baloutchistan, les principaux chefs militaires des talibans afghans opèrent à partir du Nord-Waziristan. Parmi eux, les chefs du Réseau Haqqani, Jallaludine et son fils Sirrajudine, offrent leur protection à la direction d’Al-Qaïda. Au Sud-Waziristan, s’est créé le Tehrik-e-Taliban Pakistan (Mouvement des Talibans du Pakistan TTP) sous la direction de Baïtullah Mehsud (abattu au Pakistan le 5 août 2009 par un drone américain) puis de son cousin Hakimullah Mehsud. Le TTP, créé en 2007, s’est ouvertement déclaré en guerre contre le gouvernement pakistanais. En effet, après que l’armée pakistanaise eut lancé un assaut sanglant en plein Islamabad pour reprendre le contrôle de la Mosquée Rouge occupée par des militants islamistes armés, le TTP a considéré que cet acte était la preuve de la duplicité du gouvernement pakistanais, lui reprochant notamment son alliance avec les Etats-Unis et son accord tacite avec la CIA pour laisser celle-ci bombarder sans relâche les zones tribales par le biais de ses drones tueurs.

C’est depuis cette rupture que le gouvernement pakistanais fait une distinction entre « bons talibans » (afghans) qui se contentent de se réfugier dans les zones tribales pakistanaises pour ensuite aller combattre l’armée américaine en Afghanistan et les « mauvais talibans » (pakistanais)  qui combattent ouvertement l’armée pakistanaise sur son sol . L’armée pakistanaise a ainsi engagé en octobre 2009 une opération terrestre massive pour reprendre le sud-Waziristan, principale base du TTP, pour détruire celui-ci. La capitale du district, Wana, a été prise, et plus d’un millier de combattants du mouvement auraient été tués. Plutôt que de livrer un combat frontal contre l’armée pakistanaise, le TTP a préféré par la suite axer son action sur une longue campagne d’attentats suicides qui a fait plus de 5000 morts depuis 2007. Il réclame, en échange d’une cessation des hostilités, l’adoption de la Charia comme source officielle du droit pakistanais, la fin de l’assistance aux Etats-Unis dans leur guerre dans la zone Af-Pak et la réorientation des forces pakistanaises vers le conflit indo-pakistanais.

Après cette offensive au sud-Waziristan, les Etats-Unis ont espéré que l’armée pakistanaise poursuivrait son offensive au sol en pénétrant au nord-Waziristan et dans sa capitale, Miranshah pour y démanteler les camps d’entrainements des talibans afghans et surtout pour y détruire l’état-major d’ Al-Qaïda central  soupçonné d’y être implanté, raison principale des combats menés par les Américains dans la zone Af-Pak. Mais cette offensive n’est pas venue, et le sanctuaire d’Al-Qaïda et de ses alliés talibans est resté inviolé au sol. En effet, le gouvernement pakistanais sans l’avouer préfère préserver ses alliés talibans afghans en vue de leur reprise du pouvoir à Kaboul après le départ des troupes américaines afin de pouvoir compter sur un Afghanistan allié qui leur servirait de « profondeur stratégique »  en cas de reprise du conflit avec l’Inde.

Même si elle est très affaiblie, la direction d’Al-Qaïda peut donc continuer à ne pas s’avouer vaincue.  Les Etats-Unis espèrent probablement abattre un jour prochain par un tir de drone le chef de l’organisation Ayman Al-Zawahiri (sans certitude absolue sur sa présence dans la zone). Ils pourraient ainsi décréter que les trois responsables majeurs des attentats du 11 septembre 2001, Oussama Ben Laden, Ayman Al-Zawahiri et Khalid Sheik  Mohammed  (numéro 3 de l’organisation en 2001 et cerveau des attentats de la même année, arrêté au Pakistan en 2003 et actuellement jugé aux Etats-Unis), ont été mis hors-jeu et ainsi décréter la fin de la guerre entamée en 2001 en Afghanistan. Mais sans destruction de l’état-major complet d’ « Al-Qaïda central » et de ses infrastructures, ses membres pourraient désigner un nouveau successeur à Al-Zawahiri, continuant à bénéficier de la protection des talibans et d’un sanctuaire terrestre, laissant ainsi le problème se perpétuer.

Sans intervention au sol des Américains, des Pakistanais ou une rupture de l’alliance entre les talibans et Al-Qaïda, la direction centrale de l’organisation djihadiste continuera ses activités terroristes (réduites actuellement du fait de l’intense campagne de bombardements de drones sur les zones tribales pakistanaises). De fait, la fin annoncée de l’engagement lourd américain en Afghanistan à partir de 2014, (il est question d’y laisser néanmoins des forces spéciales pour continuer à y traquer Al-Qaïda même si la décision n’a pas encore été définitivement prise) apparaît décisif pour le futur de l’organisation. Si les Américains se retirent effectivement de la zone en 2014 sans avoir réussi à détruire la direction du mouvement terroriste, que l’alliance avec les talibans tient jusque là et que ces derniers reprennent le pouvoir à Kaboul par la suite,  alors Al-Qaïda pourra apparaître comme victorieuse du champ de bataille afghano-pakistanais. Dans la guerre asymétrique que mènent les djihadistes d’Al-Qaïda et leurs alliés talibans contre l’armée américaine, le faible gagne s’il n’est pas détruit tandis que le fort est perçu comme perdant s’il n’a pas éliminé le faible.

Même si sa taille s’est fortement réduite (passant du territoire afghan à la zone tribale pakistanaise du Waziristan du Nord) le sanctuaire d’Al-Qaïda Central dans la zone Af-Pak reste donc en l’état actuel des choses une réalité.

 

La Cedeao et la dimension régionale dans la résolution de la crise malienne

28 Jan

Cet article est le résumé d’une conférence donnée par le général (2S) Loeuillet à Sciences Po Aix samedi 26 janvier 2013. Saint-Cyrien, François Loeuillet a effectué l’essentiel de sa carrière au sein des troupes de Marine outre-mer et à l’étranger. Il a participé à de nombreuses OPEX (Liban, Tchad, Kosovo notamment)  et postes de coopération ou de conseil (Burundi). De 2010 à 2012, il est ainsi conseiller militaire auprès du commissaire en charge des Affaires politiques, Paix et Sécurité à la CEDEAO à Abuja (Nigeria). Il est aujourd’hui expert dans le domaine de la sécurité, notamment pour le continent africain.

Le général Loeuillet commence par rappeler qu’Abuja est une capitale fédérale qui a remplacé Lagos (demeurée capitale économique) avec l’espoir d’un meilleur équilibre entre un Sud riche et chrétien et un nord plus pauvre et musulman pour faire simple. Il a ensuite fait remarquer que le poids démographique du Nigeria (150 millions d’habitants environ) sur un total de 260 millions pour toute la CEDAO) explique qu’Abuja accueille le siège de l’organisation régionale de l’Afrique de l’ouest. Créée en 1975, la CEDAO regroupe 15 Etats aujourd’hui avec de réelles avancées vers la démocratie et les synergies économiques puisque l’un des buts revendiqués est de créer un espace économique avec une monnaie commune. La libre circulation existe déjà et représente une exception à l’échelle du continent. On circule sans visa dans la CEDEAO à cheval sur trois mondes issu de la colonisation (anglophone, francophone et lusophone), alors qu’il en faut pour passer d’un Etat francophone à un autre voisin souvent (ex : Cameroun-Gabon). Voir le diaporamaPrésentation 260113

Au sein de la CEDEAO, les deux dominantes sont les groupes anglophone et francophone avec un attachement très fort à ces éléments historiques et culturels. La CEDEAO est actuellement dirigée par Alassane Ouattara, président de Côte d’Ivoire qui relance son pays. Après la longue crise ivoirienne des années 2000, le pays décolle à nouveau économiquement grâce aux financements internationaux et une meilleure gouvernance du président (économiste lui-même). La CEDEAO fonctionne elle aussi grâce aux financements internationaux et elle a repris des structures assez proches de celles de l’Union Européenne. Elle est principalement soutenue par le groupe P3+ (Etats-Unis, Grande-Bretagne, France et groupes des puissances : Allemagne, Espagne, Canada, Japon,…). La contribution de l’UE pour un plan triennal est de 600 millions d’euros. Le général Loeuillet fait remarquer que, parmi les contributeurs à l’aide au développement significatif, l’Allemagne donne en priorité à l’Afrique francophone (et notamment au sein de la CEDEAO), montrant les convergences politiques entre nos deux pays au-delà du refus d’engager des hommes à nos côtés au Mali ou des relations interpersonnelles plus ou moins faciles (A. Merkel-F. Hollande).

Cette aide internationale doit être mise en lien avec les liens culturels. Elle permet à la France de demeurer un partenaire privilégié par les Etats de la CEDEAO, y compris le Nigeria anglophone (gros intérêts de Total notamment). Ces liens privilégiés participent au poids de la parole française à l’ONU car les Etats de la région suivent souvent les positions adoptées par Paris. Dans le cadre de la réforme du conseil de sécurité, l’un des enjeux est l’éventuel siège permanent attribué à un Etat africain. Deux candidats se dégagent : l’Afrique du sud et le Nigeria. Il n’est pas étonnant que Nicolas Sarkozy ait indiqué, quand il était président de la République, de sa préférence pour le Nigeria.

Sur le plan militaire, l’UA a demandé à toutes les associations régionales du continent de former des brigades d’intervention rapide. La CEDEAO a une force permanente, force d’attente, de 6000 hommes. Le réservoir humain existe ; les difficultés réside dans la capacité de projection et dans l’adaptation à des conditions de combat inhabituelle (désert malien par exemple). Ainsi, outre les difficultés à mobiliser en interne et sur théâtre extérieur, la logistique est l’obstacle majeur au déploiement au Mali. Ainsi, l’armée nigeriane, une des plus opérationnelle de la  région, doit combattre quelques 50 000 membres de Boko Haram dans le nord du pays et ne dispose que de trois avions de transport en état de marche.

Cette construction est cependant menacée par des éléments de déstabilisation, à commencer par la crise malienne. Pour le général Loeuillet, l’intervention française et internationale se justifie en raison du risque de déstabilisation en chaîne. La chute du Mali entre les mains des islamistes pouvait entraîner celle du Niger, notamment par les tribus touarègues largement communes aux deux pays. Ce deuxième maillon est vital pour les intérêts géostratégiques français (avec Areva). Enfin, un troisième maillon est constitué du Nigeria déjà miné de l’intérieur au nord par Boko Haram et dont le poids démographique signifierait un impact majeur.

Des éléments de déstabilisation plus structurels sont également à prendre en compte, à commencer la très importante corruption qui marque les Etats de la zone. Elle semble particulièrement marquée au Nigeria. Il y a également la dimension de route internationale des trafics avec l’état narcotrafiquant qu’ »est, à bien des égards, la Guinée-Bissau. L’un des enjeux de stabilisation est également la sécurité maritime. Il y a une vraie économie de piraterie (enlèvement contre rançon) dans le Golfe de Guinée mais n’atteint pas la dimension d’intervention étatique (règlement de la part des entreprises concernées). Cette économie de la piraterie n’est pas négligeable à l’échelle d’un Etat comme le Nigeria.

La stabilité politique est en progrès régulier. Il n’y a pas de conflit interétatique significatif dans la région depuis plusieurs dizaines d’années. A part en Guinée-Bissau, les armées sont globalement légalistes et facilitent la marche vers des processus démocratiques apaisés (élections au Sénégal et défaite acceptée d’A. Wade au Sénégal par exemple).  Le cas particulier de la Guinée-Bissau explique la mobilisation de forces de la CEDEAO et un plan d’aide de 60 millions de dollars, notamment pour assurer la mise à l’écart progressive de hautes personnalités associées aux trafics de drogues en lien avec les cartels sud-américains.

Pour conclure, le général Loeuillet tient donc à insister sur les progrès effectués en Afrique de l’Ouest dans ce cadre d’association régional en terme de gouvernance. Il tient également à rappeler qu’il s’agit d’un front à ne pas négliger pour l’Europe avec les enjeux de développement économique (question liée aux flux migratoires) et de sécurité (lutte contre le trafic de drogue à destination de l’Europe et question du djihadisme).

Perceptions et conséquences régionales de l’intervention française au Mali : le cas du Nigéria

24 Jan

L’Etat nigérian affronte depuis plusieurs années des acteurs locaux qui mettent en péril l’unité et la stabilité du pays. Nous pensons notamment au groupe MEND (Mouvement pour l’émancipation du Delta du Niger) avec qui le gouvernement entretient depuis 2009 une paix précaire, mais surtout à la secte islamiste Boko Haram qui est responsable de la mort de plus d’un millier de personnes. L’exécution de leur leader Mohammed Yusuf en 2009 par les services de police a plongé les membres de la secte dans un désir de vengeance et de lutte acharnée contre le pouvoir central. Les attentats sanglants perpétrés par cette secte islamiste se concentrent dans le nord du pays et notamment à Maiduguri, Etat du Borno (nord-est). Human Right Watch estime à plus de 1 500 le nombre de personnes tuées par Boko Haram entre juillet 2009 et octobre 2012 .

Dans un contexte d’islamisation générale de la bande sahélienne, le Nigéria n’échappe pas à cette contagion islamiste malgré sa position géographique en marge du Sahel. Boko Haram entretient en effet des liens privilégiés avec AQMI (Al Qaeda au Maghreb Islamique) et les différents groupes islamistes (Ansar Dine, Mujao). Le groupe Boko Haram s’internationalise du fait de ses liens avec ces organisations terroristes, il n’est plus uniquement tourné vers des questions intérieures, régionales et locales comme il pouvait l’être à ses débuts. Ce revirement se lit pour la première fois dans l’attentat perpétré contre les bureaux de l’Organisation des Nations-Unies à Abuja le 26 août 2011, signe de la volonté de Boko Haram de menacer la communauté internationale et d’exprimer des revendications globales . Il semble aujourd’hui certain que de nombreux membres de Boko Haram soient sur le sol malien. Un rapport de l’ONU de décembre 2011 fait état d’une centaine de combattants nigérians et tchadiens appartenant à Boko Haram ayant reçu une formation militaire dans les camps d’AQMI au Mali . Dans le contexte géopolitique actuel, Boko Haram s’est naturellement engagé aux côtés d’AQMI et des islamistes maliens. Laurent de Castelli, spécialiste de Boko Haram à l’IRIS, explique que la relation entre AQMI et Boko Haram est probablement a double-sens : AQMI ayant formé et entraîné des membres de la secte nigériane, c’est aujourd’hui au tour de Boko Haram d’aider AQMI en lui fournissant des combattants au Mali. Laurent de Castelli écrit à ce propos que « les membres des milices islamistes d’AQMI, d’Ansar Dine, du Mujao et de Boko Haram ont montré qu’ils savaient se synchroniser pour lancer des opérations communes, ce qui ne présage rien de bon » . Qui plus est, malgré un manque d’informations officielles sur le sujet, il semblerait qu’Ansaru soit également engagé aux côtés des islamistes maliens. Ce groupe djihadiste nigérian, apparu pour la première fois en juin 2012, est une branche dissidente de Boko Haram à qui il reproche de s’en prendre aux musulmans modérés et de ne pas être pas assez féroce envers les positions occidentales. Le mouvement Ansaru a notamment revendiqué l’enlèvement de l’ingénieur français Francis Colump le mercredi 19 décembre 2012 à Rimi dans l’Etat de Katsina. Dans un communiqué à la presse locale, des membres du groupe expliquent leur geste comme une réaction à la position de la France envers les musulmans et l’islam et par le rôle majeur qu’elle joue dans la préparation de l’intervention au Mali. Le groupe Ansaru affirme dans le même communiqué qu’il va « continuer à lancer des attaques contre le gouvernement français et les citoyens français […] en particulier en Afrique noire, tant qu’il ne changera pas sa position sur ces deux sujets » . Le samedi 19 janvier, Ansaru revendique un nouvel attentat perpétré contre des forces armées nigérianes regroupées dans la ville de Okene, Etat de Kogi. Ces militaires nigérians préparaient leur départ pour le Mali. Deux militaires ont été tués dans l’explosion et cinq autres ont été blessés. Le dimanche 20, le groupe islamiste nigérian déclare que cet attentat est une réponse directe au déploiement des troupes nigérianes au Mali et que leur objectif était simple, il s’agissait de tuer et blesser ces soldats afin qu’ils ne puissent pas se rendre sur le conflit malien . Cela fait donc peu de doute que les membres d’Ansaru ont rejoint les rangs des islamistes au Mali pour faire face aux forces françaises. L’intervention au Mali a donc pour conséquence première de mobiliser les réseaux islamistes au Nigéria et notamment la secte Boko Haram et le groupe Ansaru.

De l’autre côté, le gouvernement nigérian se mobilise pour soutenir l’intervention française au Mali afin de repousser la menace islamiste et empêcher qu’AQMI ne fasse le lien avec Boko Haram . Pour le président nigérian Goodluck Jonathan, il s’agit avant tout de faire face à un risque de contagion islamiste et de porter un coup fatal à la secte nigériane en les privant de leur allié le plus puissant au Sahel. Pascal Chaigneau, spécialiste de l’Afrique et professeur à l’université Paris-Descartes, explique dans un entretien accordé au Monde que le Nigéria est sans doute le pays le plus favorable à cette intervention puisque porter un coup aux islamistes du Mali revient à combattre la secte Boko Haram qui « a fait du nord Mali son sanctuaire » . Cette intervention au Mali semble donc être perçue par les leaders nigérians comme une véritable aubaine qui permettrait, sous l’égide de l’ONU, de contrer le péril islamiste au Nigéria et plus globalement au Sahel. C’est ainsi que lundi 14 janvier, au cours d’une réunion des membres du corps diplomatique à Abuja, Goodluck Jonathan a choisi de se positionner officiellement en faveur de l’intervention au Mali et a déclaré que le Nigéria apporterait un soutien militaire à la MISMA (Mission internationale de soutien au Mali). Le président a donc apporté son aide à la communauté internationale affirmant que « l’on ne pouvait plus laisser des parties du globe aux mains des extrémistes, parce que cela ne porte pas ses fruits et nous ne savons pas qui sera la prochaine victime » . Il était très important que le Nigéria réagisse rapidement à cette intervention française au Mali car ce pays a une place prépondérante au sein de la CEDEAO (Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest) et il est donc essentiel dans ce conflit que la CEDEAO bénéficie de son soutien, de son aide et de son leadership. Le Nigéria, siège de la CEDEAO, est en effet la plus grande puissance militaire membre de ce groupe et il dispose des plus gros effectifs humains et militaires de l’Afrique de l’ouest. Le Nigéria fait également figure de pays expérimenté puisqu’il a déjà participé à de nombreuses missions de maintien de la paix au sein de l’UA (Union Africaine) et de la CEDEAO notamment dans les années 1990 au Libéria et en Sierra Leone et est actuellement engagé au Darfour au sein de l’UA . Dans un communiqué de presse du 10 janvier 2013, le président de la Commission de la CEDEAO, Kadré Désiré Ouédraogo, a d’ailleurs salué l’engagement du Nigéria dans les missions de la CEDEAO en Afrique et dans sa future participation au Mali . Le Nigéria a envoyé une centaine de combattants au Mali dès le 17 janvier et devrait en envoyer 1 200 au total, soit 600 de plus que ce qui était initialement prévu ; en outre le général nigérian Shehu Usman Abdulkadir obtient le commandement de cette force africaine, une force qui devrait compter au moins 5 800 hommes (en comptabilisant les forces tchadiennes) . Le Nigéria devient donc le principal contributeur étranger en hommes de la CEDEAO dans cette mission d’intervention au Mali, et occupe la troisième place des participants étrangers derrière la France (2 500 hommes) et le Tchad (2 000 hommes) . Le Nigéria réaffirme ainsi sa position de leader au sein de la CEDEAO.
Il est pourtant évident que l’intervention française a eu pour effet de précipiter la décision de Goodluck Jonathan de s’engager militairement au Mali, alors qu’au cours de ces derniers mois le Nigéria se « préparait à reculons » selon certains spécialistes. En effet, alors que le processus était jusqu’alors bloqué entre les différents pays de la CEDEAO, l’intervention française au Mali a forcé le Nigéria à prendre position et à participer aux opérations militaires. Marc-Antoine Pérouse de Montclos, politologue et spécialiste de Boko Haram, va même jusqu’à affirmer que le Nigéria était tout d’abord assez réticent à l’idée d’intervenir militairement au Mali avant d’avoir réglé la question du pouvoir politique malien. En effet, le 22 mars 2012 le Mali était victime d’un coup d’Etat militaire perpétré par le militaire Amadou Haya Sanogo. Suite à des pressions internationales, Sanogo se voit obligé de remettre le pouvoir entre les mains de Dioncounda Traoré, qui devient alors président par intérim pour quarante jours selon la loi malienne. Selon le politologue français, le Nigéria ne souhaitait intervenir militairement au Mali qu’après avoir réglé la question du pouvoir politique malien et après la tenue d’élections libres destinées à désigner un nouveau président. Cependant, la réaction immédiate de la France à l’avancée des islamistes au Mali aurait forcé Goodluck Jonathan à passer plus rapidement que prévu à l’action militaire en laissant de côté l’aspect politique . Ainsi le samedi 19 janvier, au cours d’une réunion de la CEDEAO à Abidjan, la France a appelé la force africaine à se déployer le plus rapidement possible afin que la France, qui n’a pas vocation à rester au Mali, ne soit pas seule dans le conflit. Conséquence de cette réunion extraordinaire, les chefs d’Etat de la CEDEAO ont signé l’ordre de déploiement de la MISMA. Outre le Nigéria, sept autres pays de la CEDEAO se sont ainsi engagés à participer à la MISMA : le Bénin, le Burkina Faso, le Ghana, la Guinée, Niger, le Sénégal et le Togo. La Côte d’Ivoire et la Mauritanie, membres de la CEDEAO, n’ont pourtant pas choisi de participer à la MISMA. En revanche le Tchad, pays non membre de la CEDEAO, a annoncé qu’il enverrait un contingent de 2 000 hommes au Mali.
La décision de s’engager lourdement au Mali semble tout de même faire consensus au Nigéria, et le gouvernement ne cesse d’augmenter le nombre de soldats engagés dans la MISMA. Pourtant des questions restent en suspend. Goodluck Jonathan a-t-il fait le bon choix en envoyant 1 200 militaires au Mali, réduisant ainsi les effectifs sur son propre territoire ? Le Nigéria a t-il les moyens de cet engagement au Mali ? Boko Haram et Ansaru ne risquent-t-ils pas de profiter de cet affaiblissement sur le territoire nigérian ? Engager le combat au Mali, n’est-ce pas risquer qu’AQMI et les groupes islamistes nigérians ne « fassent définitivement le lien » ? Reste donc à savoir si les conséquences de cet engagement militaire sur le long seront eux aussi positives pour le pays.

Pauline Guibbaud, diplômée de Sciences Po Aix et actuellement étudiante en Master II d’Histoire militaire.

Bibliographie

Revues et périodiques

Entretien avec Marc-Antoine Pérouse de Montclos, « Nord-Mali: le Nigeria ne sortira pas indemne de l’opération Serval », Slate Afrique, 22 janvier 2013
http://www.slateafrique.com/102003/mali-operation-serval-consequences-nigeria-islamistes-interview-perouse

Entretien avec le Professeur Pascal Chaigneau, « Empêchons la création d’une ‘Sahelistan’ », Le Monde, 14 janvier 2013

GONIN Patrick et Marc-Antoine PEROUSE de MONTCLOS, « Mali, l’intervention difficile », Le Monde, 9 juillet 2012

Entretien avec Pierre Boilley, directeur du Centre d’Etudes des mondes africains et spécialiste du Sahel, « Le risque est grand de voir Bamako mener de larges représailles contre les Touaregs », Le Monde, 16 janvier

Source AFP, « CEDEAO : réunion à Abidjan pour accélérer le déploiement de la force africaine », France 24, 21 janvier 2013
http://www.france24.com/fr/20130119-abidjan-cedeao-accelerer-deploiement-force-africaine-misma-armee-francaise-mali-bamako

« Une secte islamiste revendique l’attentat contre le siège de l’ONU à Abuja », France 24, 26 août 2011
http://www.france24.com/fr/20110826-nigeria-attentat-suicide-secte-islamiste-boko-haram-revendication-abuja-siege-onu-nations-unies

ROGER Benjamin, « Qui se cache derrière le groupe djihadiste nigérian Ansaru ? », Jeune Afrique, 24 décembre 2012

« L’état des forces militaires étrangères déployées au Mali », RFI, 21 janvier 2013
http://www.rfi.fr/afrique/20130120-etat-forces-militaires-etrangeres-deployees-mali

AGANDE Ben, « Nigeria deploys troops to Mali », The Vanguard, 14 janvier 2013. « We can no longer surrender any part of the globe to extremism, because it doesn’t pay and we don’t know the next victim »
http://www.vanguardngr.com/2013/01/nigeria-to-deploy-troop-to-mali/

« Ansaru claims attack that killed 2 Mali-bound soldiers », The Vanguard, 20 janvier 2013
http://www.vanguardngr.com/2013/01/ansaru-claims-attack-that-killed-2-mali-bound-soldiers/

Ressources électroniques

De CASTELLI Laurent, « Mali : des combattants nigérians de Boko Haram soutiennent les groupes islamistes », site officiel de l’IRIS http://www.affaires-strategiques.info/, 14 janvier 2013

Rapports et communiqué de presse

Rapport Human Right Watch, « Spiraling Violence
Boko Haram Attacks and Security Force Abuses in Nigeria », octobre 2012, p. 5

Conseil de sécurité des Nations-Unies, « Rapport de la mission d’évaluation des incidences de la crise libyenne sur la région du Sahel », 7-23 décembre 2011, p. 15
http://reliefweb.int/sites/reliefweb.int/files/resources/N1220864.pdf

Communiqué de presse CEDEAO, « La CEDEAO salue les forces armées nigérianes pour leur contribution en faveur de la paix régionale », 10 janvier 2013
http://news.ecowas.int/presseshow.php?nb=001&lang=fr&annee=2013

Intervention au Mali : point sur la situation

24 Jan

Vous pouvez retrouver l’analyse de Walter Bruyère-Ostells sur le Huffington Post    http://www.huffingtonpost.fr/../../walter bruyeres ostells/intervention-mali-aqmi_b_2533046.html

Vers l’externalisation du maintien et de la consolidation de la paix ?

22 Jan

En 2002, le Lieutenant-colonel Smith de l’US Army s’exprimait ainsi dans Parameters (revue spécialisée publiée par West Point) : « Les opérations de paix constituent un terrain d’activités intensives sur lequel les SMP pourraient être utilisées avec un maximum de bénéfices ».
Environ deux années plus tôt Damian Lilly, responsable de la recherche en matière de sécurité auprès de l’ONG « International Alert », évoquait la mort-née de la privatisation du peace building, notamment concernant les futures opérations de maintien de la paix dont la conduite aurait été dévolue à un « consortium de sociétés de sécurité privée » selon l’expression utilisée en 2003 par Kofi Annan. Le secrétaire général de l’ONU s’interrogeait alors sur l’utilisation des SMP par les Nations Unies pour pacifier la région d’Ituri (province orientale de la République Démocratique du Congo). Bien que l’occasion fût ratée, ces questionnements publics d’un des secrétaires généraux les plus charismatiques des Nations Unies eurent au moins le mérite de jeter un pavé dans la mare.


La construction de la paix constitue un créneau très sensible. Or, l’image quelque peu sulfureuse de certaines Private Military Companies, bien souvent plus coupables de d’exploser les plafonds budgétaires que de bavures sur le terrain, ne favorise guère l’émergence de la confiance des institutions internationales. Toutefois, l’ONU n’a plus les moyens de mobiliser les Etats, comme elle le souhaiterait, pour des Opérations de Maintien de la Paix. Ce fait est établi, souligné même, y compris par les opposants les plus virulents à l’externalisation du peace building.
Le maintien de la paix est en crise, explique Philippe Chapleau dans son ouvrage Les sociétés militaires privées, enquête sur les soldats sans armées ; les raisons sont diverses et variées : crise financière, réticences des Etats cadres à trop s’engager (manque de capacités et de ressources, on le voit très bien lors de l’opération en Libye en 2011), lourdeur des règles d’engagement lors des OMP…
Plusieurs solutions ont été explorées, notamment la création d’une force onusienne permanente, résurgence d’un concept ancien puisqu’elle était prévue initialement dans le projet de charte des Nations-Unies. Une force permanente nourrie par les membres les plus importants de l’organisation. La constitution d’une telle force ne serait pas une « petite affaire », le coût astronomique de son recrutement et de son entretien est estimé entre 2 et 4 milliards par an, sans oublier la violation des prérogatives étatiques qui n’incite pas davantage les Etats, principaux acteurs du maintien de la paix, à doter l’ONU d’une force importante et indépendante.


Une solution à la crise serait donc le recours contractuel à de contingents privés. Loin de créer un dangereux précédent il s’agirait avant tout de pousser un peu plus loin la politique pratiquée jusqu’à présent par les organisations et institutions spécialisées de l’ONU. Il est d’usage quand on veut donner des exemples de la faillite des OMP classiques et du potentiel de réussite d’une société privée de se référer à deux cas « d’école » : l’intervention ratée de l’ONU en Ituri et la surprenante réussite d’Executives Outcomes en Sierra Leone.
District du Kivu particulièrement riche en or, l’Ituri est le cadre à la fin des années 90 et au début des années 2000 d’un violent conflit interethnique. C’est dans ce cadre extrêmement tendu que l’ONU y envoie 700 Casques bleus de la garde nationale uruguayenne affiliée à la MONUC. La faillite de ce déploiement fut tel que la garnison fut bientôt en état de siège dans la ville de Bunia où elle avait son cantonnement, il fallut attendre l’arrivée des Français de l’ « opération Artémis » (2003) pour que la zone puisse retrouver un peu de paix.
Or, on pourrait opposer une autre étude de cas à cet échec majeur : la réussite d’Exécutives Outcomes en Sierra Leone. Cette SMP sud-africaine, constituée notamment d’anciens soldats des forces spéciales, est « La » société qui a le vent en poupe au début des années 90. Elle a alors déjà mené des opérations de sécurisation réussie contre l’UNITA en Angola, alors même que les forces onusiennes, pourtant onéreuses, sont restés sans effet. Pays le plus pauvre d’Afrique et alors en proie à une guerre civile terrible (dont l’action des SMP fut traitée assez mal dans le film Blood Diamonds), le gouvernement de Sierra Leone décide de faire appel à la société sud-africaine. En 8 mois et pour un coût total de 36 millions de dollars, Executives Outcomes rassemble 300 soldats qui reprennent le contrôle de plusieurs régions aux mains de la rébellion et permettent à quelques 300 000 personnes de rejoindre leurs foyers libérés. Ces résultats paraissent alors inespérés, alors que la MINUSIL, OMP développée à partir de 1999 connaît ensuite de sérieuses difficultés : « les habitants de la Sierra Leone aient souhaité voir revenir la société militaire privée Executive Outcomes plutôt que des Casques bleus de l’ONU » selon David Shearer, journaliste au World Today.


Si l’ONU hésite à confier ses OMP aux privés des SMP américaines, britanniques ou françaises cela n’empêche pas ses institutions spécialisées comme les ONG ou encore d’autres organisations internationales de s’appuyer sur ceux-ci à diverses reprises. Le CICR, le PAM (ou World Food Program) et l’UNICEF usent régulièrement de contractors afin de protéger leurs employés, bureaux et convois.
Si l’Organisation des Nations Unies estime les OMP trop lourdes pour les SMP, il n’en demeure pas moins qu’elle admet faire appel à ceux-ci en particulier pour des contrats de conseil ou de déminage, en témoigne un exemple donné par le rapport d’information Meynard/Viollet du 14 février 2012 : le contrat passé entre l’organisation et Armor Group International INC pour le déminage de certaines zones à risques au Sud-Soudan pour un coût estimé à 5,6 millions de dollars en 2007. D’autres ont su exploiter ce nouveau marché du peace building, tels ABC General Engineering en Angola et Bosnie Herzégovine et G4S « le leader du déminage » dans plus de 26 pays différents (Afghanistan, Albanie, Angola…). Comme le remarque Philippe Chapleau, « l’absence de participations privées aux OMP n’impliquent pas une absence de relations entre SMP et OMP ».

C’est ainsi que depuis la fin des années 90 et l’entrée dans le nouveau millénaire de nombreux dirigeants de sociétés privés ont compris tout le profit qui peut être tiré, en termes d’image, de la participation à des activités de construction de la paix. L’offre de services en matière de soutien médical comme en matière de déminage s’est développé, marché souvent très peu rentables mais qui sont de vrais investissements publicitaires dans ce marché de la construction de la paix. C’est à ce titre qu’un groupement d’entreprises françaises : Thales, Geodis, Sodexo (les cantines françaises ne sont pas les seules à être ravitaillées par Sodexo, les soldats français en Afghanistan sont des clients au moins aussi importants) et le GIE Access ont crée en 2011 la société Global X, société dont l’objectif est de développer des prestations de soutien aux OMP.
La route semble donc ouverte vers une acceptation par l’ONU d’une gestion des OMP aux SMP (ou ESSD). Les sociétés privées ne seraient plus cantonnées plus aux activités annexes à l’opération elle-même. D’autant plus qu’un consortium de sociétés privées, regroupant des spécialistes divers, serait plus à même qu’une multitude d’Etats de présenter une « offre globale », allant de l’interposition de forces importantes entre belligérants à la reconstruction du pays en passant par le déminage des zones de guerre ou le soutien médical aux populations. Et déjà comme nous le prouve l’exemple de Global X, le secteur privé s’organise en prévision d’une éventuelle opportunité. En attendant que les acteurs internationaux se décident à gravir les dernières marches de l’ouverture du marché de la construction de la paix, G4S ne cesse de racheter des concurrents pour compléter son offre de services, Dyncorps s’est elle même portée acquéreuse en 2009 de la société Casals et Associés dont la spécialité n’est autre que « le développement international » (avec comme point de mire la reconstruction politique, économique et juridique du pays).
Néanmoins, les oppositions à l’engagement massif des privés dans la consolidation de la paix demeurent fortes car les plus récents exemples de déploiement des SMP dans les zones comme l’Afghanistan et l’Irak ne sont pas demeurés sans tâche. Les dérives sont bien souvent financières, provoquant des sueurs froides aux journalistes et aux décideurs politiques. En effet, les affaires de surfacturations se sont multipliés pendant l’occupation américaine toujours prompte à déléguer des tâches au secteur privé. La société KBR a été la première à se faire épingler par le Sénat américain pour une surfacturation d’un montant d’un milliard et demi, à elle seule ! L’apparente vertu de la société Sodexo cache également des malversations financières dans l’approvisionnement aux marines, surfacturation qui, au lieu d’une sanction, a entraîné pas moins de 39 modifications de contrat !
Toute cette corruption nuirait énormément au processus de reconstruction privatisé si la société internationale acceptait de laisser les mains libres aux sociétés telles KBR. Peut-être la solution réside-t-elle dans le développement d’une annexe au document de Montreux (code de déontologie des SMP) qui aurait pour objectif de définir la mise en place de cette paix privatisée et les sanctions qui découleraient de tout abus.
Au début des années 90 la pax americana était à son apogée, le système a vécu. A l’heure où plus aucun Etat n’a plus les moyens de cette incroyable pacification, l’heure est peut être venue pour la pax privata.

Pascal Madonna, diplômé du Master II en 2012.

Les maçonneries et leurs influences sur les projets de création des Etats nouveaux en Amérique (1815-1835)

21 Jan

Cet article rend compte des principaux points abordés lors d’une conférence en mai 2012 de Patrick Puigmal, professeur à l’université Los Lagos à Osorno (Chili), professeur invité à Sciences Po Aix :

Contexte : Recherches entamées en 2003 sur l’influence militaire et politique napoléonienne durant le processus d’indépendance des possessions espagnoles et portugaises de l’Amérique centrale et du Sud. Financement Universidad de Los Lagos y Fondecyt-Conicyt (Ministerio de Educación, Gobierno de Chile, équivalent du CNRS français). Ces recherches ont constituées la clef pour ouvrir ce thème de travail.

Introduction:

Les armées napoléoniennes ont connu un grand développement de la maçonnerie. Cette époque est également caractérisée par la montée de sociétés secrètes, notamment d’inspiration libérale. Par ailleurs, les vétérans napoléoniens qui vont décider de s’exiler sont les moins satisfaits du retour au pouvoir des monarchies conservatrices (sous l’égide du statu quo proposé, imposé par la Sainte Alliance) et sont en général membres des sociétés secrètes et du mouvement libéral. Bien entendu, il nous faut préciser ce que nous entendons par le mot libéral dans cet article. Ces circulations et les liens avec la maçonnerie ont notamment fait l’objet de travaux de Walter Bruyère-Ostells et Felipe Del Solar. 

Partout où ils vont aller, les vétérans napoléoniens vont être très actifs pour promouvoir l’installation des Etats nouveaux (expression que je préfère personnellement  à celle d’État Moderne), plus proches de leurs idéologies.

Leurs activités et leurs engagements, la plupart du temps publics et contre l’ordre établi (c’est-à-dire l’ordre reposant sur les classes sociales favorisées qui conduisirent l’indépendance) leur coûteront cher : parfois la vie, parfois la prison et, presque toujours, l’exil et le retour vers l’Europe à la fin des années 1820 et au début des années 1830.

Méthodologie de travail :  

 

1)    Documents :

-         C’est rarement dans les archives officielles (Armée, Intérieur…) que l’on découvre le rôle politique de ces hommes, parfois dans les archives judiciaires mais rarement. De plus, ces dernières sont souvent incomplètes en raison des destructions qui se sont produites lors des guerres de décolonisation puis civiles et internes. Par ailleurs, il faut noter qu’en Amérique latine, contrairement à la France, les archives maçonniques sont très difficilement accessibles.

-         Dans un premier temps, notre travail a reposé sur l’étude de la presse pour le rôle moteur que les officiers européens jouent, tant comme créateurs de périodiques que comme écrivains et journalistes.

-         Mais, la plus grande partie des informations que nous avons collectées et utilisées repose sur les documents personnels (journaux, mémoires, correspondances) que  nous avons découverts grâce à nos rencontres avec les descendants des militaires napoléoniens exilés en Amérique après 1815 : plus de 70 familles, sur tout le continent et en France. Logiquement, la liberté de plume est beaucoup plus intense et plus proche de leurs idéaux dans ces documents que dans ceux plus officiels et publics. En général, ils n’étaient pas destinés à être publiés. Cet aspect est frappant à travers les écrits personnels que j’ai pu publiés : Mémoires de Georges Beauchef en France et au Chili, Lettres de Joseph Bacler d’Albe a son père, Journaux de Frédéric de Brandsen … Les familles n’ont souvent pas conscience d’abord de ce qu’elles conservent, ensuite de l’intérêt historiographique de ces documents.     

 

2)    Chronologie : Les changements sont si fréquents et parfois si brutaux pendant l’indépendance que chaque époque correspond  à des acteurs précis et  à des actions déterminées. Il est donc très important de pouvoir connaître l’évolution de l’indépendance pour bien comprendre les actes, leurs significations et pouvoir ainsi définir le rôle de chacun des personnages et de leurs idées. Chaque personnage arrive à un moment précis, déroule ses actions dans des situations particulières qui ne sont que le reflet du contexte général.

Nous avons déterminé cinq époques qui croisent transversalement tout le continent et qui nous permettent ainsi de nous plonger dans l’histoire comparée de façon à éviter le nationalisme qui marque, en général, la conception et l’écriture des histoires des États nouveaux en Amérique latine. Nous venons de célébrer le bicentenaire de l’indépendance de l’Amérique (1810-1812) et, presque sans exception, chaque État l’a célébré comme s’il s’était agi de mouvements exclusivement nationaux, originaux ou démocratiques alors qu’en général ce fut tout le contraire : l’objet final, comme l’a écrit Gabriel Salazar, Prix National d’Histoire au Chili en 2008, « ce fut la création d’un État antidémocratique, oligarchique et de libre échange économique ». Ajoutons que comme il n’y eut pas de débat et de consensus pré établi avant l’indépendance, s’opposèrent en conséquence des idées et des modèles différents ce qui provoqua de très nombreux conflits internes.

Revenons à nos cinq époques déterminées en fonction de notre recherche initiale à partir de l’influence militaire et politique napoléonienne :

Une première période correspond aux actions et intentions de Napoléon (1807-1813):

Elles se traduisent par l’invasion de l’Espagne et les tentatives d’intégration des colonies espagnoles à l’Empire français. Ce sont également les missions de Murat et Joseph Bonaparte sur le continent. Tous les projets ont échoué : vaisseaux arrivés mais arraisonnés, équipages emprisonnés et expulsés (Rio, Carthagène, cote mexicaine…).

Elles se traduisent également par la mise en place du réseau  Desmolards des Etats-Unis vers tout le continent. On observe ensuite un changement de politique. Après les premiers échecs, la France impériale cherche à favoriser l’indépendance  à condition de ne pas signer d’accord commercial ni politique avec l’Angleterre. Ainsi sont signés des contrats d’aide avec les envoyés de Bolivar en 1813, prévoyant l’envoi d’armes, uniformes et officiers.  Cette première période est le moment des premières luttes de l’indépendance.

 

Un second temps est celui de l’indépendance menacée (1813-1818) :

Il est caractérisé par le retour de la monarchie suite  à la chute de Napoléon (et la fin des guerres européennes) ce qui met fin aux projets de contrats et de coopération. Les Espagnols et les royalistes reprennent l’initiative et presque dans tout le continent, l’indépendance est en recul et la plupart de ses chefs exilés.

 

Une troisième époque correspond à l’instauration des premiers modèles d’État (1818-1826) :

On peut noter des différences suivant les régions mais un modèle s’impose, en général fortement militarisé, personnalisé et centraliste. Ce qui a provoqué cette installation c’est le soulèvement de nouvelles forces face au retour de la monarchie espagnole. Les vainqueurs des guerres d’indépendance se transforment en chefs politiques (Bolivar, San Martín, O’Higgins, Santander, Sucre, Morazan, Iturbide…), comme l’ont fait auparavant Washington aux Etats-Unis et Bonaparte en France. Naît un débat interne sur le type d’État à construire entre république unitaire ou fédérale et monarchie constitutionnelle ; ce sont les deux premières qui s’imposent à ce moment-là. Cela provoque en particulier l’exil de San Martín.

 

La quatrième période est marquée par la déroute de la tentative libérale (1826-1835) :

Partout, se lèvent des oppositions face au premier modèle, fédéralisme contre unitarisme  par exemple au Chili et en Argentine, mais aussi en Équateur, Colombie, Vénézuéla face à la Nouvelle Grenade, le grand Etat américain imaginé par Bolivar. Souvent, les officiers napoléoniens du camp libéral sont très actifs pendant cette période. Mais le pouvoir économique des latifundistes et des premiers industriels (en particulier dans l’activité minière), ceux d’ailleurs qui ont généré l’indépendance, pour prendre le pouvoir politique plus que pour changer le système économique, reprennent le dessus face à ces libéraux dont ils étouffent militairement les tentatives.

 

Le dernier temps impose un model républicain (unitaire ou fédéral selon les zones) mais  conservateur (après 1835) :

On assiste pendant cette période à une passation du pouvoir des militaires aux civils, ceux-ci ayant assuré auparavant la conservation du modèle original établi à partir de la propriété de la terre et du vote censitaire. C’est cette victoire qui conditionne la façon dont on va s’écrire l’histoire de la naissance de ces pays  à partir de la seconde partie du XIX° siècle : Barros Arana et Vicuña Mackenna au Chili, Mitre en Argentine, Restrepo en Colombie et au Vénézuéla, Alamán au Mexique, comme le font a la même époque Mommsen et Niebur en Prusse ou Guizot, Thiers et Lamartine en France.

 

3)    Qu’est-ce qu’un libéral/conservateur au début du XIX° siècle ?

On peut prendre en considération une multitude d’identifications liées au libéralisme : libéraux progressistes face aux libéraux conservateurs, libéraux fédéralistes face aux unitaristes, républicains face aux partisans de la monarchie constitutionnelle, libéraux maçons face aux catholiques ou ecclésiastiques, libéraux espagnols face aux libéraux napoléoniens, auxquels on peut ajouter les conservateurs partisans du maintien du régime colonial, ceux qui souhaitent voir s’instaurer une monarchie constitutionnelle ou encore ceux qui luttent pour l’indépendance. Donc, il y a nécessité de préciser chaque fois pour chaque personnage quelle est son obédience. Aguilar Rivera, historien mexicain, écrit « au Mexique, le libéralisme est le plus fort mais il y a des libéraux de différents cépages ». 

En majorité, les libéraux ne sont pas profondément révolutionnaires. S’ils souhaitent changer les conditions d’accès au pouvoir, ils ne désirent pas un système économique totalement différent, bien au contraire.

Beaucoup de ces libéraux sont francs-maçons, souvent depuis l’Europe, mais ou plutôt en conséquence des affirmations précédentes, ils n’appartiennent pas tous aux mêmes loges. Nous relevons par exemple les maçons écossais et les new-yorkais au Mexique, les maçons britanniques dans le Cone Sud et au Brésil, les maçons napoléoniens… Comme, nous l’avons déjà mentionné, les archives maçonniques ne sont pas d’accès facile en Amérique, il est parfois difficile d’avoir des certitudes quant à leur appartenance. Il est également compliqué de classer les gens, surtout quand ils appartiennent au même groupe (les vétérans napoléoniens), quand par exemple, un libéral non maçon comme Georges Beauchef écrit « dans le monde civilisé, une petite partie de la société est destinée à gouverner, le reste à obéir. L’égalité est le délire du républicain fanatique   et la liberté frénétique, le sépulcre des républiques» et qu’un autre comme Pierre Chapuis, dans le journal qu’il a crée au Chili, El Verdadero Liberal , vitupère violemment contre les sénateurs conservateurs par ces mots « Je ne vois pas pourquoi  un Sénat composé, par exemple, de 24 membres, sains de corps et d’esprit, ne pourrait avoir plus de force morale que l’actuel composé par 80, si les 2/3 sont malades ou gangrenés » ou encore, élargissant les frontières du débat «le pays nécessite sa construction… pendant que les passions sont en mouvement, seul sera considéré l’intérêt particulier, alors que nous devrions nous guider par l’intérêt général ». Les deux appartiennent à l’aile libérale mais leurs déclarations expriment des concepts de société très différents ce qui indique des projets politiques pouvant aller dans des directions opposées. Le premier est un libéral conservateur et le second, un républicain faisant de l’éducation le cheval de  bataille de sa nouvelle société. Baptisé d’exalté, ce dernier a très mauvaise presse, présenté « comme un anarchiste expulsé de tous les pays d’Europe à cause de ses principes républicains et arrivé au Brésil et au Chili seulement pour fomenter la révolution ».

Maçon depuis le temps passé dans les armées de Napoléon, Pierre Chapuis a crée pendant les guerres libérales espagnoles une loge avec d’anciens militaires français et italiens, loge affiliée au Grand Orient de France. La plupart des membres de cette loge se retrouveront plus tard, après la déroute libérale en Espagne, en Amérique, particulièrement au Mexique ; nous pouvons citer par exemple les Italiens Linati, Galli, Franchini et l’espagnol Ceruti, tous libéraux et maçons appartenant au rite écossais.

Bref, il est donc très difficile d’avoir une image précise de chacun et de dissocier la maçonnerie du camp des libéraux. Nous essaierons donc au fil de cette présentation de donner les indications nécessaires pour pouvoir situer les hommes et leurs idées. En tout état de cause et en relation a ce qui a été affirmé précédemment, nous pensons qu’il est plus correct de parler de libéraux conservateurs et de (libéraux) républicains pour classer les Européens participant à l’émancipation du continent.  

  

Les maçonneries et leurs expressions. 

Loin de nous l’idée d’imaginer et d’essayer à tout prix de prouver l’existence d’un complot maçonnique international visant à l’installation d’un certain type de société en profitant de l’indépendance naissante en Amérique latine.

Plus juste, historiquement et à partir des sources rencontrées, serait de parler d’un mouvement simultané, mais pas obligatoirement organisé, de nombreux militaires libéraux et maçons ou appartenant à  d’autre sociétés secrètes comme, par exemple, le carbonarisme italien. Toutefois, nous savons que l’officier maçon Vigo Roussillon, aide de camp  du maréchal Victor et libéré en Espagne justement pour appartenir  à cette corporation, fut envoyé en mission en Angleterre en 1815 pour aller ensuite en Amérique et aider l’indépendance sans savoir si réellement il atteint son but. Nous savons aussi que Joseph, le frère de Napoléon, ancien grand maître du Grand Orient de France fut beaucoup plus actif aux États-Unis que ne le dit l’historiographie classique, aidant financièrement et grâce à ses contacts, de nombreux leaders sud-américains exilés aux Etats-Unis.

Il est ici difficile d’expliquer en détail l’origine, le rôle et le développement des sociétés secrètes, en particulier de la maçonnerie, sur l’indépendance du sous-continent de l’Amérique centrale et du sud, mais nous souhaitons simplement évoquer quatre exemples dans des zones distinctes  comme pour, a partir de chacun d’entre eux et aussi de l’ensemble qu’ils représentent, révéler ou appuyer l’importance du phénomène et l’indispensabilité de son intégration pour une meilleure compréhension  de l’émancipation américaine.

Les quatre exemples se situent en Colombie, au Brésil, au Chili et au Mexique.

- La Colombie : Ce premier cas nous permet d’abord de signaler la présence française dans cette région dès avant l’indépendance mais avec un grand renforcement pendant la Révolution française. Trois phénomènes expliquent ceci : les Français employés par la couronne espagnole, les exilés des colonies françaises des Caraïbes et les très nombreux marins des Caraïbes qui profitent des conflits maritimes dus au blocus continental européen. Les uns et les autres, bien que différents tant par leurs origines géographiques que sociales, appartiennent en majorité à la maçonnerie. Ils sont partisans d’un changement politique et vont rapidement se transformer en acteurs de ce changement. C’est probablement dans cette région (quand nous parlons de Colombie, nous pensons une zone bien supérieure au pays actuel puisqu’elle inclut le Vénézuéla, l’Équateur, la Bolivie et le Panama) que la maçonnerie européenne et locale va jouer le rôle le plus notable. Des médecins comme de Rieux ou de Froes, des militaires comme Dubourg, Guillot, Bonbonon, Castelli, Codazzi, Leleux, Bernier, Courtois ou Péru de la Croix et de très nombreux marins (plus souvent d’ailleurs corsaires au service des nouveaux pays que marins de flottes nationales, encore que le passage de l’un  à  l’autre est fréquent) comme Aury, Faiquere, Joly ou Soublette, appartiennent ou créent les premières loges maçonniques, en particulier la loge Bénéficience de Carthagène, la loge Fraternité de Carthagène ou encore la Loge Providence des Iles San Andrès.  Ils participent à tous les débats politiques, se retrouvent aux cotés des principaux leaders et, souvent, suivent leur destin. Opposés au pouvoir absolu de Bolívar, proches de Miranda, souvent républicains farouches, partisans de Santander,  nous les voyons souffrir, s’exiler, être emprisonnés ou expulsés quand ceux qu’ils suivent sont écartés du pouvoir. Nous les voyons aussi très actifs dans la presse, dans l’écriture des chartes constitutionnelles, des codes civils, faisant très souvent, pour ne pas dire plus, référence aux originaux français.

Les corsaires maçons déjà cités sont très actifs dans les Caraïbes et quand ils occupent un territoire, comme Aury le fait à San Andres et Providencia en 1821, son gouvernement est composé en grande partie de maçons.  Il y crée même la Loge Providence déjà citée.  

- Le Brésil, bien que suivant un processus indépendantiste différent (dans ce cas, la couronne est portugaise, la famille royale s’y est exilée lors de l’invasion napoléonienne en 1808 et c’est un des descendants, Pierre 1° qui va conduire la région jusqu’à son indépendance contre son propre pays d’origine), connaît aussi l’arrivée de nombreux officiers de la Grande Armée, très actifs comme Labatut, Mallet, Marliere, Taunay, Guion ou Bellard. Mais le plus intéressant, c’est bien le rôle de la maçonnerie locale appuyée par les maçons français qui déclenchent par exemple les révolutions républicaines et libérales de Pernambuco (Nord-est du Brésil) en 1801 et en 1817, avec pour cette dernière, l’arrivée hélas tardive, d’officiers napoléoniens, par ailleurs maçons comme Pontécoulant, Latapie ou Raulet. Comment ignorer de plus la participation massive des libéraux italiens, certains venant de la Grande Armée, dans l’instauration de la république de Rio Grande do Sul en 1835, premier coup dur porté au régime impérial brésilien.

De nombreux Portugais, anciens de la Grande Armée ou des troupes  coloniales passées a l’indépendance, sont aussi maçons et apportent leur collaboration au développement du libéralisme au Brésil.

Reste un personnage, Pierre Chapuis, maçon, capitaine des chasseurs  à cheval sous l’empire, combattant aux cotes des libéraux en Espagne (il y crée une loge maçonnique composée d’anciens officiers d’empire), expulsé de France et d’Espagne, qui, quand il arrive au Brésil en 1825, crée un journal libéral, el Verdadeiro liberal, s’oppose à  l’empereur Pierre 1° et est en conséquence expulsé, passant alors au Chili ou il reproduit la même activité. Très proche du libéral et fédéraliste Ramón Freire, il est encore expulsé après la défaite de ce dernier en 1830, bien qu’ayant de nouveau crée un journal, le Verdadero liberal.

-         Le Chili: Laissant de coté la Loge Lautaro, non affiliée à la maçonnerie bien que beaucoup de ses membres en fassent partie, qui n’a pour unique but que l’indépendance du Chili, de l’Argentine et du Pérou, le premier personnage qui se lie officiellement au mouvement, c’est José Miguel Carrera, un des premiers leaders de l’émancipation dés 1810, exilé aux Etats-Unis en 1816-1817 ou il prend contact avec Joseph Bonaparte, entre dans une loge américaine et réussit à monter une expédition financée en partie par ces deux entités. Son expédition comprend une trentaine d’officiers napoléoniens dont le général Brayer, grand-maître de la loge « Les Amis Incorruptibles » affiliée au Grand Orient de France, et proche de Napoléon. Son rôle au Chili sera polémique, s’opposant frontalement  à San Martín, le libérateur argentin, prenant partie pour le général républicain Alvear (lui aussi maçon) et terminant expulsé du Chili et de l’Argentine, se réfugiant en Uruguay avant de rentrer en France. Deux officiers napoléoniens apparaissent au Chili pour des raisons différentes: Charles Renard vient combattre pour l’indépendance et il le fait au Chili et en Argentine à partir de 1817; Jean-Francois Zeghers, lui, arrive lui en 1823 comme diplomate et traducteur, travaillant déjà en France pour le compte du gouvernement chilien. Atteignant tous deux des postes importants dans la haute administration civile ou militaire, ils feront partie des créateurs de la 1° loge maçonnique chilienne, appelée «Filantropia chilena» présidée par l’amiral et président de la République Blanco Encalada en Santiago le 15 mars 1827, et seront partisans du général Freire entre 1823 et 1830. De courte durée, cette loge jouera un grand rôle pendant une des périodes les plus troubles de la jeune histoire du Chili, période pendant laquelle se définit le futur politique du pays entre libéralisme fédéraliste et libéralisme conservateur et centralisateur. Comme c’est cette dernière idéologie qui l’emportera, les maçons, en général tous à  faveur de la première comme Renard et Zeghers, devront rentrer dans le rang pendant plusieurs années ou, pour le moins abandonner la vie politique publique.  Deux autres officiers français, Benjamin Viel et Ambroise Cramer, maçons au vu de leurs signatures incluant sans discrétion les fameux trois points identificateurs de l’ordre, vont l’un et l’autre jouer un grand rôle tant militaire que politique. Devenant général le premier et colonel le second, ils connaissent des futurs différents bien qu’étant constamment en contact. Brillants participants des premières campagnes (on attribue de fait à Cramer les honneurs de la première grande victoire de San Martín à Chacabuco en 1817), le premier, républicain libéral connaitra presque 15 ans d’exil après la chute du gouvernement de Freire en 1830, et le second, expulsé de l’armée par Freire, sans procès ni raison apparente,  terminera sa carrière mourant lors d’un combat de Chascomus luttant pour une faction libérale en Argentine en 1839. Leur correspondance laisse apparaître non seulement leur engagement politique et philosophique, mais aussi le réseau constitué par ces officiers sur le continent. Un réseau qui pourrait (cela reste à prouver) avoir un lien avec la maçonnerie.

-         Le Mexique pour finir : Il faut attendre les années 1825-1826 pour voir arriver dans ce pays les premiers officiers napoléoniens et maçons. Ceci ne signifie pas que d’autres n’aient agi avant comme Panis, Alvimart, Beneski, Greffe, Humbert ou encore Maillefer qui, tous en des moments différents luttent pour l’indépendance mexicaine. Nous ne savons dans ce cas s’ils avaient une appartenance maçonnique, ce qui est sur c’est qu’ à partir de 1825, ceux qui arrivent, en particulier les Italiens, sont tous maçons ou carbonari.  Leur exil en Amérique, plus qu’à la chute de l’Empire, est principalement due à l’échec des grandes rebellions libérales d’Italie et d’Espagne auxquelles ils ont participées.  Linati, Galli, Franchini, Santangelo, Pignatelli-Cerchiara, Ceruti et bien d’autres ne vont jouer aucun rôle militaire. Arrivés sous divers prétextes (spécialistes en activités minières, ingénieurs, entre autres), ils s’orientent tous vers l’activité journalistique créant ou s’intégrant dans des périodiques. Tous appartiennent à la branche des maçons d’York (libéraux républicains) en opposition à un autre groupe de maçons, les Écossais (libéraux conservateurs et souvent antidémocrates). A partir de 1826, la quasi intégralité du débat public et politique au Mexique se concentre dans les journaux représentant ces deux factions. C’est dire l’importance, pour ne pas dire, l’omniprésence de la maçonnerie au Mexique au moment où, justement, se définit le modèle d’état qui doit se mettre en place. Une fois de plus, et cela nous permet de revenir aux phases déterminées au début de cette présentation, les républicains et démocrates sont vaincus a la fin de la deuxième décennie du XIX° siècle et laissent place à un modèle qui ne peut se développer sans provoquer leur expulsion en général définitive du territoire. En 1827, il ne reste aucun d’entre eux au Mexique et l’on peut affirmer que de leur projet politique, il ne reste rien. 

Ce survol rapide de quatre épisodes impliquant concrètement la maçonnerie dans le débat sur le type de société que les Américains doivent imaginer une fois obtenue l’indépendance mérite d’être approfondi, pas obligatoirement dans le but de démontrer l’existence d’une organisation internationale (l’eurocentrisme n’a rien à voir avec notre volonté historiographique) influente au moment de ce changement sociétal, mais simplement d’en comprendre tous les aspects au risque, si cette ouverture thématique ne se produit pas, de retomber dans la conception d’histoires nationales en dehors de toute influence ou appartenance extérieure. L’étude des réseaux et des circulations maçonniques s’inscrit dans une approche transnationale. Au contraire, les histoires nationales qui peuvent avoir été très utiles aux différents pouvoirs politiques au moment de l’affirmation des nouvelles nations durant la seconde partie du XIX° siècle, aujourd’hui ne peuvent constituer l’unique interprétation ou explication aux systèmes qui régissent encore au présent les pays dans lesquels nous vivons.

Dernière idée sur laquelle nous souhaitons terminer cette intervention: globalement, l’action des libéraux et démocrates, des maçons et plus généralement des vétérans napoléoniens (ils étaient dans leur très grande majorité, comme nous l’avons vu l’un ou l’autre, parfois les deux) conduit à un échec qui constitue en fait leur second échec après celui soit lors de la Révolution française ou du Premier Empire, soit lors des mouvements libéraux européens. Ce qu’ils n’ont pu construire en Europe, ils n’ont pu, non plus, le réaliser en Amérique, c’est bien là le drame historique qu’il est plus qu’intéressant  de connaître et d’analyser.   

Enigma : le renseignement au coeur de la seconde guerre mondiale

17 Jan

L’Histoire commence avec l’écrit. La cryptologie est-elle donc le plus vieux métier historique ?

La nécessité de cacher ses pensées à ses adversaires et de les rendre lisibles à ses alliés a toujours été vitale dans les activités humaines qu’elles soient privées, religieuses, diplomatiques, commerciales ou militaires.

Aux alentours de 1900 avant J.-C., des hiéroglyphes inusités sont employés dans une inscription. Les Hébreux utilisent un codage par substitution mono alphabétique dès 500 avant J.-C. La scytale lacédémonienne consistait en un message écrit sur une bandelette disposée autour d’un bâton, elle n’était lisible que si l’on possédait un bâton du même diamètre. On a écrit sur la tête rasée d’un esclave. Celui-ci ne partant qu’une fois ses cheveux repoussés et le destinataire le tondait. La confidentialité y gagnait ce que la vitesse y perdait … D’autres systèmes sont restés célèbres : Le carré de Polybe, le chiffre de César. Plus proche de nous, le grand chiffre de Louis XIV reposait sur un principe simple mais efficace : La substitution s’effectuait non pas au niveau des lettres mais des syllabes qui se voyaient attribuer un nombre fixe. La défaite de 1870, l’esprit de revanche sont à l’origine, en France, d’un foisonnement intellectuel auquel n’échappe pas la cryptographie. Elle devient alors le domaine des scientifiques : Un bon procédé de chiffrement doit être mathématiquement indéchiffrable. Lors de la première guerre mondiale, le chiffre allemand est cassé grâce à la capture de ses livres de code. Cette découverte permet entre autre de déchiffrer le télégramme Zimmermann dont la divulgation fera entrer les Etats-Unis dans la guerre. Après 1918, l’état-major de la Reichswehr, conscient des faiblesses de son chiffre, cherche alors une machine à coder absolument fiable.

En octobre 1919, un inventeur hollandais, Hugo Koch, crée une machine à écrire secrète. Découragé par son insuccès commercial, il cède son brevet à un Allemand, le docteur Arthur Scherbius qui la baptise Enigma. Le fabricant allemand, Chiffriermaschine A.G. Berlin, dépose un brevet au bureau d’enregistrement londonien conformément à la loi mais cette demande n’éveille pas non plus l’intérêt du SIS britannique. Cette machine, qui ne rencontre qu’un succès commercial très limité, attire, en 1926, l’attention du colonel Erich Fellgiebel, responsable des transmissions de la Reichswehr qui en acquiert pour sécuriser les communications de certaines unités. Prudent, le colonel Fellgiebel confie à un comité d’experts scientifiques la vérification de la sécurité de la machine. Ceux-ci annoncent, en 1929, qu’elle n’est pas sûre : La période de 17 576 alphabets possibles n’est pas suffisante. Ils suggèrent donc d’ajouter un tableau de 26 connections à prises doubles correspondant au 26 lettres réunies, deux par deux, par des fiches mobiles appelées des «Steckers ». Le courant passe deux fois à travers ces fiches, à l’entrée et à la sortie pour faire un double surchiffrage qui multiplie les possibilités de combinaison pas un facteur infini.

Le principe de fonctionnement d’Enigma repose sur des rotors alphabétiques placés sur un cylindre dans n’importe quel ordre. Le circuit électrique interne de chaque rotor peut être aligné dans n’importe quelle position. Le chiffrement ne dépend que de la position du premier réglage des rotors. Les fiches sont insérées, au hasard, dans un tableau. Ces éléments variables, appelés cartes de réglage, sont modifiés quotidiennement. Si l’adversaire possède une machine identique mais pas de carte de réglage, il ne peut accéder au contenu des messages.

Il y a trois éléments à connaitre pour pouvoir coder un message avec la machine Enigma.

-         La position des 6 fiches du tableau de connexion : D’abord, il faut choisir 12 lettres parmi 26. C’est donc le nombre de combinaisons de 12 parmi 26, soit 26! / (12!14!). Il faut choisir alors 6 paires de lettres parmi 12, soit 12!/6!, et comme la paire (A, D) donne la même connexion que la paire (B, A), il faut encore multiplier par 26. On trouve finalement 100 391 791 500.

-         L’ordre des rotors : il y a autant d’ordre que de façons d’ordonner 3 éléments : 3!=6.

-         La position initiale des rotors : chaque rotor ayant 26 éléments, il y a 26x26x26=17576 choix.

On obtient donc 1016 possibilités ce qui exclut tout décodage avec les moyens techniques de l’époque.

Enigma présente le défaut majeur d’être très consommatrice en personnel. Il faut au moins deux opérateurs pour chiffrer un message (un qui frappe le message lettre par lettre et l’autre qui lit les voyants lumineux et écrit sur une formule spéciale), deux pour le décrypter et deux opérateurs radio pour envoyer et recevoir le message crypté. De plus, le clavier ne comportant que des lettres, la transmission d’un état chiffré doit s’avérer longue et fastidieuse puisqu’au lieu de « 22 » il faut écrire « vingt-deux ». Il faut noter que, pour améliorer encore la sécurité des transmissions, les services allemands mettent au point la Geheimschreiber T 52, fabriquée par Siemens et qui dispose, elle, de 12 rotors. Son encombrement la réserve aux communications de l’OKW (Oberkommando der Wehrmacht). Confiant dans l’inviolabilité d’Enigma, les Allemands en dotent toute la Wehrmacht (Heer, Luftwaffe et Kriegsmarine), la Gestapo, la SS et même l’Abwehr …

Les services de renseignements polonais, particulièrement attentifs aux intentions de leurs voisins soviétiques et allemands ne manquent pas d’intercepter les communications radio de la Reichswehr. On conçoit leur inquiétude quand, à partir de 1933, celles-ci deviennent peu à peu indécryptables ! De plus, la machine Enigma a été retirée du commerce et aucune documentation technique n’est plus disponible … Après bien des recherches, les services polonais peuvent trouver sur le marché une version commerciale d’Enigma. Ils la confient à la section BS4 de l’état-major, un des meilleurs sinon le meilleur service de cryptage-décryptage d’Europe. Le BS4 recrute alors, pour percer le code allemand, de brillants mathématiciens germanophones, Rejewski, Rozycki et Zygalski, qui réussissent à résoudre le problème a priori insoluble des câblages internes des rotors.

C’est à ce moment qu’entre en scène le SR français : Il dispose d’un agent qui n’est autre que le chef du bureau du chiffre à Berlin, Hans-Thilo Schmidt (Alias Asche pour le SR) ! Celui-ci, bien que membre du NSDAP et gauleiter de sa commune, prétentd agir par haine de Hitler. Il n’en dédaigne pas moins les subsides généreux versés par les services français. Schmidt nous fournit le manuel secret d’utilisation d’Enigma, des clés de chiffrage ainsi qu’un descriptif des modifications apportées progressivement à la machine. Accessoirement, il abreuve le SR de renseignements sur les Panzer-Divisionen qu’il obtient de son frère, futur général de la Wehrmacht. Asche sera logiquement fusillé à Berlin en 1943. Le MI6 recevra également des renseignements décisifs d’un réfugié juif qui a travaillé dans l’usine où a été construite Enigma.

Muni de ces documents les trois experts polonais réussissent à reconstruire un Enigma. Reste à concevoir des machines suffisamment  rapides pour tester assez de possibilités afin de trouver la clé de chiffrage du jour. Ces « Bombs » sont centralisées au centre de Bletchley Park qui dépend du GCCS (Governemental Codes and Cipher Service). Elles sont remplacées par le « Colossus » qui utilise des capteurs photoélectriques et des lampes électroniques au lieu de relais électromagnétiques. C’est le génie du mathématicien Alan Turing et de ses collègues qui permet la création de tels engins.

Durant la « Drôle de Guerre », les services de décryptage français qui ont recruté des cryptographes réfugiés espagnols de l’armée républicaine et les Polonais du BS4 fournissent au GQG de plus en plus de renseignements issus des messages chiffrés allemands. Le 17 janvier 1940, les services de décryptage français lisent le premier message chiffré d’Enigma. Pendant la campagne de Norvège, ils déchiffrent 1 115 messages et 5 064 pendant la campagne de France, y compris 126 clés différentes. A partir du 22 mai 1940, les Britanniques décrypte régulièrement les messages de la Luftwaffe. Il faudra attendre 1941 pour ceux de la Kriegsmarine et 1942 pour ceux de la Heer. Ultra devient la source tirée des renseignements d’Enigma en 1940. Pour la petite histoire, ce nom vient du code utilisé par Nelson lors de la bataille de Trafalgar. L’utilisation d’une telle masse de documents de grande valeur va, dès le début de son exploitation poser le problème de la protection de la source. En effet, si les forces allemandes constatent la mise en échec de toutes leurs opérations, elles risquent d’en tirer très rapidement les conséquences et de changer leur mode de chiffrement.

Le 12 novembre 1940, Ultra apprend à Winston Churchill l’attaque terroriste prochaine par la Luftwaffe de la ville de Coventry (Opération Mondscheinsonate). Le premier ministre, la mort dans l’âme, refuse tout renforcement de la défense aérienne de la ville. Le bombardement du 14 novembre tue 554 habitants et fait plus de 5000 blessés. Il convient de noter le rôle capital de Churchill dans la promotion des systèmes de déchiffrement auxquels il accordera toujours les moyens humains et matériels suffisants. Le 23 août 1941, une interception Enigma annonce le départ d’un important convoi de ravitaillement pour l’Afrikakorps. Après un vif débat avec l’amiral Dudley Pound, First Sea Lord, le bouillant premier ministre accepte de laisser passer les pétroliers afin de ne pas attirer l’attention de l’Abwehr.

La source Ultra n’a été divulguée qu’en 1974 lors de la parution du livre de Gustave Bertrand, intitulé Enigma. Les mémoires de guerre de Winston Churchill n’en font nulle mention et éludent l’origine des renseignements décisifs pour la victoire. Le décryptage d’Enigma est, de par les efforts scientifiques consentis, à l’origine des systèmes informatiques modernes. On peut considérer Colossus comme le premier ordinateur opérationnel. Il a en outre permis, sinon la victoire des alliés, du moins l’accélération de celle-ci. Son rôle a donc été capital dans la protection des convois à destination de la Grande-Bretagne lors de la bataille de l’Atlantique. Une opération comme Overlord n’a pu se dérouler que dans le cadre de l’opération Fortitude qui repose, entre autres manœuvres de déception, sur l’écoute des messages allemands.

Il est permis de penser qu’un des effets pervers d’Ultra a été l’excessive confiance dans le renseignement électromagnétique qui en a découlé. Cette surévaluation persiste encore de nos jours dans la sphère du renseignement américain. Le débat éthique sur les conséquences humaines de la protection de la source Ultra n’est pas clos, mais, comme le disait Winston Churchill : « En temps de guerre, la vérité est si précieuse qu’elle doit être préservée par un rempart de mensonges »

Vincent Laforge, promotion 2013 du Master II 

Bibliographie

Cave Brown A.                     La guerre secrète, le rempart des mensonges. Pygmalion, 1975

Melton K.                              The ultimate spy. Dorling Kindersley, 1996

Destremeau Ch.                    Ce que savaient les alliés. Perrin, 2007

Carlisle R.                             The Complete Idiot’s Guide Spies. Alpha Books, 2003

Urgellès J.G.                         Mathématiques et espionnage. RBA Coleccionables SA, 2010

Chevassus-au-Louis N.        Guerres de chiffres. Les cahiers de sciences et vie n° 133, 2012

Skillen H.                               Les secrets d’Enigma. 39-45 Magazine n° 84 et 87, 1993

Lassègue J.                            Turing et l’informatique fut, Pour la science n° 29, 2006

Churchill W.                         Mémoires de guerre. Tallandier 2010

Etienne G.                                 Histoire de l’espionnage mondial. Editions du félin, 1997

Mythique Diên Biên Phu

16 Jan

Voilà un combat mythique de plus qui entre dans la collection d’histoire-bataille de Tallandier. Nous reprenons la critique du livre par Rémy Porte sur http://guerres-et-conflits.over-blog.com :

Dien-Bien-Phu728-copie-1

« Depuis la soutenance de sa thèse remarquée sur le génie pendant la guerre d’Indochine, Ivan Cadeau se fait connaître comme l’un des meilleurs connaisseurs de ce conflit dans la jeune génération.

Ce Dien Bien Phu offre un récit complet des événements tout en prenant soin, par d’indispensables aller-retour réguliers, de nous entrainer aussi bien sur l’une des collines du site ou au PC du commandant du camp retranché que dans les états-majors supérieurs et jusqu’au commandant en chef. Il aborde aussi bien les questions tactiques à l’échelon du bataillon lorsque c’est nécessaire que celles liées à la situation globale sur le théâtre des opérations. Il passe du témoignage individuel et de l’extrait de correspondance privée au document d’état-major officiel. Bref, sans révolutionner la connaisssance globale que l’on a de la bataille (ce qui serait d’ailleurs bien difficile !), il pose avec rigueur les termes du dossier.

Divisé en sept chapitres,le livre présente chronologiquement la situation en Indochine jusqu’à la prise de décision de l’occupation de Dien Bien Phu (chap. 1 et 2), puis s’intéresse à la mise en place de la base aéroterrestre (ou camp retranché ?) et aux derniers jours avant l’attaque du 13 mars (chap. 3 et 4). Il traite ensuite de « La crise du moral », suite à la chute rapide de Béatrice et de Gabrielle, des problèmes de l’artillerie et de l’aviation et du « sursaut » du 28 mars après l’arrivée de Bigeard (chap. 5). Enfin, il étudie dans le chapitre 6 « La bataille des cinq collines » à proprement parler (mais aussi la crise entre Navarre et Cogny) et dans le chapitre 7 l’épilogue, sous le titre « Au revoir mon Vieux », la chute des dernières positions de Claudine, Eliane et Isabelle. L’ouvrage se termine, après un bilan quantitatif des pertes, sur cette question à première vue étonnante : « victoire stratégique et succès tactique ? ». Et si, finalement, Navarre ne s’était pas totalement trompé ?

Une très bonne synthèse, qui bénéficie de cartes, d’un appareil de notes, de deux index et d’une bibliographie de référence. Un livre bien écrit, agréable à lire sans jamais céder aux sirènes de la facilité. »

Tallandier, Paris, 2013, 207 pages. 17,90 euros.

ISBN : 979-10-210-0057-5.

Nous vous invitons également à vous rendre sur http://guerres-et-conflits.over-blog.com pour y lire l’interview accordé par Yvan Cadeau.

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